Depuis 1996, avec L’illusion identitare, et surtout depuis 2012, vous avez employé et affiné le concept de national-libéralisme, pourriez-vous rappeler à nos lecteurs ce que vous entendez par cette expression ?
Le débat public, aussi bien politique que médiatique – et l’Université n’est pas en reste, en particulier les spécialistes des relations internationales – s’est enfermé dans de fausses évidences. L’État-nation serait une victime de la globalisation, et l’identitarisme serait une réponse des peuples à cette dernière, un peu à l’image des huîtres qui se ferment au contact du citron. Selon ce raisonnement à somme nulle, la mondialisation mettrait en danger notre souveraineté, notre culture, notre identité. Or, la sociologie historique et comparée du politique montre que l’État-nation est un enfant de la globalisation, et que cette dernière a eu pour idéologie, depuis près de deux siècles, le culturalisme, dont l’invention et la marchandisation de la tradition, la généralisation des consciences particularistes, l’orientalisme ont été des expressions complémentaires.
Nous devons comprendre les deux derniers siècles à l’aune d’une triangulation entre l’intégration différenciée d’un certain nombre de marchés : marchés des capitaux, du commerce, dans une bien moindre mesure de de la force de travail, marchés de la science, de la technologie, marché de la foi avec l’évangélisation du monde, l’expansion de l’islam dans le giron de la colonisation – eh oui ! – et la déferlante pentecôtiste, l’universalisation de l’État-nation comme mode d’organisation politique, et la diffusion de l’identitarisme sous la forme de l’ethnicité en Afrique, du confessionnalisme au Liban, du communalisme en Inde, du nationalisme ethnoculturel en Europe, de la définition ethnoconfessionnelle de la citoyenneté un peu partout dans le monde, notamment dans le contexte du passage d’un monde d’empires à un système international d’États-nations.
C’est une thèse que je développe depuis la publication de L’Illusion identitaire, en 1996, du Gouvernement du monde, en 2004, de toute une batterie d’articles de presse réunis dans Sortir du national-libéralisme ?, en 2012, et de L’Impasse national-libérale en 2017. L’incapacité ou le mauvais vouloir de la presse à s’emparer de cet éclairage, fût-ce pour le discuter, alors même que je suis régulièrement invité par les rédactions en tant « qu’expert » de ceci ou de cela, sont confondants. Nous sommes bien dans une pensée hégémonique qui se mord la queue, mais se reproduit impavidement et électoralement depuis quarante ans sur la ligne du néolibéralisme, avatar contemporain du national-libéralisme, c’est-à-dire de cette triangulation entre le marché, l’État-nation et l’identitarisme.
En ce sens quelle est votre analyse du contexte politique français ?
En France, l’épicentre de cette Weltanschauung national-libérale aura été la Grande Coalition de fait entre la droite républicaine et la gauche décidément plus libérale que sociale, qu’a rendue possible la conversion du Parti socialiste au néolibéralisme dans les années 1980, et qu’incarne aujourd’hui Macron, un oeil sur les marchés, l’autre sur la Pucelle d’Orléans et la pompe monarchique. Cet épicentre est en tension avec deux versions plus déséquilibrées du national-libéralisme qu’offrent respectivement le lepénisme, à l’extrême-droite, et le mélenchonisme, à l’extrême-gauche, des personnalités comme Sarkozy, Wauquiez et Valls jouant, la mâchoire serrée et la poitrine virile, les chevau-légers entre le coeur et les marges du national-libéralisme.
Mais les termes de l’équation restent désespérément les mêmes d’un protagoniste à l’autre, bien qu’elle ne résolve aucun des problèmes auxquels nous sommes confrontés, et ne fait que les aggraver.
Le concept de national-libéralisme vous donne-t-il une perspective interprétative sur cette tendance référendaire qui semble souffler en cette fin septembre sur des États plus ou moins stables, comme l’Espagne avec la Catalogne ou l’Iraq avec le Kurdistan iraquien et même dans moins d’un mois sur l’Italie avec la Lombardie ?
Il me semble en effet que ces référendums confirment la poursuite du processus d’universalisation de l’État-nation, fût-ce par scissiparité, et ce sur un mode identitariste, par invention d’une tradition, par création d’une identité nationale, pour citer respectivement Eric Hobsbawm et Anne-Marie Thiesse. Dans leur forme actuelle, les nationalismes catalan et kurde sont des produits de la fin du 19e siècle ou du début du 20e siècle, plutôt qu’ils attestent une « essence » nationale pluriséculaire.
Par référence à Deleuze, ils représentent un “événement” qui essentialise une identité, quitte à l’assigner de manière référendaire. N’oublions pas qu’Erbil est une ville multiethnique et multiconfessionnelle, que le référendum menace aujourd’hui d’explosion et d’épuration ethnique. Bien du plaisir, également, aux Catalans ayant un conjoint Castillan… Le référendum soumet les électeurs à un choix identitaire binaire qui distord leur vie et leur expérience sociale.
Quant au nationalisme lombard et à la Padanie, il s’agit d’un artefact passablement kitsch, qui n’a d’autre signification que le rejet de l’Autre, ou supposé tel : hier le Méridional, aujourd’hui l’immigré. Dans les cas de la Catalogne et de l’Italie du Nord, la revendication statonationale et identitariste survient dans les régions du pays les plus industrielles, les plus riches, les mieux intégrées à l’économie capitaliste mondiale – ce en quoi nous avons ici un national-libéralisme dont la sociologie est différente de celle du Brexit ou de l’électorat de Trump. Le cas du Kurdistan nous renvoie surtout au passage d’un monde d’empires à un système d’Etats-nations, dont je parle dans L’Impasse national-libérale. Les circonstances ont privé les “Kurdes” – appellation qui n’est pas franchement contrôlée – de l’État-nation qui leur avait été promis sur les ruines de l’Empire ottoman.
A l’instar des Arméniens, ils ont été pris en tenailles par d’autres États-nations, l’État turc, l’État irakien, l’État syrien, l’État iranien, et par l’empire russe reconstitué sur un mode soviétique, au lendemain de la Première Guerre mondiale et de la dislocation de l’Empire ottoman. Ils tentent leur revanche, et se heurtent aux mêmes difficultés que dans les années 1920. Mais, quelle que soit l’issue de la consultation, on voit bien que le nationalisme kurde, à Erbil, n’a rien contre le marché mondial (le cas du PKK est très différent, même s’il fait mine d’avoir abandonné son idéologie révolutionnaire passablement totalitaire, ou si les Occidentaux préfèrent l’oublier dans le contexte de leur lutte contre Daech)
Croyez-vous qu’on puisse expliquer le succès récent du référendum en tant que moyen de gouvernement des ‘nationaux’ de la part des élites ‘libérales’, comme vous semblez le suggérer dans un passage de votre dernier livre, L’impasse national-libérale, sur le Brexit ?
Je dirais plutôt que la technique référendaire s’inscrit en l’occurrence dans la continuité de la doctrine wilsonienne de l’autodétermination des minorités et du traité de Versailles (ainsi que des traités annexes). Avec les résultats que l’on connaît… La Shoah, la Seconde guerre mondiale, l’épuration ethnique des Allemands d’Europe centrale et balkanique, l’ingénierie démographique du stalinisme en URSS et dans les démocraties populaires. Une histoire dont nous ne sommes pas complètement sortis, malgré la construction européenne, ou dans laquelle nous retombons à grand renfort de racines chrétiennes ou judéo-chrétiennes.
Le cas du Brexit est différent et constitue une anomalie politique au regard de l’histoire parlementaire du Royaume-uni. Il s’apparente à une partie de bonneteau de la part de David Cameron, une espèce de tour de passe-passe dont la tournure a complètement pris de court la classe politique britannique. N’est pas le général de Gaulle qui veut. Ce dernier faisait plébisciter son choix. David Cameron a cru malin de soumettre à référendum un Brexit dont il ne voulait pas. Par ailleurs, le référendum peut être au service d’une conception universaliste et non identitariste de la cité, à l’instar du “plébiscite de tous les jours” par lequel Renan définissait la nation – encore que des auteurs comme Marcel Detienne ou Gérard Noiriel ont à juste titre rappelé que tout le monde n’était pas censé y participer et que cette conception de la nation ne différait peut-être pas autant du nationalisme ethnoculturaliste allemand qu’on a bien voulu le dire. Il faudrait aussi réfléchir à l’usage du référendum par Maduro au Vénézuela, qui n’effarouche pas Mélenchon : beaucoup de nationalisme, peu de libéralisme…
L’affect ‘national’ se confond-il avec cette autre tendance que vous avez définie dans un livre récent : l’illusion identitaire ?
Bien sûr. Le nationalisme est toujours l’invention d’une tradition, c’est-à-dire d’une identité. La cité est un acte imaginaire, et c’est la contribution de Benedict Anderson que de l’avoir rappelé à propos de la nation. Plus fondamentalement, l’imagination est constituante, comme le dit Paul Veyne à propos de la religion et du politique. Castoriadis parlait quant à lui de l’institution imaginaire de la société. Deux questions se posent alors.
Quel est le rapport au passé, de rupture ou de continuité, de cette institution imaginaire de la société ?
Castoriadis et Ricoeur n’étaient pas du même avis à ce sujet. Je pense que Bergson apporte une réponse intéressante, avec son idée de « compénétration des durées ». Ensuite, cette fiction est-elle utile, ou non ? Je ne suis pas entièrement convaincu de l’utilité de l’illusion nationale qui a envoyé à la mort des millions d’Européens et de Moyen-Orientaux en un siècle, et qui a volontiers procédé par purification ethnique, voire par génocide. Le triomphe du national-libéralisme dans la Turquie d’Erdogan, la reconduction de la définition ethnoconfessionnelle de la citoyenneté au Moyen-Orient, d’Israël à l’Irak en passant par le Liban et la Syrie, les méchants démons qui rôdent à nouveau dans les Balkans, la brutalité anti-migratoire de l’Union européenne qui relève de plus en plus de la Cour pénale internationale ne sont pas de nature à me départir de mon doute patriotique. A juste titre, on s’est scandalisé des crimes du national-socialisme et du stalinisme. Mais n’oublions pas qu’ils étaient eux-mêmes indissociables de l’idée nationale. Dans L’Impasse national-libérale, j’ai beaucoup choqué en rappelant ces phrases terribles de Victor Klemperer, en pleine Seconde guerre mondiale, qui renvoyaient dos-à-dos le nazisme et le sionisme, en toute connaissance de cause et de l’un et de l’autre. Mais ces lecteurs effarouchés – à commencer par Laurent Joffrin – semblent ignorer qui était Victor Klemperer, dont la parole, fût-elle dérangeante, mérite tout de même un minimum d’attention et de réflexion sur la manière dont nous définissons notre appartenance politique.
Quelle est votre perspective sur la situation catalane et son évolution ?
Honnêtement, aucune, car je ne connais pas suffisamment la péninsule ibérique. Je rappellerai simplement que l’État absolutiste espagnol, potentiellement national, est né de l’empire colonial, aux XVI-XVIIe siècle, et que l’Espagne contemporaine est, constitutionnellement, un État plurinational, un peu d’ailleurs comme le Royaume-uni. La question catalane fait écho à la question écossaise, et n’a guère d’équivalent en France ou en Italie.
Dans nos travaux nous avons essayé à plusieurs reprises de reprendre la vieille opposition géopolitique entre nomades et sédentaires en l’articulant à partir d’une nouvelle typologie : nomades virtuels (ceux qui peuvent toujours partir sans être déclassés) et sédentaires essentiels (ceux pour qui un déplacement est essentiellement un déclassement). Le national-libéralisme n’est-ce pas une tentative d’organiser politiquement un ordre géopolitiquement chamboulé par l’émergences relativement récente de modes de déplacement presque instantané de personnes et de flux qui étaient retenus par l’Etat nation ? L’impasse national-libéarle n’est-elle pas causé par l’absence d’une configuration géopolitique adéquate à une acceleration ?
Je me méfie toujours un peu de ce genre d’oppositions binaires qui, en l’occurrence, accordent trop d’importance à l’idée de virtualité, à mon avis assez galvaudée, et laissent dans l’ombre d’autres phénomènes. Ayant beaucoup travaillé sur l’Afrique, par exemple, je constate plutôt que l’instauration d’un ordre national-libéral tend à contraindre à la sédentarité les Africains historiquement avides de mobilité, et en particulier les nomades bien réels, en les territorialisant, et que le déplacement est vécu par les migrants comme une opportunité, une consécration sociale – ce qui n’empêche naturellement pas d’autres déplacements d’être des déclassements, et bien pire que cela, en cas de guerre, de répression outrancière ou d’expulsion. Par ailleurs, le concept de national-libéralisme ne traite pas seulement de la période la plus immédiatement contemporaine, mais entend rendre plus compréhensible cet effet de triangulation entre intégration mondiale, universalisation de l’État-nation et généralisation de l’identitarisme que l’on observe depuis le 19e siècle.
Quant à l’effet « d’accélération », il est tout relatif. Nos ancêtres l’ont pareillement éprouvé avec le bateau à vapeur, le télégraphe, le téléphone, l’avion. Quitte à recourir à un binôme, je répéterai que le national-libéralisme, c’est le libéralisme pour les riches, et le nationalisme pour les pauvres. Aujourd’hui comme au 19e. Cela étant, la formule est trop polémique pour ne pas être trop facile. La contribution de la sociologie historique et comparée du politique dont je me réclame tient à sa réticence à l’encontre de toute forme de raisonnement binaire ou linéaire.
N’y a-t-il pas des différences qualitatives entre le national-libéralisme de Orban, Marine Le Pen ou Macron et celui de Xi, Poutine ou Trump. Ces derniers semblent disposer d’une capacité effective à retenir, au moins en partie, les flux (ie. les oligarques russes sont dans le nomadisme qui leur est permis par des énormes quantités d’argent, en partie, sédentarisés par leurs liens avec Poutine — ils peuvent vivre à Londres ou à Courmayeur, mais seront affectés par les sanctions). N’y a-t-il pas, en sommes, aussi un néonational-libéralisme ?
Le national-libéralisme est un type-idéal qui ne correspond jamais à la réalité d’une société concrète. Il s’agit d’un concept. En outre, ce type-idéal n’a d’intelligibilité qu’à la lumière de l’historicité propre des sociétés que l’on considère.
Les enjeux ne sont pas les mêmes, non plus, d’un cas à l’autre, en particulier en matière de libertés publiques. J’utiliserai plutôt la métaphore du barman. Le national-libéralisme est un cocktail que chaque barman compose à sa manière. Les uns vont forcer sur le national, les autres sur le libéral. Mais aucun ne peut se passer de l’un ou l’autre de ces ingrédients, sauf à inventer un autre cocktail. La différence qualitative entre ces différentes moutures du cocktail national-libéral, c’est leur caractère létal. Xi et Poutine semblent tenir la corde. Mais n’oublions pas que la répression, très national-libérale, de l’immigration par la vertueuse Europe fait chaque année plus de morts que Boko Haram.
On peut retracer, vous le faites d’ailleurs plusieurs fois dans votre dernier livre, une nette tendance infra-européenne au national-libéralisme (En France, Le Pen insiste sur le national, Macron insiste sur le libéral). Une question se pose, pourtant, dès lors que l’on change d’échelle. Est-ce que la politique européenne continentale exprime véritablement des tendances national-libérales ? Comment expliquez vous qu’elle ne le fasse pas ?
Oui, bien sur, car le national-libéralisme à l’échelle nationale est indissociable de la « gouvernance » – je préférerais dire la gouvernementalité, au sens foucaldien du terme – à l’échelle européenne. Toutes les politiques publiques des États membres de l’Union sont passées au tamis de cette dernière, et même paramétrées par son adhésion au néolibéralisme, dernière mouture en date du national-libéralisme.
Face au néolibéralisme de Bruxelles, les peuples européens sont comme les Curiaces : électoralement, ils se font tués les uns après les autres. Tant qu’il n’y aura pas un exercice européen du suffrage universel, l’alternance ne sera pas possible, et c’est bien la raison pour laquelle les gouvernements national-libéraux ne veulent pas en entendre parler, et s’en tiennent à une Europe de l’inter-gouvernementalité. C’est celle-ci qui bloque le continent dans le néolibéralisme, et permet de se défausser de toute responsabilité politique, de toute accountability, sur la méchante Bruxelles.
Expérience de laboratoire intéressante : comment le national-libéralisme va-t-il se reconfigurer en Grande-Bretagne après le Brexit ? Car le « UK first » ne renoncera pas à la mondialisation libérale, comme le prouve l’histoire de l’impérialisme britannique, qui a toujours fait passer ses intérêts financiers avant ses intérêts industriels, commerciaux ou territoriaux, ainsi que l’ont démontré Cain et Hopkins. Le trumpisme est également éloquent sur ce plan : il en appelle au protectionnisme commercial et démographique, mais nomme au Trésor un ancien de Goldman Sachs.
Dans votre dernier livre vous insistez à plusieurs reprises sur les erreurs d’interprétation produites par une grille de lecture qui implique une sorte de schizophrénie politique aux effets désastreux. Quelles sont à votre avis les disciplines à l’intérieur des sciences sociales (ou les écoles et institutions) qui permettent le plus aisément d’entretenir cette schizophrénie ?
Incontestablement l’économie, qui a tourné le dos à l’économie politique, et la science politique, quand elle épouse la normativité de la « gouvernance », oublie le pouvoir – le concept de gouvernance, c’est Foucault sans le pouvoir – et transforme ses chercheurs et enseignants en « chiens de garde » du national-libéralisme. Ce n’est pas le sens critique – au sens philosophique du terme, pas au sens militant – qui étouffe la plupart de mes chers collègues.
Je rappellerai simplement que le chercheur doit pratiquer l’effet d’étrangeté cher à Brecht – Verfremdungseffekt, généralement mal traduit par distanciation, alors que Brecht parle ailleurs, explicitement, de Distanzierung – et ce que je nomme le cynisme heuristique. Il doit être un empêcheur de penser en rond, non un porte-parole du gouverner en rond, un intellectuel organique.