Pour qui contemple aujourd\u2019hui les sc\u00e8nes qui se jou\u00e8rent \u00e0 Berlin en novembre 1989, il para\u00eet presque incongru que la chute du mur n\u2019ait pris dans l\u2019intervalle une place plus importante dans la m\u00e9moire collective des Europ\u00e9ens. Le 9 novembre, pourtant, les cam\u00e9ras de toutes les t\u00e9l\u00e9visions du monde se fixaient vers la muraille, nagu\u00e8re encore impitoyable, qui ceinturait depuis pr\u00e8s de trente ans l\u2019enclave ouest-berlinoise. Pourtant, la liesse des retrouvailles et de la libert\u00e9 subitement acquise r\u00e9sonnaient bien au-del\u00e0 des seules fronti\u00e8res de la RFA et de la RDA, au-del\u00e0 d\u2019une ville o\u00f9 Allemands des deux Allemagne se m\u00ealaient d\u00e9sormais aux Berlinois durant trente ans s\u00e9par\u00e9s. La vague d\u2019\u00e9motion s\u2019\u00e9tendit bien au-del\u00e0 de l\u2019opinion publique allemande ; difficile de rester indiff\u00e9rents, m\u00eame trente ans apr\u00e8s, \u00e0 ce qui constitue sans \u00e9quivoque \u2013 raret\u00e9 v\u00e9ritable ou s\u00e9lectivit\u00e9 de la m\u00e9moire ? \u2013 un \u00e9v\u00e9nement historique heureux.<\/p>\n\n\n\n
Comment, d\u00e8s lors, expliquer que le souvenir du mur, de sa pr\u00e9sence oppressante et de sa chute soudaine, ne soit devenu un signe f\u00e9d\u00e9rateur pour tout un continent ? Comment comprendre qu\u2019une f\u00eate spontan\u00e9e, populaire et f\u00e9d\u00e9ratrice, celle d\u2019une fronti\u00e8re abattue avec la joie de l\u2019\u00e9vidence, ne soit pas, ou pas encore, \u00e9lev\u00e9e au rang de symbole europ\u00e9en ?<\/p>\n\n\n\n \u00ab Comment comprendre qu\u2019une f\u00eate spontan\u00e9e, populaire et f\u00e9d\u00e9ratrice, celle d\u2019une fronti\u00e8re abattue avec la joie de l\u2019\u00e9vidence, ne soit pas, ou pas encore, \u00e9lev\u00e9e au rang de symbole europ\u00e9en ? \u00bb<\/p><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Je reviens tout juste de Berlin. C\u2019est comme assister \u00e0 une \u00e9norme foire. Il r\u00e8gne une atmosph\u00e8re de festival. Les fronti\u00e8res sont absolument ouvertes. \u00c0 certains points, ils sont litt\u00e9ralement en train d\u2019abattre le mur et de construire de nouveaux points de contr\u00f4le. \u00c0 Checkpoint Charlie, des milliers de personnes passent dans les deux sens.<\/p>Helmut Kohl \u00e0 George H.W. Bush, le 10 novembre 1989<\/cite><\/blockquote>\n\n\n\n C\u2019est peut-\u00eatre pr\u00e9cis\u00e9ment parce qu\u2019elle fut populaire, spontan\u00e9e, et en m\u00eame temps partie d\u2019une recomposition de plus grande ampleur, que la chute du mur, malgr\u00e9 une s\u00e9rie de comm\u00e9morations plus ou moins heureuses, ne fut pas \u00e9lev\u00e9e au rang qu\u2019on aurait pu lui pr\u00e9dire. L\u2019annonce mal calcul\u00e9e du membre du Comit\u00e9 central de la SED G\u00fcnter Schabowski qui pr\u00e9cipita, au soir du 9 novembre 1989, l\u2019ouverture des fronti\u00e8res entre les deux Berlin, avait tous les aspects d\u2019un accident ; et si les protestations de l\u2019opposition est-allemande s\u2019\u00e9taient faites plus vigoureuses dans les semaines pr\u00e9c\u00e9dant les \u00e9v\u00e9nements, c\u2019est surtout la d\u00e9cision des r\u00e9publiques hongroises et tch\u00e9coslovaques d\u2019ouvrir leurs fronti\u00e8res avec l\u2019Autriche et la Bavi\u00e8re qui avait contraint le Politb\u00fcro \u00e0 rel\u00e2cher la pression. Ainsi, la chute du mur, si elle fut un \u00e9v\u00e9nement populaire par excellence, ne saurait \u00eatre vue comme l\u2019aboutissement d\u2019un projet politique, d\u2019une r\u00e9volution au sens usuel du terme. L\u00e0 o\u00f9 les proches de Gorbatchev virent la main de l\u2019histoire, il faut tout en se passant d\u2019une telle t\u00e9l\u00e9ologie reconna\u00eetre que la chute du mur apparut, pour les dirigeants europ\u00e9ens des deux c\u00f4t\u00e9s du rideau de fer, \u00e0 la fois comme exog\u00e8ne et comme extr\u00eamement brutale. On comprend ais\u00e9ment qu\u2019un \u00e9v\u00e9nement aussi soudain, d\u2019une telle puissance \u00e9motionnelle et cependant largement pacifique \u2013 quoique la situation, sur ce point, f\u00fbt plusieurs fois incertaine \u2013, se pr\u00eatait assez mal \u00e0 une interpr\u00e9tation politique claire.<\/p>\n\n\n\n \u00ab Alors que les Berlinois exultent, les gouvernants allemands et \u00e9trangers sont partag\u00e9s sur l\u2019attitude \u00e0 adopter. \u00bb<\/p><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Alors que les Berlinois exultent, les gouvernants allemands et \u00e9trangers sont partag\u00e9s sur l\u2019attitude \u00e0 adopter. \u00c0 la mairie de Sch\u00f6neberg, o\u00f9 l\u2019on pr\u00e9pare les discours qui seront adress\u00e9s aux Berlinois, les d\u00e9saccords sont profonds : la SPD du maire Walter Momper con\u00e7oit qu\u2019on parle d\u2019unit\u00e9 allemande, mais sans pr\u00e9tendre donner une le\u00e7on de d\u00e9mocratie aux citoyens de l\u2019Est ; son partenaire de coalition, la Liste Alternative (Verts), s\u2019y oppose cat\u00e9goriquement <\/span>1<\/sup><\/a><\/span><\/span>. Les mots prononc\u00e9s par l\u2019ex-chancelier Willy Brandt, alors \u00e2g\u00e9 de 75 ans, et qui \u00e9tait maire de Berlin-Ouest lorsque le mur fut \u00e9lev\u00e9, touch\u00e8rent les Berlinois, sans doute en ce qu\u2019ils d\u00e9crivaient fid\u00e8lement l\u2019\u00e9motion d\u00e9bordante qui remplissait les rues. \u00ab Le sentiment d\u2019appartenance commune des Berlinois, et des Allemands dans leur ensemble, se manifeste \u00e0 nous d\u2019une mani\u00e8re \u00e9mouvante, bouleversante ; l\u00e0 o\u00f9 des familles que le mur s\u00e9parait c\u00e9l\u00e8brent dans les larmes des retrouvailles inesp\u00e9r\u00e9es, elle est plus \u00e9mouvante encore \u00bb <\/span>2<\/sup><\/a><\/span><\/span>. Le chancelier Helmut Kohl, pour qui l\u2019unification des deux Allemagne prenait d\u00e8s lors un caract\u00e8re r\u00e9solument programmatique, voire proprement \u00e9lectoral, et qui en fit le suc de son discours, fut, quelques secondes plus tard, copieusement hu\u00e9.<\/p>\n\n\n\n Il faut dire qu\u2019une r\u00e9unification imm\u00e9diate n\u2019\u00e9tait gu\u00e8re, au jour de la chute du mur, le souhait principal de l\u2019opinion. Certes, l\u2019id\u00e9e de r\u00e9unification fut rapidement tr\u00e8s populaire des deux c\u00f4t\u00e9s de la fronti\u00e8re. Mais nombre de citoyens de l\u2019Est \u2013 de ceux-l\u00e0 m\u00eame qui, retrouvant leur famille et leurs amis de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9 de la fronti\u00e8re, f\u00eataient l\u2019\u00e9v\u00e9nement sans arri\u00e8re-pens\u00e9e \u2013 n\u2019y voyaient pas une priorit\u00e9. Avec l\u2019affaiblissement du r\u00e9gime de la SED, la d\u00e9mocratisation de l\u2019\u00c9tat est-allemand et son int\u00e9gration progressive dans une Europe centrale recompos\u00e9e serait enfin envisageable, et c\u2019\u00e9tait bien l\u00e0 l\u2019ambition de l\u2019opposition est-allemande qui c\u00e9l\u00e9brait le succ\u00e8s de la \u00ab R\u00e9volution pacifique \u00bb. Leurs futurs compatriotes de l\u2019Ouest, et leurs repr\u00e9sentants avec eux, n\u2019\u00e9taient gu\u00e8re moins divis\u00e9s, tant le gouffre entre les deux syst\u00e8mes semblait grand. Une unification pr\u00e9cipit\u00e9e \u00e9tait des deux c\u00f4t\u00e9s inconcevable. Elle \u00e9tait objet de crainte pour les \u00c9tats \u00e9trangers qui craignaient le retour d\u2019une h\u00e9g\u00e9monie allemande en Europe ; Margaret Thatcher y \u00e9tait hostile <\/span>3<\/sup><\/a><\/span><\/span>, Fran\u00e7ois Mitterrand pr\u00e9f\u00e9rait donner la priorit\u00e9 \u00e0 la construction europ\u00e9enne <\/span>4<\/sup><\/a><\/span><\/span>.<\/p>\n\n\n\n \u00ab L\u2019exp\u00e9rience d\u2019une joie partag\u00e9e fut au c\u0153ur de la r\u00e9alit\u00e9 de la chute du mur. Cette joie fut port\u00e9e d\u2019une part par l\u2019exp\u00e9rience d\u2019une libert\u00e9 de mouvement concr\u00e8te, d\u2019autre part par sa cons\u00e9quence la plus imm\u00e9diate, c\u2019est-\u00e0-dire la r\u00e9union avec les proches vivant de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9 du mur. \u00bb<\/p><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n L\u2019exp\u00e9rience d\u2019une joie partag\u00e9e fut au c\u0153ur de la r\u00e9alit\u00e9 de la chute du mur. Cette joie fut port\u00e9e d\u2019une part par l\u2019exp\u00e9rience d\u2019une libert\u00e9 de mouvement concr\u00e8te, d\u2019autre part par sa cons\u00e9quence la plus imm\u00e9diate, c\u2019est-\u00e0-dire la r\u00e9union avec les proches vivant de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9 du mur. L\u2019exclamation bien connue du maire ouest-berlinois Walter Momper \u2013 \u00ab Nous, Allemands, sommes maintenant le peuple le plus heureux du monde ! \u00bb ne se trompait donc pas d\u2019objet. Mais quoique son potentiel f\u00e9d\u00e9rateur soit consid\u00e9rable, cette joie spontan\u00e9e n\u00e9e d\u2019une sorte de non-\u00e9v\u00e9nement politique est difficilement accessible \u00e0 la forme de comm\u00e9moration institutionnalis\u00e9e, politis\u00e9e et historicis\u00e9e qui s\u2019est impos\u00e9e par la suite. Plut\u00f4t que la joie, les c\u00e9l\u00e9brations officielles, depuis 1989, ont donc mis en avant la libert\u00e9. Une libert\u00e9 politique au sens large, qui, en d\u00e9passant largement l\u2019exp\u00e9rience imm\u00e9diate de la circulation sans entrave des personnes, s\u2019assimilait \u00e0 l\u2019appartenance au \u00ab monde libre \u00bb, introduisant ainsi dans le discours une logique normative en m\u00eame temps que le langage des vainqueurs de la Guerre froide. Si la valeur \u00ab libert\u00e9 \u00bb put para\u00eetre \u00e0 la fois consensuelle et adapt\u00e9e pour d\u00e9signer ce que la chute du mur rendait d\u00e9sormais possible (exigence d\u2019\u00e9lections libres, libre circulation des personnes), si elle rendait un juste hommage aux aspirations et aux sacrifices de l\u2019opposition est-allemande, elle repoussait derri\u00e8re un voile abstrait et r\u00e9id\u00e9ologis\u00e9 la r\u00e9alit\u00e9 d\u2019une \u00ab joie \u00bb qui tout en \u00e9tant elle-m\u00eame le produit d\u2019une libert\u00e9 nouvelle, n\u2019en \u00e9tait pas moins d\u2019une autre nature \u2013 populaire et spontan\u00e9e. F\u00eater la libert\u00e9, une libert\u00e9 de principe, une libert\u00e9 qui n\u2019\u00e9tait pas plus pr\u00e9cis\u00e9ment d\u00e9finie mais dans laquelle l\u2019Ouest s\u00fbr de lui voulait voir son image, permettait en quelque sorte de dompter la spontan\u00e9it\u00e9 de l\u2019\u00e9v\u00e9nement, de l\u2019interpr\u00e9ter dans une grille famili\u00e8re.<\/p>\n\n\n\n Leonard Bernstein eut-il vraiment raison, lorsqu\u2019il dirigea en d\u00e9cembre 1989 \u00e0 Berlin un grand concert de No\u00ebl m\u00ealant musiciens des deux Allemagne et des quatre forces alli\u00e9es, de faire changer l\u2019Ode \u00e0 la joie en Ode \u00e0 la libert\u00e9 ? N\u2019\u00e9tait-ce pas justement la joie, une joie sinc\u00e8re et profonde, qui e\u00fbt pu constituer l\u2019essentiel du legs symbolique des \u00e9v\u00e9nements du 9 novembre et sa contribution \u00e0 l\u2019avenir ? N\u2019est-ce pas l\u2019oubli de cette joie, ou du moins son ravalement au second plan derri\u00e8re une r\u00e9appropriation plus politique, qui en a affaibli durablement la port\u00e9e f\u00e9d\u00e9ratrice ? En 2009, Angela Merkel avait proclam\u00e9 \u00e0 Paris : \u00ab Le 11-Novembre est devenu un jour de paix en Europe ; le jour de la chute du mur est pour tous un jour de libert\u00e9 \u00bb <\/span>5<\/sup><\/a><\/span><\/span>. Par libert\u00e9, il faut ici d\u2019abord comprendre libert\u00e9 politique. C\u2019est certainement exact en ce qui concerne la lecture politique \u00e0 long terme de l\u2019\u00e9v\u00e9nement, son h\u00e9ritage r\u00e9interpr\u00e9t\u00e9 au regard de l\u2019histoire r\u00e9cente de l\u2019Allemagne. L\u2019opposition est-allemande, elle aussi, a pu ressentir au soir du 9 novembre 1989 l\u2019assurance d\u2019une d\u00e9mocratie \u00e0 venir, s\u2019opposant \u00e0 l\u2019oppression pass\u00e9e du r\u00e9gime de la SED. Mais quant aux Berlinois qui se trouvaient dans les rues ce jour l\u00e0, c\u2019est d\u2019abord le bonheur des retrouvailles \u2013 port\u00e9es par une forme particuli\u00e8re de libert\u00e9 de mouvement, s\u2019opposant non \u00e0 l\u2019oppression mais \u00e0 l\u2019enfermement \u2013 qui les animait.<\/p>\n\n\n\n Aujourd\u2019hui, nous avons ouvert la porte \u00e0 un avenir de paix pour l\u2019Europe. Nous changeons le visage de notre continent. [\u2026] Berlin, r\u00e9jouis-toi !<\/p>Walter Momper, 22 novembre 1989<\/cite><\/blockquote>\n\n\n\n \u00c0 quelle \u00e9chelle la chute du mur de Berlin doit-elle \u00eatre interpr\u00e9t\u00e9e ? Apr\u00e8s que la R\u00e9publique f\u00e9d\u00e9rale a pris pleinement en charge l\u2019h\u00e9ritage m\u00e9moriel du mur, c\u2019est le plus souvent comme prologue \u00e0 l\u2019unification allemande que l\u2019\u00e9v\u00e9nement est consid\u00e9r\u00e9. D\u00e8s novembre 1989, J\u00fcrgen Habermas avait not\u00e9 que ce qu\u2019il qualifiait de \u00ab r\u00e9volution de rattrapage \u00bb risquait fort de conduire \u00e0 un retour des affects nationaux en Allemagne, conduisant au passage \u00e0 l\u2019in\u00e9vitable et douleureuse \u00ab annexion \u00bb (Anschluss<\/em>) de la RDA par la RFA. Au-del\u00e0 de l\u2019enthousiasme, les sentiments pr\u00e9cis qui animaient les Berlinois \u00e9taient peu clairs : patriotisme nostalgique ou volont\u00e9 de b\u00e2tir un monde nouveau, les deux variantes semblaient cr\u00e9dibles, et le mot de libert\u00e9, une fois de plus, prenait des contours flous <\/span>6<\/sup><\/a><\/span><\/span>.<\/p>\n\n\n\n Les faits s\u2019accommodent en r\u00e9alit\u00e9 assez mal d\u2019une lecture strictement nationale de l\u2019\u00e9v\u00e9nement. Pour pouvoir d\u00e9ployer toute son ampleur signifiante, la chute du mur de Berlin telle qu\u2019elle fut v\u00e9cue par les t\u00e9moins de l\u2019histoire doit se comprendre \u00e0 plusieurs \u00e9chelles : celle de la cit\u00e9 n\u2019est pas la moindre, et celle de la nation semble devoir se retirer derri\u00e8re la port\u00e9e continentale et globale des m\u00e9canismes en pr\u00e9sence.<\/p>\n\n\n\n \u00ab D\u00e8s novembre 1989, J\u00fcrgen Habermas avait not\u00e9 que ce qu\u2019il qualifiait de \u00ab r\u00e9volution de rattrapage \u00bb risquait fort de conduire \u00e0 un retour des affects nationaux en Allemagne, conduisant au passage \u00e0 l\u2019in\u00e9vitable et douleureuse \u00ab annexion \u00bb (Anschluss<\/em>) de la RDA par la RFA. \u00bb<\/p><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Le mur de Berlin n\u2019est pas le mur de l\u2019Allemagne. La RFA avait pour capitale Bonn sur le Rhin, o\u00f9 Helmut Kohl, accouru en urgence de Pologne, retournera mener l\u2019action gouvernementale au lendemain des premiers \u00e9v\u00e9nements, et o\u00f9, aujourd\u2019hui encore, certains minist\u00e8res continuent d\u2019avoir leur si\u00e8ge. La RDA, elle, avait pour capitale Berlin-Est. Le principal lieu des \u00e9v\u00e9nements du 9 novembre fut Berlin-Ouest. Ils se d\u00e9roul\u00e8rent sur un terrain o\u00f9 les forces am\u00e9ricaines, britanniques et fran\u00e7aises continuaient d\u2019\u00eatre pr\u00e9sentes, en vertu de l\u2019accord quadripartite de 1971. Alors que le mur de Berlin s\u2019ouvre dans l\u2019all\u00e9gresse, des sc\u00e8nes similaires se jouent dans les zones frontali\u00e8res des deux Allemagne, par exemple \u00e0 Helmstett-Marienborn d\u2019o\u00f9 part la c\u00e9l\u00e8bre autoroute qui relie la RFA \u00e0 Berlin-Ouest. Ces sc\u00e8nes, pourtant, n\u2019eurent pas la r\u00e9sonance particuli\u00e8re des \u00e9v\u00e9nements berlinois.<\/p>\n\n\n\n Car si l\u2019Allemagne fut, a posteriori<\/em>, le seul \u00c9tat d\u2019Europe coup\u00e9 en deux par le rideau de fer, Berlin fut la seule m\u00e9tropole d\u2019Europe a subir ce m\u00eame destin, sans que ce constat d\u2019une division n\u00e9cessit\u00e2t d\u2019envisager une r\u00e9unification future : autant on pouvait nier que RDA et RFA constituassent jamais un m\u00eame pays, autant on ne pouvait mettre en doute que Berlin \u00e9tait une seule ville. Le Niemandsland<\/em>, partout cruel, s\u2019y muait en aberration architecturale tangible, s\u00e9parant, en l’espace d’une nuit, des familles, des amis, des coll\u00e8gues de travail. Elle divisait une communaut\u00e9 humaine, celle de la cit\u00e9, dont l\u2019existence objective ne pouvait \u00eatre remise en cause. Les deux Berlin avaient la m\u00eame langue, le m\u00eame dialecte, la m\u00eame histoire r\u00e9cente, les m\u00eames traumatismes. Berlin fut le laboratoire de la fronti\u00e8re dans toute sa monstruosit\u00e9 arbitraire, o\u00f9 l’absence de libre-circulation des personnes suscitait une indignation justifi\u00e9e. Les autres \u00e9v\u00e9nements frontaliers qui sont objet de comm\u00e9moration, par exemple le pique-nique paneurop\u00e9en de Sopron, ont rarement un caract\u00e8re aussi spectaculaire. Quiconque visitait Berlin pouvait faire l\u2019exp\u00e9rience radicale de la n\u00e9gation de cette libert\u00e9, qui devait devenir l\u2019un des piliers de Maastricht.<\/p>\n\n\n\n \u00ab Berlin fut le laboratoire de la fronti\u00e8re dans toute sa monstruosit\u00e9 arbitraire, o\u00f9 l’absence de libre-circulation des personnes suscitait une indignation justifi\u00e9e. \u00bb<\/p><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Si la r\u00e9unification allemande est, par intention, un \u00e9v\u00e9nement national, la chute du mur est donc d\u2019abord l\u2019\u00e9motion d\u2019une ville divis\u00e9e malgr\u00e9 elle. Elle est, ensuite, l\u2019\u00e9motion d\u2019un continent et d\u2019un monde qui voit s\u2019\u00e9crouler un symbole de sa division pass\u00e9e. Il faut se garder, cependant, si l\u2019on veut en pr\u00e9server la puissance m\u00e9morielle sans en contrefaire le caract\u00e8re spontan\u00e9, d\u2019y voir aussit\u00f4t l\u2019acte de naissance d\u2019une \u00ab Europe libre \u00bb ou \u00ab r\u00e9unifi\u00e9e \u00bb : la chute du mur fut bien davantage l’occasion des retrouvailles d\u2019une cit\u00e9 avec elle-m\u00eame, le lieu de la d\u00e9monstration concr\u00e8te du bonheur n\u00e9 de la chute d\u2019une fronti\u00e8re. C\u2019est \u00e0 ce titre qu\u2019il pourrait devenir un grand symbole pour l\u2019Europe. Non pas comme grand jour de comm\u00e9moration institutionnelle \u2013 la date du 9 novembre, anniversaire du putsch de la Brasserie de Munich et de la \u00ab nuit de Cristal \u00bb, se pr\u00eate du reste fort mal \u00e0 un tel exercice \u2013, mais comme occasion d\u2019une c\u00e9l\u00e9bration populaire autour de la transparence des fronti\u00e8res de l\u2019Union, d\u2019une libert\u00e9 concr\u00e8te et d\u2019une joie partag\u00e9e. \u00c0 l\u2019heure o\u00f9 l\u2019enthousiasme pour l\u2019Europe est partout en crise, il y aurait l\u00e0 mati\u00e8re \u00e0 une exp\u00e9rience commune, suffisamment proche dans le temps et dans l\u2019espace pour ranimer les souvenirs de nombre d\u2019Europ\u00e9ens. L\u2019Allemagne \u2013 qui, dans sa forme actuelle, n\u2019existait pas encore \u2013 ne saurait en r\u00e9clamer l\u2019exclusivit\u00e9.<\/p>\n\n\n\n Sur ce m\u00eame Kurf\u00fcrstendamm, on vend aussi le mur. Lorsque je suis venu ici, j\u2019ai vu sur la Joachimstalerstra\u00dfe pr\u00e8s du Kurf\u00fcrstendamm un homme qui vendait des morceaux du mur. 20 Mark la pi\u00e8ce. Un citoyen est-allemand est venu vers lui et lui a dit : \u00ab Ne fais pas \u00e7a, c\u2019est notre mur \u00bb.<\/p>Deutschland heute Abend, \u00e9mission de l\u2019ARD, 11 novembre 1989.<\/cite><\/blockquote>\n\n\n\n Cette r\u00e9activation symbolique de la chute du mur comme \u00e9v\u00e9nement populaire est d\u2019autant plus essentielle que l’histoire du mur est devenu un pilier majeur tourisme berlinois, sous une forme parfois assez superficielle. Trente ans apr\u00e8s la chute du mur, chaque boutique de souvenirs de la capitale vend au visiteur, pour quelques euros, un fragment plus ou moins authentique de division europ\u00e9enne. La volont\u00e9 sinc\u00e8re de ramener chez soi un morceau d\u2019histoire en avait fait une sorte de relique ou de troph\u00e9e de la Guerre froide pendant les ann\u00e9es qui suivirent la chute du mur ; mais cette perception des choses semble s\u2019effacer avec le temps derri\u00e8re une forme de valorisation plus purement commerciale. La marchandisation est partout pr\u00e9sente, et il faut craindre qu\u2019elle devienne la principale forme sous laquelle le mur se manifeste au monde dans l\u2019avenir, de m\u00eame que le quotidien de la RDA est en passe d\u2019\u00eatre raval\u00e9 au rang de folklore.<\/p>\n\n\n\n Le consum\u00e9risme fut, au commencement d\u00e9j\u00e0, l\u2019une des principales objections faites aux festivit\u00e9s spontan\u00e9es qui entour\u00e8rent la chute du mur. Ainsi le gouvernement est-allemand mit le mur en vente d\u00e8s fin 1989 pour attirer des devises \u00e9trang\u00e8res <\/span>7<\/sup><\/a><\/span><\/span>. L\u2019\u00ab argent de bienvenue \u00bb accord\u00e9 de longue date aux allemands de l\u2019Est en visite \u00e0 l\u2019Ouest, 100 DM qui pouvaient \u00eatre retir\u00e9s dans les banques pour faire face aux limitations impos\u00e9es par les autorit\u00e9s de RDA sur le change, fut une attraction majeure. La Westmark<\/em>, qui devait devenir l\u2019outil principal d\u2019une r\u00e9unification d\u2019abord \u00e9conomique, entra\u00eenant \u00e0 marche forc\u00e9e la restructuration de l\u2019appareil productif est-allemand, entra brutalement dans le quotidien des citoyens de RDA <\/span>8<\/sup><\/a><\/span><\/span>. Les Est-allemands se rendirent en nombre dans les boutiques de l\u2019Ouest, qui rest\u00e8rent naturellement ouvertes tout le week-end. La consommation fut, pour ceux que les retrouvailles n\u2019accaparaient pas, l\u2019activit\u00e9 principale des premiers jours de \u00ab libert\u00e9 \u00bb. Il est clair que ce fait tend, avec le recul, \u00e0 relativiser la signification m\u00eame de cette libert\u00e9, qui rechigne \u00e0 se laisser restreindre \u00e0 l\u2019exercice d\u2019un seul pouvoir d\u2019achat. Les jours suivant l\u2019ouverture du mur refl\u00e8tent ironiquement les contradictions d’une certaine libert\u00e9 europ\u00e9enne : libert\u00e9 de circulation, libert\u00e9 de commerce (ici \u00e0 sens unique), qui ne sauraient suffire ni \u00e0 former une communaut\u00e9 ni \u00e0 garantir le bon fonctionnement d\u2019un syst\u00e8me d\u00e9mocratique.<\/p>\n\n\n\n \u00ab La consommation fut, pour ceux que les retrouvailles n\u2019accaparaient pas, l\u2019activit\u00e9 principale des premiers jours de \u00ab libert\u00e9 \u00bb. Il est clair que ce fait tend, avec le recul, \u00e0 relativiser la signification m\u00eame de cette libert\u00e9, qui rechigne \u00e0 se laisser restreindre \u00e0 l\u2019exercice d\u2019un seul pouvoir d\u2019achat. \u00bb<\/p><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Ainsi, il est naturel qu\u2019une vision critique des \u00e9v\u00e9nements de 1989 y ait vu, en parall\u00e8le de l\u2019acquisition de libert\u00e9s r\u00e9elles, le signe du triomphe d\u2019un capitalisme d\u00e9complex\u00e9 et sans alternative, pr\u00e9alable \u00e0 la suj\u00e9tion de l\u2019Est \u00e0 l\u2019Ouest et \u00e0 la r\u00e9surgence des nationalismes. Dans cette perspective, les distributions d’argent qui accompagn\u00e8rent l\u2019ouverture de la fronti\u00e8re berlinoise deviennent le pr\u00e9lude \u00e0 une \u00ab annexion \u00bb pacifique de l\u2019Est par l\u2019Ouest. Naturellement, ce message critique affaiblit, de mani\u00e8re l\u00e9gitime, le mythe d\u2019un \u00ab jour de libert\u00e9 \u00bb. Mais il n\u2019enl\u00e8ve rien de leur force \u00e0 ces images de joie partag\u00e9e sur les places de la ville, \u00e0 l\u2019\u00e9motion des retrouvailles, de m\u00eame que la vente au d\u00e9tail du mur \u00e0 trente ans de distance ne saurait d\u00e9cr\u00e9dibiliser les Mauerspechte<\/em>.<\/p>\n\n\n\nLa joie ou la libert\u00e9<\/h3>\n\n\n\n
Une ville, un pays, un continent<\/h3>\n\n\n\n
Le spectre toujours pr\u00e9sent de la r\u00e9cup\u00e9ration commerciale<\/h3>\n\n\n\n
Faire de la chute du mur un \u00e9v\u00e9nement collectif europ\u00e9en<\/h3>\n\n\n\n