Justin Vaïsse est historien, spécialiste de l’histoire politique des États-Unis, des relations transatlantiques et de la politique extérieure européenne. Il dirige depuis 2013 le Centre d’analyse, de prévision et de stratégie (CAPS) au ministère des Affaires étrangères. Dans ce long entretien réalisé à Paris le 12 juillet 2017, Justin Vaïsse s’exprime en son nom propre et ses propos ne reflètent pas nécessairement les positions du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.
La nouvelle dénomination du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères ainsi que la présence du thème européen dans le discours de l’Élysée, font penser à un recentrement de la stratégie extérieure française sur l’Europe. En tant que « stratège du Quai d’Orsay », comme vous a surnommé Le Monde, avez-vous senti ce recentrement, et en quoi concrètement va-t-il se déployer ?
Oui, certainement. Tout vient de la campagne. Avec Benoît Hamon, Emmanuel Macron était le seul à insister explicitement sur un engagement en faveur de l’Europe et de la solidarité européenne dans tous les sens du terme, contre un très grand nombre de candidats qui étaient réservés, voire partisans d’une forme ou une autre de rupture. Avec l’élection est sorti du chapeau un président qui avait mis l’Europe au cœur de sa campagne et qui faisait acclamer l’Europe dans ses meetings, ce qui n’est quand même pas très courant et un peu contre-intuitif pour beaucoup. Il n’est pas étonnant qu’ensuite, une fois arrivé au pouvoir, le Président respecte et poursuive cette ligne et qu’il mette en effet l’Europe au cœur de sa politique.
Évidemment, son engagement concret est un peu suspendu par le fait que les élections allemandes n’auront lieu que le 23 septembre, et qu’il est difficile de vraiment bouger d’ici là. Le Conseil des ministres franco-allemand a du mal à prendre des décisions audacieuses quand Angela Merkel est en campagne…
Quand croyez-vous que l’on pourra y voir plus clair ?
La phase de démarrage, la phase de tractations aura lieu au moment du contrat de coalition, entre septembre et fin novembre, et le vrai démarrage pourra avoir lieu au moment du Conseil européen de décembre et surtout début 2018.
C’est là qu’on verra aussi la vérité des chiffres, la grande question. La matérialité de l’engagement européen du Président, c’est en effet aussi le respect des disciplines qui est indispensable à notre stature et à notre capacité à relancer les choses. Là, il faudra voir comment se passe l’arbitrage en termes de réduction des dépenses, d’augmentation – ou de baisse – de la fiscalité et de respect des engagements européens. Il est certain qu’on joue une part de crédibilité importante sur la tentative d’éviter que l’histoire ne se répète. Or il me semble que l’engagement européen s’est déjà manifesté par la volonté d’éviter que l’histoire ne se répète, ce qui implique le respect des engagements financiers.
Le Président a aussi montré qu’il souhaitait remettre l’Europe au centre de la conversation diplomatique, notamment dans le cadre multilatéral. Pourtant, cette mise en avant semble inexorablement devoir passer par la mise en avant de la France. Y a-t-il une façon d’échapper à ce paradoxe ?
Je pense qu’il y a eu une sorte de cercle vicieux entre d’une part, les problèmes de l’Europe et les différentes crises que la construction européenne a subies et, d’autre part, ce que j’appellerai l’effacement de la France à Bruxelles en termes d’influence.
Comment expliquez-vous cet effacement français à Bruxelles ?
C’est un phénomène dû à une multiplicité de facteurs. L’élection au Parlement européen de 25 députés Front national a beaucoup affaibli la voix de la France à Strasbourg. Le non-respect partiel des engagements financiers a amoindri la crédibilité de la France à Bruxelles et Berlin. Ainsi qu’une certaine ambivalence vis-à-vis du Service européen pour l’Action extérieure, dont nous étions pourtant parmi les plus importants concepteurs au cours des années 2000, et qui tient à la fois des rapports un peu compliqués avec Catherine Ashton et Federica Mogherini sur la définition même de la politique étrangère européenne, et sur la façon dont elle fabriquée.
Vous parliez d’un cercle vicieux, comment pensez-vous qu’il faudrait traiter la question de l’articulation entre France et Europe ?
Si je parle de cercle vicieux, c’est parce que ça renforce l’idée que ce n’est pas notre Europe. Donc je trouve qu’il n’y a pas du tout de contradiction entre le fait de vouloir reprendre les choses en main, de vouloir réinvestir Bruxelles ou d’y faire davantage entendre la voix française d’un côté, et l’engagement européen de l’autre, au contraire. C’est si nous n’étions que des « takers », et plus jamais des « makers » qu’à mon avis l’élan européen en France risquerait de s’atrophier. Pour moi les deux phénomènes vont de pair.
Je ne pense pas qu’il y ait une affirmation de la France qui se fasse au détriment de l’Union européenne. Ce n’est pas juste sémantique. C’est que je ne vois pas bien où l’affirmation de la France contredit l’élan européen. Bien sûr, cela suppose une Europe plus française. Mais ça je ne pense pas que ce soit mauvais, c’est plutôt une reprise d’importance à Bruxelles qui est nécessaire pour soutenir l’effort européen sur le long terme.
Mais le départ probable du Royaume-Uni semble faire peur notamment à l’Est parce qu’il laisse penser que la France va devenir un peu la voix monopolistique de l’Europe en matière de défense et de projection des intérêts européens à l’étranger…
Je ne suis pas sûr de ce diagnostic. Parce qu’il y a l’OTAN, tout de même. Pour ces pays-là, y compris pour l’Allemagne, l’OTAN reste principielle et fondamentale.
Et l’OTAN elle-même n’est-elle pas un obstacle possible à la construction d’une Europe de la défense ?
Là on en arrive au sujet principal. L’OTAN qui a tant contribué à la défense de l’Europe, au sens du territoire européen, a été dans le même temps le meilleur vaccin contre une défense européenne. L’arbre était là, qui a empêché l’apparition de jeunes pousses. Et c’est toute l’ambiguïté de l’appel de Trump, après tous les autres présidents américains, tous les ministres de la défense américains, à dépenser plus et à faire plus de choses pour la défense européenne quand en même temps l’Amérique s’investit massivement, via l’OTAN ou de façon bilatérale, dans la défense de l’Europe.
Et on peut d’un côté dire, c’est très généreux, mais d’un autre côté cela a permis de garder un certain degré de contrôle, non seulement par les effets directs de commandement, mais aussi par les effets induits ou indirects, c’est-à-dire l’atrophie de la défense européenne dans un certain nombre de pays, y compris l’Allemagne. Si on pousse la question théorique jusqu’au bout, alors on devrait penser que si Trump avait été sérieux dans le fait qu’il considérait l’OTAN comme obsolète, là il y aurait une remise en cause fondamentale de l’attachement à l’OTAN et donc une possibilité de changement de pied fondamental sur la défense européenne.
Certains Européens l’appelaient de leurs vœux.
C’est ce dont on soupçonne les Français ! En tout cas le moment clef a été la fameuse déclaration d’Angela Merkel au Biergarten à Munich où elle disait en substance qu’on ne peut pas toujours à 100 % s’appuyer sur d’autres pays pour assurer notre propre sécurité, et elle avait bien sûr les Américains en ligne de mire après le sommet de l’OTAN du 25 mai. En réalité, ce soupçon sur les États-Unis était exagéré parce que l’OTAN est toujours très présente par le hardware et les troupes américaines et ne va pas s’en aller, et d’autre part parce que Trump, une semaine plus tard, a réaffirmé l’importance de l’article 5 et son attachement à l’OTAN, et par ailleurs n’est pas revenu sur la dépense supplémentaire de 1,4 milliard pour une brigade d’infanterie mécanisée en Pologne. Donc en fait la situation ne change pas vraiment. Il y a une interrogation plus grande qu’auparavant mais dans les faits, rien ne change.
Peut-être que ça ne change pas, mais la question que tout le monde semble vouloir éviter, c’est de se demander s’il est dans l’intérêt de l’Europe de se distancer de l’OTAN pour pouvoir mener à bien la construction d’une Europe de la défense ?
Oui, mais là on atteint des limites historiques, des limites structurelles. C’est classique : quand il n’y a pas de crise, on ne peut pas prétendre avoir les outils qui deviennent disponibles au moment d’une crise parce qu’il y a une urgence et le capital politique. Donc oui, je pense que l’Europe de la défense au sens étymologique, la défense de l’Union européenne pourrait-on dire, se fera quand le parapluie américain aura disparu.
Et seulement quand le parapluie américain aura disparu ?
Si l’on parle d’un changement fondamental, oui. Il y a des tas de choses qu’on peut faire, qu’on devrait faire et qu’on fait, notamment ces derniers temps, tout en ayant le parapluie américain, mais on voit bien que l’incitation est moins forte que si, comme Trump l’avait laissé entendre, le parapluie américain disparaissait.
Vous avez évoqué rapidement l’axe Paris-Berlin. On parle de sa réactivation ; vous avez bien pointé que ça devait attendre le résultat des élections. Est-ce que vous pensez que la réactivation de cet axe est une bonne idée vis-à-vis des pays d’Europe centrale et orientale, qui pourraient se sentir une nouvelle fois exclus du moteur de la construction européenne ?
Je ne pense pas qu’il faille juger l’opportunité de réactiver le moteur par les effets induits potentiellement négatifs sur les pays d’Europe de l’Est. Ce n’est pas la bonne perspective. Qu’il y ait des effets secondaires non souhaités, non souhaitables et qu’il faille les gérer, c’est une chose ; qu’il soit désirable de relancer le moteur franco-allemand, c’est un impératif en soi. Tout simplement parce qu’il s’agit d’ouvrir les yeux : il y a le Brexit, il y a Trump, il y a une Russie menaçante. Bref, nous sommes dans un moment où nous n’avons pas beaucoup de pays dont nous sommes proches, et nous avons rarement été aussi proches de l’Allemagne que maintenant. Nous avons des différences de point de vue sur un certain nombre de sujets, mais il n’empêche que quand on met tout en perspective, il y a vraiment une logique très forte, et c’est le moment de « mettre les chariots en cercle pour se défendre », comme on dit dans une métaphore du Far West, parce que le monde ressemble de plus en plus au Far West. Ou plus simplement de renforcer nos liens et de resserrer nos défenses.
Et l’axe Paris-Berlin est préférable à ce qu’avait tenté de faire le premier ministre italien Renzi l’année dernière en réunissant les ministres des six pays fondateurs ? Ne s’agit-il pas là d’une piste envisageable ?
Le mouvement initial ne venait pas de l’Italie mais en fait de la Belgique, mais peu importe. La réponse est non : c’est un format possible, mais c’est un format qui est encore plus problématique par rapport aux pays de l’Europe de l’Est, pour le coup. L’un des avantages, quand il y avait la Grande-Bretagne, c’est qu’on avait un spectre de positions vraiment très large qui faisait que quand nous étions d’accord à trois, tout le monde était d’accord, mais on conserve un spectre très large avec le franco-allemand. Nous pouvons quand même entraîner beaucoup de nos partenaires.
Je pense qu’il faut faire très attention en effet aux fractures, notamment aux fractures Est/Ouest, encore plus que Nord/Sud, sans doute, mais enfin les deux sont importantes. La fracture Nord/Sud porte surtout sur les questions monétaires, financières, économiques en général, la fracture Est/Ouest porte sur des questions de souveraineté et d’identité. Et on l’a vu lors de la visite de Trump le 6 juillet à Varsovie, avec cette crainte de réactiver old Europe/new Europe. En réalité cette vision proposée par Trump est très idéologique mais on se demande quelles en sont les conséquences et les incidences concrètes. Et cela a plu au PiS et à Kaczyński [NDLR. Droit et justice (PiS), le parti majoritaire à l’Assemblée polonaise, dirigé par Jaroslaw Kaczyński], mais enfin, après tout, on ne sait pas jusqu’où cela peut se traduire concrètement, donc je ne suis pas très inquiet.
Je pense qu’il y a beaucoup d’effervescence en Europe de l’Est, c’est-à-dire qu’il y a des mouvements très identitaires, souverainistes, etc., mais qui savent qu’ils ne peuvent pas rompre avec le moteur franco-allemand. Ils peuvent freiner, traîner des pieds, mettre des obstacles partiels, râler, etc. Mais, fondamentalement, à cause des fonds structurels et des investissements, ils ne souhaitent pas rompre. De plus, il existe des forces politiques autres que le PiS. Même si le PiS est au pouvoir de façon assez solide, même si Orban est au pouvoir de façon relativement solide – mais de moins en moins –, il y a beaucoup d’autres courants d’opinion en Europe de l’Est. Il y a beaucoup d’autres forces, d’autres types de forces, et donc je pense qu’il ne faut pas oublier leur diversité. On a étudié sous toutes les coutures ce dissensus entre Est et Ouest, mais au bout du compte je pense que si on fait suffisamment attention, si on est suffisamment souple, on peut ne pas en pâtir. Par exemple, le front européen ne s’est pas fissuré face au Brexit.
Oui, c’est même peut-être un motif de solidarité augmentée ?
Ce n’était pas évident, parce que la Grande-Bretagne joue le jeu que n’importe qui jouerait dans cette situation – ce n’est pas la perfide Albion –, c’est vraiment l’idée qu’il faut essayer de diviser pour avoir une meilleure position de négociation. Et elle a essayé de le faire mais ça ne marche pas, heureusement. C’est une des bonnes nouvelles de ces dernières années.
Vous avez parlé de souplesse. L’un des scénarios mis en avant par le livre blanc de la Commission européenne pour 2025, c’est « those who want to do more do more » . Est-ce que vous pensez que cette Europe « souple », « à plusieurs vitesses » est définitivement la voie qui sera privilégiée dans les prochaines années dans la construction européenne ?
Mais l’Europe a toujours été flexible ! On le sait bien, c’est difficile à étudier, l’Europe, parce que ce sont des institutions très compliquées, y compris, pas seulement, mais y compris parce qu’elles sont flexibles. C’est-à-dire qu’elles ne se recouvrent pas toujours. La zone Schengen ne recouvre pas la zone euro qui ne recouvre pas l’Union qui ne recouvre pas le mandat d’arrêt européen qui ne recouvre pas d’autres politiques, etc. Donc il y a toujours eu une dose de flexibilité. Il y a toujours eu l’idée que les plus engagés pouvaient aller de l’avant. Je ne sais pas, au bout du compte, si cela ira très loin. Il faut voir aussi que c’est un instrument de négociation. Si on dit, nous on va aller de l’avant, on va faire une coopération structurée permanente par exemple sur la défense qui est prévue par le traité, c’est aussi une manière d’inciter ceux qui sont un peu réticents à accepter davantage. Parce qu’ils ne veulent pas que le train parte sans eux. C’est un objet compliqué, l’Europe flexible : ça existe déjà, mais c’est aussi un thème pour faire avancer et pour négocier.
Donc pour vous ce n’est pas forcément la seule possibilité pour l’avancée de la construction européenne. Parce que dans le livre blanc, on cite en exergue la phrase de Schumann sur l’Europe qui ne va se faire que par la réalisation concrète des objectifs, et l’on met souvent en avant l’idée que l’Europe ne peut que réussir par la réussite de projets ponctuels.
Oui. Ou par ses échecs, comme le disait Jean Monnet.
N’en a-t-elle pas déjà connu assez pour le moment ?
Oui, mais enfin, ce qu’il faut voir quand même, c’est exactement la réalisation de la phrase de Monnet. Que l’Europe avancera par les crises, qu’elle sera la somme des réponses apportées à ces crises. Et en fait c’est très frappant : pourquoi est-ce qu’on a maintenant un corps de garde-côtes et de garde-frontières ? Parce qu’il y a une crise. Pourquoi est-ce qu’on a une politique étrangère, qui n’est peut-être pas encore formidable ? Parce qu’on a eu la crise des Balkans dans les années 1990.
Donc l’Europe est condamnée à rester dans une posture de réactivité par rapport aux crises qui surviennent ? Il n’est donc pas possible d’avoir une construction spontanée ?
Si on regarde en tant qu’organisme politique dans l’histoire, ce n’est pas forcément une mauvaise recette. Elle est modelée par les besoins, par la réponse aux crises. Regardez le mécanisme européen de stabilité, l’union bancaire… C’est à cause de la crise de l’euro.
Et cela ne manque pas un peu de vision ? Le Président a dit qu’il faut faire rêver les peuples…
Oui, j’attends beaucoup des conventions démocratiques qui vont être organisées d’ici la fin de l’année et qui vont commencer en 2018. J’ai plutôt bon espoir ; je pense que lorsqu’on demande aux gens, surtout de façon assez nouvelle, toute une partie de la population répond positivement. C’est un peu la découverte de la campagne électorale d’Obama. Les gens ont aussi une envie de faire de la politique un peu autrement. Il y a beaucoup de marges avec l’Europe, avec une certaine relance de l’idée européenne.
L’idée des conventions démocratiques, c’est de travailler d’abord entre nous, puis d’en parler aux Allemands, ensuite à la Commission européenne pour le Conseil de décembre. Par la suite, les pays qui le souhaitent organiseront des conventions selon un schéma souple qu’ils adapteront à leur propre pays. Voilà l’idée : de poser des questions, consulter, écouter les idées, les projets, les rêves éventuellement, des gens pour l’Europe. Il faut voir ce que ça va donner, mais je pense que le projet tient la route.
Cela dit, si on prend une vision un peu moins prescriptive, optimiste, politique, etc., on peut simplement voir que les gouvernements finissent toujours par faire ce qu’il faut pour que cela continue. J’étais à Washington dans les années 2008-2012, à un moment où mes petits camarades américains disaient que l’euro allait disparaître. Pas tous, mais une majorité des experts et observateurs qui regardaient l’Union à Washington, notamment vers 2010-2011, pronostiquaient la fin de l’euro, et ça m’a marqué. Je leur disais : mais vous savez, il y a quand même des raisons politiques fondamentales pour lesquelles la fin de l’euro n’aura pas lieu parce que ça serait la fin de l’Europe, la fin de l’Union, etc., parce que le démantèlement coûterait beaucoup plus cher que le maintien de l’euro dans des conditions qui sont, il faut l’admettre, mauvaises, parce que c’est une construction qui a été faite sur des compromis dans les années 1990 pour quand il fait beau temps. Et quand il y a une tempête, la situation devient plus compliquée. Il faut alors réparer le bateau. C’est difficile, parce qu’il faut à la fois lui éviter de couler, si je file la métaphore, et remanier le bateau sur le long terme, c’est-à-dire, faire à la fois le le réparateur et l’architecte.
En acceptant que la difficulté d’avoir une monnaie unique pour des économies très hétérogènes subsiste encore aujourd’hui.
Absolument. C’est une question fondamentale, je suis d’accord. Mais il faut voir la chose sur le long terme. La zone dollar a mis beaucoup de temps à trouver son équilibre, elle a connu un grand nombre de crises, et a failli disparaître. Donc pourquoi l’euro, qui a dix-sept ans, tout d’un coup devrait être une monnaie puissante, une monnaie de réserve, solide, qui n’ait pas de problème de transferts, qui n’ait pas de problème de Target-2 (NDLR : système de règlement interbancaire de la zone euro), etc. Ce serait étonnant.
Dernière question sur ce premier thème. Le retrait du Royaume-Uni, on en a déjà parlé, veut dire que l’Europe va perdre un siège permanent au Conseil de Sécurité de l’ONU. Que va signifier pour l’Europe ce monopole de la France sur la position au Conseil de l’Europe et est-ce qu’on envisage – c’est hérétique et naïf – la transformation progressive du siège de la France en siège européanisé ?
Non. Parce qu’au CSNU, on vote oui ou non – ou l’on s’abstient. La politique étrangère de l’Union est commune, mais elle n’est pas unique. Il faut une politique unique pour pouvoir dire oui, non, ou abstention. C’est aussi bête que cela. Donc tant qu’on n’a pas de politique étrangère unique, il n’y aura pas de siège européen parce que ce serait une perte d’influence, y compris pour l’Europe. Même quand les gens ne seront pas d’accord avec les votes français, ce serait une perte d’influence d’avoir un vote qui soit toujours moyenneur. Donc je pense que le temps n’est pas venu. En revanche ce qu’il est possible de faire, et c’est tout à fait dans l’idée des autorités actuelles, c’est, bien conscients du fait que c’est le dernier membre permanent, discuter ensemble de nos positions. Il faut bien voir qu’il y en a toujours, des Européens au Conseil – sans droit de veto – mais ils comptent beaucoup parce que souvent ce sont des diplomaties comme l’Allemagne, les Pays-Bas, l’Espagne, des diplomaties solides avec qui l’on peut travailler sur tous les sujets.
L’idée c’est plutôt : quelle coordination européenne pour les votes ? On est plutôt dans l’ordre de l’aménagement de la décision, de la consultation, parce qu’aucun président ne décidera de soumettre le vote au CSNU à l’approbation des autres. On garde la décision en dernier ressort, en revanche c’est sur la concertation et la décision en commun, ou la consultation des autres pour une décision en commun, autant qu’il est possible, que l’on peut faire des progrès.
Vous avez mis le doigt sur le problème. Vous avez dit : aucun président ne serait prêt à le faire. Est-ce qu’une vraie construction européenne est possible tant que les États-nations demeurent les acteurs privilégiés de cette construction ?
Je crois qu’il faut être pragmatique. Si on veut être théorique, on peut dire que ce n’est pas possible. Mais la construction européenne, ce n’est pas un jardin à la française. Il faut prendre compte des réalités : la réalité – et elle a été réaffirmée avec violence au cours des dix dernières années, depuis 2005 notamment – c’est la persistance des États-nations, du sentiment national. Et donc toute la difficulté, c’est de construire une Europe qui ne soit pas l’ennemie des États-nations mais qui trouve sa place à côté d’eux, à la fois dans le cœur des gens, dans l’identité, dans le mélange de l’identité européenne et des identités nationales, et qui d’autre part d’un point de vue institutionnel parvienne à prendre ce qu’il y a de meilleur des deux côtés.
Prenons un exemple dans la politique étrangère. La politique étrangère européenne est efficace, non pas quand c’est Mogherini qui fait tout, non pas quand c’est la France qui fait tout, mais quand c’est un mélange des forces et une alliance des forces. Typiquement quand on fait le E3 sur l’Iran, typiquement quand on fait Normandie sur l’Ukraine. Ça n’est pas contradictoire avec la construction européenne, c’est juste la réalité qui fait qu’il y a des diplomaties fortes et qu’on peut bâtir sur ces diplomaties-là pour construire une politique commune. Mais l’idée qu’il faudrait commencer par mettre en commun, par exemple le siège au CS, c’est mettre la charrue avant les bœufs. Et peut-être que les bœufs n’arriveront jamais devant la charrue, ou en tout cas de notre vivant. Peut-être que si, mais je pense qu’il faut prendre un pas de recul pour voir la persistance et la résistance des États-nations et du sentiment national. Je ne pense pas qu’on construira l’Europe contre ça. Même si, intellectuellement, certains voudraient bien faire un saut fédéral. Intellectuellement, c’est tentant. Mais ce n’est pas la réalité.
Maintenant pour élargir le cadre de la réflexion, on parlait de la politique étrangère et de sécurité commune, et je pense qu’on sera d’accord pour dire que pour en faire une qui fonctionne vraiment, qui ait une existence pertinente au niveau mondial, il faut définir des stratégies communes pour des intérêts communs. Et on pourrait se demander à quand, par exemple, une stratégie commune européenne sur l’Afrique, alors qu’on assiste aujourd’hui à des intérêts nationaux qui tentent de grappiller ce qu’ils peuvent sur le continent africain.
On a une stratégie Chine, par exemple, qui est très substantielle et normative.
Tout en admettant qu’il y ait une compétition entre la France et l’Allemagne, entre la France et le Royaume-Uni.
Oui, mais je vois la compétition diminuer, et les processus de coopération et convergence prendre de l’importance. C’est ça le critère : ce n’est pas une politique étrangère unique, mais c’est qu’est-ce qu’on peut trouver comme socle commun ? Sur l’Afrique, il y a une stratégie Sahel, et il y a la stratégie globale de l’Union de l’an dernier, sur laquelle j’ai eu la chance de travailler, notamment sur le paragraphe qui concerne autonomie stratégique, et d’autres projets du même acabit. On a été très actifs dans l’écriture de cette stratégie qui n’est pas très détaillée, mais enfin elle existe.
Là encore, on a l’impression que les autres pays européens sont un peu emmenés par Barkhane et ses autres opérations dans la région, et on se demande dans quelle mesure il s’agit juste d’une justification cosmétique ajoutée à un engagement français.
Il y a plus de soldats allemands dans la Minusma que de soldats français, ce serait presque une opération allemande ! C’est surtout une opération de l’ONU. On essaye de faire prendre conscience à nos partenaires européens que ce ne sont pas nos soi-disant projets néocoloniaux – comme certains nous en accusent – que l’on sert quand on évite qu’un des plus grands États de l’Afrique tombe aux mains des djihadistes et que les conséquences et les implications négatives seraient ressenties par tout le monde, en termes de migration, en termes de terrorisme, en termes de sous-développement…
Il existe des différences démographiques très importantes qui ne vont pas forcément aboutir à des migrations de masse vers l’Europe mais qui vont au minimum mettre sous tension les infrastructures locales d’éducation, de santé et d’emploi. Donc ça veut dire qu’ils vont aller ailleurs, ces jeunes gens. Or ce n’est pas une simple projection pour le futur : ils sont déjà nés, ce sont des jeunes gens qui ont deux ans, quatre ans, huit ans, douze ans. Elles sont là, déjà, ces cohortes-là, comme on dit en termes démographiques, et il va bien falloir qu’elles aillent quelque part, alors elles vont aller, sans doute comme maintenant, en Afrique à 90 % : les migrations sont d’abord intra-africaines. Mais par ailleurs on va essayer, on essaye de faire en sorte d’en fixer un maximum par l’effort de développement. Et troisièmement, il y en aura forcément une partie qui migrera, surtout s’il y a des réseaux de passeurs, des voies de passage facile, et des conflits. Donc pour conclure, c’est sur tous ces points qu’on essaie de convaincre nos partenaires.
Mais on l’impression, souvent, qu’il y a une volonté, une velléité d’être sur les grands dossiers internationaux : Iran, ou la crise actuelle dans le Golfe, avec le comportement un peu agressif de l’Arabie saoudite entre autres, et souvent la position européenne passe par l’intermédiaire d’un pays européen. Sur le dossier iranien, par exemple, au bout d’un certain moment, la position européenne s’effrite, le pays qui la représente est congédié parce que ce n’est qu’un État-nation et que les autres pays sont la Chine, la Russie ou les États-Unis, par rapport auxquels un État-nation européen n’a pas vraiment voix au chapitre. On a l’impression que la mise en avant des positions européennes ne fonctionne pas encore. Le Président a parlé du rôle de médiation que pouvait jouer l’Europe entre les deux personnalités un peu imprévisibles que sont Poutine d’un côté et Trump de l’autre. L’Europe est toujours dans une posture de médiation. Il n’y a pas vraiment de construction autonome de son rôle. Êtes-vous d’accord avec ce constat, et quels seraient, le cas échéant, les moyens d’y remédier ?
C’est vrai qu’il n’y a pas, ou pas encore, une voix de l’Europe forte et unifiée sur la Syrie, la Libye, etc. Cela dit, il y a quand même des progrès, comme, par exemple, les sanctions contre la Russie, qui sont claires. Je pense que là où l’Europe a un avantage comparatif, c’est dans la politique structurelle, les choses qu’on fait sur le long terme. Les sanctions sont un des rares outils de hard power que l’Europe détient, et il ne faudrait pas en négliger l’importance. Mais ça ne crée pas pour autant une unicité, un Trump, un Poutine ou un Xi Jinping. Ce n’est pas au même niveau, parce que nous demeurons dans cet entre-deux, avec des États-nations importants et indépendants, comme la France et l’Allemagne, sur l’Ukraine par exemple.
Quand Jean-Yves Le Drian part en mission dans le Golfe, il n’a pas les meme atouts que Tillerson, mais il a quand même une certaine marge de manoeuvre, et joue un rôle utile. L’Europe, elle, ne peut pas, par exemple, déployer des soldats à Raqqa. Raqqa sera bientôt libérée, et il est difficile de concevoir que l’Europe prenne en charge le maintien de la paix et la désescalade, etc., à Raqqa. Donc il y a une question d’outils, d’instruments. L’Europe représente le long terme, avec notamment les programmes structurels d’aide au développement, de projets de ce type, qui ne permettent cependant pas une diplomatie de mouvement, au jour le jour.
Il y a aussi une question de temporalité. Une question d’efficacité, de poids, d’instruments : on ne joue pas sur la même temporalité. Par exemple, un accord commercial entre l’Europe et le Japon serait un événement majeur avec une influence sur les relations internationales et les normes qui les régissent.
Il est difficile d’imaginer qu’un tel accord puisse être populaire.
Oui. Cela va être très difficile d’en faire la défense et l’illustration, mais il n’empêche que ce serait une réalité au moment où Trump est en retrait et où Xi Jinping fait comprendre qu’il veut prendre le leadership en Asie. Il est vraiment important que l’UE et le Japon finalisent cet accord. Donc on est vraiment encore une fois dans un entre-deux. C’est vrai, l’Europe reste un nain géopolitique, au milieu de géants. Mais en fait, sur un certain nombre de sujets, il ne faut pas non plus aller trop loin dans l’auto-critique, et oublier de voir les instruments structurels et de moyen-terme de l’Europe, et l’impact qu’ils peuvent avoir. Même si elle ne fait pas les gros titres des quotidiens – même pas vraiment des hebdomadaires, elle devrait faire les gros titres des mensuels et des trimestriels.