François de Negroni est sans doute une des rares voix contemporaines à savoir réunir la réflexion, la maîtrise de la littérature scientifique et les coups de marteau de la critique. Ami fidèle de Michel Clouscard, dont il a épousé un certain ton philosophique, connaisseur subtil et impitoyable des réalités franco-africaines, cet intellectuel parfait est aussi un Corse. Dans cet entretien, il nous offre un état des lieux déroutant de la corsitude.
Où se trouve aujourd’hui la Corse pour vous ? Est-elle en France, en Europe ? Dans la mer Méditerranée ? Quelle est l’échelle qui vous permet de la comprendre : le village ? L’île ? Le Continent ?
La Corse est à la fois en France, en Méditerranée et en Europe. Des appartenances qui ne sont pas contradictoires. La géopolitique des îles, articulée autour d’une hypostasie de l’insularité, m’a toujours paru extrêmement vaseuse. Les conceptions ontologiques de « l’îléité » ne sont, selon moi, ni pertinentes, ni opératoires. Une facilité intellectuelle. Chaque île est une île pour les autres.
L’échelon symbolique significatif reste pour moi le village, car il est supposé cristalliser et exprimer tous les mythes fondateurs de la corsitude. Dans son livre Négritude et Négrologues, Stanislas Adotevi souligne que la thématique de la négritude est entièrement inspirée par les travaux de l’ethnologie coloniale. En Corse, vers la fin des années 70, alléchés par les résonnances tiers-mondistes du microclimat politique local, ont déboulé des ribambelles de « chercheurs en sciences humaines », qui ont vite pris leurs aises sur l’île.
Les Charlie et les charlots de cette anthropologie néocoloniale ont, de manière symétrique, façonné le discours de la corsitude, sur la base de présupposés ethno-différentialistes. Ils ont appris aux Corses l’âme corse, l’être-au-monde insulaire. Le tout assorti de cette injonction crépusculaire : Soyez vous-mêmes ! — c’est à dire : Devenez ce que nous avons décidé que vous étiez. Juste un exemple parmi tant d’autres. L’effarant « catholicisme culturel » qui se développe actuellement, non pas induit par une épidémie de born again, mais justifié par un « retour à la tradition » . Quelqu’un aura-t-il un jour la patience de revisiter toutes ces foutaises sur la Corse entre liberté et terreur, la Corse peut-être, la Corse après la Corse, etc, etc, et d’écrire, en reprenant Stanislas Adotevi, un Corsitude et Kyrnologues ?
Dans un livre de 2004, vous avez décrit un type géopolitique paradoxal : le raciste pro-corse. Il s’agit, si nous vous lisons correctement, d’un type étonnant de nomade saisonnier qui, par son accès à des rentes sociales et économiques, trouve intéressant de jouer avec un respect suspect et une admiration exagérée l’adhésion, l’assimilation, l’amour, pour le Corse, en figeant par là cette identité en une sorte de conservation folklorique, fondamentalement raciste. Le raciste pro-corse n’est-il pas alors un nomade virtuel (quelqu’un qui pourrait décider de partir) qui prétendrait se sédentariser, en retrouvant, sur le marché, une essence ?
Si entre peoples et nationalistes, hormis de rares exceptions pétaradantes, des relations de bon aloi ont toujours existé, c’est que la flagornerie des uns et la vulgate des autres s’engendrent réciproquement. Nos vedettes corses ne font que broder à l’infini sur le fameux « So Corsu ne so fieru » (« Je suis Corse et j’en suis fier »), slogan-phare du mouvement autonomiste, en ses commencements. Ils sont, dans la presse estivale, les hérauts permanents d’une Corsican pride répétitive, au mot près. Nous aimerions, souligner, a contrario, ces propos de l’Ivoirienne Nakouty Luyet : « Le débat sur la fierté africaine m’a toujours paru inopportun. J’ai toujours été convaincue que je n’avais pas à être fière d’être africaine ».
Le fantasme du sentiment d’appartenance, chez le people de haut rang, peut même le pousser, au-delà des postures imposées de la flatterie, à des engagements symboliques à forte valeur ajoutée, comme, par exemple, arborer sur les plateaux télévisés nationaux des tee-shirts dédiés à la libération de Yvan Colonna.
Ajoutons enfin que ce nomade saisonnier constitue la figure inversée du migrant économique ou politique, lequel rencontre plus de soucis avec la société corse autochtone. À l’opposé de ce migrant, qui s’exténue entre un « chez soi » perdu, ravagé par les guerres que nous ne cessons d’engager dans son vaste « tiers-quart monde », et un « chez lui » qu’il ne trouve jamais dans les pays d’accueil, le people est chez lui partout où il lui plaira, pour un temps, de se sédentariser, à Calvi comme à Phuket.
Le migrant s’efforce de faire abstraction de ses habitudes, de ses mœurs, de son habitus religieux, moral ou esthétique, bref de son identité d’origine, impraticable en terre d’accueil. Le nomade people, lui, se moque depuis des lustres de son « identité », pour s’investir – dans tous les sens du terme – dans l’identité de passage à laquelle il assigne l’indigène du cru. Pour reprendre l’admirable formule des Illuminations de Rimbaud, énoncée dès le XIXème siècle finissant : « Partout la même magie bourgeoise à tous les points où la malle nous déposera ! ».
Vous avez longtemps travaillé en Afrique et vous avez décrit avec précision les plis du discours postcolonial. Jusqu’où la Corse est-elle une société postcoloniale, africaine, « nègre » ? Jusqu’à quel point est-elle une « Colonie de vacances » ?
Parler de situation postcoloniale en Corse, c’est brûler les étapes, encore que la possibilité d’un futur corsexit ne soit plus utopique. Mais même dans cette hypothèse, la Corse ne servira jamais de « Colonie de vacances » aux nostalgiques de l’Empire. Tout simplement parce que n’existerait pas de disproportion flagrante de pouvoir d’achat entre les habitants de l’île et ceux de l’ancienne métropole. Pour qu’il y ait Colonies de vacances, il faut de la misère à esthétiser et à consommer. La rhétorique nationaliste trouve ici sa limite. Non, les Corses ne sont pas les damnés de la terre d’une France marâtre.
Voyez-vous la possibilité d’un cosmopolitisme corse qui ne passe pas par la médiation continentale ?
Le cosmopolitisme corse, si l’on peut parler ainsi, s’est développé depuis bien longtemps, au XIXème siècle, à la faveur des émigrations à Puerto-Rico et en Amérique latine, et surtout au travers de l’aventure coloniale française. Si bien qu’aujourd’hui, on va retrouver des Corses (ou descendants de Corses) casinotiers au Gabon ou propriétaires fonciers au Vénézuéla… La médiation continentale est, en ce sens, devenue parfaitement inutile.
Les nouveaux moyens de communication permettent de faire vivre une sorte d’Amicale géante des Corses, à l’échelle planétaire – ce qu’avait déjà tenté de réaliser Xavier Moreschi, avec son fameux Dictionnaire mondial des Corses. Cela dit, il ne faut pas exagérer l’effectivité symbolique, voire économique, de ces démarches. On ne va guère au-delà d’un gentil folklore. Et ceux qui évoquent pompeusement une diaspora corse, frémissante et mobilisable pour des lendemains partagés, sont totalement à côté de la plaque.
Croyez-vous ou souhaitez-vous que la référence européenne permette de ressembler des espaces territoriaux séparés par la référence nationale, comme dans le cas de la Sardaigne et de la Corse, ce qui semble montré par le nouveau projet d’eurotunnel passant sous les Bocche di Bonifacio ?
La politique étatsunienne hégémonique, toujours prompte à favoriser la dislocation des vieux états-nations, encourage un euro-régionalisme, sous-traité à Bruxelles…
Avec Clouscard, la crise de l’euro a pendant un moment fait miroiter la possibilité que l’histoire du capitalisme de la transgression s’achève pour une crise de la dette. Comment voyez-vous la tendance profondément bureaucratique traduite aussi par une certaine esthétique bruxelloise, incapable de séduire ? Et que dites-vous de celui qui par moment semblait constituer le plus parfait des vaccins : Emmanuel Macron ?
Macron, à travers ses choix idéologiques falots et atlantistes, est indubitablement l’homme de la situation.