{"id":64190,"date":"2020-03-20T00:41:20","date_gmt":"2020-03-19T23:41:20","guid":{"rendered":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/?p=64190"},"modified":"2020-03-20T00:41:57","modified_gmt":"2020-03-19T23:41:57","slug":"lecrivaine-et-le-chat-diabolique","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/2020\/03\/20\/lecrivaine-et-le-chat-diabolique\/","title":{"rendered":"L\u2019\u00e9crivaine et le chat diabolique"},"content":{"rendered":"\n
Le point de d\u00e9part du nouveau roman d\u2019Adda Dj\u00f8rup, c\u2019est le rejet de l\u2019art du roman, de la fiction. L\u2019ouvrage d\u00e9bute ainsi : \u00ab J\u2019ai arr\u00eat\u00e9 d’\u00e9crire des romans en avril, justement dans les jours o\u00f9 le printemps arrivait \u00e0 Copenhague. \u00bb Avec cette premi\u00e8re phrase, le livre s\u2019inscrit dans la cat\u00e9gorie de l\u2019\u00e9criture fond\u00e9e sur la n\u00e9gation de l\u2019\u00e9criture, cette grande tradition des \u00e9crivains \u00ab n\u00e9gatifs \u00bb sans lesquels la litt\u00e9rature europ\u00e9enne telle que nous la connaissons n\u2019existerait pas : les \u00e9crivains qui ont \u00e9crit sur la n\u00e9gation de l\u2019\u00e9criture (Kafka, Hofmannsthal), les \u00e9crivains qui ont arr\u00eat\u00e9 d\u2019\u00e9crire (Rimbaud), les \u00e9crivains qui n\u2019ont jamais \u00e9crit (Socrate), et les \u00e9crivains qui ont cherch\u00e9 une sorte de degr\u00e9 z\u00e9ro de la litt\u00e9rature (Celan, Beckett, Blanchot). Comme chez ces \u00e9crivains, le geste de la n\u00e9gation de l\u2019\u00e9criture se montre tr\u00e8s productif chez Adda Dj\u00f8rup.<\/p>\n\n\n\n
La narratrice est une m\u00e8re c\u00e9libataire qui gagne sa vie pour elle-m\u00eame et pour sa petite fille en \u00e9crivant des romans dans un genre \u00ab de facture honn\u00eate, avec un d\u00e9but, un milieu et une fin \u00bb. Mais vient un jour d\u2019avril o\u00f9 elle entend la voix doucereuse du bouleau devant sa fen\u00eatre lui souffler des questions sur l\u2019utilit\u00e9 de l\u2019\u00e9criture. Sous l\u2019influence de cette voix, elle se met \u00e0 ressentir \u00ab le poids \u00e9trangement laineux de toutes les heures de ma vie que j\u2019avais pass\u00e9es \u00e0 \u00e9crire des romans, \u00e0 lire des romans, \u00e0 penser aux romans, \u00e0 parler de romans. J\u2019ai eu le sentiment d\u2019\u00eatre devant un mur massif, infiniment grand, infiniment large. Derri\u00e8re elle une autre vie, une vie sans fiction. La vie, toute simple \u00bb Elle prend alors une d\u00e9cision d\u00e9finitive : \u00ab J\u2019arr\u00eate d\u2019\u00e9crire. J\u2019arr\u00eate maintenant ! \u00bb<\/p>\n\n\n\n
Le sevrage romanesque pour l\u2019\u00e9crivaine est d\u00e9crit comme une cure de d\u00e9sintoxication pour un alcoolique. Elle se d\u00e9barrasse de tout ce qui pourrait la laisser entrer en tentation : son ordinateur, ses livres. Dans un premier temps, elle garde le clavier de son ordinateur, mais finit par le jeter, parce qu\u2019elle ne peut pas se retenir d\u2019y taper des mots, sans produire autre chose qu\u2019un son.<\/p>\n\n\n\n
La toxicomane trouve alors des \u00e9chappatoires : avec les feutres bleus de sa fille, la non-\u00e9crivaine \u00e9crit un manuscrit, une histoire de meurtres \u00e0 Venise, avec des d\u00e9calages temporels et des Doppelg\u00e4nger<\/em>. Ce manuscrit, retranscrit dans le livre, est \u00e9crit d\u2019une mani\u00e8re \u00e9trange, un peu comme une esquisse ou un synopsis qui semblerait se conformer \u00e0 la d\u00e9finition de l\u2019\u00e9criture donn\u00e9e par Marguerite Duras : \u00ab \u00c9crire, c\u2019est tenter de savoir ce qu\u2019on \u00e9crirait si on \u00e9crivait. \u00bb<\/p>\n\n\n\n Comme on le sait, le refoul\u00e9 a pour habitude de refaire surface. C\u2019est quand l\u2019\u00e9crivaine laisse tomber l\u2019\u00e9criture que l\u2019\u00e9criture commence v\u00e9ritablement. Au moment o\u00f9 elle l\u00e8ve son regard du bureau et le dirige vers \u00ab la r\u00e9alit\u00e9 \u00bb, elle fait une peinture verbale du vieux bouleau, de son voile tremblant et vert clair, comme seule la litt\u00e9rature sait en faire. La voix qui sort des murmures des feuilles de l\u2019arbre est un trope \u00e9galement fort litt\u00e9raire, qui s\u2019autorise de surcro\u00eet un d\u00e9tour par T.S. Eliot : \u201dApril is the cruellest month\u2026<\/em>\u201d <\/p>\n\n\n\n Quand la narratrice se laisse distraire par \u00ab la r\u00e9alit\u00e9 \u00bb, c\u2019est bien la litt\u00e9rature qu\u2019elle rencontre. Elle ne r\u00e9ussit jamais \u00e0 livrer le manuscrit \u00e9crit au feutre bleu \u00e0 son \u00e9ditrice, car sur le chemin, alors qu\u2019elle est sur son v\u00e9lo au milieu de l\u2019\u00e9t\u00e9, elle d\u00e9couvre sur le mur du parc un chat g\u00e9ant : \u00ab dans une posture fortement humaine, sur son derri\u00e8re, pench\u00e9 en arri\u00e8re avec les pattes avant appuy\u00e9es sur le mur. Ses pattes arri\u00e8re, \u00e9cart\u00e9es, \u00e9taient suspendues sur le bord, comme ses grandes couilles poilues qui se dessinaient clairement contre le mur jaune pendant qu\u2019un grand membre rose en \u00e9rection pointait vers le ciel chaud et bleu. \u00bb La vue du chat fait entrer la narratrice dans le parc, attir\u00e9e par la vie d\u2019\u00e9t\u00e9 fleurissante, oubliant sa mission d\u2019\u00e9crivaine mais finissant paradoxalement par se perdre compl\u00e8tement dans la fiction. En effet, le chat la rejoint dans le parc, et se r\u00e9v\u00e8le n\u2019\u00eatre autre que le chat B\u00e9h\u00e9moth du roman de Mikha\u00efl Boulgakov, Le Ma\u00eetre et Marguerite<\/em>. Entrant dans la r\u00e9alit\u00e9 du parc la narratrice fait une chute comme, Alice dans le roman de Lewis Carroll : \u00ab Je tombai, et je tombai, et je tombai\u2026 \u00bb<\/p>\n\n\n\n