Alors que le Liban est secou\u00e9 par une crise politique et \u00e9conomique grave depuis octobre 2019, cet ouvrage est pr\u00e9sent\u00e9 par ses auteurs comme le moyen de comprendre les ressentiments et les frustrations de la soci\u00e9t\u00e9 libanaise actuelle, n\u00e9s des affrontements confessionnels du milieu du XIXe si\u00e8cle et surtout de la Guerre du Liban (1975-1990). N\u00e9anmoins, les auteurs soul\u00e8vent la difficult\u00e9 de prendre de la distance par rapport \u00e0 des \u00e9v\u00e8nements inachev\u00e9s, tabous et dont les archives ne sont pas toujours disponibles, ainsi que de ne pas c\u00e9der \u00e0 l\u2019autocensure alors que l\u2019\u00e9lite politique en place depuis trente ans a mis en place une \u00ab amnistie s\u00e9lective \u00bb pour se maintenir au pouvoir apr\u00e8s la guerre. Malgr\u00e9 ces difficult\u00e9s, l\u2019ouvrage parvient \u00e0 rester critique et \u00e0 garder la distance n\u00e9cessaire, m\u00eame lors des descriptions des horreurs de la guerre.<\/p>\n\n\n\n
Dans le champ acad\u00e9mique, l\u2019ouvrage r\u00e9pond au constat de Samir Kassir dans les ann\u00e9es 1990 repris \u00e0 leur compte par S. Malsagne et D. de Clerck, \u00e0 savoir que peu d\u2019ouvrages traitent du conflit dans sa globalit\u00e9. Les deux auteurs reprennent l\u2019approche multidimensionnelle que Samir Kassir a initi\u00e9e en 1994 mais qu\u2019il n\u2019a appliqu\u00e9e que sur la p\u00e9riode 1975-1982. Le titre de l\u2019ouvrage \u00ab le Liban en guerre \u00bb montre leur volont\u00e9 de s\u2019\u00e9loigner d\u2019une approche \u00e9v\u00e8nementielle strictement politique et r\u00e9gionale pour laisser place aux dimensions sociales, \u00e9conomiques et culturelles. De m\u00eame, \u00e0 l\u2019instar de S. Kassir, ils pr\u00e9f\u00e8rent parler de \u00ab la Guerre du Liban \u00bb pour englober les diff\u00e9rents conflits, guerres et \u00e9chelles qui la composent, ainsi que pour \u00e9viter le terme de \u00ab guerre civile \u00bb qui masque la dimension \u00ab globalis\u00e9e \u00bb du conflit. Ainsi les auteurs reprennent \u00e0 Bruno Cabanes dans Histoire de la guerre<\/em>, l\u2019id\u00e9e que les conflits de la Guerre Froide ont eu dans leur majorit\u00e9 une triple dimension : globale, internationale et r\u00e9gionale, et l\u2019appliquent au Liban en y ajoutant une quatri\u00e8me dimension, le conflit civil. Sans mettre de c\u00f4t\u00e9 la dimension civile du conflit, les auteurs entendent ainsi montrer qu\u2019elle est indissociable d\u2019enjeux r\u00e9gionaux mais aussi mondiaux. Cet ouvrage vise par cons\u00e9quent \u00e0 repenser la Guerre du Liban comme un \u00ab conflit globalis\u00e9 \u00bb, une \u00ab guerre-monde \u00bb.<\/p>\n\n\n\n Cette volont\u00e9 de saisir le conflit dans sa multiplicit\u00e9 s’exprime par la composition de l\u2019ouvrage en six chapitres correspondants \u00e0 autant d\u2019approches diff\u00e9rentes. Cette approche th\u00e9matique et non chronologique en facilite la lecture et donne une certaine autonomie \u00e0 chacun des chapitres qui peut \u00eatre lu de mani\u00e8re ind\u00e9pendante. Sur chacune des th\u00e9matiques abord\u00e9es, les auteurs s\u2019appuient sur les recherches les plus r\u00e9centes, offrant ainsi \u00e0 leur lecteur une ample bibliographie sur la question ainsi qu\u2019un aper\u00e7u des principaux d\u00e9bats historiographiques dans lesquels les auteurs se positionnent.<\/p>\n\n\n\n Le premier chapitre introduit les diff\u00e9rents facteurs ayant men\u00e9 \u00e0 la guerre et offre un cadre chronologique en revenant sur la question de la p\u00e9riodisation du conflit. Les origines du conflit sont class\u00e9es selon des facteurs institutionnels et politiques \u2013 l\u2019\u00e9chec du confessionnalisme politique \u2013, externes \u2013 r\u00f4le du conflit isra\u00e9lo-arabe mais aussi des puissances occidentales \u2013, et enfin, les facteurs socio-\u00e9conomiques \u2013 in\u00e9galit\u00e9s et d\u00e9gradation de la situation \u00e9conomique. Les auteurs reprennent la p\u00e9riodisation la plus courante en quatre phases : la \u00ab guerre des deux ans \u00bb (1975-76), la tr\u00eave syrienne et les interventions isra\u00e9liennes (1977-1982), la \u00ab seconde invasion isra\u00e9lienne et ses cons\u00e9quences \u00bb (1982-1985) et \u00ab la guerre isra\u00e9lo-syrienne par Libanais interpos\u00e9s au sein des m\u00eames camps \u00bb (1986-1990). Ce cadrage historique permet ensuite de faciliter la lecture de l\u2019ouvrage mais donne aussi un aper\u00e7u des d\u00e9bats historiographiques et de l\u2019absence de consensus autour des dates de la guerre, \u00e0 commencer par celle retenue comme son d\u00e9but, le 13 avril 1975.<\/p>\n\n\n\n Les deux chapitres suivants, centr\u00e9s sur les combattants puis sur les civils, fournissent une multitude d\u2019approches et d\u2019analyses empruntant davantage \u00e0 la sociologie, voire \u00e0 l\u2019anthropologie, \u00e0 l\u2019\u00e9conomie ou \u00e0 la g\u00e9ographie pour expliquer d\u2019une part la participation aux combats, les violences exerc\u00e9es, et de l\u2019autre, le quotidien de la survie des civils pendant la guerre. Le chapitre sur les combattants analyse notamment l\u2019ic\u00f4ne du milicien : de son origine dans la figure du qabaday<\/em> (fier-\u00e0-bras), aux raisons de son engagement, en passant par son univers (l\u2019uniforme, le talkie-walkie, les Ray Ban\u2026). Ce chapitre livre d\u2019une part des analyses de sous-groupes au sein des combattants comme les femmes combattantes, les enfants-soldats, les combattants \u00e9trangers, mais il questionne \u00e9galement les motivations des combattants, les violences exerc\u00e9es, les armes employ\u00e9es et revient sur plusieurs massacres. Dans ce chapitre qui est sans doute le plus difficile \u00e0 lire \u00e0 cause des descriptions des violences commises, les auteurs ont recours \u00e0 des analyses anthropologiques pour appr\u00e9hender le d\u00e9cha\u00eenement de violence et la barbarie, devenue dans la Guerre du Liban \u00ab un \u00e9l\u00e9ment de communication adress\u00e9 aux siens comme aux autres pour signifier leur exclusion \u00bb (p. 121). Le chapitre consacr\u00e9 aux civils aborde \u00e9galement de multiples th\u00e8mes \u00e0 travers leurs dimensions socio-culturelles, \u00e9conomiques ou encore psychologiques : les violences subies, la r\u00e9silience, les r\u00e9organisations du quotidien, la baisse du niveau de vie, les cons\u00e9quences psychologiques de la guerre, les loisirs, les abris, l\u2019exil, les r\u00e9sistances, le morcellement du territoire national etc.<\/p>\n\n\n\n Le quatri\u00e8me chapitre intitul\u00e9 \u00ab \u00c9tats, institutions et syst\u00e8mes miliciens \u00bb revient \u00e0 une histoire plus institutionnelle et politique. Les auteurs exposent les d\u00e9bats historiographiques autour de la notion d\u2019\u00ab \u00c9tat failli \u00bb et se positionnent en faveur de travaux r\u00e9cents, ceux de Pierre France et Jamil Mouwad, qui mettent en avant la \u00ab r\u00e9silience de l\u2019\u00c9tat \u00bb. S\u2019ils analysent les dysfonctionnements et la perte de souverainet\u00e9 de l\u2019\u00c9tat, S. Malsagne et D. de Clerck d\u00e9montrent que l\u2019\u00c9tat et les institutions ne se sont pas effondr\u00e9s mais recompos\u00e9s, \u00e0 l\u2019image des administrations qui se sont d\u00e9doubl\u00e9es \u00e0 l\u2019Est et \u00e0 l\u2019Ouest ou de l\u2019arm\u00e9e qui, malgr\u00e9 son affaiblissement et ses divisions, n\u2019a jamais \u00e9t\u00e9 d\u00e9sint\u00e9gr\u00e9e. Dans un second temps, les auteurs analysent les formes d\u2019administration et d\u2019\u00e9conomies parall\u00e8les mises en place dans les \u00ab proto-\u00c9tats \u00bb miliciens.<\/p>\n\n\n\n Les auteurs \u00e9tudient ensuite les dimensions r\u00e9gionales, internationales et globales de la Guerre du Liban (chapitre 5). Tout en mettant en garde contre les utilisations qui ont pu \u00eatre faites du concept de \u00ab guerre des autres \u00bb ainsi que contre les nombreuses th\u00e9ories du complot \u00e9manant des diff\u00e9rents camps qui se sont nourries de la question des influences \u00e9trang\u00e8res dans le conflit, ils d\u00e9montrent l\u2019interd\u00e9pendance entre la politique int\u00e9rieure et les ing\u00e9rences ext\u00e9rieures. Ils reviennent ensuite sur l\u2019implication de diff\u00e9rents pays : les interventions directes de la Syrie et Isra\u00ebl en premier lieu, mais aussi la rivalit\u00e9 \u00c9tats-Unis \/ URSS, les m\u00e9diations et interventions de la France ou encore l\u2019impuissance du Vatican. Le chapitre se cl\u00f4t sur une des id\u00e9es phares de l\u2019ouvrage : celle d\u2019aller \u00ab vers une histoire globale et connect\u00e9e de la Guerre du Liban \u00bb. La dimension globalis\u00e9e de la Guerre est illustr\u00e9e par sa m\u00e9diatisation internationale et surtout par \u00ab l\u2019ensemble des flux mondiaux consid\u00e9rables qu\u2019elle engendre \u00bb (p. 357) \u2013 flux de combattants, d\u2019armes, trafics ill\u00e9gaux, flux financiers, aide humanitaire etc.<\/p>\n\n\n\n Finalement, le dernier chapitre, \u00ab l\u2019ampleur d\u2019une trag\u00e9die \u00bb, revient sur les pertes humaines, civiles et militaires, les d\u00e9placements de populations et leurs cons\u00e9quences, les destructions mat\u00e9rielles et les cons\u00e9quences sur l\u2019\u00e9conomie et la d\u00e9mographie. Il analyse les effets de l\u2019accord de Ta\u00ebf et de la loi d\u2019amnistie g\u00e9n\u00e9rale dont les cons\u00e9quences r\u00e9sonnent particuli\u00e8rement aujourd\u2019hui : \u00ab les formalit\u00e9s de sortie de guerre ont renforc\u00e9 le r\u00f4le du leader politique communautaire (za\u2019im) comme interm\u00e9diaire entre l\u2019\u00c9tat et le groupe dont il est le porte-parole, et consolid\u00e9 le syst\u00e8me confessionnel libanais \u00bb. Enfin, il se cl\u00f4t sur la strat\u00e9gie nationale de retour des d\u00e9plac\u00e9s montrant l\u2019\u00e9chec de la r\u00e9conciliation entre druzes et chr\u00e9tiens dont les relations sont toujours tendues, et mettant notamment en cause l\u2019absence de suivi psychologique.<\/p>\n\n\n\n Enfin, l\u2019importance de la question des repr\u00e9sentations et des m\u00e9moires dans l\u2019ouvrage illustre l\u2019ampleur du traumatisme pour la soci\u00e9t\u00e9 libanaise et semble particuli\u00e8rement pertinente dans le cadre de la crise actuelle. En effet, les auteurs d\u00e9signent d\u00e8s l\u2019introduction le n\u0153ud du probl\u00e8me : l\u2019absence d\u2019un travail de m\u00e9moire officiel qui permettrait de r\u00e9concilier les diff\u00e9rents acteurs de la guerre et de surmonter les traumatismes. Trente ans apr\u00e8s la fin de la guerre, les anciens chefs de milices, les acteurs de la guerre continuent d\u2019occuper les principaux postes politiques et en l\u2019absence de consensus, aucun discours national n\u2019est produit sur la guerre. Il y a donc une appropriation des m\u00e9moires de la guerre par la soci\u00e9t\u00e9 civile, ce qui laisse place \u00e0 une logique conflictuelle entre diff\u00e9rentes communaut\u00e9s, voire \u00e0 l\u2019instrumentalisation du discours m\u00e9moriel. Cette situation laisse ainsi craindre la r\u00e9surgence d\u2019un conflit dans un \u00c9tat qui n\u2019a pas r\u00e9ussi \u00e0 d\u00e9passer les logiques communautaires et client\u00e9listes.<\/p>\n\n\n\n Pour conclure, les v\u00e9ritables atouts de cet ouvrage sont donc de rendre compte de l\u2019\u00e9tat de la recherche tout en proposant une lecture originale de la Guerre du Liban comme un conflit \u00ab globalis\u00e9 \u00bb. Cette double lecture de la guerre, \u00e0 la fois dans sa dimension civile et dans sa dimension globale, pr\u00e9sente un cadre de compr\u00e9hension particuli\u00e8rement pertinent pour appr\u00e9hender d\u2019autres conflits du Moyen-Orient, \u00e0 commencer par la guerre en Syrie. De plus, la richesse des analyses, la diversit\u00e9 des approches et des travaux de recherche cit\u00e9s n\u2019enl\u00e8vent rien \u00e0 son accessibilit\u00e9 et \u00e0 son caract\u00e8re synth\u00e9tique.<\/p>\n","protected":false},"excerpt":{"rendered":" Comment appr\u00e9hender la guerre civile libanaise dans la multiplicit\u00e9 de ses \u00e9chelles et dans la vari\u00e9t\u00e9 de ses dimensions ? <\/p>\n","protected":false},"author":11,"featured_media":92368,"comment_status":"closed","ping_status":"closed","sticky":false,"template":"templates\/post-reviews.php","format":"standard","meta":{"_acf_changed":false,"_trash_the_other_posts":false,"footnotes":""},"categories":[1731],"tags":[],"geo":[543],"class_list":["post-92367","post","type-post","status-publish","format-standard","hentry","category-politique","staff-coline-renaud","geo-mediterranee"],"acf":[],"yoast_head":"\n