{"id":55591,"date":"2020-01-03T20:54:43","date_gmt":"2020-01-03T19:54:43","guid":{"rendered":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/?p=55591"},"modified":"2020-01-05T20:30:04","modified_gmt":"2020-01-05T19:30:04","slug":"les-nouveaux-martyrs-dallah","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/2020\/01\/03\/les-nouveaux-martyrs-dallah\/","title":{"rendered":"Les nouveaux martyrs d’Allah"},"content":{"rendered":"\n
A l\u2019occasion de la mort du g\u00e9n\u00e9ral iranien Ghassem Soleimani, tu\u00e9 en territoire irakien par un drone am\u00e9ricain, le 03 janvier 2020, nous souhaitons publier ce compte-rendu pour permettre de comprendre le fond th\u00e9ologique de la r\u00e9action du r\u00e9gime iranien. Il est en effet peu probable<\/a> que les officiels iraniens lancent imm\u00e9diatement une guerre de grande ampleur contre les Etats-Unis. En revanche, il est certain que Soleimani sera honor\u00e9 en \u201cmartyr\u201d, qu\u2019un culte soit construit autour de sa mort, pour alimenter le narratif du r\u00e9gime, qui va le pr\u00e9senter comme un Hossein contemporain, tomb\u00e9 au champ d’honneur sous les coups injustes d’un oppresseur \u00e9tranger sur les terres sacr\u00e9s d’Irak. Pour comprendre les racines de la martyrologie iranienne et sa puissance mobilisatrice en Iran, nous avons d\u00e9cid\u00e9 d\u2019\u00e9crire un compte-rendu de ce livre incontournable sur la question du martyre contemporain, Les nouveaux martys d\u2019Allah, de Farhad Khosrokhavar, qui permet de comprendre comment le dolorisme qui\u00e9tiste chiite est devenue une force de mobilisation populaire qui permet de transformer, pour ainsi dire, des d\u00e9faites militaires en victoires spirituelles. <\/em><\/p>\n\n\n\n Farhad Khosrokhavar publie en 2002 Les nouveaux martyrs d\u2019Allah<\/em>, travail de sociologie et d\u2019anthropologie de la martyrologie dans les pays musulmans dans la seconde moiti\u00e9 du XX\u00e8me si\u00e8cle. Pour commencer, la relation \u00e0 la mort et \u00e0 la violence religieuse, qui pourrait \u00eatre trait\u00e9e d\u2019un point de vue th\u00e9ologique, est d\u00e8s le d\u00e9but de l\u2019introduction trait\u00e9e comme un probl\u00e8me de construction politique : \u00ab les formes islamiques de lutte aboutissant au djihad<\/em> ou au martyre sont li\u00e9es \u00e0 la constitution de nouvelles nations qui rencontrent un obstacle sur leur chemin, ou, comme dans l\u2019exemple iranien, \u00e0 la formation de nations qui se trouvent en situation de guerre contre un autre pays \u00bb (p. 9). L\u2019auteur distingue alors deux types de martyres : l\u2019un est le r\u00e9sultat d\u2019un processus difficile de formation politique ; l\u2019autre se comprend en lien avec l\u2019effondrement du monde bipolaire et de l\u2019empire sovi\u00e9tique. Tout d\u2019abord, examinons l\u2019id\u00e9e selon laquelle le culte des martyrs est intimement li\u00e9 \u00e0 la conviction que le sacrifice de soi permet la construction d\u2019une communaut\u00e9 politique. Nous rappellerons comment Khosrokhavar pr\u00e9sente les transformations historiques et th\u00e9ologiques n\u00e9cessaires pour rendre possible le martyre sous la forme qu\u2019on conna\u00eet aujourd\u2019hui. Dans un second temps, nous montrerons comment Farhad Khosrokhavar distingue les diff\u00e9rents types de martyrs en fonction de la communaut\u00e9 qu\u2019ils tentent de cr\u00e9er par leur sacrifice.<\/p>\n\n\n\n L\u2019\u00e9volution du concept de martyr sous influence grecque montre l\u2019universalit\u00e9 monoth\u00e9iste du sacrifice. Comprendre l\u2019apparition du concept de \u00ab martyr \u00bb dans le sens actuel implique une plong\u00e9e dans le monde grec. Martyr vient du grec \u00ab martus \u00bb, qui signifie \u00ab t\u00e9moin \u00bb. Le sens de \u00ab sacrifice \u00bb ne s\u2019y adjoint qu\u2019au II\u00e8me si\u00e8cle, avec les martyrs chr\u00e9tiens, massacr\u00e9s parce qu\u2019ils tentaient d\u2019emp\u00eacher les sacrifices animaux. Petit \u00e0 petit, la relation entre celui qui \u00ab t\u00e9moigne \u00bb de l\u2019existence d\u2019un Dieu et celui qui \u00ab meurt \u00bb pour la prouver fait que le mot prend cette double signification, et contamine progressivement le mot arabe (qui passe dans la langue persane) de \u00ab shahid \u00bb (\u0634\u0647\u06cc\u062f), qui signifie \u00ab t\u00e9moin \u00bb mais prend le sens du \u00ab sacrifice \u00bb sous influence grecque. Qui plus est, on trouve, chez les martyrs chr\u00e9tiens, l\u2019expression \u00ab soif de mourir \u00bb, proche de l\u2019expression des martyrs chiites. <\/span>1<\/sup><\/a><\/span><\/span> Montrer cette relation permet \u00e0 Farhad Khosrokhavar de montrer que le ph\u00e9nom\u00e8ne de d\u00e9sir de mort, et le lien entre mort et preuve de v\u00e9rit\u00e9 n\u2019est pas limit\u00e9 \u00e0 la religion musulmane, mais serait plut\u00f4t une caract\u00e9ristique commune \u00e0 plusieurs religions monoth\u00e9istes. N\u2019ayant pas le temps de restituer le d\u00e9tail de l\u2019argumentation de Farhad Khosrokhavar, nous nous en tiendrons \u00e0 expliquer ses postulats th\u00e9oriques. Il suppose que certaines nations (Iran, Alg\u00e9rie, Palestine), influenc\u00e9es par l\u2019\u00e9volution du monde et par les id\u00e9es occidentales, ont nourri et d\u00e9velopp\u00e9 un d\u00e9sir de construction nationale, alli\u00e9 \u00e0 un d\u00e9sir de souverainet\u00e9 sur leur territoire, souvent d\u00e9pendant de diff\u00e9rentes formes de colonisations et renforc\u00e9 par la satisfaction d\u2019une autre revendication \u00e0 la terre : celle d\u2019Isra\u00ebl. Or cette aspiration a \u00e9t\u00e9 d\u00e9\u00e7ue \u00e0 diff\u00e9rents niveaux en fonction des territoires concern\u00e9s : les Palestiniens ne parviennent pas \u00e0 construire une communaut\u00e9 politique ; les Alg\u00e9riens et les Iraniens parviennent \u00e0 repousser l\u2019influence de pays \u00e9trangers sans pour autant parvenir \u00e0 l\u2019unit\u00e9 politique r\u00eav\u00e9e et id\u00e9alis\u00e9e pendant les processus r\u00e9volutionnaires. Ainsi, \u00ab le martyre iranien, alg\u00e9rien ou palestinien ob\u00e9it \u00e0 une logique interne qui est celle de l\u2019aspiration frustr\u00e9e \u00e0 une nation d\u00e9ni\u00e9e \u00bb (p. 173). En ce qui concerne la guerre Iran-Irak, Farhad Khosrokhavar montre que le concept de martyr permet d\u2019\u00e9tablir une relation \u201ccharnelle\u201d entre le Guide de la r\u00e9volution islamique et les jeunes martyrs qu\u2019il envoie au front contre l\u2019Irak. Or il semblerait que cette analyse s\u2019inscrive dans la continuit\u00e9 des travaux de la deuxi\u00e8me p\u00e9riode th\u00e9orique de Freud et notamment avec Psychologie de masse et analyse du moi<\/em> (\u00e0 lire en lien avec Au-del\u00e0 du principe de plaisir<\/em> et Le moi et le \u00e7a<\/em>). La deuxi\u00e8me hypoth\u00e8se principale de Farhad Khosrokhavar consiste \u00e0 montrer que les djihadistes ont un imaginaire extr\u00eamement proche de l\u2019imaginaire occidental, par lequel ils sont profond\u00e9ment influenc\u00e9s. Apr\u00e8s avoir nuanc\u00e9 cette th\u00e8se en introduisant le concept de \u201cnostalgie d\u2019empire\u201d, nous montrerons comment elle s\u2019applique avec justesse \u00e0 des formations terroristes comme Al-Qaeda, et permet d\u2019aboutir \u00e0 une nouvelle th\u00e9orie de la mondialisation.<\/p>\n\n\n\n Farhad Khosrokhavar montre que les diff\u00e9rents types de martyre peuvent s\u2019analyser et se comprendre comme des r\u00e9ponses \u00e0 des id\u00e9aux politiques occidentaux, qui, ayant diff\u00e9rentes \u00e9chelles politiques, donnent lieu \u00e0 des r\u00e9ponses martyrologiques \u00e0 diff\u00e9rentes \u00e9chelles. De ce point de vue-l\u00e0, s\u2019il montre comment les martyrs en Iran, dans le FIS alg\u00e9rien, ou au cours des Intifadas palestiniennes, r\u00e9pondent en fait \u00e0 un id\u00e9al de la nation (qui correspond \u00e0 l\u2019id\u00e9al de la nation europ\u00e9enne), il me semble que l\u2019on pourrait compl\u00e9ter sa typologie avec deux hypoth\u00e8ses. L\u2019autre \u00e9chelle de l\u2019id\u00e9al politique occidental qui permet d\u2019expliquer un second type de martyre est celle de la mondialisation. \u00ab A c\u00f4t\u00e9 du martyr qui mobilise les ressorts du religieux pour la mise en \u0153uvre d\u2019une nation islamique, il en existe un second type, qui n\u2019a pas en vue une telle \u00e9dification et vise la construction d\u2019une umma transnationale. Ce martyre-l\u00e0 r\u00e9sulte de la mondialisation, des vicissitudes de la diasporisation de l\u2019islam en Occident et de la crise des soci\u00e9t\u00e9s musulmanes au Moyen-Orient et dans l\u2019ex-empire sovi\u00e9tique \u00bb (p. 233). Nous allons ici montrer comment Khosrokhavar prouve le rapport ambigu que les djihadistes d\u2019Al Qaeda entretiennent avec la modernit\u00e9 occidentale. Ce qui semble le plus int\u00e9ressant, \u00e0 lire les analyses de Farhad Khosrokhavar, est qu\u2019il refuse de limiter \u00e0 un monde, \u00e0 une communaut\u00e9, l\u2019analyse du martyre. En fait, derri\u00e8re son analyse des diff\u00e9rentes formes de martyres, surgit toujours la m\u00eame id\u00e9e : on ne peut comprendre le martyre, en l\u2019occurrence musulman, qu\u2019en menant une analyse des passions contemporaines. Il montre ainsi que la religiosit\u00e9 violente peut s\u2019expliquer par le \u00ab paysage mental en demi-teinte \u00bb du monde contemporain (p. 243) o\u00f9 les jeunes auraient une vision d\u2019eux-m\u00eames qui oscillerait entre narcissisme et rejet. A ce titre, il voit dans les nouvelles th\u00e9ories du XX\u00e8me si\u00e8cle, comme celle de Shariati, une r\u00e9ponse \u00e0 un appel de la jeunesse : \u00ab Shariati a \u00e9t\u00e9, \u00e0 son corps d\u00e9fendant, le th\u00e9oricien de l\u2019impossibilit\u00e9 d\u2019\u00eatre des nouvelles g\u00e9n\u00e9rations modernis\u00e9es, habit\u00e9es par le r\u00eave de participation au monde et qui, devant des structures despotiques corrompues et une domination globale qu\u2019ils ressentent comme profond\u00e9ment impie parce que injuste, embrassent le martyre sous une forme nouvelle, une sorte de n\u00e9o martyre, mais qu\u2019elles tentent de l\u00e9gitimer en le parant du prestige de la religion \u00bb (p. 81). \u00ab Ainsi les derniers seront les premiers et les premiers seront les derniers \u00bb<\/em> Tout d\u2019abord, rappelons les \u00e9volutions de la signification du temps dans le chiisme duod\u00e9cimain. En effet, \u00e0 partir du moment o\u00f9 la f\u00eate religieuse chiite d\u2019Achoura devient non seulement la c\u00e9l\u00e9bration du deuil de l\u2019imam Hossein, mais aussi un moyen de rassemblement des jeunes r\u00e9volutionnaires contre le pouvoir autocratique du Shah, la f\u00eate permet une fusion des temporalit\u00e9s et une relation charnelle au pass\u00e9 de la nation : le r\u00e9volutionnaire r\u00e9interpr\u00e8te et redonne un sens \u00e0 la mort de l\u2019imam Hossein en s\u2019inscrivant dans sa continuit\u00e9. \u00ab <\/em>Sit\u00f4t qu\u2019ils cessent de p\u00e2tir, ils cessent aussi d\u2019\u00eatre \u00bb Pour conclure le travail de Farhad Khosrokhavar semble particuli\u00e8rement f\u00e9cond parce qu\u2019il invite, \u00e0 partir d\u2019une analyse des cadres mentaux qui rendent possible l\u2019\u00e9mergence des diff\u00e9rentes formes de martyres que nous connaissons, \u00e0 une r\u00e9flexion sur la mondialisation vue du point de vu des concepts th\u00e9ologico-politiques. DUMONT, Louis, Essais sur l\u2019individualisme<\/em>, Editions du Seuil, collection \u00ab Points Essais \u00bb, 1991 (r\u00e9\u00e9dition). Pour comprendre comment la mort du g\u00e9n\u00e9ral Soleimani sera utilis\u00e9e par le r\u00e9gime iranien, il faut comprendre la nature de la martyrologie chiite avec ce livre de Farhad Khosrokhavar.<\/p>\n","protected":false},"author":11,"featured_media":55595,"comment_status":"closed","ping_status":"closed","sticky":false,"template":"templates\/post-reviews.php","format":"standard","meta":{"_acf_changed":false,"_trash_the_other_posts":false,"footnotes":""},"categories":[1731],"tags":[],"geo":[],"acf":[],"yoast_head":"\n
Sa th\u00e8se principale est que le martyre et les bombes humaines ne sont pas la cons\u00e9quence d\u2019une religion (\u00ab l\u2019islam \u00bb) qui donnerait coh\u00e9rence \u00e0 une civilisation islamique et pousserait les hommes \u00e0 la violence jusqu\u2019au sacrifice d\u2019eux-m\u00eames, mais plut\u00f4t d\u2019un m\u00e9tissage entre les passions contemporaines (individualisme, qu\u00eate des honneurs et de la c\u00e9l\u00e9brit\u00e9, crise mim\u00e9tique), des aspirations modernes transmises par l\u2019\u00e9poque coloniale et frustr\u00e9es par la domination occidentale au XX\u00e8me si\u00e8cle (aspiration \u00e0 l\u2019Etat, d\u00e9sir de souverainet\u00e9) et des pseudo-justifications th\u00e9ologiques qui apparaissent comme un formidable moyen de rationaliser des passions mortif\u00e8res.
Le livre sert plusieurs objectifs. Tout d\u2019abord, il propose une typologie des formes de martyres dans une synth\u00e8se qui prend en compte les diff\u00e9rents travaux universitaires sur l\u2019Iran, la Palestine, le Liban, l\u2019Afghanistan et l\u2019Alg\u00e9rie. Ensuite, sa th\u00e9orie du martyre permet de tirer des cons\u00e9quences pratiques pour la lutte contre le terrorisme. En effet, sa typologie sugg\u00e8re que le terrorisme ne peut \u00eatre combattu par des moyens militaires mais seulement en rendant possible la formation d\u2019entit\u00e9s politiques satisfaisantes au Moyen-Orient et en int\u00e9grant les populations immigr\u00e9es dans les pays o\u00f9 ils habitent, m\u00eame si l\u2019auteur ne formule lui-m\u00eame aucune prescription. Enfin, il ouvre un nouveau champ de discussions entre la sociologie du terrorisme, la psychanalyse, la science politique, la philosophie, et m\u00eame la ph\u00e9nom\u00e9nologie, puisqu\u2019il m\u00e8ne un travail d\u2019analyse des repr\u00e9sentations mentales des martyrs.<\/p>\n\n\n\nD\u00e9marche intellectuelle de Farhad Khosrokhavar<\/h3>\n\n\n\n
Si l\u2019auteur utilise un certain nombre d\u2019entretiens qu\u2019il a lui-m\u00eame faits avec des membres fran\u00e7ais du r\u00e9seau d\u2019Al-Qaeda, ainsi qu\u2019une masse consid\u00e9rable d\u2019entretiens aupr\u00e8s de combattants iraniens dans les ann\u00e9es 80, le livre n\u2019est pas le r\u00e9sultat d\u2019une enqu\u00eate sociologique nouvelle. Il s\u2019agit plut\u00f4t d\u2019une ph\u00e9nom\u00e9nologie collective des repr\u00e9sentations politiques et religieuses, sur des fondements d\u2019enqu\u00eate sociologique, dans laquelle l\u2019explication des concepts et du lexique de la martyrologie joue un r\u00f4le essentiel. En cela, on peut dire que Farhad Khosrokhavar essaye tout simplement de comprendre les hommes de son temps, leurs concepts, leurs cadres mentaux et les mots qu\u2019ils emploient, dans une vis\u00e9e syst\u00e9matique, pour expliquer leurs actes.
Je propose une lecture de son analyse du ph\u00e9nom\u00e8ne du martyre en la r\u00e9sumant \u00e0 trois id\u00e9es principales que j\u2019expliquerai successivement : le sacrifice de soi permet la construction d\u2019une communaut\u00e9 politique ; le djihadisme est un fait du monde occidental ; le martyre permet un retournement du sens de l\u2019histoire.<\/p>\n\n\n\nLa construction d\u2019une communaut\u00e9 politique passe par le sacrifice de soi<\/strong><\/h4>\n\n\n\n
L\u2019histoire et la th\u00e9ologie pour rendre le martyre possible<\/h4>\n\n\n\n
Poursuivant ce panorama historique des martyrs, Khosrokhavar analyse la premi\u00e8re forme de \u00ab terrorisme organis\u00e9 \u00bb connue, celle de la secte des Assassins du fort d\u2019Alamut, au XII\u00e8me si\u00e8cle. Cette secte glorifie le martyre, dans la mesure o\u00f9 ses membres \u00e9taient certains de trouver la mort apr\u00e8s avoir assassin\u00e9s les dirigeants seldjoukides (dynastie qui r\u00e8gne sur un territoire recouvrant, entre autres, l\u2019Iran contemporain), per\u00e7us comme tyranniques. N\u00e9anmoins, selon Farhad Khosrokhavar, cette premi\u00e8re forme de martyre se distingue du djihadisme moderne en cela que l\u2019assassin a une vision mill\u00e9nariste de l\u2019histoire, tandis que le djihadisme contemporain vise avant tout \u00e0 la destruction d\u2019un monde sans aspiration \u00e0 le remplacer.
Le martyre contemporain ne peut exister qu\u2019au terme d\u2019\u00e9volutions th\u00e9ologiques importantes. Dans le Coran, les expressions \u00ab shahid \u00bb et \u00ab shah\u00e2dat \u00bb ne d\u00e9signent que le t\u00e9moignage, tandis que ce que nous appellerions, aujourd\u2019hui, un \u00ab martyr \u00bb correspondrait plut\u00f4t aux expressions \u00ab tomber \u00bb ou \u00ab mourir \u00bb ou \u00ab \u00eatre tu\u00e9 \u00bb \u00ab sur le chemin de Dieu \u00bb, \u00ab tuer ou se faire tuer dans la voie d\u2019Allah \u00bb : Sourate Repentir (s. 9 v. 111). Dans le sunnisme, la mort sur le chemin de Dieu est intimement li\u00e9e \u00e0 la guerre sainte, tandis que dans le chiisme, c\u2019est un concept central de la religion en tant que telle. En effet, le chiisme se construit \u00e0 partir de la mort de l\u2019imam Hossein \u00e0 Karbala en octobre 680. Pour les chiites, la mort de Hossein permet de d\u00e9l\u00e9gitimer Yazid, et d\u2019acc\u00e9l\u00e9rer la chute des Omeyyades et la mont\u00e9e des Abbassides. Malgr\u00e9 tout, la tradition chiite lit ce martyre de mani\u00e8re qui\u00e9tiste, le martyre ne pouvant \u00eatre que le signe d\u2019une d\u00e9faite inconsolable, jusqu\u2019au XIX\u00e8me si\u00e8cle. Par la suite, la contestation des mod\u00e8les qui\u00e9tistes, en islam sunnite comme chiite, rend possible la naissance de l\u2019id\u00e9ologie du martyre.
La contestation du mod\u00e8le qui\u00e9tiste du martyre s\u2019effectue en plusieurs \u00e9tapes. La premi\u00e8re consiste \u00e0 refuser de voir Hossein uniquement comme un \u00eatre \u00ab \u0645\u0639\u0635\u0648\u0645 \u00bb (ma\u2019soum), c\u2019est-\u00e0-dire infaillible. On comprend en effet la difficult\u00e9 qu\u2019il y aurait \u00e0 identifier la nation, le peuple, les individus qui les composent, avec les figures divines de la religion, puisque si les imams sont divins, le croyant ne saurait les imiter. Il faut donc rabaisser d\u2019un point de vue th\u00e9ologique les Imams \u00e0 un rang de mod\u00e8les ou de h\u00e9ros pour que leur action, d\u2019acte \u00e0 comm\u00e9morer, devienne un exemple politique. La sacralit\u00e9 change de lieu : du pass\u00e9 intouchable, elle r\u00e9side d\u00e9sormais dans sa reproduction permanente. \u00ab Le martyre ne devient imitable pour les masses que tardivement, en particulier avec la r\u00e9volution islamique \u00bb (p. 69).
La seconde \u00e9tape consiste \u00e0 faire de Hossein, devenu plus proche, non seulement un homme, mais aussi un r\u00e9volutionnaire. En effet, selon Ali Shariati, Hossein reprend la lutte de Ca\u00efn du Bien contre le Mal, et est \u00e0 ce titre \u00ab l\u2019h\u00e9ritier d\u2019Adam \u00bb. Shariati d\u00e9veloppe alors deux concepts : \u201cchiisme rouge\u201d (\u062a\u0634\u06cc\u0639 \u0633\u0631\u062e) et \u201cchiisme, religion de la contestation\u201d (\u0645\u0630\u0647\u0628 \u0627\u0639\u062a\u0631\u0627\u0636). Finalement, Ali Shariati distingue conceptuellement, pour la premi\u00e8re fois, le djihad et la shah\u00e2dat. En effet, il explique que Hamzeh, oncle du proph\u00e8te, qui meurt en faisant le djihad, est un \u00ab martyr du djihad \u00bb tandis que Hossein est un \u00ab martyr du martyre \u00bb. Hamzeh veut triompher, tandis que Hossein avait entrepris une d\u00e9n\u00e9gation de soi. L\u2019id\u00e9e est que le shahid arrive dans un second temps, apr\u00e8s que le moudjahid (celui qui fait le djihad) n\u2019a pas vaincu, la succession chronologique impliquant \u00e9galement une sup\u00e9riorit\u00e9 th\u00e9ologique.
Apr\u00e8s avoir montr\u00e9 les op\u00e9rations th\u00e9ologiques indispensables pour rendre le concept de martyre possible, Khosrokhavar donne les caract\u00e9ristiques principales du martyre \u00e0 deux \u00e9chelles : celui qui r\u00e9pond \u00e0 un d\u00e9sir de communaut\u00e9 nationale ; celui qui cherche \u00e0 cr\u00e9er une n\u00e9o umma transnationale.<\/p>\n\n\n\nLe cadre th\u00e9orique : la frustration politique d\u00e9bouche sur le suicide existentiel<\/h4>\n\n\n\n
Le martyre est donc une r\u00e9ponse \u00e0 l\u2019impossibilit\u00e9 de la construction politique. Le martyre change donc de signification en fonction du degr\u00e9 d\u2019impossibilit\u00e9 de construction politique. Ainsi, en Palestine, le martyre change de signification entre la premi\u00e8re intifada (1987-1993) et la seconde (d\u00e9but\u00e9e en octobre 2000). La premi\u00e8re donne un peu de r\u00e9confort et d\u2019honneur aux Palestiniens humili\u00e9s par l\u2019id\u00e9al inaccessible d\u2019Isra\u00ebl. Le martyre est alors \u00e9pisodique. Le second type de martyre est simplement une tentative, face \u00e0 l\u2019impossibilit\u00e9 m\u00eame de retrouver un honneur d\u00e9finitivement perdu, de recr\u00e9er une communaut\u00e9, cette fois par le lien qui relie entre eux les martyrs tomb\u00e9s pour un id\u00e9al commun.
Pour conclure, Khosrokhavar montre la force de la relation, dans l\u2019imaginaire politique moderne, entre les corps des individus et le corps de la Nation. <\/span>2<\/sup><\/a><\/span><\/span> Ainsi, le Palestinien martyr est l\u2019image m\u00eame de la terre qu\u2019il ne peut r\u00e9unir : \u00ab Bourr\u00e9 d\u2019explosifs, il va \u00e9clater en mille morceaux et reproduire ainsi l\u2019image de cette terre palestinienne \u00e9clat\u00e9e entre les colonies et r\u00e9gie par des statuts tout aussi h\u00e9t\u00e9rog\u00e8nes \u00bb (p. 211).<\/p>\n\n\n\nFreud pour expliquer la guerre Iran-Irak<\/h4>\n\n\n\n
Dans ce texte, Freud, partant du principe que \u00ab La psychologie individuelle est aussi d\u2019embl\u00e9e une psychologie sociale, en ce sens \u00e9largi mais absolument l\u00e9gitime. \u00bb (p. 49), explique la formation des masses par le fait qu\u2019un grand nombre d\u2019individus aient \u00ab mis un seul et unique objet \u00e0 la place de leur id\u00e9al du Moi et se sont donc identifi\u00e9s par la suite les uns avec les autres \u00bb <\/span>3<\/sup><\/a><\/span><\/span> (p. 123) : le chef militaire dans l\u2019arm\u00e9e, le Christ dans la religion chr\u00e9tienne, et, pour notre \u00e9tude de cas, l\u2019ayatollah Khomeyni. L\u2019int\u00e9r\u00eat de la description de Freud, pour l\u2019\u00e9tude du martyr, est que la relation entre toute foule et le chef (qui est l\u2019id\u00e9al du moi de la foule) est de nature libidinale. <\/em>Or ce caract\u00e8re libidinal unit la masse dans l\u2019action violente contre les \u00e9l\u00e9ments ext\u00e9rieurs \u00e0 la masse. En effet, la relation de nature libidinale (ou amoureuse) avec le chef ne pouvant \u00eatre assouvie comme une relation libidinale entre deux individus, la relation est id\u00e9alis\u00e9e sans cesse, et peu \u00e0 peu l\u2019objet du d\u00e9sir vient \u00e0 remplacer l\u2019id\u00e9al de moi. A partir de l\u00e0, le renversement de cette tentative d\u2019identification de soi au Guide, vers le sacrifice de soi, peut \u00eatre analys\u00e9e, en termes de psychanalyse freudienne classique, \u00e0 l\u2019aide de Par-del\u00e0 le principe de plaisir.<\/em>
En effet, l\u2019acceptation de r\u00e8gles ou de privations au nom de l\u2019Id\u00e9al de Moi (il s\u2019agit du p\u00e8re pour l\u2019enfant, de Khomeyni pour le martyr en devenir) fait que le Moi s\u2019attend \u00e0 \u00eatre davantage aim\u00e9 s\u2019il accepte des r\u00e8gles violentes, s\u2019il subit des privations. <\/em>On voit ainsi dans Totem et Tabou<\/em> que le p\u00e8re \u00e0 la t\u00eate de la horde originelle imposait des interdits particuli\u00e8rement lourds aux fils (notamment, l\u2019interdiction de l\u2019inceste, \u00e9ventuellement la castration) qui pouvaient montrer en acceptant le ch\u00e2timent \u00ab qu\u2019il \u00e9tait pr\u00eat \u00e0 se soumettre \u00e0 la volont\u00e9 du p\u00e8re, y compris si celui-ci imposait le plus douloureux des sacrifices \u00bb. <\/span>4<\/sup><\/a><\/span><\/span> En somme, dans toutes les situations arch\u00e9typiques de formation de masses, il est normal (du point de vue de la psychanalyse) que les fils se sacrifient d\u2019une mani\u00e8re ou d\u2019une autre en esp\u00e9rant \u00eatre aim\u00e9 par leur id\u00e9al de moi (le chef, le p\u00e8re, le guide supr\u00eame). Dans la continuit\u00e9 de cette th\u00e8se, le passage au sacrifice de soi peut s\u2019expliquer comme d\u00e9sir de racheter une culpabilit\u00e9 d\u00e9mesur\u00e9e (l\u2019\u00e9chec de la r\u00e9volution par exemple).<\/p>\n\n\n\nLe djihadisme est-il un fait du monde occidental ?<\/strong><\/h3>\n\n\n\n
La n\u00e9cessit\u00e9 de prendre en compte la nostalgie d\u2019empire<\/h4>\n\n\n\n
Tout d\u2019abord, le traitement que Khosrokhavar propose de la nature du pouvoir en Iran m\u00e9rite peut-\u00eatre d\u2019\u00eatre actualis\u00e9 : \u00ab La belle unit\u00e9 r\u00eav\u00e9e par Qutb et postul\u00e9e par Khomeyni n\u2019a pas surmont\u00e9 l\u2019\u00e9preuve de la r\u00e9alit\u00e9. En Iran, l\u00e0 o\u00f9 r\u00e8gne la l\u00e9gitimit\u00e9 populaire (Parlement et Pr\u00e9sident), il n\u2019y a pas de pouvoir et l\u00e0 o\u00f9 est le vrai pouvoir (le Guide et les structures qui l\u2019entourent), il n\u2019y a plus de l\u00e9gitimit\u00e9 populaire \u00bb (p. 94). Ce constat n\u2019est qu\u2019\u00e0 moiti\u00e9 vrai : on ne peut pas dire que la l\u00e9gitimit\u00e9 populaire ne donne pas de pouvoir au pr\u00e9sident, puisque la popularit\u00e9 de certains hommes politiques les rend presque intouchables par le pouvoir non \u00e9lu (par exemple, le ministre Mohammed Javad Zarif, ou m\u00eame Ahmadinejad qui conserve une certaine influence). De m\u00eame, le choix du rempla\u00e7ant de l\u2019ayatollah Khomeyni s\u2019est tout de m\u00eame fait au d\u00e9part en prenant en compte la l\u00e9gitimit\u00e9 du vote (Ali Khamenei a \u00e9t\u00e9 deux fois \u00e9lu par le peuple avant d\u2019\u00eatre choisi comme Guide), et la d\u00e9faite d\u2019Ebrahim Ra\u00efssi \u00e0 la pr\u00e9sidence compromet consid\u00e9rablement ses chances de devenir Guide. Il est difficile de trancher la question, mais il semble difficile de dire que la R\u00e9publique islamique d\u2019Iran marque l\u2019\u00e9chec d\u2019une tentative de formation politique, ou que le pouvoir n\u2019a aucune l\u00e9gitimit\u00e9 populaire \u2013 m\u00eame si dans l\u2019argumentation, l\u2019\u00e9l\u00e9ment principal qui fait dire \u00e0 Farhad Khosrokhavar que la r\u00e9volution est un \u00ab \u00e9chec \u00bb est le d\u00e9but de la guerre contre l\u2019Irak.
Ensuite, j\u2019ai l\u2019impression que l\u2019on pourrait essayer de comparer les cadres de pens\u00e9e iraniens non \u00e0 ceux des pays du monde arabe (m\u00eame si ces pays sont li\u00e9s par des guerre et par une volont\u00e9 iranienne d\u2019exporter la r\u00e9volution dans le monde arabe), mais \u00e0 ceux de la Turquie et de la Russie. En effet, le r\u00f4le des martyrs dans la r\u00e9volution iranienne est le reflet d\u2019une importance consid\u00e9rable accord\u00e9e aux morts qui fait de la nation non la somme des vivants, mais la somme des vivants et des morts r\u00e9unis, ce qui permet de l\u00e9gitimer par cette conception de la nation l\u2019impossibilit\u00e9 d\u2019une d\u00e9mocratie occidentale, puisque l\u2019avis des morts doit aussi \u00eatre pris en compte. A ce titre, le culte des morts dans la R\u00e9publique islamique peut \u00eatre compar\u00e9 \u00e0 la th\u00e9orisation de l\u2019importance des morts dans la nation turque.
A ce titre, s\u2019il est judicieux d\u2019analyser l\u2019importance de l\u2019id\u00e9al occidental de la nation dans l\u2019imaginaire palestinien ou alg\u00e9rien, il ne faut pas non plus perdre de vue la possibilit\u00e9, en Turquie, en Russie et en Iran, de proposer une vision de l\u2019histoire qui ne soit pas une simple n\u00e9gation des mod\u00e8les occidentaux. A ce titre, quand Farhad Khosrokhavar explique que la quantification des martyrs permet, pour les dirigeants de ces pays, de prouver la justesse de la cause qu\u2019ils d\u00e9fendent <\/span>5<\/sup><\/a><\/span><\/span>, on peut \u00e9galement comprendre que la souffrance des martyrs est un outil de l\u00e9gitimation et de preuve (shahid) du r\u00f4le messianique de la nation et de l\u2019Etat.
De ce point de vue-l\u00e0, il est possible de comparer le r\u00f4le des martyrs iraniens \u00e0 celui des r\u00e9volutionnaires russes tel que l\u2019analyse Martin Malia dans La Trag\u00e9die sovi\u00e9tique<\/em> : \u00ab Le mythe de la r\u00e9volution prol\u00e9tarienne d\u2019Octobre est le mythe du triomphe des masses ali\u00e9n\u00e9es et d\u00e9shumanis\u00e9es sur toutes leurs souffrances et leurs privations. Dans cette perspective eschatologique, la souffrance est le crit\u00e8re de l\u2019humanit\u00e9 authentique, aussi bien pour Marx que pour Dosto\u00efevski. Et, comme les grandes crises rendent les souffrances encore plus aig\u00fces, la guerre et l\u2019effondrement social de 1917, avec leur cort\u00e8ge de souffrances bien r\u00e9elles, ont conf\u00e9r\u00e9 aux humili\u00e9s et aux offens\u00e9s russes une dignit\u00e9 humaine quintessentielle. C\u2019est ce qui explique que le modeste prol\u00e9tariat russe ait pu appara\u00eetre aux yeux de ceux qui se proclamaient ses dirigeants, et de beaucoup de socialistes dans le monde, comme la classe universelle porteuse de la logique de l\u2019Histoire \u00bb (Chapitre 3). Ce qui fait de la souffrance une source de l\u00e9gitimit\u00e9 t\u00e9l\u00e9ologique dans la situation politique russe sont une culture de la souffrance (Dosto\u00efevski n\u2019est en cela qu\u2019une expression litt\u00e9raire d\u2019une culture chr\u00e9tienne), une th\u00e9orie de la souffrance (Marx soutient que \u00ab la violence est accoucheuse de l\u2019histoire \u00bb) et une fiert\u00e9 nationale revendiqu\u00e9e par les dirigeants, consistant \u00e0 vouloir placer son pays \u00e0 la pointe de l\u2019Histoire. Or ces trois \u00e9l\u00e9ments se retrouvent dans la r\u00e9volution iranienne : le chiisme place d\u00e9j\u00e0 le culte de la souffrance au c\u0153ur de la culture iranienne, les \u00e9volutions th\u00e9ologiques de Shariati permettent de politiser ce culte de la souffrance et la r\u00e9volution se comprend comme le d\u00e9sir de cr\u00e9er un ordre politique in\u00e9dit comme r\u00e9ponse aux contradictions des deux mod\u00e8les am\u00e9ricain et sovi\u00e9tique. <\/span>6<\/sup><\/a><\/span><\/span><\/p>\n\n\n\nAl Qaeda dans la mondialisation<\/h4>\n\n\n\n
Tout d\u2019abord, contrairement \u00e0 ce qu\u2019on pourrait penser, les membres d\u2019organisation terroristes semblables \u00e0 Al-Qaeda sont int\u00e9gr\u00e9s \u00e0 la mondialisation. A partir d\u2019entretiens r\u00e9alis\u00e9s en prison en 2001, il constate que le profil des personnes accus\u00e9es de terrorisme n\u2019est pas celui de gens qui ne peuvent pas s\u2019int\u00e9grer \u00e0 la mondialisation : ils parlent plusieurs langues, ont v\u00e9cu dans plusieurs pays, ont des comp\u00e9tences. Souvent, ils se r\u00e9veillent dans leur identit\u00e9 \u00ab musulmane \u00bb lors de vexations, de moments o\u00f9 ils prennent conscience de la fausset\u00e9 de leur inclusion. De plus, Farhad Khosrokhavar constate un manque de sinc\u00e9rit\u00e9 dans la critique de la civilisation occidentale : \u00ab Si les endroits comme les caf\u00e9s ou les discoth\u00e8ques sont des cibles de choix, c\u2019est, parce qu\u2019ils sont moins surveill\u00e9s que les colonies, mais aussi, parce que ce sont des lieux de plaisir et de f\u00eate d\u2019une jeunesse isra\u00e9lienne qui, aux yeux des martyrs, est complice de ses parents par sa participation \u00e0 des festivit\u00e9s dont eux-m\u00eames sont exclus. A la vision puritaine de l\u2019Islam s\u2019ajoute la ranc\u0153ur n\u00e9e de la vision de la f\u00eate par ceux qui leur interdisent l\u2019acc\u00e8s aux bienfaits de la modernit\u00e9 \u00bb (p. 206-207).
Ensuite, la trajectoire des hommes d\u00e9\u00e7us peut s\u2019expliquer par une relation paradoxale \u00e0 la sexualit\u00e9, dont la modalit\u00e9 occidentale est d\u00e9sir\u00e9e tout en faisant craindre une perte de virilit\u00e9, une perte d\u2019honneur, puisque coexistent des id\u00e9aux traditionnels de puret\u00e9 et une int\u00e9gration r\u00e9elle dans la modernit\u00e9 : \u00ab les relations sexuelles que nombre de ces jeunes finissent par nouer avec des femmes d\u00e9bouchent souvent sur le constat d\u2019une impossibilit\u00e9. La fid\u00e9lit\u00e9 de la femme est impossible dans cet Occident o\u00f9 les cat\u00e9gories de la vie sont nivel\u00e9es et o\u00f9 la diff\u00e9rence entre hommes et femmes a perdu toute pertinence \u00e0 leurs yeux. On est eff\u00e9min\u00e9, la virilit\u00e9 masculine n\u2019y a plus cours, la vie se d\u00e9cline dans un monde ferm\u00e9 o\u00f9 la communication est souvent impossible \u00bb (p. 279). Le martyre est aussi une forme de retrouver une virilit\u00e9 politique : \u00ab ayant r\u00e9pudi\u00e9 la peur dans l\u2019affrontement \u00e0 une mort dont les pr\u00e9misses sont largement pr\u00e9sentes dans la vie quotidienne, les jeunes Palestiniens insistent souvent sur la \u00ab l\u00e2chet\u00e9 des Juifs \u00bb, c\u2019est-\u00e0-dire des militaires isra\u00e9liens \u00bb (p. 198).
Enfin, Khosrokhavar utilise ces diff\u00e9rents \u00e9l\u00e9ments pour montrer que le concept de \u00ab guerre de civilisation \u00bb est absurde. Les martyrs d\u2019Al-Qaeda ne d\u00e9fendent pas une civilisation pr\u00e9cise, mais une \u00ab n\u00e9o-umma transnationale aussi floue que peut l\u2019\u00eatre notre modernit\u00e9 dans ses mythes et ses fantasmes \u00bb (p. 10-11).<\/p>\n\n\n\nR\u00e9flexions sur les passions modernes<\/h4>\n\n\n\n
Cependant, et l\u00e0 Farhad Khosrokhavar agit en psychanalyste de la jeunesse en d\u00e9sir d\u2019Occident inaccessible, la martyropathie produit une spirale de n\u00e9gativit\u00e9 : plus les martyrs luttent contre l\u2019Occident d\u00e9test\u00e9, plus ils prouvent par leur lutte sa sup\u00e9riorit\u00e9 et plus ils doivent, par cons\u00e9quent, redoubler de sacrifices. Cette analyse emprunte ses termes et ses conclusions aux analystes des ouvrages de psychanalyse sur le caract\u00e8re masochiste du d\u00e9sir ; ou, pour reprendre la comparaison que nous faisions avec Ren\u00e9 Girard, la radicalisation de la nature mim\u00e9tique du d\u00e9sir : on d\u00e9sire non plus l\u2019objet, mais le m\u00e9diateur vers l\u2019objet, qui est en fait \u00e0 la fois un mod\u00e8le et un obstacle (le jeune Isra\u00e9lien pour le Palestinien) et que l\u2019on souhaite \u00e0 la fois supprimer (pour acc\u00e9der \u00e0 l\u2019objet) et renforcer (dans une qu\u00eate non plus de la satisfaction mais dans une qu\u00eate du d\u00e9sir pour le d\u00e9sir). En somme, Khosrokhavar explique l\u2019univers mental des terroristes kamikazes non par la nature d\u2019une civilisation autre, mais comme la cons\u00e9quence d\u2019un rapport perverti (au sens psychanalytique) \u00e0 la modernit\u00e9 occidentale.
La question que l\u2019on pourrait alors se poser, et que nous laissons ouverte pour le moment, est de savoir si cette mondialisation du djihad est un signe du triomphe d\u00e9finitif de la mondialisation sur la civilisation humaine. En effet, si jamais ceux qui semblent contester le plus vigoureusement l\u2019Occident et la mondialisation d\u00e9sirent en fait les deux et tentent de les d\u00e9truire par d\u00e9pit ou m\u00eame pour s\u2019y ins\u00e9rer (car le terrorisme permet paradoxalement d\u2019acc\u00e9der \u00e0 des id\u00e9aux occidentaux comme la c\u00e9l\u00e9brit\u00e9 de l\u2019individu), alors qu\u2019elle est \u00ab l\u2019alternative \u00bb ? Il me semble que la piste de r\u00e9flexion que nous avons lanc\u00e9e sur la comparaison entre la Russie la Turquie et l\u2019Iran permet de sortir de cette impasse. Il est peut-\u00eatre vrai que ceux que nous consid\u00e9rons comme les \u00ab anti-occidentaux \u00bb par excellence soient en fait occidentalis\u00e9s (le djihadisme terroriste). En revanche, cela ne signifie pas que ceux qui acceptent la mondialisation (Russie, Japon, Chine) soient \u00e9galement affect\u00e9s par les passions de la modernit\u00e9 occidentale \u2013 il s\u2019agirait d\u2019une nouvelle enqu\u00eate \u00e0 mener sur l\u2019imaginaire occidental dans les pays orientaux.<\/p>\n\n\n\nLe martyre donne du sens \u00e0 l\u2019Histoire et \u00e0 l\u2019existence<\/strong><\/h4>\n\n\n\n
L\u2019Evangile selon Saint-Mathieu, 20, 16.<\/em>
Enfin, Farhad Khosrokhavar aborde la dimension m\u00e9taphysique du martyre. Le martyre, selon lui, permet un renversement des valeurs. Il est en cela, selon nous, repr\u00e9sentatif de la nature m\u00eame de la religion et de ce que Nietzsche appelle \u00ab l\u2019id\u00e9al asc\u00e9tique \u00bb. Cette \u00e9tude de la m\u00e9taphysique du martyre peut se d\u00e9compenser en trois parties : le martyre permet de changer la signification du temps ; le martyre permet de donner un sens \u00e0 l\u2019existence de l\u2019individu ; ces deux objectifs sont superpos\u00e9s dans le discours de la r\u00e9volution islamique sous influence de penseurs radicaux.<\/p>\n\n\n\nLe changement de signification du temps<\/h4>\n\n\n\n
Ce changement de signification du temps permet de redonner un sens \u00e0 l\u2019histoire. En effet, contre la vision passive et qui\u00e9tiste de la religion, Mawdudi, Qutb (sunnites) et Khomeyni, Musa Sadr et Fadlallah (chiites) d\u00e9veloppent l\u2019id\u00e9e d\u2019une relation active du croyant \u00e0 l\u2019Histoire. Leur vision de l\u2019Islam est li\u00e9e \u00e0 une certaine vision de l\u2019Histoire qui enjoint le musulman \u00e0 \u00eatre un acteur, tandis qu\u2019il a \u00e9t\u00e9 jusque-l\u00e0 un spectateur passif de la domination occidentale. \u00ab Mawdudi critique ces musulmans qui ne veulent pas \u00eatre des acteurs \u00e0 part enti\u00e8re de l\u2019Histoire et acceptent la domination occidentale \u00bb (p. 55). Dans cette id\u00e9e se superposent deux choses : le fait d\u2019entrer dans l\u2019histoire impliquerait de lutter pour la domination du monde ; dans la mesure o\u00f9 l\u2019exclusion de l\u2019histoire du monde musulman est justement li\u00e9e \u00e0 la puissance militaire et \u00e0 la domination occidentale, le retour dans l\u2019histoire ne saurait \u00eatre que violent.
Si bien qu\u2019en fait Shariati proc\u00e8de \u00e0 une inversion du sens de l\u2019histoire : le dolorisme chiite ne consiste plus \u00e0 subir l\u2019histoire. Hossein, en d\u00e9cidant de mourir, est en fait le seul v\u00e9ritable acteur de l\u2019histoire, et tout shahid est le \u00ab c\u0153ur de l\u2019histoire \u00bb (\u0642\u0644\u0628 \u062a\u0627\u0631\u06cc\u062e). Dans certaines th\u00e9ories, le martyre peut m\u00eame parfois h\u00e2ter la fin des temps selon ceux qui s\u2019y adonnent. Cette vision est popularis\u00e9e par Safar Ibn Abd al Rahman, dans Le Jour de l\u2019ire. <\/em>La seconde intifada, si elle n\u2019est pas l\u2019ultime djihad, le pr\u00e9pare au moins. C\u2019est la faiblesse des Palestiniens qui les rend plus susceptibles de h\u00e2ter la fin des temps. Pour cet auteur, l\u2019ann\u00e9e 1967 est celle que le proph\u00e8te Daniel d\u00e9crit comme celle de l\u2019abomination et de la d\u00e9solation \u2013 cela veut dire que le d\u00e9but de la fin du monde commencera 45 an plus tard, c\u2019est-\u00e0-dire vers 2012.<\/p>\n\n\n\nLa souffrance pour redonner du sens \u00e0 l\u2019existence<\/h4>\n\n\n\n
Spinoza, Ethique<\/em>, V, 42
La martyrologie permet de compenser une perte de sens g\u00e9opolitique et une perte de sens individuel en superposant la d\u00e9fense d\u2019une cause objective avec la d\u00e9fense d\u2019une cause subjective.
Le sens g\u00e9opolitique est perdu \u00e0 l\u2019occasion de la disparition des empires coloniaux et de la bipolarit\u00e9, qui implique de reconstruire des ennemis pour d\u00e9finir les unit\u00e9s politiques. Or l\u2019eschatologie khomeyniste est qu\u2019elle s\u2019exprime dans des termes musulmans auxquels on donne une signification marxiste : les \u00ab \u0645\u0633\u062a\u0636\u0639\u0641 \u00bb (mostaz\u2019af), terme religieux, deviennent les \u00ab opprim\u00e9s \u00bb qui prennent leur revanche sur les \u00ab \u0645\u0633\u062a\u06a9\u0628\u0631 \u00bb (mostakbar). Le lien tr\u00e8s fort entre toutes les formes de martyres est que se superposent deux l\u00e9gitimit\u00e9s extr\u00eamement puissantes : la l\u00e9gitimit\u00e9 religieuse (le pur contre l\u2019impur), mais aussi la l\u00e9gitimit\u00e9 du combat social. C\u2019est en formulant la lutte des classes en termes religieux que la lutte s\u2019aur\u00e9ole d\u2019une double l\u00e9gitimit\u00e9 anti-occidentale, et redonne un sens \u00e0 l\u2019existence politique.
Quant \u00e0 la perte de sens de la vie individuelle, elle est abord\u00e9e par les r\u00e9formateurs religieux Modjadeh Shabestari et Abdolkarim Soroush, qui distinguent le djihad mineur et le djihad majeur : le premier, contre les infid\u00e8les, le second, en son for int\u00e9rieur, pr\u00e9sent\u00e9 comme plus important. Khomeyni associe les deux id\u00e9es. En effet, quelle que soit la forme que prend la construction de la communaut\u00e9, elle fait r\u00e9f\u00e9rence \u00e0 l\u2019individu. Qutb, par exemple, rompt avec la tradition d\u2019interpr\u00e9tation des textes coraniques en livrant son interpr\u00e9tation (et non en la dissimulant derni\u00e8re des r\u00e9f\u00e9rences antiques).
Khosrokhavar s\u2019appuie alors sur les \u00e9crits de Louis Dumont pour interpr\u00e9ter la construction paradoxale de ces nouvelles communaut\u00e9s, de cette n\u00e9o-umma : elle doit s\u2019appuyer sur l\u2019individu en qu\u00eate de communaut\u00e9 (les anciennes disparues, les nouvelles inaccessibles) mais doit aussi finir par le nier. La construction de l\u2019Etat implique donc de subordonner l\u2019individu et surtout le citoyen \u00e0 la nation, mais en m\u00eame temps, la principale difficult\u00e9 \u00e0 laquelle ces nouveaux Etats anti d\u00e9mocratiques font face est de satisfaire l\u2019individu, notamment le jeune, de lui offrir un pis-aller face \u00e0 une mondialisation dont il ne saurait profiter.
En somme, le raisonnement th\u00e9orique consiste simplement \u00e0 distinguer les deux parties du commandement th\u00e9ologique \u00ab si tu peux, tues, si tu ne peux pas, meurs \u00bb : la seconde partie devient pour Shariati un choix \u00e0 part enti\u00e8re face \u00e0 l\u2019impossibilit\u00e9 absolue de vaincre l\u2019ennemi. En termes plus psychologiques, on pourrait dire que la violence dirig\u00e9e contre soi vient d\u2019une impossibilit\u00e9 absolue (ce qui est propre \u00e0 l\u2019\u00e9poque moderne) de vaincre l\u2019ennemi. En l\u2019occurrence, les puissances occidentales sont probablement apparues comme invincibles. Khosrokhavar ne le dit pas en ces termes mais cette astuce th\u00e9ologique permet de responsabiliser l\u2019individu m\u00eame dans une situation de contrainte. M\u00eame si la lutte est vou\u00e9e \u00e0 l\u2019\u00e9chec, on est par son acte le c\u0153ur de l\u2019histoire en se sacrifiant. Par cons\u00e9quence, toute lutte a un sens, et l\u2019individu est toujours responsable de son refus de la r\u00e9sistance. En fait, la nouvelle m\u00e9taphysique de Khomeyni et de Shariati consiste, en derni\u00e8re instance, \u00e0 transf\u00e9rer la responsabilit\u00e9 de la r\u00e9sistance de l\u2019Etat \u00e0 l\u2019individu.<\/p>\n\n\n\nConclusion<\/strong><\/h3>\n\n\n\n
De ce point de vue-l\u00e0, il nous a sembl\u00e9 que la piste la plus int\u00e9ressante, pour poursuivre les recherches auxquelles il invite, \u00e9tait de continuer ce travail de sociologie comparative avec d\u2019autres pays, et notamment la Turquie, la Russie, puis enfin la Chine. En effet, s\u2019il est particuli\u00e8rement utile de comprendre la proximit\u00e9 des terroristes-martyrs avec le monde occidental, il serait \u00e9galement fructueux de mettre l\u2019id\u00e9e d\u2019une uniformisation des concepts politiques (nation, mondialisation, transnational) dans le sens d\u2019une occidentalisation \u00e0 l\u2019\u00e9preuve de la production conceptuelles d\u2019entit\u00e9s politiques : est-ce que l\u2019Occident est la seule source de concepts politiques, et ces concepts, les seules sources de sens dans l\u2019histoire contemporaine ? Les concepts qui s\u2019opposent \u00e0 ceux \u00e9labor\u00e9s en Occident sont-ils de pures oppositions, ou bien de v\u00e9ritables propositions alternatives pour l\u2019Histoire de l\u2019humanit\u00e9 ? Le martyre n\u2019est-il pas, au fond, la r\u00e9ponse d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9e \u00e0 l\u2019impossibilit\u00e9 d\u2019alternative au monde existant, un antimonde qui ne r\u00e9pond plus, comme l\u2019id\u00e9al asc\u00e9tique de la religion chr\u00e9tienne, \u00e0 la souffrance de l\u2019ici-bas, mais \u00e0 l\u2019uniformit\u00e9 mim\u00e9tique des d\u00e9sirs du monde contemporain ? <\/p>\n\n\n\nR\u00e9f\u00e9rences bibliographiques<\/strong><\/h4>\n\n\n\n
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KHOSROKHAVAR, Farhad, Les nouveaux martyrs d\u2019Allah<\/em>, Champs Flammarion, 2003.
MALIA, Martin, La Trag\u00e9die sovi\u00e9tique. Histoire du socialisme en Russie, 1917-1991<\/em>, Editions du Seuil, collection \u00ab Points Histoire \u00bb, 1995. <\/p>\n","protected":false},"excerpt":{"rendered":"