{"id":43285,"date":"2019-07-13T14:02:51","date_gmt":"2019-07-13T12:02:51","guid":{"rendered":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/?p=43285"},"modified":"2019-07-13T14:03:17","modified_gmt":"2019-07-13T12:03:17","slug":"lenrichissement-de-luranium-entre-enjeu-industriel-atout-symbolique-et-levier-strategique","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/2019\/07\/13\/lenrichissement-de-luranium-entre-enjeu-industriel-atout-symbolique-et-levier-strategique\/","title":{"rendered":"L\u2019enrichissement de l\u2019uranium : entre enjeu industriel, atout symbolique et levier strat\u00e9gique"},"content":{"rendered":"\n
T\u00e9h\u00e9ran. <\/em>Le 7 juillet dernier, l\u2019Iran a annonc\u00e9 avoir exc\u00e9d\u00e9 le seuil maximal de 3,97 % que le Joint Comprehensive Plan of Action<\/em> de 2015 (JCPOA) imposait jusque-l\u00e0 \u00e0 ses activit\u00e9s d\u2019enrichissement d\u2019uranium. Cet acte est le dernier en date d\u2019une s\u00e9quence de transgressions d\u00e9lib\u00e9r\u00e9es du JCPOA commises par T\u00e9h\u00e9ran en r\u00e9action \u00e0 la sortie des \u00c9tats-Unis de l\u2019accord en 2018, au retour de sanctions \u00e9conomiques \u00e9crasantes, et aux r\u00e9centes surench\u00e8res de tensions dans le golfe d\u2019Oman <\/span>1<\/sup><\/a><\/span><\/span>. En effet, le 1er juillet dernier, l\u2019Iran confirmait d\u00e9j\u00e0 que son stock d\u2019uranium faiblement enrichi d\u00e9passait le plafond de 300 kg fix\u00e9 par le JCPOA <\/span>2<\/sup><\/a><\/span><\/span>. La conjonction de ces violations, pourtant mineures en elles-m\u00eames, fait ressurgir la menace d\u2019une fuite en avant soudaine et incontr\u00f4lable du programme d\u2019enrichissement iranien vers des applications militaires.\u00a0<\/p>\n\n\n\n Le caract\u00e8re sensible de l\u2019enrichissement de l\u2019uranium provient de sa double valeur strat\u00e9gique. La mati\u00e8re fissile contenue dans l\u2019uranium enrichi lib\u00e8re de grandes quantit\u00e9s d\u2019\u00e9nergie utilisables \u00e0 plusieurs fins. D\u2019une part, l\u2019uranium sous sa forme dite \u00ab faiblement enrichie \u00bb en isotope U-235 (soit entre 3 et 5 %, contre 0,7 % \u00e0 l\u2019\u00e9tat naturel) est indispensable \u00e0 la fabrication du combustible des r\u00e9acteurs \u00e0 eau l\u00e9g\u00e8re qui repr\u00e9sentent plus de 90 % du parc nucl\u00e9aire mondial en exploitation. D\u2019autre part, l\u2019uranium \u00ab hautement enrichi \u00bb est requis pour la propulsion navale et la production de radioisotopes m\u00e9dicaux (20 \u00e0 85 % d\u2019U-235) ainsi que pour la fabrication d\u2019armes atomiques (85 \u00e0 90 % d\u2019U-235). Or, l\u2019enrichissement de l\u2019uranium \u00e0 diff\u00e9rents degr\u00e9s est assur\u00e9 par des proc\u00e9d\u00e9s et des infrastructures identiques, ce qui accro\u00eet la synergie potentielle entre le d\u00e9veloppement du nucl\u00e9aire civil et celui du nucl\u00e9aire militaire, tout en cr\u00e9ant un risque permanent de d\u00e9tournement des mati\u00e8res fissiles \u00e0 des fins d\u2019armement.<\/p>\n\n\n\n L\u2019enrichissement d\u2019uranium reste n\u00e9anmoins un processus techniquement complexe et g\u00e9ographiquement segment\u00e9. Ma\u00eetris\u00e9 par peu de pays, il est \u00e9troitement contr\u00f4l\u00e9 par des instances supranationales. Ces contraintes sont la principale protection contre une prolif\u00e9ration \u00e0 grande \u00e9chelle des armes atomiques. L\u2019uranium doit en effet subir une cha\u00eene de transformations\u00a0physiques qui exigent son transport entre plusieurs usines et souvent plusieurs pays <\/span>3<\/sup><\/a><\/span><\/span>, compliquant ainsi son acquisition sous forme utilisable. Extrait du minerai, l\u2019uranium naturel est d\u2019abord concentr\u00e9 (yellowcake<\/em>), puis purifi\u00e9 et converti en un compos\u00e9 gazeux pr\u00eat \u00e0 \u00eatre enrichi. Bien que 13 pays ma\u00eetrisent l\u2019enrichissement \u00e0 \u00e9chelle industrielle en 2018, 90 % de la capacit\u00e9 d\u2019enrichissement est d\u00e9tenue par les 5 principaux pays poss\u00e9dant l\u2019arme atomique \u2014 \u00c9tats-Unis, Russie, France, Royaume-Uni et Chine <\/span>4<\/sup><\/a><\/span><\/span>.<\/p>\n\n\n\n La surveillance des activit\u00e9s d\u2019enrichissement est techniquement difficile. Premi\u00e8rement, le suivi de la production d\u2019uranium enrichi exige de prendre en compte une double logique de flux et de stock. La capacit\u00e9 d\u2019enrichissement d\u2019une usine proc\u00e8de d\u2019un optimum ajustable entre l\u2019\u00e9nergie utilis\u00e9e par les centrifugeuses, la concentration en U-235 vis\u00e9e, et la concentration r\u00e9siduelle des d\u00e9chets produits. Les fluctuations de la demande peuvent justifier la valorisation de ces d\u00e9chets (\u00ab r\u00e9-enrichissement \u00bb), d\u00e9bloquant ainsi de nouveaux stocks d\u2019uranium. Maintenir un inventaire exhaustif et actualis\u00e9 des mati\u00e8res radioactives pr\u00e9sentes dans chaque pays est donc vital, ce \u00e0 quoi l\u2019AIEA s\u2019emploie. Deuxi\u00e8mement, la centrifugation est efficace m\u00eame avec de petites quantit\u00e9s d\u2019uranium (de l\u2019ordre du kilogramme), ce qui acc\u00e9l\u00e8re l\u2019enrichissement et facilite l\u2019interconnexion des centrifugeuses afin de produire de l\u2019uranium hautement enrichi de qualit\u00e9 militaire. Troisi\u00e8mement, la faible consommation \u00e9nerg\u00e9tique des centrifugeuses rend leur signature thermique difficile \u00e0 rep\u00e9rer : un site clandestin produisant assez d\u2019uranium enrichi pour 1 \u00e0 2 bombes par an pourrait ainsi \u00eatre dissimul\u00e9 comme un complexe industriel ordinaire <\/span>5<\/sup><\/a><\/span><\/span>. Enfin, comme l\u2019enrichissement concentre l\u2019uranium fissile et en diminue le volume, l\u2019effort marginal requis diminue proportionnellement au niveau d\u2019enrichissement : passer de 5 \u00e0 90 % exige environ deux fois moins de travail que le passage initial de 0.7 \u00e0 5 %. Pour ces raisons, toute capacit\u00e9 industrielle d\u2019enrichissement, m\u00eame minime, devient virtuellement synonyme de capabilit\u00e9 militaire latente.<\/p>\n\n\n\n Le contr\u00f4le international d\u2019enrichissement d\u2019uranium s\u2019effectue\u00a0 sous l\u2019\u00e9gide du Trait\u00e9 sur la non-prolif\u00e9ration des armes nucl\u00e9aires (TNP), sign\u00e9 par 190 pays en 1968 et garanti par l\u2019AIEA. Par l\u2019Article III du TNP, les signataires acceptent les actions men\u00e9es par l\u2019AIEA contre le d\u00e9tournement des fili\u00e8res nucl\u00e9aires civiles via des audits, des syst\u00e8mes de surveillance, et des inspections p\u00e9riodiques. Les usines d\u2019enrichissement et de recyclage du combustible nucl\u00e9aire, produisant du plutonium n\u00e9cessaire \u00e0 la fabrication d\u2019armes atomiques, sont particuli\u00e8rement surveill\u00e9es par l\u2019AIEA. En 1998, le Protocole additionnel sign\u00e9 par 58 pays du TNP a compl\u00e9t\u00e9 ce dispositif, imposant une comptabilit\u00e9 d\u00e9taill\u00e9e des mati\u00e8res nucl\u00e9aires dans le but de d\u00e9tecter et pr\u00e9venir le d\u00e9tournement d\u2019une quantit\u00e9 mat\u00e9riel fissile suffisant \u00e0 la fabrication d\u2019une t\u00eate nucl\u00e9aire. Le Protocole exige \u00e9galement des pays non d\u00e9tenteurs de l\u2019arme atomique un acc\u00e8s aux mines d\u2019uranium, aux sites de recherche, aux d\u00e9chets radioactifs et \u00e0 tout stock d\u2019uranium susceptible d\u2019\u00eatre enrichi dans des usines clandestines.<\/p>\n\n\n\n N\u00e9anmoins, la porosit\u00e9 de ces dispositifs a \u00e9t\u00e9 maintes fois d\u00e9montr\u00e9e depuis les ann\u00e9es 1990, avec la mise au jour de programmes d\u2019enrichissement illicites en Libye, Irak et Iran et de r\u00e9seaux souterrains de prolif\u00e9ration nucl\u00e9aire <\/span>6<\/sup><\/a><\/span><\/span>. D\u2019autre part, les d\u00e9bats multilat\u00e9raux men\u00e9s depuis 1993 autour d\u2019un trait\u00e9 interdisant la production de mat\u00e9riaux fissiles \u00e0 des fins militaires (FMCT<\/em>) restent paralys\u00e9es par le veto du Pakistan qui invoque la s\u00e9curit\u00e9 nationale. Enfin, les pays non-signataires du TNP tels que Isra\u00ebl, l\u2019Inde, et le Pakistan sont libres de tout engagement ; ils ont ainsi pu finaliser leur programme d\u2019enrichissement et acqu\u00e9rir l\u2019arme atomique sans pour autant enfreindre le droit international.<\/p>\n\n\n\n Plusieurs solutions compl\u00e9mentaires au TNP ont \u00e9t\u00e9 avanc\u00e9es pour mieux contr\u00f4ler la capacit\u00e9 d\u2019enrichissement d\u2019uranium des pays <\/span>7<\/sup><\/a><\/span><\/span>. Parmi elles, la voie de l\u2019internationalisation propose la cr\u00e9ation d\u2019une usine d\u2019enrichissement administr\u00e9e par l\u2019AIEA et plac\u00e9e sous contr\u00f4le r\u00e9gional ou international, un dispositif dont la nature est proche d\u2019exemples existants de consortiums multinationaux d\u2019enrichissement comme Eurodif SA (\u00e9tabli entre la France, l\u2019Italie, l\u2019Espagne et la Belgique) ou l\u2019IUEC (\u00e9tabli entre la Russie, l\u2019Arm\u00e9nie, le Kazakhstan et l\u2019Ukraine). Si cette centralisation\u00a0 pourrait simplifier le suivi des activit\u00e9s d\u2019enrichissement d\u2019uranium, la structure actionnariale, la gestion et la surveillance de telles usines resteraient n\u00e9anmoins des sujets sensibles. En outre, une telle solution ne procure aucune garantie que les \u00c9tats ne tenteront pas d\u2019acqu\u00e9rir des capacit\u00e9s d\u2019enrichissement autonomes.<\/p>\n\n\n\n Les r\u00e9centes p\u00e9rip\u00e9ties du JCPOA en Iran illustrent bien la difficult\u00e9 \u00e0 juguler un programme d\u2019enrichissement d\u00e9j\u00e0 mature et sous-tendu par la revendication du droit souverain d\u2019enrichir de l\u2019uranium \u00e0 des fins civiles qui est reconnu par le TNP. Si l\u2019accord a bien bloqu\u00e9 la production de plutonium par la reconversion le r\u00e9acteur \u00e0 eau lourde d\u2019Arak tout en \u00e9liminant 66 % des centrifugeuses et 98 % du stock d\u2019uranium enrichi de l\u2019Iran, toutes les restrictions en mati\u00e8re d\u2019enrichissement seront lev\u00e9es entre 2025 et 2030 <\/span>8<\/sup><\/a><\/span><\/span>. T\u00e9h\u00e9ran serait d\u00e8s lors libre de relancer \u00e0 grand vitesse sa production civile d\u2019uranium hautement enrichi, raccourcissant ainsi le d\u00e9lai de militarisation potentielle (ou breakout time<\/em>) de plusieurs mois sous le JCPOA \u00e0 seulement quelques semaines <\/span>9<\/sup><\/a><\/span><\/span>.<\/p>\n\n\n\n Bien que l\u2019Iran ait toujours pr\u00e9tendu conduire un programme nucl\u00e9aire pacifique, le r\u00e9gime joue sur l\u2019ambigu\u00eft\u00e9 de ses intentions et sur la charge symbolique li\u00e9e \u00e0 l\u2019enrichissement pour faire pression sur les parties du JCPOA \u2014 en particulier sur les Europ\u00e9ens pi\u00e9g\u00e9s entre la critique des positions am\u00e9ricaines et la promesse d\u2019aider \u00e0 compenser le poids des sanctions sur l\u2019Iran. D\u2019un c\u00f4t\u00e9, aucun \u00e9l\u00e9ment ne laisse penser que l\u2019Iran a d\u00e9j\u00e0 produit de l\u2019uranium enrichi de qualit\u00e9 militaire. Le d\u00e9passement r\u00e9cent du seuil de 300 kg d\u2019uranium enrichi fix\u00e9 par le JCPOA demeure n\u00e9gligeable en regard des 1200 kg requis pour fabriquer une bombe <\/span>10<\/sup><\/a><\/span><\/span>. Cependant, le contexte de la d\u00e9couverte de plans d\u2019armes nucl\u00e9aires dans une archive vol\u00e9e \u00e0 l\u2019Iran en 2018 d\u00e9multiplie l\u2019impact repr\u00e9sentationnel des transgressions du JCPOA par T\u00e9h\u00e9ran. Dans le m\u00eame temps, l\u2019Iran a install\u00e9 des d\u00e9fenses anti-a\u00e9riennes autour de son site d\u2019enrichissement de Natanz et poursuit un programme de missiles balistiques qui \u00e9chappe au cadre du JCPOA et s\u2019av\u00e8rerait critique pour la constitution d\u2019un arsenal nucl\u00e9aire <\/span>11<\/sup><\/a><\/span><\/span>. Le message envoy\u00e9 par la relance du programme d\u2019enrichissement iranien demeure donc flou : menace r\u00e9versible \u00e0 court terme pour gagner en pouvoir de n\u00e9gociation ? Symbole du caract\u00e8re in\u00e9luctable du d\u00e9veloppement nucl\u00e9aire de l\u2019Iran ? Simple diversion ? \u00c0 l\u2019heure o\u00f9 les experts s\u2019accordent \u00e0 dire que l\u2019acquisition de l\u2019arme nucl\u00e9aire par l\u2019Iran s\u2019est r\u00e9duite \u00e0 une question de volont\u00e9 politique et non plus de capacit\u00e9 technologique <\/span>12<\/sup><\/a><\/span><\/span>, la signification et les implications strat\u00e9giques du programme d\u2019enrichissement d\u2019uranium iranien m\u00e9ritent d\u2019\u00eatre r\u00e9\u00e9valu\u00e9es.<\/p>\n\n\n\n