{"id":310680,"date":"2025-12-31T06:00:00","date_gmt":"2025-12-31T05:00:00","guid":{"rendered":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/?p=310680"},"modified":"2025-12-30T19:20:18","modified_gmt":"2025-12-30T18:20:18","slug":"la-pierre-de-folie","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/2025\/12\/31\/la-pierre-de-folie\/","title":{"rendered":"La pierre de folie"},"content":{"rendered":"\n

\u00ab La crise consiste justement dans le fait que l\u2019ancien se meurt et que le nouveau ne peut pas na\u00eetre \u2014 pendant cet interr\u00e8gne, on observe les ph\u00e9nom\u00e8nes morbides les plus vari\u00e9s. \u00bb<\/em><\/p>\n\n\n\n

Antonio Gramsci <\/span>1<\/sup><\/a><\/span><\/span><\/p>\n\n\n\n

L\u2019Extraction de la pierre de folie<\/h2>\n\n\n\n

Au cours de l\u2019\u00e9t\u00e9 1926, l\u2019\u00e9crivain am\u00e9ricain Howard Phillips Lovecraft entrevit l\u2019ombre d\u2019une nouvelle forme d\u2019horreur. Peinant \u00e0 trouver les mots pour la d\u00e9crire, il parvint toutefois \u00e0 cristalliser certaines de ses visions cauchemardesques dans une nouvelle intitul\u00e9e L\u2019Appel de Cthulhu<\/em>, sorte de conte moral mettant en garde notre esp\u00e8ce contre le retour d\u2019une terreur ancestrale et les dangers qu\u2019il y a \u00e0 outrepasser nos limites, en nous montrant ce qui peut nous attendre, en sommeil, de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9. \u00ab Ce qui est, \u00e0 mon sens, pure mis\u00e9ricorde en ce monde \u2014 \u00e9crit Lovecraft \u2014, c’est l’incapacit\u00e9 de l\u2019esprit humain \u00e0 mettre en corr\u00e9lation tout ce qu’il renferme. Nous vivons sur une \u00eele de placide ignorance, au sein des noirs oc\u00e9ans de l’infini, et n’avons pas \u00e9t\u00e9 destin\u00e9s \u00e0 de longs voyages. Les sciences, dont chacune tend dans une direction particuli\u00e8re, ne nous ont pas fait trop de mal jusqu’\u00e0 pr\u00e9sent  ; mais un jour viendra o\u00f9 la synth\u00e8se de ces connaissances dissoci\u00e9es nous ouvrira des perspectives terrifiantes sur la r\u00e9alit\u00e9 et la place effroyable que nous y occupons  : alors cette r\u00e9v\u00e9lation nous rendra fous, \u00e0 moins que nous ne fuyions cette clart\u00e9 funeste pour nous r\u00e9fugier dans la paix et la s\u00e9curit\u00e9 d’un nouvel \u00e2ge de t\u00e9n\u00e8bres. \u00bb <\/span>2<\/sup><\/a><\/span><\/span> Dans cette nouvelle, un homme se lance sur les traces d\u2019une secte qui tente de r\u00e9veiller un dieu ant\u00e9diluvien plong\u00e9 dans un sommeil \u00e9ternel. Au cours de sa qu\u00eate, le protagoniste prend connaissance de reportages et de t\u00e9moignages faisant \u00e9tat d\u2019\u00e9tranges vagues d\u2019hyst\u00e9rie collective, de panique, de folie collective et d\u2019acc\u00e8s de manie, toutes li\u00e9es \u00e0 trois petites statuettes repr\u00e9sentant une idole dont la forme non seulement n\u2019a rien de naturel, mais semble charg\u00e9e d\u2019une malice intrins\u00e8que. L\u2019une de ces effigies a \u00e9t\u00e9 fa\u00e7onn\u00e9e dans l\u2019argile par un sculpteur de Rhode Island, qui en avait aper\u00e7u la monstrueuse silhouette dans un cauchemar particuli\u00e8rement intense et r\u00e9aliste  ; une autre a \u00e9t\u00e9 confisqu\u00e9e par un policier \u00e0 l\u2019occasion d\u2019une descente au beau milieu d\u2019une c\u00e9r\u00e9monie vaudou dans les mar\u00e9cages de la Nouvelle-Orl\u00e9ans, tandis que la troisi\u00e8me est tomb\u00e9e entre les mains d\u2019un marin norv\u00e9gien, qui l\u2019a trouv\u00e9e dans les \u00e9perons rocheux d\u2019une \u00eele cyclop\u00e9enne surgie brusquement au milieu des vagues monstrueuses du Pacifique Sud, terre maudite dont les paysages immenses et tortur\u00e9s violaient les lois de la perspective, cr\u00e9ant un environnement \u00e0 ce point aberrant qu\u2019un des compagnons du marin a perdu la raison apr\u00e8s avoir contempl\u00e9 une chose trop atroce pour \u00eatre comprise  : un \u00eatre si colossal et incrust\u00e9 d\u2019un si grand nombre de strates temporelles que, par comparaison, l\u2019humanit\u00e9 et le monde semblaient bien jeunes et \u00e9ph\u00e9m\u00e8res.<\/p>\n\n\n\n

L\u2019Appel de Cthulhu<\/em> s\u2019inspire d\u2019un r\u00eave qu\u2019avait fait Lovecraft, et qu\u2019il d\u00e9crit dans une lettre \u00e0 son ami Reinhardt Kleiner  : dans ce songe, Lovecraft tentait de vendre un effroyable bas-relief, qu\u2019il avait lui-m\u00eame sculpt\u00e9, \u00e0 un mus\u00e9e d\u2019antiquit\u00e9s de Providence, sa ville natale. Le vieux conservateur de cet \u00e9tablissement se moquant de lui pour avoir tent\u00e9 de faire passer pour une antiquit\u00e9 une \u0153uvre d\u2019art aussi r\u00e9cente, le r\u00eaveur r\u00e9pliquait  : \u00ab Pourquoi dites-vous que cet objet est neuf  ? Les r\u00eaves des hommes sont plus anciens que la sombre \u00c9gypte, plus archa\u00efques que le myst\u00e8re du Sphinx ou les jardins de Babylone l\u2019\u00e9ternelle. Or c\u2019est dans mes r\u00eaves qu\u2019il a \u00e9t\u00e9 con\u00e7u. \u00bb<\/p>\n\n\n\n

*<\/p>\n\n\n\n

Deux ans apr\u00e8s la publication de cette nouvelle de Lovecraft, David Hilbert, le pape des math\u00e9matiques du XXe si\u00e8cle, prenait finalement sa retraite. <\/p>\n\n\n\n

Math\u00e9maticien le plus important de son \u00e9poque, il r\u00e9gna en monarque sur l\u2019Europe depuis sa chaire de professeur \u00e0 l\u2019universit\u00e9 de G\u00f6ttingen, qui \u00e9tait alors la plus \u00e9minente institution du monde math\u00e9matique. Hilbert avait lanc\u00e9 un programme d\u2019une ambition d\u00e9mesur\u00e9e visant \u00e0 d\u00e9terminer si l\u2019on pouvait capturer toute la richesse des math\u00e9matiques dans un seul et unique ensemble d\u2019axiomes. L\u2019enjeu de ce programme consistait \u00e0 sauver sa ch\u00e8re discipline de la crise profonde dans laquelle elle \u00e9tait tomb\u00e9e, apr\u00e8s que de pr\u00e9c\u00e9dentes tentatives pour en \u00e9tablir les fondements avaient mis au jour des paradoxes insolubles et autres incoh\u00e9rences logiques qui mena\u00e7aient de faire s\u2019effondrer l\u2019\u00e9difice tout entier. Historiquement, le programme de Hilbert co\u00efncida avec l\u2019essor de mouvements fascistes barbares aux quatre coins de l\u2019Europe, et c\u2019\u00e9tait aussi \u2014 quoique de mani\u00e8re inconsciente, peut-\u00eatre \u2014 une tentative de trouver un socle solide et de mettre un terme \u00e0 cette folie de la d\u00e9raison qui semblait non seulement s\u2019imposer peu \u00e0 peu dans le paysage politique, mais se frayait un chemin jusqu\u2019au c\u0153ur de la science la plus rationnelle de l\u2019humanit\u00e9, comme si elle sourdait de la plaie ouverte par des pionniers tels que Georg Cantor, qui avait radicalement transform\u00e9 les math\u00e9matiques en \u00e9tendant notre notion de l\u2019infini. Les paradoxes de l\u2019infini et les formes captivantes de l\u2019espace non-euclidien n\u2019\u00e9taient que deux forces parmi toutes celles qui ravageaient alors notre in\u00e9branlable confiance dans le fait que le monde pouvait \u00eatre correctement refl\u00e9t\u00e9, et ma\u00eetris\u00e9, par les \u00e9quations immacul\u00e9es des math\u00e9matiques. Hilbert et ses disciples durent lutter avec courage contre une mont\u00e9e de l\u2019inconnaissabilit\u00e9, \u00e0 l\u2019heure o\u00f9 plusieurs points de vue antagonistes, tels que le \u00ab logicisme \u00bb, le \u00ab formalisme \u00bb ou encore l\u2019\u00ab intuitionnisme \u00bb, cherchaient soit \u00e0 restaurer l\u2019ordre classique, soit \u00e0 lib\u00e9rer les math\u00e9matiques des cha\u00eenes d\u2019une pens\u00e9e obsol\u00e8te.<\/p>\n\n\n\n

\n \n \r\n \r\n \r\n \r\n \r\n <\/picture>\r\n \n <\/a>\n<\/figure>\n\n\n

\u00c0 l\u2019automne 1930, apr\u00e8s son d\u00e9part \u00e0 la retraite, on invita Hilbert \u00e0 venir donner une conf\u00e9rence \u00e0 K\u00f6nigsberg, la ville o\u00f9 il avait vu le jour. L\u00e0, il se pr\u00e9senta devant la Soci\u00e9t\u00e9 des scientifiques et des m\u00e9decins allemands, et disserta longuement sur les sciences naturelles, l\u2019importance des math\u00e9matiques dans la science et la pr\u00e9pond\u00e9rance de la logique dans les math\u00e9matiques. Il affirma avec v\u00e9h\u00e9mence que nous ne devions jamais accepter l\u2019inconnaissable, qu\u2019il n\u2019existait aucun probl\u00e8me insoluble pour la science ni aucune limite ontologique \u00e0 notre compr\u00e9hension, rien qui d\u00fbt \u00eatre consid\u00e9r\u00e9 \u00e0 priori comme hors de notre port\u00e9e, avant d\u2019achever sa diatribe passionn\u00e9e, si gonfl\u00e9 de fiert\u00e9 germanique qu\u2019il semblait sur le point d\u2019\u00e9clater, en proclamant haut et fort  : Wir m\u00fcssen wissen ! Wir werden wissen !<\/em><\/p>\n\n\n\n

Nous devons savoir  ! Nous saurons  !<\/p>\n\n\n\n

*<\/p>\n\n\n\n

Pr\u00e8s d\u2019un demi-si\u00e8cle plus tard, en 1977, l\u2019auteur de science-fiction Philip Kindred Dick donnait une conf\u00e9rence \u00e0 Metz, dans le nord-est de la France.<\/p>\n\n\n\n

On peut encore trouver la vid\u00e9o en ligne  : la qualit\u00e9 du son est tr\u00e8s mauvaise, si bien qu\u2019il faut tendre l\u2019oreille pour saisir ce qu\u2019il dit \u2014 m\u00eame si, en r\u00e9alit\u00e9, ce qu\u2019il dit ne semble gu\u00e8re avoir de sens. Le texte qu\u2019il lit s\u2019intitule Si ce monde vous d\u00e9pla\u00eet, vous devriez voir certains des autres<\/em>, et, au fil de ses divagations, Philip K. Dick laisse pr\u00e9sager un avenir \u00e9trange qui, dans les ann\u00e9es 1970, semblait foncer vers nous, et dans lequel nous vivons pleinement aujourd\u2019hui. Dick \u00e9voque cette tension entre hallucination et r\u00e9alit\u00e9 qui caract\u00e9rise l\u2019ensemble de son \u0153uvre  ; il envisage la possibilit\u00e9 qu\u2019existent des lignes de temps orthogonales \u2014 des mondes parall\u00e8les qui croisent \u00e0 angle droit le flux du temps lin\u00e9aire, puis se ramifient \u00e0 l\u2019infini  ; il m\u00e9dite sur le concept d\u2019univers-bloc d\u00e9velopp\u00e9 par Einstein, dans lequel tous les instants sont actuels et co\u00efncident, o\u00f9 il n\u2019y a ni pass\u00e9 sur lequel s\u2019appuyer, ni futur \u00e0 conqu\u00e9rir, rien qu\u2019un vaste pr\u00e9sent sans fin  ; il parle d\u2019une divinit\u00e9 immanente, \u00ab dix mille corps de Dieu bien rang\u00e9s comme autant de costumes pendus dans un immense placard \u00bb, et nous enjoint de consid\u00e9rer le cosmos tout entier comme une seule et unique entit\u00e9 consciente. Alors qu\u2019il semblait ne pas pouvoir s\u2019enfoncer davantage dans ce paysage parano\u00efaque, Dick postule une id\u00e9e qui rel\u00e8ve presque, aujourd\u2019hui, du sens commun, \u00e0 l\u2019heure o\u00f9 la r\u00e9alit\u00e9 a mut\u00e9 en des formes qui d\u00e9fient l\u2019entendement \u2014 \u00e0 savoir que notre monde, la plan\u00e8te solide sur laquelle nous vivons, n\u2019a en fait aucune r\u00e9alit\u00e9 concr\u00e8te \u2014 il serait plus pertinent de l\u2019envisager comme une simulation.<\/p>\n\n\n\n

Dans ses r\u00eaves d\u00e9ments, dans son prodigieux d\u00e9lire, Philip K. Dick avait senti les turbulences de certains courants qui sont en train de faire voler en \u00e9clats notre monde contemporain.<\/p>Benjam\u00edn Labatut<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n

Le plus effrayant dans cette conf\u00e9rence de Dick, ce n\u2019est pas l\u2019id\u00e9e en elle-m\u00eame \u2014 apr\u00e8s tout, cette notion du monde comme simulacre a \u00e9t\u00e9 popularis\u00e9e, depuis, par toute une s\u00e9rie de blockbusters<\/em>, et de nombreuses personnes, dont l\u2019auteur de ces lignes, passent d\u00e9sormais une bonne partie de leur temps \u00e0 le perdre dans des ersatz de monde num\u00e9riques, o\u00f9 ils r\u00e9alisent leurs fantasmes les plus tordus. Non, ce qu\u2019il y a de vraiment terrifiant lorsqu\u2019on \u00e9coute le plus grand auteur de science-fiction de la fin du XXe si\u00e8cle s\u2019exprimer sur l\u2019estrade du festival international de science-fiction de Metz, c\u2019est qu\u2019il est on ne peut plus s\u00e9rieux  : Dick ne plaisante pas, comme il ne cesse de le rappeler \u00e0 son public abasourdi \u2014 et son visage prend alors une expression l\u00e9g\u00e8rement malveillante \u2014 lorsqu\u2019il soutient que notre monde n\u2019est pas r\u00e9el. \u00ab Ce discours \u2014 dit-il \u2014 porte sur quelque chose qui a \u00e9t\u00e9 d\u00e9couvert il y a tr\u00e8s peu de temps, quelque chose qui n’existe peut-\u00eatre absolument pas. Il est possible que je parle ici d\u2019une chose qui n\u2019existe pas. Par cons\u00e9quent, je suis libre de dire tout et n’importe quoi. [\u2026] Dans mes nouvelles et mes romans, j\u2019\u00e9cris parfois sur de faux mondes. Des mondes semi-r\u00e9els, ainsi que des mondes priv\u00e9s, d\u00e9traqu\u00e9s, qui ne sont souvent habit\u00e9s que par une seule personne. Je n\u2019ai jamais eu la moindre explication th\u00e9orique ou consciente de ma pr\u00e9occupation pour ces pseudo-mondes multiformes, mais je crois comprendre, \u00e0 pr\u00e9sent. Ce que je ressentais, c\u2019\u00e9tait la multiplicit\u00e9 de r\u00e9alit\u00e9s partiellement actualis\u00e9es, tangentes \u00e0 celle qui est, de toute \u00e9vidence, la plus actualis\u00e9e \u2014 celle sur laquelle la majorit\u00e9 d\u2019entre nous, par un consensus gentium<\/em>, nous accordons. \u00bb<\/p>\n\n\n\n

Dick avait d\u00e9couvert par hasard ces id\u00e9es, et d\u2019autres encore, apr\u00e8s avoir v\u00e9cu une exp\u00e9rience qui transforma \u00e0 tout jamais sa mani\u00e8re de penser  : le 2 mars 1974, ouvrant sa porte pour r\u00e9ceptionner un colis, il tomba nez-\u00e0-nez avec une jeune femme portant un pendentif en forme de poisson, et, \u00e0 cet instant, un \u00e9clair de n\u00e9on rose lui traversa le cerveau et lui annon\u00e7a que l\u2019Empire romain n\u2019avait jamais pris fin, que les soldats continuaient de traquer les croyants dans les rues ensanglant\u00e9es de la Galil\u00e9e \u00e9ternelle, et que son propre fils \u00e9tait atteint d\u2019une maladie mortelle non encore diagnostiqu\u00e9e \u2014 ce qui fut ensuite confirm\u00e9 par un m\u00e9decin. Cet \u00e9clair fluorescent d\u00e9clencha une violente temp\u00eate d\u2019informations qui ne cessa ensuite de faire rage \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur de son cerveau et devait l\u2019accompagner jusqu\u2019\u00e0 sa mort, lui inspirant ses textes les plus radicaux. Dick passa huit ans \u00e0 envisager la r\u00e9alit\u00e9 comme aucune personne saine d\u2019esprit n\u2019aurait pu le faire, s\u2019effor\u00e7ant de comprendre une exp\u00e9rience qui \u00e9tait, \u00e0 l\u2019\u00e9vidence, incompr\u00e9hensible, dans la mesure o\u00f9 elle ne pouvait s\u2019inscrire dans aucun sch\u00e9ma de pens\u00e9e moderne. Pourtant, dans ses r\u00eaves d\u00e9ments, dans son prodigieux d\u00e9lire, Philip K. Dick avait senti les turbulences de certains courants qui sont en train de faire voler en \u00e9clats notre monde contemporain.<\/p>\n\n\n\n

*<\/p>\n\n\n\n

La terreur atavique de Lovecraft \u2014 ce refrain qui, telle une vague de fond, annonce le retour de croyances archa\u00efques et de mani\u00e8res pr\u00e9modernes de penser et de sentir \u2014, le logicisme radical d\u2019Hilbert et les r\u00e9alit\u00e9s multiples de Dick ont fusionn\u00e9 ensemble pour dessiner l\u2019image troublante d\u2019un monde qui n\u2019est plus r\u00e9gi par un ordre quelconque, mais se nourrit au contraire du chaos. En fermant les yeux, nous pouvons presque sentir les furieux tentacules des d\u00e9mons imm\u00e9moriaux de Lovecraft, qui ondulent autour de nos pieds et battent all\u00e8grement le tambour des th\u00e9ories du complot, tout en venant alimenter la crainte que, derri\u00e8re nous, tapis dans l\u2019esprit en apparence normal d\u2019un grand nombre d\u2019hommes et de femmes, se cachent l\u2019irrationalit\u00e9 pure et le mal absolu. De la tentative d\u2019Hilbert de r\u00e9duire l\u2019ensemble des math\u00e9matiques, et peut-\u00eatre m\u00eame de la science, \u00e0 la logique pure, nous avons r\u00e9colt\u00e9 cette pomme d\u2019or, quoique empoisonn\u00e9e, que sont les th\u00e9or\u00e8mes de l\u2019incompl\u00e9tude de Kurt G\u00f6del  : ces derniers d\u00e9montr\u00e8rent, sans l\u2019ombre d\u2019un doute, qu\u2019\u00e0 l\u2019int\u00e9rieur de tout syst\u00e8me logique suffisamment solide, capable d\u2019exprimer les op\u00e9rations arithm\u00e9tiques les plus \u00e9l\u00e9mentaires, il existerait toujours des v\u00e9rit\u00e9s qui, bien qu\u2019\u00e9tant vraies, ne pouvaient \u00eatre d\u00e9montr\u00e9es selon les r\u00e8gles de ce syst\u00e8me, et qu\u2019en utilisant les m\u00eames r\u00e8gles, on pouvait \u00e0 la fois d\u00e9montrer un \u00e9nonc\u00e9 et sa propre n\u00e9gation, contradiction aussi stup\u00e9fiante que paralysante, qui met en \u00e9vidence les limites ultimes de la logique. Si Lovecraft et Hilbert, chacun \u00e0 sa mani\u00e8re, ont ouvert la voie au monde d\u00e9routant dans lequel nous vivons, c\u2019est la vision d\u00e9mente de Philip K. Dick qui est finalement pass\u00e9e au premier plan : ses r\u00eaves parano\u00efaques, ses hallucinations m\u00e9taphysiques, ses illuminations provoqu\u00e9es par les drogues et ses r\u00e9alit\u00e9s d\u00e9traqu\u00e9es qui n\u2019arr\u00eatent pas de se multiplier, s\u2019imbriquant les unes dans les autres, font d\u00e9sormais partie de notre exp\u00e9rience quotidienne, que cela nous plaise ou non. Plus que nulle part ailleurs, c\u2019est dans le monde de Dick que nous vivons d\u00e9sormais, un cauchemar parano\u00efaque, pluriel, o\u00f9 nous ne pouvons jamais vraiment faire confiance \u00e0 ce que nous ressentons, entendons, disons ou m\u00eame pensons. Le r\u00e9el est d\u00e9sormais hors de notre port\u00e9e. Nos exp\u00e9riences quotidiennes sont devenues aussi \u00e9tranges et incoh\u00e9rentes que le domaine quantique, et les aspects factices, simul\u00e9s et fictifs de l\u2019existence semblent \u00eatre en passe d\u2019asphyxier la v\u00e9rit\u00e9 et de prendre d\u2019assaut l\u2019enceinte sacr\u00e9e de la raison.<\/p>\n\n\n\n

Pourquoi sommes-nous de plus en plus tourment\u00e9s par le sentiment que rien n\u2019a de sens  ? Pourquoi le monde donne-t-il l\u2019impression de toucher \u00e0 sa fin  ? Autrefois, la majorit\u00e9 d\u2019entre nous pouvaient facilement ignorer la folie  ; les ali\u00e9n\u00e9s, hommes ou femmes, avec leurs visions d\u00e9form\u00e9es de la r\u00e9alit\u00e9, n\u2019avaient pas grand-chose \u00e0 nous dire. Mais les choses ont chang\u00e9. Une certaine d\u00e9mence s\u2019est immisc\u00e9e subrepticement dans le monde, elle prend peu \u00e0 peu de l\u2019ampleur autour de nous. Nous ne pouvons plus nous contenter de traiter avec d\u00e9dain la parano\u00efa, ni faire totalement confiance \u00e0 la science \u2014 pas plus qu\u2019\u00e0 nos propres sens, d\u2019ailleurs \u2014 pour nous montrer le monde tel qu\u2019il est. Il nous faut donc apprendre \u00e0 voir les choses sous un jour diff\u00e9rent, car le flambeau de la raison ne suffit plus \u00e0 \u00e9clairer le labyrinthe complexe qui est en train de prendre forme \u2014 certains diraient plut\u00f4t  : qu\u2019on est en train de construire \u2014 autour de nous.<\/p>\n\n\n\n

En 2020, j\u2019ai publi\u00e9 un livre, intitul\u00e9 Lumi\u00e8res aveugles<\/em>, dans lequel j\u2019entretisse certains des fils formant la toile d\u2019associations, d\u2019id\u00e9es et de d\u00e9couvertes qui a donn\u00e9 naissance \u00e0 la chimie, aux math\u00e9matiques et \u00e0 la physique modernes, dans la mesure o\u00f9 ces disciplines, associ\u00e9es \u00e0 l\u2019explosion technologique qui a marqu\u00e9 les domaines de l\u2019informatique, de la biologie et de la communication, sont au c\u0153ur de notre vision actuelle du monde. Mais cette perspective rationnelle et \u00e9clair\u00e9e, bien qu\u2019elle ait gard\u00e9 son caract\u00e8re impressionnant et sa puissance, sera bient\u00f4t d\u00e9pass\u00e9e. Les contours de la r\u00e9alit\u00e9 se sont mis \u00e0 saigner sous nos yeux, et nous sommes nombreux \u00e0 subodorer, car cela nous est confirm\u00e9 chaque nuit quand nous r\u00eavons ou ne serait-ce qu\u2019en allumant notre t\u00e9l\u00e9vision, que notre petite forteresse, cette citadelle d\u2019ordre et de raison que nous avons b\u00e2tie, est cern\u00e9e de toutes parts, et que ses murailles, aussi hautes que nous les \u00e9levions, pourraient \u00eatre facilement abattues, non seulement par ceux qui les prennent d\u2019assaut depuis l\u2019ext\u00e9rieur, mais aussi par les forces qui les sapent de l\u2019int\u00e9rieur. Depuis que mon livre est sorti, on m\u2019a souvent pos\u00e9 la question qui appara\u00eet dans l\u2019un de ses chapitres  : quand avons-nous cess\u00e9 de comprendre le monde  ? Avons-nous jamais vraiment compris la r\u00e9alit\u00e9  ? Pouvons-nous seulement aspirer \u00e0 le faire, ou bien s\u2019agit-il pour nous d\u2019un but totalement inaccessible, d\u2019une pure chim\u00e8re, d\u2019un vestige de cette \u00e8re de la Raison qui s\u2019achemine \u00e0 grands pas vers sa fin  ? Ces questions, devenues si pressantes, \u00e9taient encore il y a peu, sinon impensables, du moins faciles \u00e0 ignorer, car la plan\u00e8te tout enti\u00e8re semblait avancer sur des rails, focalis\u00e9e sur une seule et unique mani\u00e8re de faire les choses.<\/p>\n\n\n\n

Le r\u00e9el est d\u00e9sormais hors de notre port\u00e9e.<\/p>Benjam\u00edn Labatut<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n

J\u2019ai ressenti cela de fa\u00e7on particuli\u00e8rement intense au Chili, le pays o\u00f9 je vis  : ici, apr\u00e8s les ann\u00e9es cauchemardesques de la dictature de Pinochet, nous sommes tous rentr\u00e9s dans le rang, nous avons baiss\u00e9 la t\u00eate et respect\u00e9 les r\u00e8gles. Il n\u2019y avait qu\u2019une seule voie possible, et personne n\u2019osait remettre en question ce qui \u00e9tait en train de se passer, alors qu\u2019une forme particuli\u00e8rement f\u00e9roce de capitalisme n\u00e9olib\u00e9ral s\u2019emparait de notre d\u00e9mocratie naissante, se taillant un chemin \u00e0 coups de griffes jusqu\u2019aux moindres recoins de notre tissu social. La plupart d\u2019entre nous, sinon tous, sont rest\u00e9s silencieux. Parce que la plupart d\u2019entre nous, sinon tous, avaient encore peur. Peur du changement, peur d\u2019un retour \u00e0 la brutalit\u00e9, peur que des hommes arm\u00e9s ne reviennent au milieu de la nuit, n\u2019enfoncent nos portes et nous tra\u00eenent jusqu\u2019aux chambres de torture que les services secrets avaient laiss\u00e9es, diss\u00e9min\u00e9es un peu partout dans Santiago, dissimul\u00e9es dans des maisons qui, de prime abord, ressemblaient \u00e0 des logements de la classe moyenne comme les autres, normaux, alors qu\u2019elles avaient \u00e9t\u00e9 le th\u00e9\u00e2tre de sc\u00e8nes infernales que m\u00eame Lovecraft n\u2019aurait pu imaginer  ; hommes bris\u00e9s, femmes enceintes, jeunes enfants \u2014 tous, l\u2019\u00e9lectricit\u00e9 les avait travers\u00e9s, et on avait dress\u00e9 des rats et des chiens \u00e0 faire des choses innommables. Mais les militaires ne sont pas revenus. Pinochet a fini par mourir, et nous sommes entr\u00e9s dans une longue p\u00e9riode de calme et de normalit\u00e9. Tous, nous nous sommes endormis et nos r\u00eaves r\u00e9volutionnaires, l\u2019id\u00e9e que nous pourrions peut-\u00eatre construire un monde meilleur, appartenaient d\u00e9sormais au pass\u00e9. Mais les chiens endormis se r\u00e9veillent en sursaut, et, en octobre 2019, une gigantesque \u00e9ruption de col\u00e8re sociale a mis le pays \u00e0 genoux. Un cataclysme qui nous a frapp\u00e9s avec une violence si soudaine qu\u2019en regardant autour de nous, mes compatriotes et moi \u00e9tions incapables de nous reconna\u00eetre nous-m\u00eames. Secou\u00e9s de toutes parts, \u00e9tourdis par l\u2019angoisse et malades d\u2019incertitude, nous avons vu notre ordre si pr\u00e9cieux, celui-l\u00e0 m\u00eame qui nous avait jusqu\u2019alors distingu\u00e9s de nos voisins plus chaotiques d\u2019Am\u00e9rique latine, imploser soudain telle une vieille \u00e9toile qui, ayant \u00e9puis\u00e9 tout son combustible nucl\u00e9aire, \u00e9tait en train de s\u2019effondrer catastrophiquement sur elle-m\u00eame en formant un trou noir, toutes ses lignes temporelles, toutes ses trajectoires futures \u00e9tant dirig\u00e9es vers un seul et unique point, comme si nous avions bascul\u00e9 la t\u00eate la premi\u00e8re dans l\u2019ab\u00eeme. Le plus d\u00e9concertant \u00e9tait que personne \u2014 pas un seul homme politique, scientifique, leader social ou artiste \u2014 ne semblait capable de comprendre, pr\u00e9cis\u00e9ment, ce qui se passait. Cela ressemblait \u00e0 une v\u00e9ritable r\u00e9volution spontan\u00e9e, aliment\u00e9e par la brusque r\u00e9surgence de d\u00e9sirs refoul\u00e9s qui \u00e9taient rest\u00e9s en sommeil dans notre psych\u00e9 nationale pendant des d\u00e9cennies. Au d\u00e9but, bon nombre d\u2019entre nous se sont laiss\u00e9 emporter par une vague d\u2019optimisme. Peut-\u00eatre allions-nous enfin pouvoir nous d\u00e9barrasser des cha\u00eenes qui nous avaient longtemps maintenus ligot\u00e9s, limit\u00e9s et contr\u00f4l\u00e9s, conform\u00e9ment \u00e0 une feuille de route diabolique, plan grav\u00e9 dans le marbre par le r\u00e9gime autoritaire et que nous n\u2019avions pas r\u00e9ussi \u00e0 modifier de mani\u00e8re significative en plus de trois d\u00e9cennies d\u2019\u00e9lections d\u00e9mocratiques. Nous \u00e9tions des centaines de milliers \u00e0 manifester. En proie \u00e0 une panique aveugle, le gouvernement a d\u00e9ploy\u00e9 l\u2019arm\u00e9e dans les rues pour la premi\u00e8re fois depuis la fin de la dictature, et d\u00e9cr\u00e9t\u00e9 un couvre-feu \u00e0 l\u2019\u00e9chelle nationale pour contenir le soul\u00e8vement, mais il ne pouvait rien face \u00e0 l\u2019ampleur des manifestations. Les milliers sont devenus des millions qui marchaient pour le changement, mais, au fil du temps, l\u2019\u00e9lan de solidarit\u00e9 initial a peu \u00e0 peu c\u00e9d\u00e9 la place \u00e0 des pillages g\u00e9n\u00e9ralis\u00e9s, au vandalisme et \u00e0 la confusion, et il est vite devenu difficile de garder espoir alors que nos villes \u00e9taient d\u00e9vast\u00e9es par les flammes et les \u00e9meutes, les routes et autoroutes bloqu\u00e9es par tant de gens qui demandaient tant de choses diff\u00e9rentes. La r\u00e9pression exerc\u00e9e par notre police fasciste et militaris\u00e9e n\u2019a pas tard\u00e9 \u00e0 devenir insoutenable  ; si vous \u00e9tiez assez courageux pour d\u00e9filer, f\u00fbt-ce pacifiquement, vous couriez le risque bien r\u00e9el qu\u2019un tir vous arrache les deux. Nul n\u2019\u00e9tait en mesure de canaliser ou de contr\u00f4ler les forces titanesques qui avaient \u00e9t\u00e9 lib\u00e9r\u00e9es. L\u2019\u00e9picentre de la capitale \u00e9tait devenu une sorte de Ground Zero<\/em>, un champ de bataille permanent o\u00f9 des foules en col\u00e8re affrontaient la police, jour apr\u00e8s jour. \u00c0 mesure que la violence des manifestations fusionnait avec celle de l\u2019\u00c9tat, de plus en plus de gens, succombant \u00e0 la peur, n\u2019osaient plus sortir de chez eux.<\/p>\n\n\n\n

\n \n \r\n \r\n \r\n \r\n \r\n <\/picture>\r\n \n <\/a>\n<\/figure>\n\n\n

La crise sociale s\u2019est prolong\u00e9e jusqu\u2019\u00e0 l\u2019ann\u00e9e suivante, de sorte que nous \u00e9tions d\u00e9j\u00e0 \u00e0 genoux lorsque la pand\u00e9mie a frapp\u00e9. Cette nouvelle calamit\u00e9, plus \u00e9trange encore, nous a laiss\u00e9s abasourdis et totalement isol\u00e9s les uns des autres. Nous avions commenc\u00e9 \u00e0 construire quelque chose de nouveau \u2014 nous \u00e9tions d\u2019ailleurs sur le point de nous rendre aux urnes pour nous prononcer sur la r\u00e9daction d\u2019une nouvelle constitution quand le confinement a \u00e9t\u00e9 instaur\u00e9 \u2014, mais apr\u00e8s ces longs mois de chaos, il ne restait plus que des morceaux \u00e9pars, des d\u00e9combres, des d\u00e9bris, les cendres d\u2019incendies d\u00e9mesur\u00e9s que nous n\u2019avions pas eu le temps d\u2019\u00e9teindre que quelqu\u2019un d\u2019autre venait allumer le suivant. Le processus que nous avions lanc\u00e9 en tant que nation avait \u00e9chapp\u00e9 \u00e0 notre contr\u00f4le. Nous d\u00e9crivions \u00e0 pr\u00e9sent des spirales, incapables de d\u00e9terminer si nous nous \u00e9levions vers un avenir plus brillant, ou si nous \u00e9tions juste en train de retomber dans le vide. Rien n\u2019avait de sens. Personne ne comprenait vraiment ce qui se passait. Apr\u00e8s tout, lorsque la crise sociale avait \u00e9clat\u00e9, nos chiffres macro\u00e9conomiques indiquaient que nous nous portions mieux que jamais. Or les chiffres ne mentent pas \u2014 qui pourrait l\u2019ignorer  ? La g\u00e9n\u00e9ration qui avait envahi les rues \u00e9tait plus \u00e9duqu\u00e9e et plus riche que la pr\u00e9c\u00e9dente, et deux semaines \u00e0 peine avant que les troubles n\u2019explosent, la situation paraissait si normale, si paisible et si ordonn\u00e9e que notre idiot de pr\u00e9sident avait compar\u00e9 le Chili \u00e0 une oasis, un \u00eelot de calme au milieu des temp\u00eates politiques et sociales qui faisaient rage dans d\u2019autres pays, embrasant les rues de Hong Kong, Paris, Londres, La Paz, Prague, Berlin, Bogota, Beyrouth, Port-au-Prince, Le Caire, Budapest, Harare, S\u00e9oul, Jakarta, T\u00e9h\u00e9ran, Bagdad, New Dehli, Manille, Moscou et tant d\u2019autres capitales, temp\u00eates qui avaient port\u00e9 au pouvoir des cingl\u00e9s tels que Jair Bolsonaro, Donald Trump et Boris Johnson. Malgr\u00e9 toute sa force, notre \u00e9clatante r\u00e9bellion poss\u00e9dait une qualit\u00e9 absolument unique  : son absence de r\u00e9cit unificateur. Elle repr\u00e9sentait une chose diff\u00e9rente pour chaque personne participant au processus, et avait autant de significations qu\u2019on pouvait lui en pr\u00eater. Si elle lui avait conf\u00e9r\u00e9 une rapidit\u00e9 et une ampleur plus grandes, cette qualit\u00e9 avait en revanche sap\u00e9 le processus, car nous ne savions pas au juste pour quoi nous nous battions, ni ce qui nous avait men\u00e9s \u00e0 un tel tournant d\u00e9cisif, ni comment aller de l\u2019avant maintenant. Le pays donnait l\u2019impression de muter de jour en jour, et les revendications sociales \u00e9taient si diverses, n\u00e9buleuses et g\u00e9n\u00e9ralis\u00e9es que les \u00e9lites politiques et \u00e9conomiques confortablement install\u00e9es au pouvoir depuis des d\u00e9cennies \u00e9taient soudain sans d\u00e9fense, impuissantes et faibles. C\u2019\u00e9tait comme si nous avions d\u00e9terr\u00e9 la tour de Babel et nous retrouvions \u00e0 parler en langues, incapables de communiquer autrement que par les tremblements que nous ressentions sous nos pieds, comme si nous avions sans le vouloir invoqu\u00e9, par les hurlements de nos innombrables voix, un titan depuis longtemps endormi, et que, se redressant lentement, il secouait \u00e0 pr\u00e9sent sur son dos le pays tout entier. Le mouvement de protestation ne d\u00e9fendait pas une cause unique, ne disposait pas d\u2019un principe directeur, ni d\u2019un leader visible, ni m\u00eame d\u2019un simple slogan auquel se rallier, hormis ce refrain que nous entonnions encore et encore, mais qui s\u2019est vite teint\u00e9 de sinistres connotations  : \u00a1Chile despert\u00f3 ! <\/em>Le Chili s\u2019est r\u00e9veill\u00e9. Oui, le Chili s\u2019\u00e9tait r\u00e9veill\u00e9, mais qu\u2019avons-nous vu, une fois nos yeux accoutum\u00e9s \u00e0 cette lumi\u00e8re \u00e9blouissante  ? Un entrelacs confus d\u2019espoir et de violence, un reflet sans cesse changeant du pr\u00e9sent, un \u00e9clat qui d\u00e9fiait le sens commun, car il s\u2019\u00e9tait bris\u00e9 en un trop grand nombre de perspectives. \u00c0 mesure que les gens enregistraient et partageaient ce printemps chilien avec leurs t\u00e9l\u00e9phones portables, on avait l\u2019impression qu\u2019ils tentaient de cr\u00e9er, \u00e0 travers l\u2019immense volume d\u2019informations qu\u2019ils produisaient de minute en minute, une nouvelle image de notre pays. Mais combien de personnes, apr\u00e8s avoir vu cette image, n\u2019eurent plus qu\u2019une seule envie  : se coucher et retrouver la facilit\u00e9 du sommeil  ? Il n\u2019y avait aucun moyen clair d\u2019unir toutes les \u00e9tincelles et de rassembler les multiples conflagrations en un front de flamme coh\u00e9rent, car ce qui arrivait \u00e9tait quelque chose de si nouveau \u2014 bien qu\u2019aviv\u00e9 par les p\u00e9ch\u00e9s, les in\u00e9galit\u00e9s et les abus du pass\u00e9 \u2014 que nous ne parvenions pas \u00e0 le comprendre. Ce n\u2019\u00e9tait pas un coup d\u2019\u00c9tat, ni une insurrection arm\u00e9e, ce n\u2019\u00e9tait pas non plus le produit, comme cela avait pu \u00eatre le cas par le pass\u00e9, d\u2019une ing\u00e9rence de certains pays \u00e9trangers dans nos affaires, dans le but de renverser notre gouvernement. Estallido social<\/em>  : c\u2019est par ce terme que les m\u00e9dias d\u00e9signaient l\u2019\u00e9v\u00e9nement, parce que c\u2019\u00e9tait la seule chose que nous savions avec certitude  : il s\u2019\u00e9tait agi d\u2019une explosion, d\u2019une apocalypse, du surgissement massif d\u2019une vitalit\u00e9 primitive, lovecraftienne, nourrie par un \u00e9trange reflux d\u2019\u00e9nergies longtemps refoul\u00e9es, qui se d\u00e9versaient soudain dans le temps pr\u00e9sent et r\u00e9cup\u00e9raient toutes les choses que nous avions choisi de cacher, d\u2019oublier ou de renier. Ce fut une merveille, une sorte de miracle d\u00e9fiant toutes les interpr\u00e9tations, qui effa\u00e7a en un instant la logique dominante. Un Big Bang chilien. Notre singularit\u00e9 \u00e0 nous.<\/p>\n\n\n\n

*<\/p>\n\n\n\n

Nous donnons l\u2019impression d\u2019\u00eatre sortis du livre<\/em>.<\/p>\n\n\n\n

En 1863, les quarante parties disput\u00e9es \u00e0 l\u2019occasion du championnat du monde de dames se sold\u00e8rent toutes, sans exception, par des matchs nuls. L\u2019explication \u00e9tait toute simple  : le jeu de dames avait \u00e9t\u00e9 si scrupuleusement \u00e9tudi\u00e9, d\u00e9cortiqu\u00e9 et analys\u00e9 dans ses moindres d\u00e9tails qu\u2019on en \u00e9tait arriv\u00e9 au point o\u00f9 les coups et les strat\u00e9gies id\u00e9aux, les attaques et les contre-attaques, \u00e9taient tous connus, et les joueurs s\u2019\u00e9taient rendus compte qu\u2019il \u00e9tait possible de r\u00e9aliser la partie parfaite en se conformant tout simplement aux \u00e9tapes expos\u00e9es dans une immense compilation de toutes les parties possibles, de tous les coups possibles, qu\u2019on appelait Le Livre<\/em>. Apr\u00e8s les dames, le m\u00eame processus fut appliqu\u00e9 aux \u00e9checs  ; toutefois, la complexit\u00e9 de ce jeu est si grande que, tr\u00e8s souvent, il arrive que les deux joueurs atteignent un point critique o\u00f9 ils plongent dans l\u2019inconnu, la configuration des pi\u00e8ces sur l\u2019\u00e9chiquier n\u2019ayant encore jamais \u00e9t\u00e9 observ\u00e9e. On dit alors que les joueurs \u00ab sortent du livre \u00bb. Or je crois que nous sommes arriv\u00e9s \u00e0 un tel point d\u2019inflexion, o\u00f9 un afflux massif de nouveaut\u00e9 d\u00e9ferle sur l\u2019histoire, et bien que nous ayons surv\u00e9cu par le pass\u00e9 \u00e0 toute une s\u00e9rie de bouleversements de ce type, la vitesse, l\u2019ampleur et la force de la crise actuelle sont peut-\u00eatre sans pr\u00e9c\u00e9dent.<\/p>\n\n\n\n

Une certaine d\u00e9mence s\u2019est immisc\u00e9e subrepticement dans le monde, elle prend peu \u00e0 peu de l\u2019ampleur autour de nous.<\/p>Benjam\u00edn Labatut<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n

L\u2019irruption du nouveau est un processus traumatisant. Aujourd\u2019hui, les monstres et les merveilles de la technologie et de la science nous paralysent. Nous devons faire des efforts constants pour ne pas nous noyer dans les brisants d\u2019une interminable mar\u00e9e de changements, tandis que les pouvoirs politique et \u00e9conomique nous contraignent \u00e0 la soumission \u00e0 force de coups, et que les grandes entreprises qui avaient jur\u00e9 de ne \u00ab pas faire le mal \u00bb nous espionnent avec leurs nu\u00e9es d\u2019algorithmes. Face \u00e0 cette v\u00e9ritable avalanche de transformations, \u00e0 cette orgie de nouveaut\u00e9, nous ne pouvons que trembler, comme si la t\u00eate d\u2019une cr\u00e9ature mythologique \u00e9tait en train de surgir de la mer sous nos yeux  : elle an\u00e9antit toutes nos cat\u00e9gories de pens\u00e9e, nous fait regretter la s\u00e9curit\u00e9 du pass\u00e9, nous force \u00e0 serrer nos paupi\u00e8res en priant pour qu\u2019elle passe \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de nous, pour ne pas \u00eatre consum\u00e9s par le feu de son regard, et elle nous laisse isol\u00e9s, fr\u00e9missant dans la s\u00e9curit\u00e9 en vase clos de notre monde int\u00e9rieur. Nous aimerions, plus que tout, la bannir dans l\u2019enfer d\u2019o\u00f9 elle est sortie. Mais nous en sommes incapables. La r\u00e9alit\u00e9, contrairement aux sublimes histoires d\u2019horreur dont Lovecraft nous a fait don, ne se conforme pas \u00e0 nos d\u00e9sirs. Elle a sa propre volont\u00e9, \u00e9trange. Nous voil\u00e0 confront\u00e9s \u00e0 cette angoissante question que nous ne nous posons que face \u00e0 l\u2019horreur absolue, ou lorsqu\u2019un authentique miracle nous laisse \u00e9blouis et sans voix  : tout cela est-il r\u00e9el<\/em>  ? C\u2019est ce que demandent les enfants quand ils parviennent \u00e0 s\u2019\u00e9chapper du cauchemar. C\u2019est la pens\u00e9e qui nous traverse quand nous nous r\u00e9veillons pris au pi\u00e8ge dans l\u2019\u00e9pave d\u2019une voiture apr\u00e8s un violent accident  ; c\u2019est aussi ce que nous ressentons, chaque jour ou presque, en allumant la t\u00e9l\u00e9vision ou en parcourant les actualit\u00e9s sur notre t\u00e9l\u00e9phone portable  : tout cela est-il r\u00e9el<\/em>  ? Il n\u2019y a pas de r\u00e9ponse simple \u00e0 cette question, car ce qui arrive autour de nous est \u00e0 la fois r\u00e9el et irr\u00e9el. Il nous faut d\u00e9velopper de nouvelles mani\u00e8res d\u2019interagir, non seulement entre nous, mais aussi avec le d\u00e9luge d\u2019informations qui assaille nos cerveaux en permanence. Il nous faut fabriquer des histoires \u00e0 partir des d\u00e9combres laiss\u00e9s par l\u2019effondrement de nos r\u00e9cits universels, jet\u00e9s \u00e0 bas par l\u2019irr\u00e9sistible av\u00e8nement du nouveau.<\/p>\n\n\n\n

Il existe des r\u00e9ponses \u00e9videntes \u00e0 la question de savoir pourquoi notre monde est devenu \u00e0 ce point incompr\u00e9hensible  : quand les syst\u00e8mes sont interconnect\u00e9s, leur complexit\u00e9 s\u2019accro\u00eet et des ph\u00e9nom\u00e8nes \u00e9mergents commencent \u00e0 s\u2019y manifester, que nul n\u2019aurait pu imaginer, dans la mesure o\u00f9 ils sont le fruit de multiples interactions, de mani\u00e8re similaire \u00e0 ce qui se passe \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur de notre esprit avec nos pens\u00e9es et nos perceptions. Cette myriade de connexions entre des aspects jusqu\u2019alors \u00e9pars de l\u2019exp\u00e9rience humaine peut conduire \u00e0 une d\u00e9faillance catastrophique de notre capacit\u00e9 de compr\u00e9hension. Mais ce n\u2019est qu\u2019une partie de la r\u00e9ponse, en ce sens que tout syst\u00e8me soumis \u00e0 un d\u00e9versement d\u2019\u00e9nergie incessant tend \u00e0 pr\u00e9senter un comportement de plus en plus turbulent. Son \u00e9volution future devient fondamentalement impr\u00e9visible. En un mot, le chaos s\u2019installe.<\/p>\n\n\n

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\n\t\t\t\t\t\n\t\t\t\t\t\t\u00c0 lire aussi en format papier\t\t\t\t\t<\/a>\n\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t
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\u00ab  Il suffit de lire ce texte de Labatut pour comprendre pourquoi nous avons besoin d\u2019\u00e9crivains pour notre travail de compr\u00e9hension de la r\u00e9alit\u00e9.  \u00bb \u2014 Giuliano da Empoli<\/p>\n\t\t\t\t\t\t<\/div>\n\t\t\t\t\t\n\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t

\n\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\u2192<\/span> Notre entretien avec l’auteur<\/a>\n\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\u2192<\/span> S’abonner au Grand Continent<\/a>\n\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\u2192<\/span> Lire ce texte en format papier<\/a>\n\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t<\/div>\n\t\t\t\t\t\n\t\t\t\t\t\n\t\t\t\t<\/div>\n\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\n\t\t\t\t\t\t\t
\n\t\t\t\t\t\t\t\t\n\t\t\t\t\t\t\t\t\t\n\t\t\t\t\t\t\t\t<\/a> \n\t\t\t\t\t\t\t<\/div>\n\n\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\n\t\t\t<\/div>\n\t\t<\/div>\n\t<\/div>\n<\/section>\n\n\n\n

Le chaos est une chose que l\u2019humanit\u00e9 craint depuis toujours, mais il est devenu si banal, si omnipr\u00e9sent, que nous devrions peut-\u00eatre envisager de le placer r\u00e9solument au c\u0153ur d\u2019une nouvelle vision du monde. Plus que toute autre m\u00e9taphore engendr\u00e9e par la science au si\u00e8cle dernier, c\u2019est le chaos qui accapare nos pens\u00e9es, car il semble exprimer notre condition comme aucune forme d\u2019ordre \u2014 aussi parfaitement \u00e9quilibr\u00e9e, aussi belle ou rassurante soit-elle \u2014 ne saurait le faire.<\/p>\n\n\n\n

Comme bon nombre de nos plus grands accomplissements, la d\u00e9couverte du chaos est due \u00e0 une erreur aussi simple que ses cons\u00e9quences furent profondes, erreur o\u00f9 se conjuguent \u00e9trangement la d\u00e9faillance humaine et celle de la machine  : dans les ann\u00e9es 1960, le m\u00e9t\u00e9orologue et math\u00e9maticien Edward Lorenz testa sur son ordinateur un mod\u00e8le simplifi\u00e9 de simulation du climat. Son mod\u00e8le \u00e9tait rudimentaire compar\u00e9 \u00e0 ceux d\u2019aujourd\u2019hui, r\u00e9duisant l\u2019infinie complexit\u00e9 du climat de notre plan\u00e8te \u00e0 une poign\u00e9e de variables telles que la temp\u00e9rature, l\u2019humidit\u00e9, la pression atmosph\u00e9rique et la vitesse du vent, mais il \u00e9tait n\u00e9anmoins capable de reproduire, dans ses grandes lignes, l\u2019atmosph\u00e8re de notre plan\u00e8te. Lors de son premier test, Lorenz entra \u00e0 la main les valeurs de ses conditions de d\u00e9part, lan\u00e7a la simulation, alla se chercher une tasse de caf\u00e9, puis revint et enregistra les r\u00e9sultats  ; mais lors du deuxi\u00e8me essai, Lorenz imprima ce qu\u2019il croyait \u00eatre les m\u00eames chiffres, ignorant que son ordinateur les avait arrondis \u00e0 la quatri\u00e8me d\u00e9cimale, car sa capacit\u00e9 d\u2019impression n\u2019allait pas au-del\u00e0. Lorsque Lorenz lan\u00e7a sa nouvelle simulation, il s\u2019attendait \u00e0 obtenir des r\u00e9sultats identiques, dans la mesure o\u00f9 il pensait avoir sp\u00e9cifi\u00e9 exactement les m\u00eames variables de d\u00e9part. Mais il se retrouva face \u00e0 une situation m\u00e9t\u00e9orologique totalement nouvelle, tr\u00e8s diff\u00e9rente de la premi\u00e8re. Il relan\u00e7a le processus encore et encore, obtenant \u00e0 chaque fois un r\u00e9sultat diff\u00e9rent, jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019il identifie l\u2019\u00ab erreur \u00bb de l\u2019ordinateur et comprenne alors que la plus infime modification des conditions de d\u00e9part bouleversait de mani\u00e8re impr\u00e9visible les pr\u00e9dictions de son mod\u00e8le. Cette sensibilit\u00e9 extr\u00eame, qui m\u00e8ne \u00e0 des changements profonds, r\u00e9sultant de diff\u00e9rences infinit\u00e9simales qu\u2019aucun \u00eatre humain ne saurait pr\u00e9dire ni suivre jusqu\u2019\u00e0 leurs cons\u00e9quences ultimes, puisqu\u2019il faut la formidable puissance d\u2019un ordinateur pour pouvoir retracer l\u2019\u00e9volution de syst\u00e8mes aussi complexes, est au c\u0153ur m\u00eame du chaos. Or, il s\u2019agit l\u00e0 d\u2019un ph\u00e9nom\u00e8ne totalement contre-intuitif  : le sens commun voudrait que de petits changements entra\u00eenent de petits effets. Mais dans le cas de son syst\u00e8me d\u2019\u00e9quations, Lorenz avait d\u00e9couvert tout le contraire  : de minuscules erreurs se r\u00e9v\u00e9laient tout bonnement catastrophiques. Gr\u00e2ce \u00e0 cette r\u00e9v\u00e9lation qui allait marquer son \u00e9poque, Lorenz comprit qu\u2019il serait \u00e0 jamais impossible de faire des pr\u00e9visions pr\u00e9cises \u00e0 long terme, car les conditions m\u00e9t\u00e9orologiques n\u2019\u00e9taient qu\u2019une des nombreuses manifestations d\u2019un type particulier de syst\u00e8mes \u2014 complexes, dynamiques, non lin\u00e9aires \u2014, qui, bien que d\u00e9terministes, sont impossibles \u00e0 pr\u00e9voir. Ces syst\u00e8mes, qui peuvent changer en un clin d\u2019\u0153il, et dont les r\u00e9sultats paraissent al\u00e9atoires, ne peuvent \u00eatre r\u00e9gis par des \u00e9quations simples  : ils exigent un nouveau type de pens\u00e9e.<\/p>\n\n\n\n

L\u2019irruption du nouveau est un processus traumatisant. Aujourd\u2019hui, les monstres et les merveilles de la technologie et de la science nous paralysent.<\/p>Benjam\u00edn Labatut<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n

Cependant, le chaos n\u2019est pas tout \u00e0 fait ce qu\u2019il para\u00eet \u00eatre  : il ne s\u2019agit pas d\u2019un simple d\u00e9sordre. Des lois sous-tendent bel et bien ses mouvements. Il existe des formes myst\u00e9rieuses capables de retracer la merveilleuse vari\u00e9t\u00e9 engendr\u00e9e par les syst\u00e8mes complexes, d\u2019\u00e9tranges attracteurs qui, d\u00e9ploy\u00e9s dans le temps, battent des ailes tels de d\u00e9licats papillons, qui nous aimantent et nous aspirent avec une force irr\u00e9sistible. La th\u00e9orie du chaos fut la troisi\u00e8me grande r\u00e9volution du XXe si\u00e8cle, avec la th\u00e9orie quantique et la relativit\u00e9, mais, comme c\u2019est souvent le cas avec les sciences, ce qui s\u2019est empar\u00e9 avec f\u00e9rocit\u00e9 de l\u2019imagination humaine, ce n\u2019est pas l\u2019importance que rev\u00eat la sensibilit\u00e9 aux moindres variations des conditions initiales, mais la notion m\u00eame d\u2019impr\u00e9visibilit\u00e9, l\u2019id\u00e9e que notre monde, nos soci\u00e9t\u00e9s et m\u00eame notre esprit ne sont pas des ph\u00e9nom\u00e8nes que nous pouvons totalement contr\u00f4ler. La notion de chaos semble sugg\u00e9rer qu\u2019il y a, dans l\u2019essence m\u00eame des choses, un \u00e9l\u00e9ment qui nous \u00e9chappe et que nous ne pouvons pas voir, aussi loin que nous contemplions l\u2019avenir, quelle que soit la puissance de notre regard.<\/p>\n\n\n\n

*<\/p>\n\n\n\n

\u00c0 mesure que la science d\u00e9voile, patiemment, les myst\u00e8res de notre univers, elle nous pr\u00e9sente une vision de la r\u00e9alit\u00e9 qui se r\u00e9v\u00e8le, paradoxalement, de plus en plus difficile \u00e0 comprendre. Si ce que nous connaissons s\u2019\u00e9tend, dit-on, \u00e0 la vitesse de la lumi\u00e8re, ce que nous ne parvenons pas \u00e0 comprendre d\u00e9ferle \u00e0 la vitesse de l\u2019obscurit\u00e9, une vitesse qui n\u2019est pas constante mais augmente exponentiellement, comme l\u2019\u00e9nergie sombre qui d\u00e9sagr\u00e8ge notre cosmos. Aujourd\u2019hui, quelles que soient nos croyances, nous nous m\u00e9fions tous de l\u2019ordre, de n\u2019importe quel type d\u2019ordre, et m\u00eame ceux qui poss\u00e8dent la foi soup\u00e7onnent dieu de n\u2019\u00eatre pas la divinit\u00e9 toute-puissante, omnisciente et aimante qu\u2019on nous a promise dans notre enfance, mais un dieu fou qui se d\u00e9cha\u00eene contre un monde qu\u2019il a cr\u00e9\u00e9, mais qu\u2019il n\u2019arrive pas \u00e0 gouverner ni \u00e0 comprendre. Cet autre dieu n\u2019est pas sans rappeler le D\u00e9miurge des gnostiques, divinit\u00e9 incompl\u00e8te et, en d\u00e9finitive, rat\u00e9e, qui d\u00e9verse sa fureur sur la cr\u00e9ation, un peu comme les jeunes enfants lorsqu\u2019ils cassent les jouets auxquels ils tenaient tant quelque mois plus t\u00f4t, mais qui leur paraissent soudain ennuyeux, vieux et charg\u00e9s d\u2019une nostalgie pleine de ranc\u0153ur, rappelant insupportablement le temps et la joie perdus, des objets priv\u00e9s de cette magie particuli\u00e8re qui les faisait para\u00eetre si pleins de beaut\u00e9, de sens et de n\u00e9cessit\u00e9. Cette figure tragique d\u2019un pouvoir absolu priv\u00e9 de toute compr\u00e9hension, c\u2019est ce que nous sommes nous-m\u00eames devenus au XXIe si\u00e8cle. Et si tel est notre dieu, d\u00e9sormais, cela expliquerait comment chaos et irrationnalit\u00e9 ont pu devenir, contre toute attente, des voies d\u2019acc\u00e8s au monde. Mais aussi comment des fous dangereux ont pu de nouveau se retrouver \u00e0 la t\u00eate de nos \u00c9tats, puisqu\u2019ils portent en eux la force de la d\u00e9raison et surfent les vagues fr\u00e9n\u00e9tiques du changement comme nulle personne dot\u00e9e d\u2019un minimum de bon sens et de d\u00e9cence ne pourrait le faire. Ces messagers des recoins les plus sombres de notre inconscient, ces voix tordues que l\u2019on entend crier partout autour de nous\u2026 Sont-ce les sir\u00e8nes qui nous appellent vers le naufrage et la mort  ? Ou de simples idiots pleins de bruit et de fureur, d\u00e9bitant des histoires sans queue ni t\u00eate  ? Ou bien s\u2019agit-il des premiers signes avant-coureurs d\u2019une nouvelle forme de conscience, absurde et d\u00e9nu\u00e9e de sens, capable de regarder par-del\u00e0 la logique, dont nous aurions re\u00e7u un message que, peut-\u00eatre, nous n\u2019avons jamais voulu \u00e9couter jusqu\u2019ici  ? Il est encore trop t\u00f4t pour le savoir. La seule chose dont nous sommes certains, c\u2019est que la r\u00e9alit\u00e9 ne fera que devenir de plus en plus \u00e9trange dans les d\u00e9cennies \u00e0 venir.<\/p>\n\n\n\n

En nous confrontant \u00e0 l\u2019incompr\u00e9hensible image que le monde nous offre, nous trouverons peut-\u00eatre une r\u00e9ponse \u00e0 l\u2019imp\u00e9rieuse question de Lovecraft  : nous \u00e9l\u00e8verons-nous vers la lumi\u00e8re, ou nous retirerons-nous dans une grotte d\u2019effroi  ? \u00c0 l\u2019heure de prendre notre d\u00e9cision, n\u2019oublions pas les mots si \u00e9clairants de l\u2019\u00e9crivain  : \u00ab Les hommes intellectuellement dou\u00e9s savent qu’il n’existe pas de distinction nette entre le r\u00e9el et l’irr\u00e9el  ; que les choses n\u2019apparaissent comme elles le font qu\u2019en vertu des d\u00e9licats moyens physiques et mentaux individuels par le biais desquels nous en prenons conscience  ; mais le mat\u00e9rialisme prosa\u00efque de la majorit\u00e9 condamne comme folie les \u00e9clairs d\u2019une vision sup\u00e9rieure qui d\u00e9chirent le voile commun de l’empirisme \u00e9vident. \u00bb Si le spectre de l\u2019irrationnel hantera toujours l\u2019\u00e2me de la science, \u00e0 mes oreilles en tout cas, l\u2019appel aux armes passionn\u00e9 de Hilbert sonne toujours aussi juste  : nous pouvons savoir, et nous saurons.<\/p>\n\n\n\n

N\u00e9anmoins, nous devrions garder \u00e0 l\u2019esprit que la science n\u2019est pas seulement une m\u00e9thode, mais \u00e9galement un d\u00e9lire m\u00e9taphysique  : le d\u00e9lire de penser que ce monde qui est le n\u00f4tre se conforme \u00e0 un ordre, un ordre que nous sommes non seulement capables de d\u00e9couvrir, mais de comprendre. Cela ne signifie pas qu\u2019il faudrait renoncer aux r\u00eaves de la raison  ; simplement, nous devrions aussi ch\u00e9rir nos cauchemars, car il se pourrait bien qu\u2019en tant que civilisation, la seule chose \u00e0 laquelle nous puissions aspirer, c’est de nous r\u00e9veiller \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur de ces songes. Pour ce faire, il serait peut-\u00eatre bon de nous inspirer des le\u00e7ons que nous a laiss\u00e9es l\u2019illumination d\u00e9lirante de Philip K. Dick  : que parfois, devenir fou est une r\u00e9ponse appropri\u00e9e \u00e0 la r\u00e9alit\u00e9, que la v\u00e9rit\u00e9 et la folie sont peut-\u00eatre les sympt\u00f4mes de la m\u00eame maladie, et que le prix que nous payons pour acc\u00e9der \u00e0 la connaissance est la perte de la compr\u00e9hension.<\/p>\n\n\n\n

\n \n \r\n \r\n \r\n \r\n \r\n \r\n \r\n <\/picture>\r\n \n <\/a>\n<\/figure>\n\n\n

La Cure de la folie<\/h2>\n\n\n\n

Un homme, t\u00eate bascul\u00e9e en arri\u00e8re, la pointe d\u2019un couteau entaillant le haut de son front pour d\u00e9voiler une pierre  : la Pierre de la folie.<\/p>\n\n\n\n

Le malheureux tend le cou pour regarder le chirurgien debout derri\u00e8re lui, et ses yeux se r\u00e9vulsent au fond de leurs orbites, de plus en plus profond\u00e9ment, jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019il ne reste plus que le blanc de ses scl\u00e8res, tandis qu\u2019il s\u2019\u00e9crie, Prends garde  ! Prends garde  ! Dieu te voit  !<\/em><\/p>\n\n\n\n

Un moine tonsur\u00e9 se dresse devant le patient  ; v\u00eatu d\u2019une robe de velours noir, il tient dans sa main gauche un pichet en m\u00e9tal tandis que la droite est suspendue pr\u00e8s de la t\u00eate du patient, comme dans un geste de b\u00e9n\u00e9diction. Dans son dos, une nonne pench\u00e9e en avant, les deux coudes cal\u00e9s sur une table en pierre finement cisel\u00e9e, contemple l\u2019homme en train de subir la macabre tr\u00e9panation avec une expression de d\u00e9go\u00fbt,  ; \u00e0 moins qu\u2019il ne s\u2019agisse d\u2019une simple lassitude, de cette fatigue immense que l\u2019on \u00e9prouve devant le non-sens absolu du monde. Sa joue est pos\u00e9e sur la paume de sa main, et un grand livre reli\u00e9 de cuir repose en \u00e9quilibre pr\u00e9caire sur sa t\u00eate, recouverte d\u2019un long voile blanc qui illumine ses traits s\u00e9v\u00e8res et lui tombe jusqu\u2019\u00e0 la taille. La religieuse ne semble pas du tout impressionn\u00e9e par l\u2019horrible incision que le chirurgien a m\u00e9nag\u00e9e dans le cr\u00e2ne du patient \u2014 mais n\u2019est-ce pas une tulipe que l\u2019on voit surgir de la plaie toute fra\u00eeche  ?<\/p>\n\n\n\n

L\u2019infortun\u00e9 soumis \u00e0 cette \u00e9trange proc\u00e9dure m\u00e9di\u00e9vale porte une tunique aux manches bouffantes, des collants \u00e9carlates. Il est assis au beau milieu d\u2019un champ, sur ce qui ressemble \u00e0 un banc d\u2019\u00e9glise ou un confessionnal sci\u00e9 en deux, ses doigts agripp\u00e9s aux accoudoirs, tandis que le chirurgien \u2014 m\u00eame s\u2019il serait plus exact de le qualifier de tortionnaire ou de bourreau \u2014 qui pratique la tr\u00e9panation a une grande cruche en bois, ou en c\u00e9ramique peut-\u00eatre, pendue \u00e0 la ceinture de cuir noir pass\u00e9e autour de sa taille, la t\u00eate non pas abrit\u00e9e sous une calotte ou un chapeau, mais couronn\u00e9e d\u2019un gigantesque entonnoir m\u00e9tallique point\u00e9 vers les cieux.<\/p>\n\n\n\n

Cependant, le chaos n\u2019est pas tout \u00e0 fait ce qu\u2019il para\u00eet \u00eatre  : il ne s\u2019agit pas d\u2019un simple d\u00e9sordre. Des lois sous-tendent bel et bien ses mouvements.<\/p>Benjam\u00edn Labatut<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n

On trouve ces quatre personnages dans un petit tableau expos\u00e9 au mus\u00e9e du Prado, qui passe quasiment inaper\u00e7u de la plupart des touristes, puisqu\u2019il est accroch\u00e9 \u00e0 c\u00f4t\u00e9 du Jardin des d\u00e9lices<\/em>, le triptyque autrement plus c\u00e9l\u00e8bre de son cr\u00e9ateur, le grand ma\u00eetre hollandais J\u00e9r\u00f4me Bosch. Avec ses trois immenses panneaux recouverts de sc\u00e8nes psych\u00e9d\u00e9liques de la Terre, du Paradis et de l\u2019Enfer, Le Jardin des d\u00e9lices<\/em> est un joyau unique de l\u2019art m\u00e9di\u00e9val, \u00e9clipsant \u00e0 peu pr\u00e8s tout ce qui l\u2019entoure, non seulement dans cette salle, et m\u00eame cet \u00e9tage, mais peut-\u00eatre dans tout le reste du mus\u00e9e. Le petit tableau de Bosch qui l\u2019accompagne est plus modeste par la taille \u2014 il ne mesure que 48 cm de haut \u2014, mais tout aussi ambitieux pour ce qui est du th\u00e8me  : connu sous deux noms diff\u00e9rents, La Cure de la folie<\/em> ou L\u2019Extraction de la pierre de folie<\/em>, il repr\u00e9sente une vieille superstition du Moyen \u00c2ge, l\u2019id\u00e9e que la d\u00e9mence et l\u2019idiotie \u00e9taient caus\u00e9es par une hypoth\u00e9tique pierre qui pouvait venir se loger, ou peut-\u00eatre pousser d\u2019elle-m\u00eame, dans notre bo\u00eete cr\u00e2nienne. Dans le tableau de Bosch, la pierre que le chirurgien coiff\u00e9 d\u2019un entonnoir s\u2019efforce de retirer de la t\u00eate du patient a \u00e9t\u00e9 remplac\u00e9e par un bulbe, dont nous pouvons supposer avec une quasi-certitude qu\u2019il s\u2019agit d\u2019une tulipe, puisqu\u2019une fleur de cette esp\u00e8ce \u2014 de couleur amande et d\u00e9j\u00e0 \u00e0 demi fan\u00e9e \u2014 est pos\u00e9e sur la table qui soutient les bras fatigu\u00e9s de la nonne. Consacrant \u00e0 cette toile un passage de son essai Folie et D\u00e9raison. Histoire de la folie \u00e0 l\u2019\u00e2ge classique<\/em>, Michel Foucault \u00e9crit  : \u00ab N\u2019oublions pas le fameux m\u00e9decin de Bosch plus fou encore que celui qu\u2019il veut gu\u00e9rir \u2014 toute sa fausse science n\u2019ayant gu\u00e8re fait autre chose que de d\u00e9poser sur lui les pires d\u00e9froques d\u2019une folie que tous peuvent voir sauf lui-m\u00eame. \u00bb <\/span>3<\/sup><\/a><\/span><\/span><\/p>\n\n\n\n

*<\/p>\n\n\n\n

J\u2019\u00e9voque souvent la folie dans mes \u00e9crits, et c\u2019est peut-\u00eatre pour cette raison qu\u2019\u00e0 chaque fois que je publie un livre, des hommes et des femmes \u00e9tranges surgissent soudain d\u2019un peu partout. Me voient-ils comme l\u2019un des leurs  ? D\u00e9sirent-ils ardemment que quelqu\u2019un \u00e9crive les \u00e9loges de leurs id\u00e9es d\u00e9rang\u00e9es  ? Se sentent-ils justifi\u00e9s, vus, appr\u00e9ci\u00e9s  ? Ou bien sont-ils tout simplement incapables de se contr\u00f4ler \u2014 comme cela arrive si souvent, aux gens saints d\u2019esprit comme aux fous  ? L\u2019un de mes livres traite d\u2019une s\u00e9rie de d\u00e9couvertes scientifiques d\u00e9fiant toute logique, qui ont, chacune \u00e0 leur mani\u00e8re, transform\u00e9 en profondeur notre vision du monde. \u00c0 sa sortie, j\u2019ai \u00e9t\u00e9 contact\u00e9 par plusieurs personnes  : un jeune homme tr\u00e8s enthousiaste m\u2019a \u00e9crit pour me demander si par hasard, j\u2019avais entendu parler de la \u00ab d\u00e9mat\u00e9rialisation \u00bb, pratique que, selon lui, les Mayas avaient employ\u00e9e pour \u00e9chapper au temps, et qui avait \u00e9t\u00e9 red\u00e9couverte dans les ann\u00e9es 1960 par un neurophysiologiste mexicain qui, un jour, \u00e9tait entr\u00e9 dans son laboratoire et avait disparu sans laisser de traces  ; un certain John, originaire du Vermont en Nouvelle-Angleterre, m\u2019enjoignait instamment de lire ses r\u00e9flexions \u2014 profanes, et fi\u00e8res de l\u2019\u00eatre \u2014 sur les \u00ab quarks comme structures t\u00e9triques<\/em> interconnect\u00e9es \u00bb, les \u00ab forets dimensionnels \u00bb et la mani\u00e8re dont \u00ab les elliptiques<\/em> r\u00e9v\u00e8lent des informations qui permettent aux univers d\u2019\u00e9voluer \u00e0 partir d\u2019un point \u00bb  ; un m\u00e9decin chilien portant un patronyme allemand m\u2019invitait \u00e0 prendre un caf\u00e9, convaincu que cela me ferait du bien de parler \u00e0 une \u00ab personne normale et ordinaire \u00bb  ; mais le message le plus curieux de tous m\u2019est venu d\u2019une femme, dont j\u2019omettrai ici le nom, pour des raisons qui ne tarderont pas \u00e0 devenir \u00e9videntes.<\/p>\n\n\n\n

Elle l\u2019avait envoy\u00e9 \u00e0 mon traducteur anglais, qui s\u2019est empress\u00e9 de me le faire suivre, accompagn\u00e9 d\u2019un petit mot plein d\u2019ironie  : \u00ab Bon, je re\u00e7ois \u00e0 l\u2019instant cet e-mail de la part d\u2019une personne manifestement folle. \u00bb<\/p>\n\n\n\n

Bonjour, <\/em><\/p>\n\n\n\n

Tu es un meilleur \u00e9crivain que moi, et je respecte ton travail, mais j\u2019ai quelques probl\u00e8mes avec une personne qui a pris tout ce que j\u2019avais soumis \u00e0 une communaut\u00e9 de b\u00eata-lecteurs en ligne, l\u2019a remani\u00e9 vite fait et l\u2019a vendu \u00e0 des gens qui, maintenant, s\u2019en servent pour \u00ab construire leur marque litt\u00e9raire \u00bb. Je suis s\u00fbre que tu n’as pas la moindre id\u00e9e de comment cette personne op\u00e8re, mais je pense que tu sais peut-\u00eatre qui il est, puisque tu as \u00e9t\u00e9 form\u00e9 par la m\u00eame communaut\u00e9 ax\u00e9e sur la s\u00e9curit\u00e9. Si tu pouvais faire quelque chose pour m\u2019aider ou me conseiller dans cette affaire, je t\u2019en serais vraiment reconnaissante. Partout o\u00f9 je me tourne, je me heurte \u00e0 un mur. Cette personne a fait r\u00e9\u00e9crire mon premier roman en trois versions diff\u00e9rentes  : la premi\u00e8re est sortie en auto\u00e9dition, une autre a \u00e9t\u00e9 publi\u00e9e r\u00e9cemment par l\u2019auteur \u00e0 succ\u00e8s Matt Haig, et la troisi\u00e8me, qui sortira au printemps, est pr\u00e9sent\u00e9e comme un \u00ab roman novateur et ultra-conceptuel \u00bb \u00e9crit par une jolie jeune femme \u00e9tudiante dans une \u00e9cole d\u2019art floral, mari\u00e9e \u00e0 un homme quelque peu n\u00e9gligent qui voyage beaucoup. Je te contacte parce que le roman que tu as traduit r\u00e9cemment semble s\u2019\u00eatre inspir\u00e9 d\u2019une chose que j\u2019ai post\u00e9e sur cette communaut\u00e9 litt\u00e9raire en ligne. Il ne s\u2019agit clairement pas d\u2019un plagiat, et il aborde le sujet sous un autre angle, mais j\u2019ai appris \u00e0 pr\u00eater attention aux similitudes inhabituelles, et \u00e0 m\u2019appuyer dessus pour formuler des hypoth\u00e8ses sur la mani\u00e8re dont les id\u00e9es se propagent \u00e0 travers les gens. L\u2019une des id\u00e9es que j\u2019ai d\u00e9velopp\u00e9es derni\u00e8rement est qu\u2019il existe un march\u00e9 noir pour les livres que les personnes comme toi sont engag\u00e9es pour \u00e9crire, et que ces livres sont vendus \u00e0 des gamins chiliens riches et stupides qui veulent avoir l\u2019air intelligents. Ce n\u2019est pas mon probl\u00e8me, mais je voulais que tu saches que la personne qui est derri\u00e8re tout \u00e7a vole une grande partie de sa mati\u00e8re premi\u00e8re \u00e0 des gens comme moi.<\/em><\/p>\n\n\n\n

Ce message m\u2019a d\u2019abord paru tr\u00e8s amusant \u2014 \u00e9tais-je donc le gamin chilien riche et stupide qui voulait avoir l\u2019air intelligent  ? \u2014, mais ensuite, je suis devenu de plus en plus obs\u00e9d\u00e9 par cette femme. J\u2019ai pass\u00e9 des jours entiers \u00e0 regarder les vid\u00e9os qu\u2019elle avait t\u00e9l\u00e9charg\u00e9es sur YouTube, et d\u00e9vor\u00e9 son blog avec une curiosit\u00e9 morbide, apr\u00e8s avoir cliqu\u00e9 sur le lien affich\u00e9 tout en haut de sa page d\u2019accueil  :<\/p>\n\n\n\n

Cliquez ici<\/em><\/p>\n\n\n\n

pour voir le contenu de ma t\u00eate.<\/em><\/p>\n\n\n\n

Elle \u00e9crivait qu\u2019elle avait \u00e9t\u00e9 chercheuse en physique pendant vingt ans, et dans ses posts, elle int\u00e9grait souvent des graphiques qui repr\u00e9sentaient les similitudes rep\u00e9r\u00e9es, en termes de n\u0153uds dramatiques, entre ses romans autopubli\u00e9s et ceux d\u2019\u00e9crivains aussi prestigieux que Kazuo Ishiguro  ; elle croit dur comme fer que nombre de romans \u00e0 succ\u00e8s n\u2019ont pas \u00e9t\u00e9 \u00e9crits par des \u00eatres humains, mais \u00ab moissonn\u00e9s \u00bb, fabriqu\u00e9s par des logiciels d\u2019intelligence artificielle qui extraient leur mati\u00e8re brute de contenus siphonn\u00e9s sur Internet. Ce que j\u2019ai trouv\u00e9 particuli\u00e8rement intrigant, car l\u2019e-mail qu\u2019elle avait envoy\u00e9 \u00e0 mon traducteur \u00e9tait r\u00e9dig\u00e9 d\u2019une mani\u00e8re si particuli\u00e8re qu\u2019il me semblait avoir \u00e9t\u00e9 produit par un de ces logiciels  : son \u00e9trange grammaire, ses d\u00e9lires parano\u00efaques, ses appels \u00e0 l\u2019aide suivis d\u2019insultes bizarrement formul\u00e9es, tout cela semblait faux, comme une imitation. L\u2019unique \u00ab preuve \u00bb dont je disposais qu\u2019il s\u2019agissait bien d\u2019une personne r\u00e9elle, c\u2019\u00e9taient ses vid\u00e9os  : sur ces images, son visage \u2014 elle est blonde, la peau claire, tr\u00e8s belle, la quarantaine, avec les doux mani\u00e9rismes langagiers d\u2019une artiste ASMR \u2014 \u00e9tait l\u00e9g\u00e8rement d\u00e9form\u00e9 par toute une s\u00e9rie d\u2019effets de lumi\u00e8res et de filtres, mais elle semble vraiment tr\u00e8s r\u00e9elle, impression renforc\u00e9e, sans doute, par le d\u00e9lire de pers\u00e9cution qui transpara\u00eet de mani\u00e8re si \u00e9vidente lorsqu\u2019elle se lance dans d\u2019interminables diatribes sur ses sujets de pr\u00e9dilection  : le plagiat litt\u00e9raire, les cabales secr\u00e8tes, les agents infiltr\u00e9s, les gens qui, de l\u2019int\u00e9rieur comme du dehors, font tourner les magouilles du monde de l\u2019\u00e9dition. Les histoires que je lisais sur son blog d\u00e9bordaient elles aussi de parano\u00efa, de haine de soi et d\u2019humiliation  : l\u2019un de ces r\u00e9cits, particuli\u00e8rement grotesque, d\u00e9crivait une femme prisonni\u00e8re d\u2019un sous-sol dont le soupirail donne sur la rue  ; les hommes de passage urinent souvent \u00e0 travers la fen\u00eatre ouverte, et non seulement la femme finit par s\u2019y habituer, mais elle recherche volontairement l\u2019endroit pr\u00e9cis o\u00f9 tombe l\u2019urine, car elle se sent ainsi \u00ab reconnue par ceux d\u2019en-haut \u00bb.<\/p>\n\n\n\n

Dans nombre de ses posts, elle d\u00e9nonce ce qu\u2019elle appelle la \u00ab culture des d\u00e9voreurs de mort \u00bb qui caract\u00e9riserait le milieu de l\u2019\u00e9dition, une industrie qui \u2014 selon elle \u2014 survit \u00e0 la mani\u00e8re d\u2019un parasite g\u00e9ant, en se nourrissant de la cr\u00e9ativit\u00e9 de talentueux inconnus qu\u2019elle laisse vides et ratatin\u00e9s, vid\u00e9s de leur substance par des syst\u00e8mes de plagiat automatis\u00e9s. Accabl\u00e9e par la m\u00e9chancet\u00e9 dirig\u00e9e, ressent-elle, contre sa personne et ses romans, elle en vient m\u00eame \u00e0 douter de sa propre existence, du moins aux yeux de son ennemi jur\u00e9, l\u2019hydre \u00e0 mille t\u00eates du monde \u00e9ditorial. \u00ab Me croient-ils morte  ? \u00bb, s\u2019interroge-t-elle tout haut dans l\u2019une de ses vid\u00e9os. \u00ab H\u00e9, les d\u00e9voreurs de mort  ! s\u2019\u00e9crie-t-elle. Je ne suis pas encore morte  ! \u00bb Ce qui conf\u00e8re un semblant de solidit\u00e9 \u00e0 ses d\u00e9lires par ailleurs d\u00e9routants, c\u2019est sa formation scientifique  : elle dit qu\u2019elle a \u00e9t\u00e9 chercheuse post-doctorante en physique des acc\u00e9l\u00e9rateurs, et j\u2019ai retrouv\u00e9 plusieurs de ses articles en ligne portant sur la dynamique des faisceaux, les lasers \u00e0 \u00e9lectrons libres et la g\u00e9n\u00e9ration d\u2019harmoniques par \u00e9cho. En tant que scientifique, elle croit aux chiffres et met en garde ses plagiaires contre le fait qu\u2019ils ne peuvent \u00e9chapper au regard froid et impitoyable des math\u00e9matiques. Les chiffres ne mentent pas, dit-elle, et une minutieuse analyse statistique d\u00e9montre que son premier roman a bel et bien \u00e9t\u00e9 copi\u00e9, non pas une fois, ni deux, mais \u00e0 plus de six reprises d\u00e9j\u00e0, depuis qu\u2019elle l\u2019a autopubli\u00e9 sur Amazon, en 2018. \u00ab D\u00e9sol\u00e9e, gens du livre, mais il existe un truc qui s\u2019appelle les math\u00e9matiques, et quand livres et maths entrent en collision \u2014 pr\u00e9vient-elle \u2014, la f\u00eate est finie  ! \u00bb Bien que s\u2019appuyant sur les math\u00e9matiques, ses arguments n\u2019ont rien de convaincant  : si elle identifie effectivement de nombreuses co\u00efncidences entre les principaux n\u0153uds dramatiques de ses romans et ceux \u00e9crits par les auteurs qu\u2019elle accuse de violation du droit d\u2019auteur (elle pr\u00e9tend avoir identifi\u00e9 280 points de recoupement entre le livre de William Gibson, Agency<\/em>, et son propre roman), ces co\u00efncidences semblent trop g\u00e9n\u00e9rales, et pourraient s\u2019appliquer \u00e0 une infinit\u00e9 d\u2019\u0153uvres. En outre, elle use et abuse d\u2019une foule de m\u00e9taphores et de concepts scientifiques relevant d\u2019autres disciplines, telles que la neurologie et la biologie, dans sa volont\u00e9 d\u2019\u00e9tayer ses visions chim\u00e9riques \u2014 \u00ab la m\u00e9moire de travail humaine n\u2019est capable de g\u00e9rer qu\u2019environ 14 \u00e9l\u00e9ments d\u2019intrigues cons\u00e9cutifs \u00bb, r\u00e9p\u00e8te-t-elle, encore et encore, cherchant s\u00fbrement, par la simple vertu d\u2019une incantation r\u00e9p\u00e9t\u00e9e, \u00e0 investir ce simple facto\u00efde d\u2019un vaste et incontestable pouvoir, afin de le brandir ensuite contre ses ennemis \u2014 mais elle s\u2019emp\u00eatre dans des concepts qui outrepassent \u00e0 l\u2019\u00e9vidence sa capacit\u00e9 de compr\u00e9hension, et les tricotent ensemble de mani\u00e8re peu orthodoxe. Le r\u00e9sultat final est un fascinant patchwork, assemblage de plus en plus \u00e9trange de co\u00efncidences et de chiffres, sans aucun lien entre eux, qu\u2019elle amalgame afin de cr\u00e9er un ordre particuli\u00e8rement s\u00e9duisant, non pas en d\u00e9pit de sa nature chaotique, mais pr\u00e9cis\u00e9ment \u00e0 cause d\u2019elle. Un sch\u00e9ma \u00e9merge des chiffres. Tout se recoupe  ! Bien qu\u2019elle soit parfaitement au fait des dangers qu\u2019il y a \u00e0 s\u00e9lectionner les donn\u00e9es qui viennent confirmer une hypoth\u00e8se de d\u00e9part, elle refuse purement et simplement de croire que les similitudes sur lesquelles se fondent ses doutes puissent \u00eatre le fruit d\u2019une pure co\u00efncidence. Puisque l\u2019ordre sugg\u00e8re l\u2019intelligence, les co\u00efncidences laissent deviner une intention, et une ligne bien nette et droite de points sur un graphique indique le chemin menant \u00e0 l\u2019ind\u00e9niable v\u00e9rit\u00e9. Mais si un petit d\u00e9mon, ou un ange du chaos malveillant, alignait des miettes de pain pour qu\u2019elle les suive  ? Et si l\u2019ordre qu\u2019elle discerne si clairement n\u2019\u00e9tait rien d\u2019autre qu\u2019un cruel hasard  ? Fid\u00e8le \u00e0 son penchant scientifique, elle a donc \u00e9labor\u00e9 une sorte d\u2019exp\u00e9rience visant \u00e0 d\u00e9montrer l\u2019un de ses arguments  : qu\u2019il est non seulement beaucoup plus facile et rapide de cr\u00e9er un roman en copiant le travail d\u2019un autre, mais que la copie peut sans peine surpasser l\u2019original. Pour ce faire, elle a pris le roman d\u2019un de ses plagiaires pr\u00e9sum\u00e9s \u2014 un livre dont elle est intimement persuad\u00e9e qu\u2019il doit beaucoup \u00e0 son propre travail \u2014 et en a r\u00e9dig\u00e9 une nouvelle version en moins de cinq jours. Elle n\u2019a eu aucun \u00e9tat d\u2019\u00e2me \u00e0 le faire  : apr\u00e8s tout, de son point de vue, elle ne faisait que copier son propre travail, et, ce faisant, non seulement elle r\u00e9parait une injustice, mais elle r\u00e9cup\u00e9rait ses mots \u2014 les sauvait, en quelque sorte. Fascin\u00e9e par ce plagiat d\u2019un plagiaire, elle a imagin\u00e9 toute une s\u00e9rie de livres, une grande saga produite sans gu\u00e8re d\u2019effort, un formidable gisement inexplor\u00e9 qu\u2019elle avait incontestablement le droit d\u2019exploiter. La vie tout enti\u00e8re ne fonctionne-t-elle pas ainsi, se demandait-elle, et ne devrais-je pas tirer avantage de ces m\u00eames m\u00e9canismes que mes ennemis utilisent pour me nuire  ? Les r\u00e8gles ne sont pas \u00e9quitables, apr\u00e8s tout, et le jeu est truqu\u00e9 en sa d\u00e9faveur  : elle n\u2019a pas facilement acc\u00e8s aux logiciels d\u2019intelligence artificielle que ces \u00e9diteurs malveillants utilisent pour lui voler ses id\u00e9es. Cette forme d\u2019\u00e9criture bizarre dans laquelle elle bascule, ce serpent qui se mord la queue, cr\u00e9e toutes sortes de paradoxes, et l\u2019on y reconna\u00eet clairement ces \u00e9tranges boucles dont la folie raffole. Apr\u00e8s tout, les sinueux chemins de la d\u00e9raison poss\u00e8dent une beaut\u00e9 attrayante, quasi organique, un irr\u00e9sistible attrait qui fait presque enti\u00e8rement d\u00e9faut aux lignes droites de la logique et aux liens de cause \u00e0 effet, si ternes.<\/p>\n\n\n

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\n\t\t\t\t\t\n\t\t\t\t\t\tUn exemplaire unique pour nos soutiens\t\t\t\t\t<\/a>\n\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t
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Pour marquer le centenaire du Proc\u00e8s de Kafka, nous offrons \u00e0 nos abonn\u00e9s soutiens une nouvelle \u00e9dition hors commerce de son chapitre \u00ab  Dans la cath\u00e9drale  \u00bb.<\/p>\n\t\t\t\t\t\t<\/div>\n\t\t\t\t\t\n\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t

\n\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\u2192<\/span> D\u00e9couvrir toutes nos offres<\/a>\n\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\u2192<\/span> Soutenir la revue (250 euros\/an)<\/a>\n\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t<\/div>\n\t\t\t\t\t\n\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t

Le r\u00e9alisateur Adam Curtis<\/a> a tent\u00e9 d\u2019expliquer l\u2019absurdit\u00e9 et la perte de sens dont souffrent \u00e0 l\u2019heure actuelle tant de soci\u00e9t\u00e9s, de mouvements sociaux et de r\u00e9volutions comme \u00e9tant le fruit d\u2019une crise de l\u2019imagination  : \u00ab C\u2019est peut-\u00eatre un moment o\u00f9 toutes les vieilles histoires qui donnaient un sens au monde sont en train de s\u2019effondrer \u2014 et \u00e0 ce moment-l\u00e0, avant que n\u2019apparaisse le prochain grand r\u00e9cit, une masse de milliards et de milliards de fragments d\u00e9nu\u00e9s de sens s\u2019engouffrent dans ce vide, et, l\u2019espace de ce bref instant dans l\u2019histoire, nous voil\u00e0 immerg\u00e9s dans un monde totalement d\u00e9nu\u00e9 de sens. Alors, depuis un lieu que nous ne pouvons m\u00eame pas imaginer pour le moment, quelqu\u2019un commencera \u00e0 r\u00e9assembler tous ces fragments d\u2019une mani\u00e8re totalement nouvelle \u2014 et de l\u00e0 surgira la prochaine grande histoire. \u00bb L\u2019impuissance de nos grands r\u00e9cits \u00e0 refl\u00e9ter correctement ce que signifie vivre dans la deuxi\u00e8me d\u00e9cennie du XXIe si\u00e8cle, et l\u2019effondrement de ce don de Dieu qu\u2019est notre capacit\u00e9 merveilleuse \u00e0 transcrire le monde en mots, \u00e0 donner un sens \u00e0 ce qui nous entoure et \u00e0 partager une histoire commune, sont certainement \u00e0 l\u2019origine de l\u2019\u00e9tat de confusion et d\u2019extr\u00eame d\u00e9sorientation qui est actuellement le n\u00f4tre. Mais il y a, me semble-t-il, autre chose encore. Si nous ne disposons pas d\u2019histoires capables de nous expliquer avec exactitude, c\u2019est parce que nous sommes emport\u00e9s dans une course folle, d\u00e9tach\u00e9s du pass\u00e9 sans que rien ne nous attache \u00e0 une image fig\u00e9e de l\u2019avenir, libres de toute contrainte en apparence, mais, en fin de compte, perdus. Victimes de la vitesse, nous sommes devenus des halcyons, des martins-p\u00eacheurs qui plongent en piqu\u00e9 les yeux ferm\u00e9s, \u00e9tourdis par leur propre \u00e9lan, et fracassent \u00e0 l\u2019aveugle la surface de l\u2019eau. Comme si nous \u00e9tions devenus la proie d\u2019un processus effr\u00e9n\u00e9 \u00e0 l\u2019impr\u00e9visibilit\u00e9 presque totale. <\/p>\n\n\n\n