{"id":92612,"date":"2020-11-26T13:50:00","date_gmt":"2020-11-26T12:50:00","guid":{"rendered":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/?p=92612"},"modified":"2020-11-26T13:59:23","modified_gmt":"2020-11-26T12:59:23","slug":"la-toile-de-penelope-un-canon-portugais","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/2020\/11\/26\/la-toile-de-penelope-un-canon-portugais\/","title":{"rendered":"La toile de P\u00e9n\u00e9lope : un canon portugais"},"content":{"rendered":"\n
Au cours du mois d\u2019octobre, le Portugal a inaugur\u00e9 deux nouveaux monuments \u00e0 sa litt\u00e9rature.<\/p>\n\n\n\n
L\u2019un, en pierre, est situ\u00e9 \u00e0 Famalic\u00e3o, une petite ville du nord o\u00f9 un b\u00e2timent appartenant \u00e0 la Fondation Cupertino de Miranda a \u00e9t\u00e9 transform\u00e9 en Tour de la litt\u00e9rature<\/em> (sous la devise \u201c\u00c9loge et simplification de la litt\u00e9rature portugaise\u201d). <\/span>1<\/sup><\/a><\/span><\/span> Chemin verbal et iconographique, cette exposition permanente avance \u00e0 rebours (du pr\u00e9sent aux origines, dans une d\u00e9flation programmatique de toute id\u00e9e de progr\u00e8s) dans l\u2019histoire de la po\u00e9sie et de la prose lusitaniennes, exposant lumi\u00e8res et ombres (comme le revers des d\u00e9couvertes : colonialisme et esclavage), gloires et mis\u00e8res (le retard politique et \u00e9conomique accumul\u00e9 pendant plusieurs si\u00e8cles), gr\u00e2ce et malheurs (aveuglement et violence individuels et collectifs). Quinze salles r\u00e9capitulent treize \u00e9tapes de la litt\u00e9rature portugaise. La puissance de la po\u00e9sie se d\u00e9ploie dans l\u2019impuissance des po\u00e8tes, le miracle de l\u2019\u0153uvre dans la quotidiennet\u00e9 de l\u2019existence, en s\u2019affirmant comme germination contre-intuitive de la mort \u2013 de l\u2019auteur, du h\u00e9ros, du spectateur \u2013 comme soustraite au temps qui passe (qui n\u2019a de pouvoir r\u00e9el que sur la vie). Pour durer, il faut \u00eatre mortel, mais en inscrivant la fin comme symbole, comme mot qui dans la circularit\u00e9 de son retour transmet un sens et une forme de beaut\u00e9. La roue devient un embl\u00e8me de la po\u00e9sie, dans la tour litt\u00e9raire Famalic\u00e3o, qui ferme sa spirale descendante dans un cercle de danse autour d\u2019un grand arbre tot\u00e9mique : la nature et la culture ne sont pas deux mondes parall\u00e8les, mais une diff\u00e9renciation herm\u00e9neutique in\u00e9puisablement explorable et r\u00e9futable :<\/p>\n\n\n\n O chestnut tree, great rooted blossomer,<\/em> Les responsables de la Tour de la Litt\u00e9rature<\/em>, Ant\u00f3nio M. Feij\u00f3, Jo\u00e3o R. Figueiredo et Miguel Tamen, professeurs de l\u2019Universit\u00e9 de Lisbonne, sont \u00e9galement \u00e9diteurs du monument textuel \u00e0 la litt\u00e9rature portugaise qui prend forme dans un volume qui vient de para\u00eetre : O C\u00e2none <\/em>(Le Canon<\/em>).<\/p>\n\n\n\n En 64 articles courts, aussi d\u00e9nud\u00e9s que possible de notes et de bibliographie, 51 \u00e9crivains portugais <\/span>2<\/sup><\/a><\/span><\/span> et quelques cat\u00e9gories historiques et conceptuelles sont pr\u00e9sent\u00e9s (\u00ab Lyrique m\u00e9di\u00e9vale \u00bb ; \u00ab Baroque \u00bb ; \u00ab Critiques \u00bb ; \u00ab Prix \u00bb ; \u00ab Po\u00e8tes Laur\u00e9ats \u00bb ; \u00ab Portugal \u00bb ; \u00ab Orpheu e presen\u00e7a \u00bb, deux revues litt\u00e9raires du XXe si\u00e8cle ; \u00ab Canon 2 \u00bb, f\u00e9minin, et \u00ab Canon 3 \u00bb, gay ; \u00ab Canon \u00bb, tout court). Ces entr\u00e9es ont \u00e9t\u00e9 choisies comme des figures, notions et ph\u00e9nom\u00e8nes essentiels du panorama litt\u00e9raire portugais par les organisateurs de l\u2019anthologie, qui ont \u00e9galement sign\u00e9 deux tiers des contributions. Deux essais sont exceptionnellement d\u00e9di\u00e9s \u00e0 Lu\u00eds de Cam\u00f5es et Fernando Pessoa, \u00e9toiles fixes du firmament po\u00e9tique lusitanien, et quatre \u00e0 la notion de canon : l\u2019importance de cette notion et de ces auteurs justifie et n\u00e9cessite m\u00eame, selon les trois organisateurs, une diffraction des points de vue qui incarne d\u2019ailleurs l\u2019une des id\u00e9es directrices de l\u2019\u0153uvre. L\u2019instance normative et m\u00e9ritocratique, in\u00e9vitablement s\u00e9lective, inh\u00e9rente \u00e0 une entreprise telle que la d\u00e9finition d\u2019un canon, est un crit\u00e8re r\u00e9gulateur qui ne peut pas \u00eatre \u00e9rig\u00e9 en principe. Rejeter le relativisme, accepter et produire des arguments de m\u00e9rite, ne signifie pas renoncer au pluralisme : la pluralit\u00e9 ne suspend pas la normativit\u00e9, elle la module simplement sur la base de la faillibilit\u00e9 et de l\u2019\u00e9volution des points de vue ancr\u00e9s dans la singularit\u00e9 historique et individuelle de l\u2019auctorialit\u00e9. Reconnue comme une dynamique relationnelle et non substantive, la normativit\u00e9 ouvre des processus, favorise des parcours sans pr\u00e9c\u00e9dent de compr\u00e9hension et de jugement plut\u00f4t que de les fermer, plut\u00f4t que de tarir le travail herm\u00e9neutique dans des architectures hi\u00e9rarchiques de st\u00e9rilit\u00e9 syst\u00e9matique.<\/p>\n\n\n\n \u00c9tablir un canon, dans cette perspective, n\u2019\u00e9quivaut pas \u00e0 tracer un p\u00e9rim\u00e8tre, mais \u00e0 red\u00e9marrer un chemin commun de lecture, non fragment\u00e9 dans l\u2019auto-isolement de la prolif\u00e9ration des sp\u00e9cialismes et de l\u2019historicisme philologique. Le canon n\u2019invoque pas une cristallisation m\u00e9ta-historique de valeurs absolues, mais une coexistence d\u2019\u00e9critures diff\u00e9rentes d\u00e9chiffr\u00e9e comme une interd\u00e9pendance, qui n\u00e9cessite un \u2018aper\u00e7u\u2019, une lecture de l\u2019ensemble, et donc une cartographie, qui ne peut pas contenir le \u2018 tout\u2019, mais doit le \u2018simplifier\u2019 dans la tra\u00e7abilit\u00e9 historico-philologique de la conversion interpr\u00e9tative et critique.<\/p>\n\n\n\n Cette notion normativiste mais pluraliste, relationnelle plut\u00f4t que substantive, du canon ne peut cependant pas manquer de prendre en compte l\u2019hypoth\u00e8que \u2018id\u00e9ologique\u2019 qui lui est actuellement associ\u00e9e : il est impossible de nier que celle de canon est d\u00e9sormais devenue une id\u00e9e suspecte et \u00ab clivante \u00bb, comme le souligne Ant\u00f3nio Feij\u00f3 dans l\u2019essai homonyme qui ouvre le livre, en \u00e9voquant des mod\u00e8les autoritaires, centralis\u00e9s et \u00e9ventuellement socialement discriminatoires de s\u00e9lection des contenus de la culture, typiques des soci\u00e9t\u00e9s traditionnelles.<\/p>\n\n\n\n Un canon se greffe par d\u00e9finition dans une tradition, en jaillit et l\u2019\u00e9tablit, mais quel espace pour les traditions reste-t-il dans des soci\u00e9t\u00e9s post-traditionnelles comme la n\u00f4tre ? Comment faire confiance \u00e0 sa fonction de mise en commun, \u00e0 sa capacit\u00e9 \u00e0 faire \u2018ensemble\u2019, si d\u00e9sormais on nous a montr\u00e9 ad nauseam<\/em> qu\u2019une tradition vit autant d\u2019inclusion que d\u2019exclusion, et que sa force repose enti\u00e8rement sur la capacit\u00e9 d\u2019imposer, et \u00e9ventuellement dissimuler ses propres ciseaux axiologiques, rejetant l\u2019alternative constitu\u00e9e par les individus et les minorit\u00e9s comme non pertinente ?<\/p>\n\n\n\n Dans notre monde en rapide mutation, la \u2018suspicion\u2019 anti-traditionnelle coexiste avec inqui\u00e9tude et alerte avec la conscience du fait que des traditions on continue \u00e0 avoir besoin, que leur dissolution est une perte de civilisation pour laquelle nous n\u2019avons pas pr\u00e9par\u00e9 des outils alternatifs appropri\u00e9s. Ce n\u2019est pas pour rien, qu\u2019autour du canon fait rage l\u2019une des batailles d\u00e9cisives des \u00e9tudes postcoloniales : les antagonistes les plus virulents du canon traditionnel sont les d\u00e9fenseurs du renforcement de nouveaux canons, politiquement corrects, car ils sont \u00e9tablis selon des modalit\u00e9s correctives du statu quo<\/em>, dans lesquelles la logique du la s\u00e9lection est invers\u00e9e, allant des p\u00e9riph\u00e9ries vers le centre, du bas vers le haut, du plurivoque \u00e0 l\u2019univoque.<\/p>\n\n\n\n Tout en acceptant explicitement (dans la r\u00e9flexion de l\u2019un de ses auteurs, Ant\u00f3nio Feij\u00f3, et dans l\u2019inclusion de deux articles consacr\u00e9s \u00e0 des traditions minoritaires et refoul\u00e9es comme celles de l\u2019\u00e9criture f\u00e9minine et gay) la l\u00e9gitimit\u00e9 des revendications sociales qui sous-tendent ces r\u00e9visions des canons culturels et artistiques dominants, le canon de la litt\u00e9rature portugaise propos\u00e9 par le livre ne se pr\u00e9sente pas comme une red\u00e9finition radicale de la tradition litt\u00e9raire du pays, il ne provoque pas d\u2019alt\u00e9rations sensationnelles du noyau consolid\u00e9 des auteurs canoniques consacr\u00e9s dans la m\u00e9moire populaire, scolastique et acad\u00e9mique, car il se reconnecte directement aux m\u00e9canismes profonds de formation de la tradition, \u00e9loign\u00e9s de l\u2019imm\u00e9diat et du verticalisme de la d\u00e9cision politique, op\u00e9rant dans le territoire impur et opaque, jamais op\u00e9rationnellement et rationnellement totalisable, de la m\u00e9moire culturelle et de son insoluble oscillation entre r\u00e9pression et antagonisme, entre dissimulation et pol\u00e9mique, discrimination et assimilation. L\u2019int\u00e9gration et la rupture sont les deux p\u00f4les entre lesquels se meut le processus d\u2019auto-reproduction d\u2019une tradition, et un bon canon est, aux yeux des auteurs de ce volume, pr\u00e9cis\u00e9ment ce qui articule la f\u00e9condit\u00e9 de cette dialectique.<\/p>\n\n\n\n Apr\u00e8s tout, la tradition n\u2019est d\u00e9finie que comme une s\u00e9lection synchronique d\u2019un patrimoine symbolique historiquement constitu\u00e9, de ce qui est consid\u00e9r\u00e9 comme valide par une soci\u00e9t\u00e9 ou par un sujet social, et qui doit donc \u00eatre transmis : diachroniquement pr\u00e9serv\u00e9, \u2018sauv\u00e9\u2019 de la pouss\u00e9e \u00e9rosive de changement inh\u00e9rente au passage du temps, au flot incessant de l\u2019histoire. En d\u2019autres termes, la tradition est garante du permanent dans l\u2019impermanent, dans une perspective radicalement anti-m\u00e9taphysique : sa t\u00e2che n\u2019est pas de v\u00e9hiculer ce qui en \u00e9tant dans l\u2019histoire ne lui appartient pas, lui est ant\u00e9rieur (l\u2019essence intemporelle des id\u00e9es et des choses), mais de pr\u00e9server celui de l\u2019historique, du temporel, qui s\u2019impose comme durable. La fonction de la tradition est de convertir le diachronique en un interchronique, en identifiant ce qui \u2018passe\u2019 d\u2019une \u00e9poque \u00e0 l\u2019autre. La figure qui la repr\u00e9sente au mieux est celle de la toile de P\u00e9n\u00e9lope : la conjugaison d\u2019un interminable d\u00e9faire nocturne du faire diurne ; un tissage patient intercal\u00e9 par une dissolution tout aussi patiente et clandestine.<\/p>\n\n\n\n La tradition r\u00e9ussie est celle qui cache son r\u00f4le destructeur aux yeux de ses destinataires : quiconque observe jour apr\u00e8s jour la tapisserie sur le m\u00e9tier \u00e0 tisser ne doit pas remarquer la suppression du travail effectu\u00e9 pr\u00e9c\u00e9demment, sinon il crierait de d\u00e9ception. On nous promet le cours de l\u2019histoire comme un mouvement d\u2019accumulation et de progr\u00e8s, et nous nous retrouvons plut\u00f4t \u00e0 l\u2019exp\u00e9rimenter comme pure transformation \u00e0 somme nulle. Nous ne nous sentons pas plus riches que ceux qui nous ont pr\u00e9c\u00e9d\u00e9s, et en effet nous restons plut\u00f4t emprisonn\u00e9s dans son privil\u00e8ge d\u2019ant\u00e9riorit\u00e9 : l\u2019angoisse de l\u2019influence, le poids comp\u00e9titif de ceux qui viennent en premier est la loi de la bonne tradition, selon Harold Bloom, ap\u00f4tre contemporain et chantre \u00e9l\u00e9giaque du canon. La tradition est fid\u00e8le \u00e0 ses origines (\u00e0 cet Ulysse qui ne peut pas revenir, qui comme toutes les origines est devenu inaccessible), par rapport auxquelles elle doit maintenir la \u00ab vertu \u00bb de sa propre reconnaissabilit\u00e9, auxquelles elle doit pouvoir revenir comme m\u00e9moire sauv\u00e9e (la contemporan\u00e9it\u00e9 avec le pass\u00e9, m\u00eame si celle-ci est d\u00e9sormais hors d\u2019atteinte, c\u2019est, comme l\u2019explique Gadamer, la loi herm\u00e9neutique de la compr\u00e9hension du sens, processus de synchronisation dialogique de l\u2019extension diachronique de la v\u00e9rit\u00e9). Pour cette raison, une tradition efficace est celle qui fait oublier la tradition de la veille, de la g\u00e9n\u00e9ration pr\u00e9c\u00e9dente, pour affirmer son actualit\u00e9 comme le seul pont interchronique possible, cachant la force dissipative de sa fonction m\u00e9morielle. Se souvenir c\u2019est s\u00e9lectionner, supprimer l\u2019insignifiant, le \u00ab non durable \u00bb, le synchronique (travail quotidien, r\u00e9sultat g\u00e9n\u00e9rationnel) qui n\u2019est pas compatible avec les origines, la fid\u00e9lit\u00e9 \u00e0 Ulysse, le pacte \u00e9tablissant sa propre souverainet\u00e9 (de reine m\u00e8re).<\/p>\n\n\n\n \u00c0 la base de toute tradition, en d\u2019autres termes, il y a un pacte, l\u2019\u00e9tablissement d\u2019une normativit\u00e9 selon laquelle le diachronique est jug\u00e9, mod\u00e9lis\u00e9, promu et orient\u00e9, par une grille interchronique de pertinence axiologique plut\u00f4t qu\u2019\u00e9pist\u00e9mique.<\/p>\n\n\n\n Cependant, cette caract\u00e9ristique fondamentale se complique lorsque nous passons des traditions artistiques, religieuses et communautaires aux traditions \u00e9pist\u00e9miques et artistiques, aux formes d\u2019exercice de la rationalit\u00e9 que nous appelons de forme inexacte les sciences humaines (les humanit\u00e9s), comme la philosophie et la critique d\u2019art.<\/p>\n\n\n\n L\u00e0 o\u00f9 il y a de la science, en fait, on ne peut pas parler de tradition mais simplement de savoir ; la description de la fa\u00e7on dont nous y sommes arriv\u00e9s appartient \u00e0 l\u2019histoire, non \u00e0 la chose, et que la diff\u00e9rence compte, la discrimine de toute connaissance \u2018non scientifique\u2019 qui pourtant revendique une l\u00e9gitimit\u00e9 cognitive. Le paradoxe inh\u00e9rent \u00e0 cette revendication est le grand moteur de l\u2019aventure in\u00e9puisable des humanit\u00e9s et des arts : traditions en constante red\u00e9finition du pacte r\u00e9glementaire dont elles d\u00e9coulent, en constante reformulation de leurs origines. Si la tradition religieuse, culturelle, sociale est li\u00e9e par la fid\u00e9lit\u00e9 \u00e0 sa propre matrice fondatrice, la tradition \u00e9pist\u00e9mique et artistique est en conflit irr\u00e9m\u00e9diable avec elle, est constitutivement refondante, et donc explicite, plut\u00f4t que de le cacher, son propre charisme destructeur. Dans une touche l\u00e9g\u00e8rement r\u00e9formiste ou brutalement r\u00e9volutionnaire (classiciste ou moderniste), cette tradition se livre joyeusement aux pr\u00e9tendants, rompant avec Ulysse, et consommant la f\u00eate de la transgression comme l\u2019\u00e9tablissement d\u2019une nouvelle l\u00e9gitimit\u00e9. Cette pulsion est si constitutive que la modernit\u00e9 en a fait le noyau normatif de la s\u00e9lection qui convertit la diachronie en valeur interchronique : la nouveaut\u00e9 (telle que d\u00e9crite de fa\u00e7on m\u00e9morable par Frank Kermode dans son canonique The Sense of an Ending<\/em>) devient alors le crit\u00e8re normatif de validit\u00e9, la d\u00e9viance par rapport \u00e0 l\u2019ant\u00e9riorit\u00e9 est une valeur ajout\u00e9e qui fait d\u2019une voix po\u00e9tique une partie de la tradition, une partie de l\u2019ant\u00e9riorit\u00e9 comme un h\u00e9ritage \u00e0 partir duquel apprendre, sinon par lequel \u00eatre r\u00e9gul\u00e9. Dans son Canon Occidental,<\/em> aussi pol\u00e9mique que paradigmatique, Bloom \u00e9l\u00e8ve ainsi \u00ab l\u2019\u00e9tranget\u00e9<\/em> \u00bb \u00e0 une cat\u00e9gorie d\u2019excellence canonique, la capacit\u00e9 d\u2019une parole <\/em>artistique \u00e0 \u00eatre diff\u00e9rente de la langue <\/em>de la tribu, et, de m\u00eame, l\u2019un des \u00e9diteurs du volume en question, en affirmant la l\u00e9gitimit\u00e9 d\u2019une \u00ab d\u00e9finition litt\u00e9raire du canon litt\u00e9raire \u00bb, identifie le pouvoir \u00ab inventif \u00bb et brusquement cr\u00e9ateur d\u2019un \u00e9crit comme un principe s\u00e9lectif de qualification canonique, \u00e9tabli sur un plan essentiellement inter-auctorial : \u00ab Ce qui d\u00e9termine l\u2019hospitalit\u00e9 canonique pour un auteur, c\u2019est sa cooptation par des pairs, par des auteurs contemporains ou plus tardifs, qui reconnaissent en lui une capacit\u00e9 d\u2019articulation expressive sans pr\u00e9c\u00e9dent, une r\u00e9elle augmentation des possibilit\u00e9s expressives dans le domaine de cet art<\/em> \u00bb (O C\u00e2none, op. cit<\/em>., p. 15). <\/span>3<\/sup><\/a><\/span><\/span><\/p>\n\n\n\n Quiconque est le moteur de l\u2019auto-reproduction de la tradition artistique dont il est issu entre de plein droit dans le canon. \u00catre canonique ne signifie pas que l\u2019on est un produit exemplaire de la tradition (\u00e7a, c\u2019est \u00eatre acad\u00e9mique), mais qu\u2019on la fait \u2013 on qu\u2019on l\u2019a fait \u2013 avancer. Ce qui implique que cette inscription n\u2019est pas d\u00e9cid\u00e9e par les lecteurs mais par les \u00e9crivains (artistes et\/ou critiques, connect\u00e9s dans une inter-fonctionnalit\u00e9 profonde), sujets actifs de ce processus d\u2019auto-reproduction. Puisque le canon intercepte la force motrice de la tradition et non son extension, la popularit\u00e9 (prestige, succ\u00e8s) d\u2019un auteur n\u2019est pas en soi un indice de canonicit\u00e9, soulignent \u00e0 plusieurs reprises les \u00e9diteurs du volume, car l\u2019impact novateur d\u2019une \u0153uvre, son potentiel interchronique, ne correspond pas n\u00e9cessairement \u00e0 l\u2019ampleur de sa r\u00e9ception.<\/p>\n\n\n\n Il est \u00e9vident pour les trois organisateurs de l\u2019\u0153uvre que le choix de ce crit\u00e8re \u00e9minemment moderniste comme normativit\u00e9 fondatrice d\u2019une d\u00e9finition litt\u00e9raire autonome du canon litt\u00e9raire, \u00e9loign\u00e9e des consid\u00e9rations socioculturelles et politiques, d\u00e9finit une strat\u00e9gie critique sp\u00e9cifique, avec lesquels d\u2019autres angles d\u2019appr\u00e9ciation de la valeur litt\u00e9raire (l\u2019engagement humaniste de l\u2019auteur, la repr\u00e9sentativit\u00e9 sociale et politique de son \u0153uvre, son ancrage dans la tradition nationale,\u2026) pourront entrer en conflit. Mais vouloir penser une tradition litt\u00e9raire dans son ensemble, ce n\u2019est pas en faire un tout. Canoniser ne veut pas dire totaliser. La normativit\u00e9 autonome et s\u00e9lective mise en \u0153uvre dans le jugement reconna\u00eet la limite comme pouvoir de donner forme et donc sens : cette proposition critique ne se pense pas comme illimit\u00e9e et d\u00e9finitive, mais comme contribution proc\u00e9durale \u00e0 l\u2019auto-reproduction de la tradition elle-m\u00eame. Son d\u00e9calage ponctuel par rapport aux attentes \u00e9tablies, tant dans des exclusions plus ou moins sensationnelles (comme celle de l\u2019\u00e9crivain f\u00e9tiche Sophia de Mello Breyner Andresen, d\u2019Eugenio de Andrade et Jos\u00e9 Cardoso Pires <\/span>4<\/sup><\/a><\/span><\/span>), que dans des admissions surprenantes, comme celle de Frei Lu\u00eds de Sousa <\/span>5<\/sup><\/a><\/span><\/span>, se configure comme un point de rupture tourn\u00e9 vers l\u2019avenir de la transmission : la liste humblement r\u00e9trospective revendique sa propre force proleptique (selon la polarit\u00e9 esquiss\u00e9e dans l\u2019autre essai consacr\u00e9 au canon, \u00e0 la fin du volume, par Miguel Tamen). Il suffit de lire l\u2019essai de Jo\u00e3o R. Figueiredo sur Cam\u00f5es, dans lequel l\u2019\u00e9pop\u00e9e par excellence des gloires lusitaniennes, Os Lusiadas<\/em>, est d\u00e9crypt\u00e9e comme une machine d\u2019autodestruction du genre \u00e9pique en g\u00e9n\u00e9ral, pour saisir le robuste geste r\u00e9formateur qui sous-tend tout le volume.Dans la modestie de l\u2019aveu de sa partialit\u00e9, cette proposition de canon aspire, en somme, ambitieusement, \u00e0 \u00eatre canonique : si aucune discussion ult\u00e9rieure sur la litt\u00e9rature portugaise ne pourra se passer de prendre position, dans une cl\u00e9 antagoniste ou de r\u00e9\u00e9valuation, sur le bien-fond\u00e9 des choix op\u00e9r\u00e9s et des crit\u00e8res appliqu\u00e9s dans ce volume, O C\u00e2none<\/em> aura atteint son objectif et s\u2019implantera dans la m\u00e9moire du public et des auteurs en tant que monument textuel de la litt\u00e9rature portugaise.<\/p>\n","protected":false},"excerpt":{"rendered":" Un canon se greffe par d\u00e9finition dans une tradition, en jaillit et l\u2019\u00e9tablit, mais quel espace pour les traditions reste-t-il dans des soci\u00e9t\u00e9s post-traditionnelles comme la n\u00f4tre ?<\/p>\n","protected":false},"author":10,"featured_media":92616,"comment_status":"closed","ping_status":"closed","sticky":false,"template":"templates\/post-reviews.php","format":"standard","meta":{"_acf_changed":false,"_trash_the_other_posts":false,"footnotes":""},"categories":[1728],"tags":[],"geo":[1917],"class_list":["post-92612","post","type-post","status-publish","format-standard","hentry","category-arts","staff-teresa-bartolomei","geo-europe"],"acf":[],"yoast_head":"\n
Are you the leaf, the blossom or the bole ?<\/em>
How can we know the dancer from the dance ?<\/em><\/p>\n\n\n\n