{"id":42261,"date":"2019-07-01T23:20:36","date_gmt":"2019-07-01T21:20:36","guid":{"rendered":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/?p=42261"},"modified":"2021-11-30T10:11:45","modified_gmt":"2021-11-30T09:11:45","slug":"europeens-vous-valez-davantage-que-vos-mythes","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/2019\/07\/01\/europeens-vous-valez-davantage-que-vos-mythes\/","title":{"rendered":"\u00ab Europ\u00e9ens, vous valez davantage que vos mythes ! \u00bb"},"content":{"rendered":"\n
Ce discours dont nous vous proposons la traduction exclusive a \u00e9t\u00e9 prononc\u00e9 le 9 mai dernier \u00e0 l’occasion de la journ\u00e9e de l’Europe sur la Judenplatz de Vienne. Timothy Snyder y propose une analyse iconoclaste de la construction europ\u00e9enne, d\u00e9j\u00e0 \u00e9bauch\u00e9e dans l’entretien qu’il nous avait accord\u00e9 en 2018<\/a>. Cette destruction de nos mythes europ\u00e9ens est une condition n\u00e9cessaire de la relance d’une Europe qui reste l’incarnation d’un espoir formidable.<\/em><\/p>\n\n\n\n Je m’appelle Timothy Snyder, je suis un historien am\u00e9ricain et on m’a demand\u00e9 de livrer un message \u00e0 l’Europe. Le voici : vous valez davantage que vos mythes. <\/p>\n\n\n\n Pour nous autres \u00e0 l’ext\u00e9rieur, vous \u00eates aussi une source d’espoir, peut-\u00eatre la seule source d’espoir, pour l’avenir. Vous valez davantage que vos mythes. Nous sommes r\u00e9unis aujourd’hui sur la Judenplatz<\/em>, le 9 mai 2019. Le 9 mai de cette ann\u00e9e jusqu\u2019au coucher du soleil, c\u2019est le Jour de l’Ind\u00e9pendance en Isra\u00ebl. <\/p>\n\n\n\n \u00c0 Moscou, \u00e0 Kiev ou \u00e0 Minsk, le 9 mai est le jour de la victoire. Aujourd’hui, dans ces villes europ\u00e9ennes et dans d\u2019autres, la victoire sur l’Allemagne nazie et ses nombreux alli\u00e9s europ\u00e9ens pendant la Seconde Guerre mondiale a \u00e9t\u00e9 c\u00e9l\u00e9br\u00e9e, f\u00eat\u00e9e, et comm\u00e9mor\u00e9e.<\/p>\n\n\n\n Nous nous r\u00e9unissons surtout aujourd\u2019hui pour nous souvenir de la d\u00e9claration de Robert Schuman du 9 mai 1950, lorsque Schuman a d\u00e9clar\u00e9 que l’Europe n’\u00e9tait pas seulement pour les Europ\u00e9ens, que l’Europe portait un id\u00e9al de paix qui pouvait toucher le monde entier. <\/p>\n\n\n\n Comment pouvons-nous nous souvenir de ces trois choses en m\u00eame temps ? Comment pouvons-nous nous en souvenir raisonnablement comme histoire, et comme le genre d’histoire qui nous guiderait dans l’avenir ? Comment faire pour se souvenir \u00e0 la fois de l’Holocauste, de la Seconde Guerre mondiale et du d\u00e9but du projet europ\u00e9en comme d’une seule histoire ?<\/p>\n\n\n\n Comment pouvons-nous envisager l’\u00e9laboration du projet europ\u00e9en il y a 70 ans alors que nous nous demandons sans cesse si celui sera refait ou d\u00e9fait ? Pour moi, en tant qu’historien, la r\u00e9ponse \u00e0 cette question d\u00e9pend de vous, Europ\u00e9ens : choisirez-vous les mythes, ou choisirez-vous l’histoire ? Il y a deux mani\u00e8res de se souvenir. La premi\u00e8re vous ram\u00e8ne \u00e0 vous-m\u00eame, \u00e0 une histoire o\u00f9 vous avez toujours eu raison, \u00e0 une histoire o\u00f9 vous, ou des gens comme vous, avez toujours \u00e9t\u00e9 innocents. C’est un mythe. C’est un mythe national. Elle pr\u00e9vaut presque partout et elle pourrait bien l’emporter ici.<\/p>\n\n\n\n \u00ab Europ\u00e9ens : choisirez-vous les mythes, ou choisirez-vous l’histoire ? \u00bb<\/p>Timothy Snyder<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n L\u2019autre mani\u00e8re de se souvenir, c’est l’histoire. L’histoire vous permet de prendre ce dont vous vous souvenez et de l’ajouter \u00e0 ce dont d’autres se souviennent, de le m\u00ealer \u00e0 d’autres sources et \u00e0 d’autres perspectives, inlassablement et de fa\u00e7on critique, afin de voir ce dont vous \u00eates responsables. Lorsque Schuman pronon\u00e7a sa d\u00e9claration en mai 1950, la France \u00e9tait au beau milieu d’une guerre coloniale au cours de laquelle 75 000 soldats fran\u00e7ais allaient mourir. Sur ces 75 000 soldats, la grande majorit\u00e9 d’entre eux n’\u00e9taient pas fran\u00e7ais du tout si l\u2019on consid\u00e9rait leur terre de naissance. La France menait alors la premi\u00e8re de deux guerres coloniales : elle se battrait apr\u00e8s la Seconde Guerre mondiale sans interruption pendant 16 ans en Asie du Sud-Est, puis en Afrique du Nord.<\/p>\n\n\n\n En France, dans les ann\u00e9es 1950 et 1960, le mot \u00ab l’int\u00e9gration<\/em> \u00bb <\/span>1<\/sup><\/a><\/span><\/span> ne renvoyait pas n\u00e9cessairement \u00e0 int\u00e9gration europ\u00e9enne. L’int\u00e9gration<\/em> pouvait signifier la responsabilit\u00e9 de l’arm\u00e9e fran\u00e7aise d’int\u00e9grer les Arabes dans l’Etat fran\u00e7ais. Apr\u00e8s 1961, \u00ab l’int\u00e9gration<\/em> \u00bb signifiait la possibilit\u00e9 que les Fran\u00e7ais soient int\u00e9gr\u00e9s dans le nouvel \u00c9tat alg\u00e9rien. Pourquoi suis-je en train de vous parler de tout cela ? Parce que le mythe que vous partagez tous, que vous soyez des amis ou des ennemis de l’Union europ\u00e9enne, est le mythe de l\u2019\u00c9tat-nation. Le Robert Schuman qui a fait sa d\u00e9claration en 1950 \u00e9tait le ministre des Affaires \u00e9trang\u00e8res d’un empire. La France, qu\u2019elle ait port\u00e9 le nom de r\u00e9publique ou d\u2019empire, a toujours \u00e9t\u00e9 un empire.<\/p>\n\n\n\n Vous valez davantage que que vos mythes. Mais pour les d\u00e9passer, pour \u00eatre l’espoir dont le reste d’entre nous hors d\u2019Europe a besoin, il faut accepter l’histoire. L’id\u00e9e que l’Europe serait un groupe d’\u00c9tats-nations qui montrerait le chemin de l’int\u00e9gration, est un mythe fatal.<\/p>\n\n\n\n \u00ab L’id\u00e9e que l’Europe serait un groupe d’\u00c9tats-nations qui montrerait le chemin de l’int\u00e9gration, est un mythe fatal. \u00bb<\/p>TImothy Snyder<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n On pourrait \u2013 on devrait \u2013 \u00eatre en d\u00e9saccord sur l’avenir de l’Europe. Mais si cette discussion se fonde sur des mythes, sur des choses qui n’ont jamais eu lieu, la discussion ne peut \u00eatre fructueuse. Faire de l’histoire, c’est d\u00e9gager la voie et, au cours des prochaines minutes, j’aimerais essayer de d\u00e9gager la voie, en d\u00e9gageant certains de ces mythes, afin que nous retrouvions un peu de raison dans notre compr\u00e9hension de l\u2019\u00e9coulement du temps, du pass\u00e9 vers le pr\u00e9sent, et surtout vers l\u2019avenir, dont nous avons besoin. <\/p>\n\n\n\n Pensez donc un instant avec moi aux pays qui ont fond\u00e9 l’Union europ\u00e9enne, ou qui ont fond\u00e9 le projet europ\u00e9en. L’Allemagne, l’Allemagne de l’Ouest venait d’\u00eatre d\u00e9faite dans la guerre coloniale la plus d\u00e9cisive et la plus catastrophique peut-\u00eatre jamais vue, en tout cas en Europe. C\u2019est la guerre que nous comm\u00e9morons, la Seconde Guerre mondiale. De m\u00eame, l’Italie venait de perdre une guerre coloniale en Afrique et dans les Balkans. Les Pays-Bas avaient perdu une guerre coloniale qu’ils ont men\u00e9e de 1945 \u00e0 1949. La Belgique perdit le Congo en 1960. La France, vaincue en Indochine et en Alg\u00e9rie, prit un tournant d\u00e9cisif vers l’Europe au d\u00e9but des ann\u00e9es 1960. C’est Charles de Gaulle qui comprit que non seulement la R\u00e9publique mais tout l’\u00c9tat fran\u00e7ais \u00e9tait menac\u00e9 par l’empire colonial et qui, en 1962, prit un virage europ\u00e9en d\u00e9cisif. Aucune des puissances europ\u00e9ennes qui fond\u00e8rent le projet europ\u00e9en n’\u00e9tait \u00e0 l’\u00e9poque un \u00c9tat-nation. \u00c0 vrai dire, aucune d\u2019entre elles n\u2019avait jamais \u00e9t\u00e9 un \u00c9tat-nation.<\/p>\n\n\n\n Il en va de m\u00eame pour les premiers pays \u00e0 rejoindre l’Union europ\u00e9enne. Dans les ann\u00e9es 1960, les Britanniques comprenaient parfaitement que l’Europe \u00e9tait un substitut de l’Empire, tant comme d\u00e9bouch\u00e9 commercial que comme amplificateur de puissance. Une part \u00e9norme du m\u00e9tier d\u2019historien revient \u00e0 dire aux gens des choses qu’ils savaient autrefois. Dans les ann\u00e9es 1960, toute la fonction publique britannique, presque tout le parlement britannique et presque toute l’\u00e9lite britannique comprenaient que l’Europe \u00e9tait un substitut de l\u2019empire.<\/p>\n\n\n\n \u00ab Dans les ann\u00e9es 1960, toute la fonction publique britannique, presque tout le parlement britannique et presque toute l’\u00e9lite britannique comprenaient que l’Europe \u00e9tait un substitut de l\u2019empire. \u00bb<\/p>TImothy Snyder<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Lorsque les Empires portugais ou espagnol disparaissent dans les ann\u00e9es 1970, le processus est simultan\u00e9. Les leaders des changements au Portugal et en Espagne coordonnent la fin de l’empire, le d\u00e9but de la d\u00e9mocratie et l’int\u00e9gration avec l’Union europ\u00e9enne. Ces choses ont lieu en m\u00eame temps. L’Union europ\u00e9enne a \u00e9t\u00e9 cr\u00e9\u00e9e par des empires europ\u00e9ens d\u00e9faillants ou en d\u00e9route. Apr\u00e8s 1989, apr\u00e8s la fin de l’empire et de l\u2019Union sovi\u00e9tiques, l’Union europ\u00e9enne s’\u00e9largit encore en s\u2019ouvrant aux pays qui ont fait partie de cet empire. Et elle fait quelque chose d’encore plus profond. De fait, si on pense aux pays qui ont rejoint l’Union europ\u00e9enne dans les ann\u00e9es 1990 et 2000 : l’Autriche, la Tch\u00e9coslovaquie, la Pologne et les pays baltes sont tous des pays qui ont \u00e9t\u00e9 cr\u00e9\u00e9s en 1918 apr\u00e8s la Premi\u00e8re Guerre mondiale. Presque tous avaient depuis perdu de leur ind\u00e9pendance. L’histoire des \u00c9tats-nations en Europe a tendance \u00e0 \u00eatre courte, dure et brutale. <\/p>\n\n\n\n Lorsque l’Union europ\u00e9enne s’\u00e9largit dans les ann\u00e9es 1990 et 2000, elle fournit un foyer aux \u00c9tats qui ont \u00e9t\u00e9 cr\u00e9\u00e9s apr\u00e8s la Premi\u00e8re Guerre mondiale. Depuis ce moment-l\u00e0 elle rassemble deux types d’\u00c9tats : les \u00c9tats qui occupaient le centre des empires et les \u00c9tats qui \u00e9taient \u00e0 la p\u00e9riph\u00e9rie. Mais tout cela a pleinement \u00e0 voir avec l’empire. Il est inhabituel, \u00e0 l’occasion de la Journ\u00e9e de l’Europe, de mentionner l’Alg\u00e9rie, l’Angola, le Congo, l’Inde, l’Indochine, l’Indon\u00e9sie, la Malaisie, le Maroc ou le Mozambique. C’est inhabituel, mais il faut le faire, car c’est l\u00e0 qu’\u00e9tait l’Europe pendant ces 70 derni\u00e8res ann\u00e9es et c’est en se retirant de ces territoires que les Europ\u00e9ens ont cr\u00e9\u00e9 l’Europe que nous comprenons.<\/p>\n\n\n\n Tout cela est important parce que votre mythe europ\u00e9en, votre id\u00e9e selon laquelle \u00ab des \u00c9tats-nations se sont assembl\u00e9s pour cr\u00e9er l\u2019Europe \u00bb, compl\u00e8tement oppos\u00e9e \u00e0 celle d\u2019empires d\u00e9faillants qui se r\u00e9unir pour cr\u00e9er l\u2019Europe, par opposition \u00e0 \u00ab vous, en tant qu’empires d\u00e9faillants, \u00eates venus ensemble pour cr\u00e9er l’Europe \u00bb, vous emp\u00eache non seulement de comprendre votre responsabilit\u00e9 imp\u00e9riale mais aussi de l\u2019ampleur de vos r\u00e9ussites.<\/p>\n\n\n\n C\u2019est une jolie histoire que l\u2019histoire europ\u00e9enne. Oui, c’est une jolie histoire que de se raconter qu\u2019il y aurait eu de petits \u00c9tats nations europ\u00e9ens, tous innocents et gentils, qui, chacun \u00e0 leur petite mani\u00e8re, auraient r\u00e9alis\u00e9 que leurs int\u00e9r\u00eats \u00e9conomiques les unissaient. C’est une jolie petite histoire, mais ce n’est pas de l’histoire. L’histoire du XXe si\u00e8cle est celle de puissances europ\u00e9ennes qui, au cours des cinq cents derni\u00e8res ann\u00e9es, ont domin\u00e9 le monde, se sont retrouv\u00e9es contraintes de battre en retraite sur le continent europ\u00e9en, et qui sur ce continent ont cr\u00e9\u00e9 quelque chose de nouveau. Schuman a prononc\u00e9 son discours en 1950. En 1951, dans Les origines du totalitarisme<\/em>, Hannah Arendt a parl\u00e9 de l’essence de la libert\u00e9 humaine : la cr\u00e9ation de choses nouvelles. L’Union europ\u00e9enne est une chose nouvelle.<\/p>\n\n\n\n \u00ab L’histoire des \u00c9tats-nations en Europe a tendance \u00e0 \u00eatre courte, dure et brutale. \u00bb<\/p>Timothy Snyder<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Ce que j’ai dit au sujet de la m\u00e9moire dans les mythes et l’histoire s’applique encore plus fortement \u00e0 l’histoire de l’Holocauste telle que nous nous en souvenons, ou plut\u00f4t telle que nous choisissons de ne pas nous en souvenir. Nous nous trouvons devant un m\u00e9morial \u00e0 la m\u00e9moire de l’Holocauste, et pour se souvenir en particulier des 65 000 citoyens autrichiens, enfants, femmes et hommes, qui ont \u00e9t\u00e9 assassin\u00e9s en tant que Juifs apr\u00e8s la destruction de l’Autriche en 1938. En un sens, le monument est familier. Nous voici \u00e0 Vienne et nous pouvons imaginer d’autres personnes qui ont v\u00e9cu \u00e0 Vienne. Nous voil\u00e0 en Autriche et nous pensons que nous pouvons peut-\u00eatre imaginer \u00e0 quoi ressemblait l\u2019annexion allemande de l\u2019Autriche. Mais si nous regardons attentivement le monument, si, apr\u00e8s cette conf\u00e9rence, vous veniez \u00e0 vous promener en lisant attentivement les noms qui sont grav\u00e9s au pied du monument, ceux des lieux o\u00f9 les Juifs autrichiens ont \u00e9t\u00e9 tu\u00e9s, tout devient soudain beaucoup moins familier. La plupart des villes, la plupart des endroits, ne sont pas connus de la plupart des Autrichiens, pour la tr\u00e8s bonne raison que les Juifs autrichiens n’ont pas \u00e9t\u00e9 tu\u00e9s en Autriche, ils ont \u00e9t\u00e9 tu\u00e9s tr\u00e8s loin. Juste derri\u00e8re moi, de l’autre c\u00f4t\u00e9 du monument, se trouve le nom de Maly Trostinec, en Bi\u00e9lorussie. Plus de Juifs autrichiens \u2013 plus de Juifs viennois \u2013 ont \u00e9t\u00e9 tu\u00e9s dans cette localit\u00e9 bi\u00e9lorusse que partout ailleurs. Pourquoi ? Pourquoi les Juifs autrichiens ont-ils \u00e9t\u00e9 tu\u00e9s si loin de chez eux ? Ils ont \u00e9t\u00e9 tu\u00e9s si loin de chez eux \u00e0 cause de l’empire, \u00e0 cause de la derni\u00e8re tentative europ\u00e9enne de cr\u00e9er un empire. C’est cela qu’a \u00e9t\u00e9 la Seconde Guerre mondiale en Europe.<\/p>\n\n\n\n Si nous voulons aujourd\u2019hui nous souvenir de l’Holocauste, de la Seconde Guerre mondiale et des tentatives de s\u2019en relever, nous devons nous souvenir de l’Holocauste et de la guerre tels qu’ils ont vraiment \u00e9t\u00e9. Nous devons aussi nous emp\u00eacher de laisser la m\u00e9moire de l\u2019Holocauste se fragmenter en autant de m\u00e9moires nationales. Elles ne sont pas \u00e0 la hauteur. L’Holocauste s\u2019est d\u00e9roul\u00e9 \u00e0 une \u00e9chelle d\u00e9fiant les m\u00e9moires nationales. Cet \u00e9v\u00e8nement \u00e0 trois causes fondamentales dont la compr\u00e9hension est aussi essentielle pour la bonne intelligibilit\u00e9 de l\u2019histoire que pour la possibilit\u00e9 d\u2019un futur de l\u2019Union europ\u00e9enne. <\/p>\n\n\n\n La premi\u00e8re d\u2019entre elles est la panique \u00e9cologique. L’argument d’Hitler pour expliquer pourquoi il \u00e9tait n\u00e9cessaire que l\u2019Allemagne devienne un empire \u00e9tait que le temps et les terres manquaient <\/span>2<\/sup><\/a><\/span><\/span>, et que les Allemands devaient saisir ce dont ils avaient besoin avant que d’autres ne le puissent. Hitler disait sp\u00e9cifiquement que la science et la technologie ne nous sauveraient pas et qu\u2019il fallait donc prendre aux autres ce qui nous manquait. La deuxi\u00e8me cause g\u00e9n\u00e9rale de l’Holocauste est la d\u00e9shumanisation. Dans la mesure o\u00f9 nous devons prendre aux autres, ceux-ci n’ont de valeur que dans la mesure o\u00f9 ils peuvent nous servir. Dans cette perspectives les gens peuvent \u00eatre litt\u00e9ralement quantifi\u00e9s. Apr\u00e8s les Juifs, le plus grand groupe de victimes de la Seconde Guerre mondiale des non-combattants fut celui des prisonniers de guerre sovi\u00e9tiques. Trois millions d’entre eux ont \u00e9t\u00e9 tu\u00e9s parce qu’on croyait qu’il co\u00fbterait plus cher de les nourrir que ce que pourrait rapporter leur travail. <\/p>\n\n\n\n La troisi\u00e8me cause fondamentale de cet empire singuli\u00e8rement atroce que fut l\u2019Empire allemand, qui r\u00e9unissait l\u2019Allemagne et ses alli\u00e9s, parmi lesquels on trouvait l\u2019Autriche, est la destruction de l\u2019\u00c9tat. En d\u00e9truisant l’Autriche, en d\u00e9truisant la Tch\u00e9coslovaquie, en d\u00e9truisant la Pologne, les \u00c9tats baltes, en essayant de d\u00e9truire l’Union sovi\u00e9tique, les Allemands et leurs alli\u00e9s ont cr\u00e9\u00e9 une zone en Europe o\u00f9 il n’y avait ni \u00c9tats, ni lois, et o\u00f9 des choses \u00e9taient possibles qui n\u2019auraient pas \u00e9t\u00e9 possibles ailleurs. C’est cela que font les empires. Ils ne reconnaissent pas les autres comme citoyens, ils ne reconnaissent pas les autres \u00c9tats, mais ils cr\u00e9ent des zones o\u00f9 l’horreur devient possible.<\/p>\n\n\n\n Dans l\u2019id\u00e9ologie nazie, les Juifs sont au centre de tout cela. Hitler reproche aux Juifs de croire que la science pourrait nous apporter des r\u00e9ponses \u00e0 la crise \u00e9cologique. Les Juifs sont accus\u00e9s par Hitler de pr\u00e9tendre que les humains devraient reconna\u00eetre les autres humains selon un principe de solidarit\u00e9. La mis\u00e9ricorde chr\u00e9tienne, le socialisme, la primaut\u00e9 du droit\u2026 tout cela revenait \u00e0 la m\u00eame chose pour Hitler. Les Juifs \u00e9taient \u00e0 bl\u00e2mer si les humains reconnaissaient les humains comme d’autres humains et non comme les membres de communaut\u00e9s raciales. Et \u00e9videmment, dans ce pays, comme partout ailleurs, lorsque l’\u00c9tat a \u00e9t\u00e9 d\u00e9truit, ce sont les Juifs qui ont le plus souffert et qui ont souffert les premiers.<\/p>\n\n\n\n Quand je dis que vous valez davantage que votre mythe, vous l’aurez compris, je veux dire que vous \u00eates plus terribles que votre mythe. Je veux dire que vous \u00eates plus puissants que votre mythe. Je veux dire que le mythe que vous vous racontez vous d\u00e9tourne de l\u2019ampleur des responsabilit\u00e9s pass\u00e9es de l\u2019Europe, mais qu’il vous d\u00e9tourne \u00e9galement de la responsabilit\u00e9 europ\u00e9enne dans l\u2019avenir. Il est tr\u00e8s facile de dire, m\u00eame si c\u2019est important de le rappeler, que les Europ\u00e9ens n’ont pas pleinement compris l’ampleur de l’Holocauste et des crimes associ\u00e9s. Il est tr\u00e8s facile de dire, et d’autres, comme Frantz Fanon, Aim\u00e9 C\u00e9saire ou Hannah Arendt, l’ont dit avant moi, que l’Holocauste fait partie d’une histoire plus large de l’empire europ\u00e9en. C’est important de le dire.<\/p>\n\n\n\n \u00ab Quand je dis que vous valez davantage que votre mythe, vous l’aurez compris, je veux dire que vous \u00eates plus terribles que votre mythe. Je veux dire que vous \u00eates plus puissants que votre mythe. Je veux dire que le mythe que vous vous racontez vous d\u00e9tourne de l\u2019ampleur des responsabilit\u00e9s pass\u00e9es de l\u2019Europe, mais qu’il vous d\u00e9tourne \u00e9galement de la responsabilit\u00e9 europ\u00e9enne dans l\u2019avenir. \u00bb<\/p>Timothy SNyder<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Ce qui est plus difficile \u00e0 saisir, c’est qu’il ne s’agit pas seulement d’\u00e9thique, mais aussi de pouvoir. Les Europ\u00e9ens se sont priv\u00e9s de pouvoir, vous<\/em> vous \u00eates priv\u00e9s de pouvoir, en vous leurrant sur votre pass\u00e9. Si vous voulez savoir \u00e0 quoi ressemble les cons\u00e9quences de cette erreur dans un autre endroit, regardez les \u00c9tats-Unis d’Am\u00e9rique. La situation difficile que connaissent actuellement les \u00c9tats-Unis est le r\u00e9sultat direct du fait que nous nous sommes tromp\u00e9s sur notre pass\u00e9 imp\u00e9rial. Vous nous ressemblez beaucoup, mais vous avez encore une chance de faire mieux. Et la raison pour laquelle il est si important de bien comprendre son pass\u00e9 n’est pas seulement \u00e9thique, c’est aussi une question de pouvoir. Vos invraisemblables petits mythes nationaux vous permettent de ne pas voir que vous avez autrefois r\u00e9gn\u00e9 sur le monde.<\/p>\n\n\n\n Et vos invraisemblables petits mythes nationaux vous dispensent de voir que l’Union europ\u00e9enne est la seule r\u00e9ponse r\u00e9ussie \u00e0 la question la plus importante de l’histoire du monde moderne, peut-\u00eatre la seule question centrale : que faire apr\u00e8s l’empire ? Que faire de l’empire ? Il existe deux mauvaises r\u00e9ponses, ou en tout cas deux r\u00e9ponses tr\u00e8s limit\u00e9es : faire des \u00c9tats-nations ou avoir plus d’empire. L’Union europ\u00e9enne est la seule r\u00e9ponse nouvelle, f\u00e9conde et productive \u00e0 cette question. C\u2019est pour cela que mon message est que vous \u00eates plus que vos mythes car vous \u00eates aussi une source d’espoir pour nous qui vivons \u00e0 l’ext\u00e9rieur de l\u2019Europe. Parce que si vous \u00eates \u00e0 l’ext\u00e9rieur, et bien s\u00fbr je parle d’une position relativement privil\u00e9gi\u00e9e en tant qu’Am\u00e9ricain, si vous \u00eates \u00e0 l’ext\u00e9rieur, il y a une chose qui est claire \u00e0 propos du monde qui ne l’est pas ici, \u00e0 l’int\u00e9rieur, c’est que c’est toujours un monde imp\u00e9rial.<\/p>\n\n\n\n Vous avez cr\u00e9\u00e9 une immense zone d’exception, et je le dis dans un sens tr\u00e8s positif. Vous avez cr\u00e9\u00e9 la plus grande \u00e9conomie de l’histoire du monde, vous avez cr\u00e9\u00e9 une impressionnante s\u00e9rie d’\u00c9tats providence et de d\u00e9mocraties qui fonctionnent presque sans heurts. Il n’y a rien de tel ailleurs dans le monde. En dehors d’ici, il y a toujours l’empire. Et en dehors d’ici, les trois motifs imp\u00e9riaux que j\u2019ai mentionn\u00e9s, ceux qui fondamentalement animaient l’empire singuli\u00e8rement atroce qui a donn\u00e9 l’Holocauste, sont toujours bien pr\u00e9sents.<\/p>\n\n\n\n \u00ab En dehors d’ici, il y a toujours l’empire. \u00bb<\/p>Timothy Snyder<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Pensons-y ensemble : panique \u00e9cologique, d\u00e9shumanisation et destruction de l’\u00c9tat. La panique \u00e9cologique est partout autour de nous. Nous sommes confront\u00e9s \u00e0 une situation de d\u00e9tresse \u00e9cologique tr\u00e8s r\u00e9elle et urgente, sous la forme tr\u00e8s \u00e9vidente du r\u00e9chauffement climatique. Et nous faisons \u00e9galement face \u00e0 des partis politiques et \u00e0 des dirigeants qui nous disent que la science n’est pas vraie, ou douteuse, ou que nous devrions attendre. Et \u00e9tonnamment, les m\u00eames personnes qui nous disent que le r\u00e9chauffement climatique n’est pas un probl\u00e8me, ou que nous pouvons attendre, ou que la science n’est pas vraie, sont les m\u00eames personnes qui nous disent que les r\u00e9fugi\u00e9s sont nos ennemis, et que les migrants sont nos ennemis, et que certaines races sont diff\u00e9rentes des autres.<\/p>\n\n\n\n Je n’oserais pas vous dire, en tant qu’Europ\u00e9ens, pour qui voter lors des prochaines \u00e9lections europ\u00e9ennes. Mais je dirai ceci en tant qu’Am\u00e9ricain : ne votez pas pour un parti qui nie le r\u00e9chauffement climatique, car le parti qui nie le r\u00e9chauffement climatique vous dit trois choses sur lui-m\u00eame. Il vous dit qu’il mentira sur tout, il vous dit qu’il ne se soucie pas du sort de vos enfants et petits-enfants et il vous dit qu’il est la cr\u00e9ature des oligarques de l\u2019hydrocarbure qui, si vous \u00eates en Europe, ne sont m\u00eame pas europ\u00e9ens. Et bien s\u00fbr, l’ironie profonde, c’est que les m\u00eames partis qui vous affirment que le r\u00e9chauffement climatique n’est pas un probl\u00e8me, pointent les migrants du doigt. Pourtant, si vous ne faites rien pour lutter contre le r\u00e9chauffement climatique, les migrations deviendront incontr\u00f4lables parce que le r\u00e9chauffement climatique affecte beaucoup plus le Sud que le Nord. C’est aussi cela la panique \u00e9cologique. Et l’Union europ\u00e9enne est l’une des rares entit\u00e9s au monde \u00e0 faire quelque chose \u00e0 ce sujet.<\/p>\n\n\n\n Qu\u2019en est-il de la destruction des \u00c9tats aujourd\u2019hui ? Certains des \u00c9tats qui ont r\u00e9cemment disparu se sont effondr\u00e9s, du moins en partie, \u00e0 cause de crises \u00e9cologiques. Ce qui, depuis l\u2019Europe, ressemble \u00e0 des flux incontr\u00f4l\u00e9s de r\u00e9fugi\u00e9s ou de migrants est li\u00e9 \u00e0 la faiblesse des \u00c9tats dans des pays comme le Rwanda, le Soudan ou, plus r\u00e9cemment, la Syrie. Des \u00c9tats sont \u00e9galement d\u00e9truits parce que de grandes puissances d\u00e9cident, sans toujours avoir r\u00e9fl\u00e9chi aux cons\u00e9quences de ces d\u00e9cisions, de les d\u00e9truire. Ce fut le cas de l’invasion am\u00e9ricaine de l’Irak ou de l’invasion russe en Ukraine.<\/p>\n\n\n\n Ce qui n’est gu\u00e8re visible \u00e0 l’int\u00e9rieur de l’Union europ\u00e9enne, mais qui est si clair de l’ext\u00e9rieur, c’est que l’Union europ\u00e9enne renforce les \u00c9tats europ\u00e9ens. Tout ce d\u00e9bat au sein de l’Union europ\u00e9enne sur la souverainet\u00e9 n’a aucun sens. Il n’y a jamais eu autant d’\u00c9tats en Europe. La raison pour laquelle ils sont si forts \u00e0 l’int\u00e9rieur comme \u00e0 l’ext\u00e9rieur est l’Union europ\u00e9enne. L’Union europ\u00e9enne renforce les \u00c9tats \u00e0 l’int\u00e9rieur en facilitant le fonctionnement de l’\u00c9tat-providence comme nulle part ailleurs dans le monde. En tant qu\u2019Am\u00e9ricain, je vous assure que l\u2019on remarque la diff\u00e9rence. L’Union europ\u00e9enne prot\u00e8ge \u00e9galement l’\u00c9tat \u00e0 l’ext\u00e9rieur parce que l’Union europ\u00e9enne est le plus puissant barrage contre les forces de la mondialisation qui existe dans le monde.<\/p>\n\n\n\n Si vous voulez sentir la diff\u00e9rence, quittez l’Union europ\u00e9enne. C’est \u00e9videmment une d\u00e9claration rh\u00e9torique : ne quittez pas l’Union europ\u00e9enne !<\/em><\/p>\n\n\n\n \u00ab Ce qui n’est gu\u00e8re visible \u00e0 l’int\u00e9rieur de l’Union europ\u00e9enne, mais qui est si clair de l’ext\u00e9rieur, c’est que l’Union europ\u00e9enne renforce les \u00c9tats europ\u00e9ens. \u00bb<\/p>Timothy Snyder<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Je veux conclure et vous laisser avec le troisi\u00e8me motif apr\u00e8s l\u2019effondrement \u00e9cologique et la destruction de l\u2019\u00c9tat : la d\u00e9shumanisation. Et j’ai besoin que vous r\u00e9fl\u00e9chissiez un peu avec moi. Cette conf\u00e9rence se nomme Judenplatz 1010<\/em> pour une raison. Pour trois raisons, en fait. Nous voulons qu\u2019avec ces chiffres, 1010, vous r\u00e9fl\u00e9chissiez \u00e0 l’Holocauste lui-m\u00eame. \u00c0 ma gauche on trouve ce nom : Treblinka. Les Juifs furent envoy\u00e9s du ghetto de Varsovie \u00e0 Treblinka parce qu’ils \u00e9taient consid\u00e9r\u00e9s comme des travailleurs moins productifs. On a jug\u00e9 que les calories qu’ils consommaient avaient plus de valeur que le produit de leur travail. C’est un artifice du monde industriel de nous juger comme une force de travail, comme des objets qui effectuent un travail physique. La tradition des droits de l’homme a une r\u00e9ponse \u00e0 cela lorsqu\u2019elle affirme qu\u2019\u00e0 Treblinka, 780 863 \u00eatres humains, individuellement distincts, ont \u00e9t\u00e9 assassin\u00e9s. Nous devons nous rappeler de chacun d’eux non pas comme une quantit\u00e9 mais en consid\u00e9rant leur qualit\u00e9 d\u2019\u00eatres humains. Commen\u00e7ons par la fin, par ces trois personnes \u00e0 la fin, sept cent mille huit cent soixante et <\/em>trois : ils peuvent \u00eatre une famille de trois, ou un groupe de trois amis. Et ainsi imaginez les victimes non pas comme faisant partie d’un grand groupe, sans visage, mais comme des \u00eatres humains. Comprenons que la diff\u00e9rence entre 1 et 0 n’est pas une diff\u00e9rence de quantit\u00e9 mais une diff\u00e9rence de qualit\u00e9 et que chaque victime, comme chacun de nous, est un \u00eatre humain irr\u00e9ductiblement diff\u00e9rent.<\/p>\n\n\n\n Mais aujourd\u2019hui, nous vivons une \u00e9poque diff\u00e9rente o\u00f9 les droits de l’homme sont contest\u00e9s diff\u00e9remment. Nous vivons \u00e0 l\u2019\u00e8re de l\u2019empire num\u00e9rique qui, bien qu\u2019il soit peu intelligible, est bien r\u00e9el. Il y a des pouvoirs que nous ne voyons pas, qui utilisent des techniques que nous ne comprenons pas bien, en suivant des lois qui ne sont pas des lois humaines et qui ne sont pas r\u00e9dig\u00e9es par des \u00c9tats. Nous pouvons distinguer ce nouvel \u00e9tat de fait \u00e0 travers quelques exemples : l\u2019\u00e9valuation que la Chine fait de ses citoyens selon un syst\u00e8me de points ; la mise \u00e0 disposition partout dans le monde d\u2019outils de manipulation par la Silicon Valley ; les interventions r\u00e9currentes de la F\u00e9d\u00e9ration de Russie dans les \u00e9lections d\u2019autre pays. Mais vous, en Europe, vous avez les outils, singuli\u00e8rement les outils intellectuels, pour y faire face.<\/p>\n\n\n\n Dans sa critique de l\u2019imp\u00e9rialisme en Alg\u00e9rie, Frantz Fanon faisait remarquer que nous ne nous pr\u00e9occupons pas du comment<\/em> mais du pourquoi<\/em>. Cette analyse est toujours valable au XXIe si\u00e8cle. Le num\u00e9rique nous r\u00e9duit \u00e0 nos r\u00e9ponses les plus pr\u00e9visibles et les plus simples. Il nous transforme en caricatures de nous-m\u00eames, en instruments d’entit\u00e9s commerciales et politiques \u00e9loign\u00e9es que nous ne voyons m\u00eame pas. Il fait de nous des cr\u00e9atures du pourquoi<\/em> plut\u00f4t que du comment<\/em>.<\/p>\n\n\n\n \u00ab Le num\u00e9rique a fait de nous des cr\u00e9atures du pourquoi<\/em> plut\u00f4t que du comment<\/em>. \u00bb<\/p>Timothy Snyder<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n On peut aussi penser au philosophe polonais Leszek Ko\u0142akowski qui rappelait que l’humanit\u00e9 elle-m\u00eame est une cat\u00e9gorie humaine. Si nous ne d\u00e9cidons pas de nous consid\u00e9rer comme des humains, nous ne pouvons esp\u00e9rer que cette cat\u00e9gorie soit avec nous.<\/p>\n\n\n\n Le philosophe russe Mikha\u00efl Bakhtine, quant \u00e0 lui, disait que croire \u00e0 un mensonge c\u2019\u00e9tait se transformer en objet. Mais que se passe-t-il si le mensonge auquel on croit nous est racont\u00e9 par un objet ? Peut-on s’attendre \u00e0 ce qu\u2019un objet se sente moralement responsable ? Nous avons les outils, mais il nous faut du temps pour les ma\u00eetriser.<\/p>\n\n\n\n Pour Simone Weil \u00ab il faut \u00e0 l\u2019homme du silence chaleureux, on lui donne un tumulte glac\u00e9. \u00bb <\/span>3<\/sup><\/a><\/span><\/span> Ici en Europe, vous pouvez garder le silence si vous le souhaitez. L’Union europ\u00e9enne, contrairement \u00e0 toute autre entit\u00e9 dans le monde, a fait des progr\u00e8s positifs en mati\u00e8re de droits de l’homme num\u00e9riques. Ce que j’aimerais souligner, c’est que seule l’Union europ\u00e9enne peut le faire. Et cela tient \u00e0 une seule raison : si vous vivez dans un pays, m\u00eame un grand pays important comme les \u00c9tats-Unis, o\u00f9 une d\u00e9cision importante \u2013 disons un r\u00e9f\u00e9rendum ou une \u00e9lection pr\u00e9sidentielle \u2013 est visiblement influenc\u00e9e ou d\u00e9cid\u00e9e par une campagne num\u00e9rique, les personnes qui auront gagn\u00e9 ne feront jamais d’enqu\u00eate. C’est d\u00e9j\u00e0 le monde dans lequel nous vivons, o\u00f9 des syst\u00e8mes politiques connus et respect\u00e9s, comme au Royaume-Uni ou aux \u00c9tats-Unis, ne peuvent pas enqu\u00eater eux-m\u00eames. Nous le savons car ils ont d\u00e9j\u00e0 connu cette situation. Seule l’Union europ\u00e9enne peut le faire, car ce n’est pas un syst\u00e8me politique national.<\/p>\n\n\n\n Que peut-elle faire exactement ? Quatre choses. Il y a au moins quatre fa\u00e7ons dont l’Union europ\u00e9enne peut prot\u00e9ger ce que j\u2019appelle l’humanit\u00e9. Apr\u00e8s tout, il n\u2019y a qu’un seul \u00ab eux et nous \u00bb, et l’humanit\u00e9 est ce nous. D\u2019abord, elle peut mettre en place et d\u00e9fendre des r\u00e8glements antimonopoles. Les entreprises am\u00e9ricaines sont trop grandes et l’\u00c9tat am\u00e9ricain n’a pas \u00e9t\u00e9 en capable d\u2019y faire face. Ensuite, elle peut prot\u00e9ger l’\u00e9ducation. La philosophe allemande Edith Stein \u2013 qui a enseign\u00e9 la philosophie en Allemagne aussi longtemps qu’elle le pouvait, jusqu’au moment o\u00f9 c\u2019est devenu impossible \u2013, la philosophe allemande Edith Stein, assassin\u00e9e \u00e0 Auschwitz, dont le nom est grav\u00e9 ici \u00e0 ma droite, disait qu’il existe un lien objectif entre \u00e9ducation et humanit\u00e9. Devrions-nous vraiment, en Allemagne, en Autriche, en Pologne, en Autriche est partout o\u00f9 cela est envisag\u00e9, confier l’\u00e9ducation de nos enfants \u00e0 des choses qui ne sont pas humaines ? Est-ce vraiment in\u00e9luctable ? Peut-\u00eatre devrions-nous attendre en Europe. Peut-\u00eatre ne devrions-nous pas faire exactement ce que font les Am\u00e9ricains, peut-\u00eatre ne devrions-nous tout simplement pas du tout laisser entrer de tablettes dans les salle de classe, jamais.<\/p>\n\n\n\n Troisi\u00e8mement, elle peut garantir la r\u00e9alit\u00e9. Le monde num\u00e9rique est un rouet qui transforme des faits toujours moins nombreux en de colossales chim\u00e8res. La meilleure fa\u00e7on de r\u00e9agir \u00e0 cela est de produire plus de faits et faire que ceux-ci ne sortent pas de nulle part, ils sont cr\u00e9\u00e9s par des journalistes, qui sont les h\u00e9ros de notre temps. Une Union europ\u00e9enne qui se soucie de l’avenir sera une Union europ\u00e9enne dans laquelle il sera plus facile de devenir journaliste.<\/p>\n\n\n\n Enfin, l\u2019Union europ\u00e9enne peut d\u00e9fendre la souverainet\u00e9. La grande question r\u00e9currente est aujourd\u2019hui : d’o\u00f9 viennent les populistes ? Il est plus facile de r\u00e9pondre \u00e0 cette question si vous r\u00e9alisez que les populistes sont en fait des digitalistes. <\/strong>Quand on parle de \u00ab populisme \u00bb, il faut supposer qu\u2019il sont soutenus en sous-main par d\u2019autres groupes d\u2019int\u00e9r\u00eat. Mais n’est-il pas \u00e9trange ou int\u00e9ressant que tous ces nouveaux partis populistes soient aussi ceux qui ont \u00e9t\u00e9 si efficaces dans l’utilisation des techniques num\u00e9riques ? Et n’est-il pas int\u00e9ressant de constater que ce sont toujours eux qui attaquent l’Union europ\u00e9enne \u00e0 l’aide de ces m\u00eames techniques num\u00e9riques ? Et n’est-il pas int\u00e9ressant qu’il y ait toujours un chevauchement entre ces populistes, les climatosceptiques, et une attitude cynique et destructrice \u2013 une sorte de complot, en somme \u2013 vis-\u00e0-vis de l\u2019\u00c9tat <\/strong> ? N’est-il pas int\u00e9ressant de voir comment tout cela s’articule ?<\/p>\n\n\n\n \u00ab Une Union europ\u00e9enne qui se soucie de l’avenir sera une Union europ\u00e9enne dans laquelle il sera plus facile de devenir journaliste. \u00bb<\/p>TIMOTHY Snyder<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n N’est-il pas int\u00e9ressant que vous ayez des ennemis ? Et n’est-il pas int\u00e9ressant que vos ennemis soient toujours les d\u00e9fenseurs d’un statu quo<\/em> intenable ? N’est-il pas int\u00e9ressant que vos ennemis soient les exploiteurs inlassables d’une Terre d\u00e9j\u00e0 \u00e9puis\u00e9e ? N’est-il pas int\u00e9ressant que vous ayez des ennemis ? Pourquoi avez-vous des ennemis ? Vous avez des ennemis parce que vous avez un avenir. Et avez-vous remarqu\u00e9 que ce que font vos ennemis, c’est vous priver de cet avenir ? Avez-vous remarqu\u00e9 \u00e0 quel point le concept d\u2019avenir a presque compl\u00e8tement disparu de l’horizon politique ? Ce n’est pas un accident. Et avez-vous remarqu\u00e9 que vos ennemis \u2013 tous, les Russes, les Am\u00e9ricains, les Chinois, et ceux que nous avons encore du mal \u00e0 distinguer \u2013 vous attaquent toujours par votre point le plus faible, c\u2019est-\u00e0-dire par vos mythes ? Cette id\u00e9e selon laquelle vous seriez profond\u00e9ment des \u00c9tats-nations vers lesquels vous pourriez revenir. C’est cette faiblesse, que vous ne voyez pas, qu\u2019ils recherchent. Ils y reviennent toujours.<\/p>\n\n\n\n C’est ici que je vais conclure. Vous \u00eates responsables, vous autres Europ\u00e9ens, de ce qu\u2019il adviendra de la m\u00e9moire. Elle peut devenir un mythe rassurant dans lequel vous seriez petits, dans lequel vous seriez innocents et dans lequel vous auriez tr\u00e8s peu de responsabilit\u00e9s vis-\u00e0-vis du pass\u00e9 ou de l’avenir. Ou alors, la m\u00e9moire peut au contraire se construire autour de votre histoire, celle d\u2019une domination globale d\u2019un demi-mill\u00e9naire avant de cr\u00e9er quelque chose de compl\u00e8tement nouveau pendant la seconde moiti\u00e9 du XXe si\u00e8cle et d\u2019avoir maintenant une responsabilit\u00e9 particuli\u00e8re quant \u00e0 notre avenir au XXIe si\u00e8cle. Dans les trois questions critiques que sont la panique \u00e9cologique, la destruction de l’\u00c9tat et l’humanisation, l’Union europ\u00e9enne a plus de pouvoir que toute autre entit\u00e9 \u00e0 ce moment pr\u00e9cis de l’histoire. Bref, vous pouvez tranquillement suivre votre mythe, ou vous pouvez vous engagez sur le chemin dessin\u00e9 par votre histoire. Il m\u00e8ne \u00e0 un avenir incertain mais qui, lui, est bien r\u00e9el. Le mythe vous conduira au confort, \u00e0 la fragmentation et finalement \u00e0 l’humiliation. L’histoire est synonyme de douleur, mais aussi de puissance.<\/p>\n\n\n\n \u00ab Vous \u00eates responsables, vous autres Europ\u00e9ens, de ce qu\u2019il adviendra de la m\u00e9moire. \u00bb<\/p>Timothy Snyder<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Nous nous trouvons sur ce qu’on appelle aujourd’hui la Judenplatz<\/em>. Il y a des centaines d’ann\u00e9es, les Juifs eux-m\u00eames l’appelaient le Schulhof<\/em>. Et en effet, il y a une \u00e9cole ici, juste \u00e0 ma droite et juste \u00e0 votre gauche. Dans cette \u00e9cole, il y a des enfants qui ont des liens de parent\u00e9 avec les gens qui ont \u00e9t\u00e9 tu\u00e9s dans les endroits qui sont nomm\u00e9s sur ce monument. Et dans cette \u00e9cole, il y a des enfants qui viennent de ces m\u00eames endroits. Schuman parlait d’une Europe vivante : \u00ab Une Europe organis\u00e9e et vivante.<\/em> \u00bb <\/span>4<\/sup><\/a><\/span><\/span> Il a parl\u00e9 d’une Europe vivante. Il a parl\u00e9 d’une Europe qui cr\u00e9erait, \u00ab Une Europe cr\u00e9ateur<\/em> \u00bb <\/span>5<\/sup><\/a><\/span><\/span>. Ce que j’esp\u00e8re et ce que je demande, c’est que lorsque nous pensons \u00e0 ces 70 derni\u00e8res ann\u00e9es, nous ne pensions qu\u2019\u00e0 la mani\u00e8re dont elles se projettent dans les 70 prochaines ann\u00e9es. Si nous devons nous en souvenir, souvenons-nous en comme d\u2019un chemin qui m\u00e8ne vers l\u2019\u00e9cole, les enfants et les g\u00e9n\u00e9rations \u00e0 venir. Schuman a parl\u00e9 d’une Europe qui apporte la paix non pas pour elle-m\u00eame, mais pour le reste du monde. Et pour un non-europ\u00e9en comme moi, \u00e0 qui l\u2019on demande de parler aux Europ\u00e9ens, cela semble particuli\u00e8rement important. Vous valez davantage que vos mythes. Pour ceux d’entre nous qui sont \u00e0 l’ext\u00e9rieur, vous \u00eates aussi une source d’espoir pour l’avenir.<\/p>\n\n\n\n Merci de vous joindre \u00e0 moi sur Judenplatz 1010<\/em>.<\/p>\n\n\n\n (Applaudissements.) <\/p>\n\n\n\nDiscours prononc\u00e9 le 9 mai 2019 sur la Judenplatz<\/em>, \u00e0 Vienne<\/strong><\/h2>\n\n\n\n