Europa : notre histoire
Nous avons lu Europa : notre histoire, dirigé par Étienne François et Thomas Serrier. Plus d'une centaine de chercheurs tentent de rassembler dans cette brillante somme les possibles « lieux de mémoires » de l'Europe.
Le 13 septembre 2017 est sorti Europa : notre histoire aux éditions des Arènes. Dirigé par des universitaires français, Étienne François et Thomas Serrier, qui ont tous deux vécu et enseigné en France et en Allemagne, ce livre réunit les contributions de cent-sept chercheurs (historiens, politistes, sociologues) venus de France, d’Europe et du reste du monde. Ensemble, en presque cent cinquante articles écrits dans des formats assez libres, ils ont cherché à réfléchir à des lieux de mémoire européens. L’ouvrage se décline en trois grandes parties, elles-mêmes divisées en grands thèmes qui se subdivisent en courts chapitres. L’ambition des auteurs est que le lecteur puisse passer d’une contribution à une autre, sans nécessairement suivre un ordre linéaire.
À partir du XIXe siècle, en Europe, la construction nationale alla le plus souvent de pair avec la formation et le développement de grands récits historiques dont le but était de prouver l’ancienneté de nations en pleine gestation. Si la Troisième République en France poussa cette logique à son paroxysme avec des historiens comme Ernest Lavisse qui s’appuyèrent sur les nouvelles méthodes historiques pour raconter une France dont les origines étaient deux fois millénaires, les autres pays européens ne furent pas en reste. Tandis que les Britanniques faisaient de la reine Boudicca (ou Boadicée), qui se révolta contre les Romains sous Néron, un symbole de l’indépendance de leur île, les Allemands exaltaient les figures d’Arminius ou du grand Frédéric et les Italiens se rappelaient Rome et la Renaissance. Ces récits, dotés d’un vrai pouvoir d’évocation, participèrent de la cristallisation des nationalismes européens.
La dénonciation de ces derniers, après les deux conflits mondiaux, conjuguée à l’évolution des méthodes et des pratiques des historiens fit que ces histoires nationales marquèrent le pas devant d’autres discours historiques, moins centrés sur le cadre national. Tant et si bien que ces histoires et leurs symboles furent considérés comme des objets historiques dignes d’être étudiés à part entière, dans le courant des memory studies, un mouvement qui tente de décrire et de comprendre comment les sociétés humaines entretiennent et commémorent le passé. L’ouvrage le plus symptomatique de ces nouvelles pistes historiographiques, Les Lieux de Mémoire dirigé par Pierre Nora, cherchait ainsi à discuter et à interroger ces objets qui composaient l’espace mental collectif français en partant d’un constat lapidaire, « la disparition rapide de notre mémoire nationale. » En somme, c’est parce que la mémoire issue du grand récit national français était moribonde que l’on pouvait en commencer à en faire l’histoire.
Alors que Les Lieux de Mémoire avaient été beaucoup admirés mais peu imités, un nouvel ouvrage collectif s’en est réclamé, Europa : notre histoire. En presque mille quatre cent pages et cent cinquante articles, une centaine d’auteurs du monde entier se sont demandés s’il existait une mémoire européenne qui serait plus que la « somme des mémoires nationales ». En creux, c’est l’écriture d’une histoire européenne de l’Europe qui est mise en question. Ce livre foisonnant, ouvert à tous vents, comme le souhaitaient ses auteurs, propose donc une liste parfois hétéroclite et surprenante de lieux de mémoire européens : Napoléon, le football, les droits de l’Homme, Carmen, ou encore la grève et la barricade… C’est le portrait baroque d’une Europe, à la fois espace et fantasme, qui est brossé tout en ouvrant de nombreuses pistes au lecteur. J’ai voulu en explorer deux qui expliquent, selon moi, les difficultés de l’Europe et, plus spécifiquement, de l’Union européenne à se penser une histoire et une mémoire commune.
Europa soulève un problème fondamental de la mémoire européenne, celui de la place à qu’il convient d’accorder aux conflits et aux horreurs qui ont émaillé l’histoire du continent. Les auteurs ont fait un choix très clair en les mettant en exergue. La première partie de l’ouvrage, intitulée « présence du passé », est consacrée aux brûlures : Seconde Guerre mondiale, Première Guerre mondiale, guerre d’Espagne, nazisme, génocides. À lire ces chapitres, on a le sentiment que le moment fondateur de toute mémoire européenne est la guerre. Ce qui unirait les Européens serait donc avant tout le souvenir d’un passé récent traumatique et partagé. Implicitement, les auteurs sont au diapason des élites européennes qui ont construit et étendu l’Union européenne. Ils mettent donc en avant la longue période de paix que le continent, à l’exception de l’Ukraine et de l’ex-Yougoslavie, a connu. Il ne s’agit pas de dire que les guerres et les totalitarismes n’ont pas leur place dans une histoire européenne de l’Europe. Faire une pareille affirmation serait absurde, d’autant que ces guerres, en plus d’être des évènements vécus à l’échelon continental par une grande partie de ces habitants, ont contribué, par le souvenir qui en a été transmis, à forger l’esprit européen. Cependant, il est intéressant que ce soit ces fameuses brûlures du passé qui aient été choisies pour ouvrir l’ouvrage. Derrière ce choix éditorial, on pressent le fameux adage, « l’Europe c’est la paix », dont la montée récente des eurosceptiques a pourtant prouvé qu’il n’était plus, s’il l’a jamais été, audible par une grande partie du public européen.
Ceci dit, l’ouvrage apporte peut-être un début d’explication à l’échec de ce discours. Dans un article lumineux, Olaf Rader, un des contributeurs, montre combien les deux dernières générations d’Européens, non seulement épargnées par la guerre mais également exposées à une décrue du sentiment nationaliste ne parviennent plus à se la représenter. Quant aux raisons qui ont pu pousser leurs aïeux à mourir pour leurs patries, elles sont, pour la majorité, complètement obscures. Aujourd’hui, ces soldats ne sont plus considérés comme des héros mais comme des victimes et les raisons pour lesquelles ils se sont sacrifiés sont inintelligibles, tandis que les monuments aux morts sont devenus des lieux paradoxaux : ceux d’une mémoire oubliée. C’est cela qui rend incompréhensible « l’Europe c’est la paix » et qui rend caduque une mémoire et une histoire dont la porte d’entrée, comme c’est le cas dans Europa, serait les traumatismes européens.
Après avoir visité tous ces lieux de mémoire et admiré les échos et les résonances entre ces mémoires européennes nombreuses et protéiformes, il reste un goût d’inachevé, une question en suspens : à quand l’écriture d’une histoire européenne ? Comment construire l’Europe sans populariser un récit européen ? La question du public est absolument clef. Aussi lisible que soit Europa, c’est un livre destiné à une part restreinte de la population européenne, celle-là même qui a le plus conscience qu’il existe une mémoire européenne. Or, il me semble que la question d’un récit historique européen accessible mérite d’être posée. Bien évidemment, il ne s’agit pas de dire « nos ancêtres les indo-européens » et de chercher dans notre passé des miettes qui prouveraient l’ancienneté du projet européen. En même temps qu’est cartographiée la mémoire européenne, ne faudrait-il pas s’appuyer sur cette expérience pour raconter l’histoire du continent ? Et celle-ci ne pourrait-elle pas être un vecteur plus efficace du discours européen que le rappel systématique et politiquement usé jusqu’à la corde des conflits qui ont déchiré le continent ?
Mais devant l’indéniable réussite de cet ouvrage, notamment sa capacité à poser les problèmes à l’échelon européen et à faire travailler des chercheurs venus du monde entier, on se prend à espérer que ce projet en engendrera un autre. Pourquoi, en effet, ne pas imaginer qu’un groupe d’historiens saura raconter avec sérieux, mais sans sacrifier l’indispensable dimension narrative d’un tel projet, une histoire européenne et populaire de l’Europe ?