Union européenne de la défense : le retour du fonctionnalisme
Lors du Sommet de Bratislava en septembre 2016, suite aux récentes crises mondiales et européennes, les dirigeants européens se sont mis d’accord sur la nécessité d’une plus grande intégration en matière de défense. Dans la dynamique engagée par ce sommet, le Parlement européen a adopté le rapport sur l’Union européenne de la défense, dont nous avons eu la chance de rencontrer le rapporteur, M. Urmas Paet, eurodéputé estonien ALDE (Alliance des Libéraux et Démocrates pour l’Europe), lors d’un débat organisé par l’Association parlementaire européenne, à Strasbourg.
Il y a eu récemment de nombreuses avancées dans le domaine de la défense, notamment depuis le Sommet de Bratislava en Octobre 2016. Comment expliquez-vous que se développe aujourd’hui une Union européenne de la défense alors que l’on n’en parlait plus depuis presque 60 ans ?
Tout le monde sait que si l’Union européenne se préoccupe désormais des questions de défense, ce n’est pas seulement à cause de l’arrivée de Donald Trump au pouvoir. Malheureusement, les raisons de ce changement sont plus complexes. Nous avons, entre autres, fait l’expérience des attaques terroristes organisées par l’Etat Islamique ou par d’autres mouvements extrémistes. De plus, le voisinage immédiat de l’UE est dans une situation d’instabilité croissante : il y a eu les événements ukrainiens, la crise dans le Moyen-Orient, en Turquie, en Syrie, en Afrique du Nord, etc. Aujourd’hui la société civile de tous les Etat membres estime que l’UE doit jouer un plus grand rôle en matière de défense et de sécurité. S’il y a beaucoup de scepticisme vis-à-vis de l’UE en ce moment, la défense est un domaine sur lequel il y a plus ou moins un consensus, et oui, l’UE doit prendre davantage d’initiatives dans ce domaine afin de renforcer le sentiment de sécurité en Europe.
Diriez-vous que la crise ukrainienne de 2014 a été un facteur décisif dans cette prise de conscience collective ?
C’est bien sûr un élément important, mais ce n’est pas le seul facteur. Comme je l’ai dit, il y a aussi le terrorisme, il y aussi la guerre en Syrie, il y a aussi l’Etat islamique, il y a aussi la crise libyenne. On ne peut pas dire que le développement de la défense européenne ne soit pas lié aux événements ukrainiens, mais c’est seulement un élément parmi d’autres.
La particularité du cas de la Crimée est due au fait qu’il y a eu une remise en question de l’ordre légal international, et ce, dans un pays européen, où l’Etat de droit et la protection de l’ordre juridique sont d’une grande importance. Si 2014 fut un tournant décisif, c’est dans le sens où c’était un choc politique et émotionnel pour les européens.
Dans le rapport sur une Union européenne de la défense, vous avez identifié plusieurs menaces, dont « la dégradation croissante de l’environnement de sécurité aux frontières de l’Union ». Si l’on voit bien que les menaces sont nombreuses, on comprend également qu’elles sont diverses : comment pourrait être possible une défense commune, alors même que chaque pays fait l’expérience de menaces différentes ?
Il est vrai que si l’on demande aux habitants des différents pays quelles sont les menaces qui présentent le plus grand risque pour leur société, chaque pays répondra différemment. Les pays occidentaux se sentent plus concernés par la menace terroriste, alors que les pays d’Europe centrale et occidentale sont préoccupés par la Russie. Cependant, à l’échelle européenne, on voit bien que la Russie, par exemple, s’oppose au renforcement des institutions européennes. Elle ne représente donc pas une menace seulement pour les pays frontaliers, mais aussi pour l’Europe dans son ensemble. De la même manière, son intervention en Syrie a touché les pays d’Europe occidentale.
De plus, il ne s’agit plus aujourd’hui de menaces classiques : il y a de nouvelles formes de guerre, comme les cyberattaques par exemple. Les menaces sont hybrides, et le sentiment de peur s’est également transformé. Les pays occidentaux sont donc aussi concernés par les problématiques russes. Il en va de même pour la menace terroriste : les frontières sont ouvertes et la population mobile, le sentiment de menace terroriste n’est donc pas confiné entre les frontières occidentales, mais existe aussi dans les pays de l’Est. Il serait donc faux de dire que les menaces sont totalement différentes d’un pays à l’autre.
Les grands problèmes ne sont plus ceux d’un ou deux pays, mais de tous les pays, c’est pour cela que l’on est prêt à mettre en place une défense européenne.
Et où en est-on maintenant ?
Pour l’instant, tout est très nouveau pour l’UE et pour la plupart des Etats membres, à la fois mentalement et politiquement. En ce sens, nous sommes à un moment où tous les Etats sont conscients qu’il va se passer quelque chose. Il n’y a plus d’opposition au projet d’une défense commune, même si sa forme n’est pas encore définie, alors que ce n’était pas le cas il y a un an. En décembre, le Conseil va prendre de nouvelles décisions qui définiront concrètement les étapes des mois et années à venir.
Je pense que la dynamique actuelle est assez forte pour que les choses évoluent. Aujourd’hui, on part de zéro. Pendant un moment, les progrès seront assez nets, mais il est difficile de dire jusqu’où l’on pourra aller avant de rencontrer des obstacles et de dire quels seront ces premiers obstacles, puisque cela dépend essentiellement des décisions politiques internes.
Vous dites donc qu’il n’y a pas d’opposition à une Europe de la défense : c’est-à-dire qu’aucun Etat ne pourrait freiner le projet aujourd’hui ?
Il n’y en a plus. Il y a un an, lors du Conseil européen de Bratislava, ce fameux Conseil où les dirigeants ont abordé les sujets de la coopération et de l’union de la défense, il y avait encore des pays réticents, sceptiques. Certains pays d’Europe centrale craignaient qu’une Union européenne de la défense duplique l’OTAN et qu’en un sens, elle l’affaiblisse – ce qui ne pourrait pas arriver, d’ailleurs. Il y a aussi d’autres pays, comme l’Irlande, qui ne font pas partie de l’OTAN et qui sont globalement sceptiques sur les questions de défense en Europe. C’est la dernière fois que des pays ont exprimé des inquiétudes et réticences.
L’ambiance a rapidement changé après Bratislava, au point où à la fin de l’année dernière, il était clair qu’il n’y avait plus d’objection, et que dans le cadre légal existant, aucun Etat ne s’opposerait à ce projet. Au printemps de cette année, la Commission a décidé l’établissement d’un fonds pour la défense, qui est, en ce sens, très concret. Il n’y aura pas d’objection non plus lors de la préparation du Conseil européen du mois de décembre.
Maintenant qu’il n’y a plus de réelle opposition, qu’est-ce qui est, selon vous, concrètement nécessaire à la mise en place d’une Europe de la défense ?
Le plus important, comme d’habitude, c’est le financement. On a besoin de fonds de la part des Etats membres et du budget européen. Ces enjeux sont les plus importants : on doit pouvoir financer la recherche, l’innovation et la mise en place d’une industrie européenne de la défense. L’objectif est que l’UE soit indépendante quant à son équipement militaire, pour garantir une indépendance stratégique et opérationnelle. S’il y a un jour un conflit, l’UE doit pouvoir produire ce dont nous avons besoin, nous devons développer notre propre industrie.
Aussi, dans le cas où il y aurait une coopération UE-OTAN, nous aurions besoin de plus de financement pour éviter de surcharger un Etat membre qui serait, d’un point de vue très pragmatique, responsable d’accueillir et d’héberger des troupes par exemple. Il faudra plus de solidarité, notamment concernant les infrastructures : ça devrait relever du budget de l’UE.
J’en profite pour rappeler que dans une union européenne de la défense, tout doit se faire en coopération étroite avec l’OTAN : il y a encore de nombreux pays qui ne sont pas dans l’OTAN et il faut qu’on les implique. Certains, comme la Finlande et la Suède, ne sont pas des Etats membres de l’OTAN mais ont été des partenaires très actifs.
On aura aussi besoin d’un Schengen militaire : il y a eu des progrès, mais c’est encore perfectible. C’est nécessaire parce qu’en cas de conflit, il faut être capable de déplacer rapidement les troupes entre un Etat membre et un autre, or aujourd’hui, cela pourrait prendre plusieurs semaines. De nombreux pays doivent changer leur législation pour permettre cela.
Finalement, bien sûr, il faut prendre certaines décisions politiques, on peut imaginer que dans la prochaine Commission, il y aura un Commissaire de la défense, j’espère qu’on aura ce type de structures. Il est clair que le point le plus important, c’est la volonté politique des Etats membres, et de tous les Etats membres, les finances par exemple, vont dépendre complètement de la volonté des Etats membres.
Depuis Lisbonne, s’il y a eu quelques avancées dans la PSDC, il n’y a pas eu de changement juridique de grande envergure : qu’est-il possible de faire dans le cadre légal actuel ? Pensez-vous qu’il faille réformer le traité pour être véritablement efficace ?
Certains disent que l’on devrait réformer les traités afin de mettre en place une procédure décisionnelle unifiée, que la défense devienne une politique intégrée (on a besoin aujourd’hui de l’unanimité pour prendre une décision). S’il est vrai que ce serait plus efficace, on n’en est pas encore là aujourd’hui, et il y a déjà beaucoup de choses à faire dans le cadre légal du traité de Lisbonne. Il faut avancer pas à pas, étape par étape. Oui, je pense que d’un point de vue d’effectivité, il devrait y avoir un processus de décision intégré, au niveau européen, c’est évident, mais la réalité politique n’en est pas encore là. Il y a néanmoins des avancées positives, et peut-être que le Conseil européen va prendre d’autres mesures concrètes pour renforcer l’Union européenne de la défense.
L’action concrète permise par le Traité est la Coopération Strucurée Permanente (PESCO en Anglais) : est-ce que sa mise en place sera positive pour la construction d’une défense commune ?
Nous partons de rien, donc tout développement qui renforce la confiance entre les Etats membres et encourage une coopération plus étroite est un pas en avant. En ce sens, la Coopération Structurée Permanente est une opportunité pour le moment.
Vous avez l’air confiant. Comment voyez-vous le futur d’une Europe de la défense ? Pensez-vous qu’il y aura des obstacles ? Lesquels ?
Je suis très optimiste. L’idée d’une coopération en matière de défense et de sécurité n’était pas du tout sur la table, et comme je l’ai dit, nous partons de rien. Bien sûr il y aura des difficultés, mais pour répondre brièvement, pour l’instant tout est possible, et l’on doit faire ce que l’on peut et espérer qu’il y ait des développements positifs. Il faut procéder par étape. Dans l’UE, si l’on crée un précédent, il devient ensuite difficile de bloquer la dynamique : on peut espérer un effet spill over dans le domaine de la défense. Dans ce sens, si l’on commence à faire fonctionner la machinerie, il deviendra difficile de l’arrêter. C’est pour cela que je suis optimiste.
Je vois néanmoins deux obstacles possibles. Le premier a trait à la volonté politique des gouvernements nationaux. Par exemple, ils ont été un frein à l’effectivité du système des Groupements tactiques de l’UE : ce système existe depuis 10 ans mais n’a jamais été utilisé, parce qu’il y avait toujours un ou deux pays contre lui. Aujourd’hui, il n’y a plus d’opposition, mais ces blocages peuvent se reproduire, tant que les décisions sont prises par les Etats membres à l’unanimité.
L’autre obstacle serait lié aux financements et au budget. Il y a de nombreux problèmes concernant une industrie de la défense, notamment les intérêts financiers de certains lobbyistes.
Vous avez évoqué plusieurs fois l’importance d’une industrie européenne : quels sont les enjeux et les problèmes liés à sa mise en place ?
L’enjeu est grand et très important. Comme je l’ai dit, nous avons besoin d’une industrie de défense européenne parce que c’est le seul moyen d’être pris au sérieux sur la scène internationale. La plupart des acteurs internationaux pensent que l’Europe est trop naïve, surtout par rapport à ce qu’il se passe dans les espaces frontaliers, et concernant les crises liées au terrorisme et à l’arrivée de réfugiés. On ne doit pas être naïfs, parce que s’il y a un conflit un jour, on ne pourra pas se reposer sur les importations. Pour l’instant, le vrai problème, c’est qu’il y a une concurrence encore très forte entre les industries de défense nationales. En ce sens, il faut que l’on soit beaucoup plus unis : les vrais concurrents sont les pays tiers. Ils se moquaient ouvertement de nous quand on gaspillait nos ressources et moyens financiers à se faire concurrence au sein même de l’UE. Et ce n’est pas seulement le cas en matière de défense !
L’autre problème peut être financier, encore une fois. Il y aura bien sûr beaucoup d’argent en jeu, or beaucoup d’argent veut aussi dire beaucoup de lobbying. L’industrie de la défense peut être très influente, et les politiques devront réussir à faire la part des choses.