La force priv\u00e9e est devenu un v\u00e9ritable march\u00e9. Personne ne sait combien de milliards de dollars circulent sur ce march\u00e9 ill\u00e9gal. Depuis le d\u00e9but du si\u00e8cle, l’activit\u00e9 des mercenaires a jou\u00e9 un r\u00f4le majeur en Afghanistan, en Irak, au Y\u00e9men, au Nigeria, en Ukraine, en Syrie et en Libye – plus r\u00e9cemment dans les combats du Haut-Karabakh. Au cours de l’ann\u00e9e fiscale 2017, le Pentagone a accord\u00e9 320 milliards de dollars \u00e0 des contrats f\u00e9d\u00e9raux, dont 71 % pour des \u00ab services \u00bb – une rubrique dans laquelle s\u2019inscrit le recours \u00e0 des soci\u00e9t\u00e9s militaires priv\u00e9es.<\/p>\n\n\n\n
Le Moyen-Orient est inond\u00e9 de soldats de fortune \u00e0 la recherche de travail. La capitale du Kurdistan, Erbil, est devenue un march\u00e9 non officiel cl\u00e9 pour les services des mercenaires. Certains d’entre eux ne veulent que la mort des terroristes, d’autres sont des aventuriers ou des v\u00e9t\u00e9rans am\u00e9ricains et britanniques qui ont trouv\u00e9 la vie inutile. Comme l’a montr\u00e9 une bataille en Syrie au d\u00e9but de l’ann\u00e9e, les mercenaires sont plus aguerris que ne le pensent de nombreux experts : il a fallu quatre heures aux troupes d’\u00e9lite am\u00e9ricaines et aux avions les plus avanc\u00e9s pour repousser 500 mercenaires.<\/p>\n\n\n\n
Les \u00c9mirats arabes unis ont envoy\u00e9 des centaines de mercenaires des forces sp\u00e9ciales pour combattre les Houthis soutenus par l’Iran au Y\u00e9men. La plupart d’entre eux provenaient de pays d’Am\u00e9rique du Sud comme la Colombie, le Panama, le Salvador et le Chili ; des v\u00e9t\u00e9rans des guerres de la drogue. Ils ont \u00e9t\u00e9 pay\u00e9s trois \u00e0 quatre fois leur ancien salaire, mais pour une fraction du co\u00fbt des mercenaires britanniques ou am\u00e9ricains. L’Arabie Saoudite, le Qatar et les Emirats suivent simplement l’exemple des Etats-Unis qui n’h\u00e9sitent jamais \u00e0 d\u00e9noncer la Russie qui a d\u00e9ploy\u00e9 des mercenaires en Ukraine et en Libye. L’Occident critique les dirigeants turcs pour avoir d\u00e9ploy\u00e9 des mercenaires syriens en Libye et dans le Caucase, mais se retrouvent dans le m\u00eame jeu. Personne en Occident n’a critiqu\u00e9 le Nigeria lorsqu’il a eu recours \u00e0 des mercenaires sud-africains pour faire combattre Boko Haram.<\/p>\n\n\n\n
Il n’est gu\u00e8re surprenant que les \u00c9tats engagent des mercenaires : l’arm\u00e9e nig\u00e9riane n’a r\u00e9ussi aucune perc\u00e9e contre Boko Haram pendant six ans ; au Moyen-Orient, les arm\u00e9es nationales progressent lentement en l’absence des Nations unies. Un ancien parachutiste et entrepreneur militaire priv\u00e9, aujourd’hui professeur associ\u00e9 \u00e0 l’universit\u00e9 de la d\u00e9fense nationale des \u00c9tats-Unis, Sean McFate, a fourni dans The Modern Mercenary<\/em> (OUP 2014), une perspective sans pr\u00e9c\u00e9dent sur les rouages de ce monde opaque, une explication de la structure \u00e9conomique de l’industrie et montre en d\u00e9tail comment les entreprises op\u00e8rent sur le terrain. Le nom de Blackwater, rebaptis\u00e9 Xe Services et maintenant Academi, a parfois fait la une des journaux. Elle g\u00e8re un centre de formation de 7 000 acres en Caroline du Nord et avait, en 2007, produit une arm\u00e9e de 20 000 soldats, 20 avions dont la plupart ont \u00e9t\u00e9 envoy\u00e9s en Afghanistan et en Irak dans le cadre de contrats du gouvernement am\u00e9ricain. Mais peu de gens ont entendu parler du g\u00e9ant de la s\u00e9curit\u00e9 G4S, le deuxi\u00e8me plus grand employeur au monde avec 625 000 employ\u00e9s (derri\u00e8re Walmart). Il est pr\u00e9sent dans 125 pays. Qui a entendu parler de la soci\u00e9t\u00e9 australienne Unity Ressources, ou Erinys, dont des milliers de gardes prot\u00e8gent les installations p\u00e9troli\u00e8res de l’Irak, ou de Dyncorp, dont les revenus s’\u00e9l\u00e8vent \u00e0 pr\u00e8s de 3,5 milliards de dollars par an, ou encore de Triple Canopy ? Comme le souligne Sean McFate, \u00ab la guerre contractuelle est devenue une nouvelle fa\u00e7on de faire la guerre, ressuscit\u00e9e par les \u00c9tats-Unis et imit\u00e9e par d’autres \u00bb.<\/p>\n\n\n\n Il est bon de rappeler que l’histoire des mercenaires remonte \u00e0 des milliers d’ann\u00e9es. X\u00e9nophon avait une \u00e9norme arm\u00e9e de mercenaires grecs, connue sous le nom de Dix Mille (401-399 av. J.-C.) ; Carthage s’est appuy\u00e9e sur des mercenaires pendant les guerres puniques ; et la moiti\u00e9 de l’arm\u00e9e de Guillaume le Conqu\u00e9rant \u00e9tait constitu\u00e9e d’\u00e9p\u00e9es lou\u00e9es. Le sultanat mamelouk (1250-1517) \u00e9tait un r\u00e9gime d’esclaves mercenaires convertis \u00e0 l’Islam ; et les empereurs byzantins comptaient sur la Garde Varangienne de mercenaires norv\u00e9giens, dont les prouesses au combat n’avaient d’\u00e9gal que leur capacit\u00e9 \u00e0 avaler de vastes chopes de bi\u00e8re. <\/p>\n\n\n\n Plus r\u00e9cemment, pendant la guerre de Trente Ans (1618-1648), les Condottieri <\/em>et les Landsknechts <\/em>dominaient la guerre dans une Europe o\u00f9 la souverainet\u00e9 \u00e9tait fragment\u00e9e entre des acteurs aussi divers que le roi, l’empereur, l’\u00e9v\u00eaque, le prince, la ville-\u00c9tat et l’ordre chevaleresque. Au XVIIe <\/sup>si\u00e8cle, la guerre \u00e9tait devenue la plus grande industrie d’Europe et avait donn\u00e9 naissance \u00e0 des entrepreneurs militaires, tels que le comte Albrecht Wallenstein, le marquis de Spinola et Bernard von Weimar qui \u00e9quipaient ce qu’on appelait des \u00ab r\u00e9giments de location \u00bb. La paix de Westphalie, en 1648, consolida l’\u00c9tat moderne et de la r\u00e8gle, et la violence devint un monopole d’\u00c9tat. Les mercenaires avaient an\u00e9anti un tiers de la population d’Europe centrale qu’il fallut un si\u00e8cle \u00e0 l’Allemagne pour r\u00e9cup\u00e9rer. Les dirigeants europ\u00e9ens ont mis fin au libre march\u00e9 de la force, les arm\u00e9es publiques ont remplac\u00e9 les arm\u00e9es priv\u00e9es. <\/p>\n\n\n\n Mais quelles sont les causes de ce retour rapide vers les mercenaires apr\u00e8s plus de trois si\u00e8cles d’arm\u00e9es nationales ? Alors que le monde devenait plus instable \u00e0 la fin de la Guerre froide, les \u00c9tats-Unis ont commenc\u00e9 \u00e0 r\u00e9duire de 40 % leurs effectifs militaires afin de r\u00e9colter un \u00ab dividende de la paix \u00bb. Le nombre de soldats, marins et aviateurs en service actif a \u00e9t\u00e9 r\u00e9duit de 2,2 \u00e0 1,4 millions, les troupes stationn\u00e9es \u00e0 l’\u00e9tranger ont diminu\u00e9 de moiti\u00e9, laissant de nombreux hommes bien entra\u00een\u00e9s sans emploi. Entre-temps, l’instabilit\u00e9 s’est accrue : alors que l’arm\u00e9e am\u00e9ricaine a men\u00e9 dix op\u00e9rations en dehors des engagements normaux en mati\u00e8re de formation et d’alliance entre 1960 et 1991, ce nombre est pass\u00e9 \u00e0 vingt-six entre 1991 et 1998. La \u00ab guerre sans cruaut\u00e9 \u00bb est devenue \u00e0 la mode et un nouveau monde est n\u00e9, dans lequel les drones et l’industrie militaire priv\u00e9e feraient des ravages pour l’Am\u00e9rique.<\/p>\n\n\n\n L’\u00c9tat moderne, qui, depuis 1648, se d\u00e9finissait par le monopole de la force, venait de changer sans que personne ne s\u2019en rende compte. Les arm\u00e9es priv\u00e9es offrent des services \u00e0 la demande pour ex\u00e9cuter tout ce que leurs employeurs (\u00c9tats, multinationales, etc.) veulent bien faire, et elles sont moins ch\u00e8res que les arm\u00e9es publiques. Elles offrent l’avantage suppl\u00e9mentaire que le gouvernement peut nier ce qu’elles font r\u00e9ellement puisque le parlement a moins acc\u00e8s \u00e0 ce que fait l’ex\u00e9cutif et que personne ne compte jamais le nombre de contractants morts.<\/p>\n\n\n\n Le monde actuel ressemble de plus en plus \u00e0 la souverainet\u00e9 \u00ab fragment\u00e9e \u00bb et \u00ab fractur\u00e9e \u00bb de l’ordre mondial m\u00e9di\u00e9val. Mais le recours croissant de l’Am\u00e9rique \u00e0 l’externalisation de ses guerres a plus \u00e0 voir avec la fatigue imp\u00e9riale qu’avec toute autre chose. Beaucoup de ses dirigeants veulent toujours se battre, mais l’Am\u00e9ricain moyen ne veut plus saigner. Alors que la guerre en Afghanistan et en Irak s’\u00e9ternisait, l’Am\u00e9rique a constat\u00e9 qu’elle ne pouvait tout simplement pas trouver suffisamment de recrues. Que faire ? Se retirer et conc\u00e9der la d\u00e9faite ? R\u00e9tablir le projet ? Faire appel \u00e0 des contractuels pour remplir les rangs ? Les responsables politiques de Washington ont choisi la troisi\u00e8me option. De 2007 \u00e0 2012, le Pentagone a d\u00e9pens\u00e9 environ 160 milliards de dollars en contrats de s\u00e9curit\u00e9 priv\u00e9s, soit quatre fois le budget de la d\u00e9fense britannique. Il se peut que cette d\u00e9cision soit regrett\u00e9e, car des pays du monde entier lui embo\u00eetent le pas.<\/p>\n\n\n\n Avec les industries priv\u00e9es du renseignement, les arm\u00e9es priv\u00e9es sont l\u00e0 pour rester et se d\u00e9velopper, ce qui ouvre la possibilit\u00e9 de guerres sans \u00c9tat – des guerres priv\u00e9es – un concept inconcevable pour la plupart des responsables de la s\u00e9curit\u00e9 nationale ou des chefs d’\u00c9tat. Privatiser la guerre, c’est d\u00e9former la guerre, ouvrir les strat\u00e9gies du souk – tout est \u00e0 vendre et doit \u00eatre troqu\u00e9. Fraude, tromperie, duperie et marchandage acharn\u00e9 sont les mots d’ordre, mais la valeur et les marchandises exotiques le sont aussi. Il n’y a ni remboursement, ni retour, ni \u00e9change. La guerre priv\u00e9e abaisse les barri\u00e8res \u00e0 l’entr\u00e9e et engendre la guerre ; quiconque peut se permettre des mercenaires sera tent\u00e9 d’aller \u00e0 la guerre. Quant aux \u00c9tats, habitu\u00e9s \u00e0 la guerre classique, ils sont totalement pris au d\u00e9pourvu par ce qui se passe d\u00e9j\u00e0. Les cons\u00e9quences in\u00e9vitables, notamment au Moyen-Orient et en Afrique, seront la r\u00e9\u00e9criture des fronti\u00e8res, une plus grande violence et quelques perdants inattendus.<\/p>\n","protected":false},"excerpt":{"rendered":" La force priv\u00e9e est devenu un v\u00e9ritable march\u00e9. Personne ne sait combien de milliards de dollars circulent sur ce march\u00e9 ill\u00e9gal. 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