{"id":309864,"date":"2025-12-23T19:48:36","date_gmt":"2025-12-23T18:48:36","guid":{"rendered":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/?p=309864"},"modified":"2025-12-23T19:53:08","modified_gmt":"2025-12-23T18:53:08","slug":"bertolt-brecht-et-la-lutte-contre-la-barbarie","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/2025\/12\/23\/bertolt-brecht-et-la-lutte-contre-la-barbarie\/","title":{"rendered":"Bertolt Brecht et la lutte contre la barbarie"},"content":{"rendered":"\n
Le Premier congr\u00e8s international des \u00e9crivains pour la d\u00e9fense de la culture se tient \u00e0 Paris, du 21 au 25 juin 1935. Plus de trois cents figures majeures de la litt\u00e9rature europ\u00e9enne s\u2019y retrouvent venant du monde entier : Aldous Huxley, Heinrich Mann, E. M. Forster, Tristan Tzara, Andr\u00e9 Gide, Andr\u00e9 Malraux, Louis Aragon, Boris Pasternak, Isaac Babel, parmi bien d\u2019autres. <\/p>\n\n\n\n
Organis\u00e9 par l\u2019Association des \u00e9crivains et artistes r\u00e9volutionnaires, le congr\u00e8s se pr\u00e9sente comme le grand moment d\u2019unit\u00e9 intellectuelle antifasciste. Mais cette unit\u00e9 affich\u00e9e est travers\u00e9e de tensions profondes : derri\u00e8re l\u2019appel \u00e0 la culture se lit d\u00e9j\u00e0 la volont\u00e9 du pouvoir sovi\u00e9tique \u2014 et de Staline \u2014 d\u2019en encadrer \u00e9troitement le discours et les lignes de fracture alors que l\u2019ascension d\u2019Adolf Hitler para\u00eet d\u00e9sormais irr\u00e9sistible.<\/p>\n\n\n\n
C\u2019est \u00e0 cette occasion que Bertolt Brecht, en exil apr\u00e8s avoir \u00e9t\u00e9 d\u00e9chu quelques semaines auparavant de sa nationalit\u00e9 par le r\u00e9gime nazi, prend la parole. Son intervention, publi\u00e9e dans ses \u0153uvres compl\u00e8tes sous le titre \u00ab Pr\u00e9cision indispensable \u00e0 toute lutte contre la barbarie \u00bb, est l\u2019un des discours les plus frontalement pol\u00e9miques de sa carri\u00e8re.<\/p>\n\n\n\n
Brecht part d\u2019un constat : la d\u00e9nonciation morale ne suffit pas. \u00ab L\u2019indignation existe, l\u2019adversaire est d\u00e9sign\u00e9. Mais comment le vaincre ? \u00bb<\/p>\n\n\n\n
L\u2019\u00e9crivain, explique-t-il, peut se contenter de nommer l\u2019injustice et d\u2019en appeler \u00e0 la conscience du lecteur. Mais ce geste a des limites que l\u2019homme de th\u00e9\u00e2tre conna\u00eet trop bien : \u00ab La col\u00e8re comme la piti\u00e9 sont des ph\u00e9nom\u00e8nes de masse, des sentiments qui quittent les foules comme ils y sont entr\u00e9s. \u00bb<\/p>\n\n\n\n
Brecht anticipe un ph\u00e9nom\u00e8ne qui sera d\u00e9cisif lors des ann\u00e9es 1930 : l\u2019habitude \u00e0 la violence. Plus les crimes s\u2019accumulent, plus ils cessent de produire de l\u2019effet.<\/p>\n\n\n\n
Brecht rapporte une sc\u00e8ne gla\u00e7ante, entendue de la bouche de militants : \u00ab La premi\u00e8re fois que nous avons annonc\u00e9 que des amis \u00e9taient massacr\u00e9s, il y a eu un cri d\u2019horreur, et l\u2019aide est venue. Puis on en a massacr\u00e9 cent. Lorsqu\u2019on en eut tu\u00e9 mille et que le massacre ne sembla plus devoir finir, le silence recouvrit tout. \u00bb<\/p>\n\n\n\n
La r\u00e9p\u00e9tition de l\u2019horreur anesth\u00e9sie les consciences : \u00ab Lorsque les crimes s\u2019accumulent, ils passent inaper\u00e7us. Lorsque les souffrances deviennent intol\u00e9rables, on n\u2019entend plus les cris. \u00bb<\/p>\n\n\n\n
\u00c9crit dans une langue proche de ses grands po\u00e8mes didactiques, ce texte marque un d\u00e9placement d\u00e9cisif. Il cl\u00f4t l\u2019exp\u00e9rience des pi\u00e8ces Lehrst\u00fccke<\/em> tout en annon\u00e7ant le grand th\u00e9\u00e2tre \u00e9pique de l\u2019exil \u2014 de M\u00e8re Courage et ses enfants<\/em>, ou des premi\u00e8res versions de La Vie de Galil\u00e9e<\/em>.<\/p>\n\n\n\n Brecht y attaque, avec une ironie tranchante, les intellectuels mod\u00e9r\u00e9s qui s\u2019en remettent \u00e0 des invocations abstraites de la culture, sans interroger ses conditions mat\u00e9rielles d\u2019existence : \u00ab Ayons piti\u00e9 de la culture, mais ayons d\u2019abord piti\u00e9 des hommes ! \u00bb s\u2019exclame-t-il.<\/p>\n\n\n\n \u00c0 ses yeux, aucun antifascisme s\u00e9rieux ne peut se contenter, pour \u00ab arr\u00eater le bras des bourreaux \u00bb, de mesures morales ou symboliques. La lutte contre la barbarie exigerait donc de remonter \u00e0 ses racines profondes, d’ordre \u00e9conomique et social.<\/p>\n\n\n\n Camarades, sans pr\u00e9tendre apporter beaucoup de nouveaut\u00e9, j\u2019aimerais dire quelque chose sur la lutte contre ces forces qui s\u2019appr\u00eatent, aujourd\u2019hui, \u00e0 \u00e9touffer la culture dans le sang et l\u2019ordure, ou plut\u00f4t les restes de culture qu\u2019a laiss\u00e9 subsister un si\u00e8cle d\u2019exploitation.<\/p>\n\n\n\n Je voudrais attirer votre attention sur un seul point, sur lequel la clart\u00e9 devrait, \u00e0 mon avis, \u00eatre faite, si vraiment l\u2019on veut mener contre ces puissances une lutte efficace, et surtout si l\u2019on veut la mener jusqu\u2019au bout.<\/p>\n\n\n\n Les \u00e9crivains qui \u00e9prouvent les horreurs du fascisme, dans leur chair ou dans celle des autres, et en demeurent \u00e9pouvant\u00e9s, ne sont pas pour autant, avec cette exp\u00e9rience v\u00e9cue ou cette \u00e9pouvante, en \u00e9tat de combattre ces horreurs.<\/p>\n\n\n\n Beaucoup peuvent croire qu\u2019il suffit de les d\u00e9crire, surtout lorsqu\u2019un grand talent litt\u00e9raire et une sinc\u00e8re indignation rendent la description prenante.<\/p>\n\n\n\n De fait, ces descriptions sont d\u2019une grande importance.<\/p>\n\n\n\n Voil\u00e0 qu\u2019on commet des horreurs.<\/p>\n\n\n\n Cela ne doit pas \u00eatre.<\/p>\n\n\n\n Voil\u00e0 qu\u2019on bat des \u00eatres humains.<\/p>\n\n\n\n Il ne faut pas que cela soit.<\/p>\n\n\n\n \u00c0 quoi bon de longs commentaires ?<\/p>\n\n\n\n Les gens bondiront, et ils arr\u00eateront le bras des bourreaux.<\/p>\n\n\n\n Camarades, il faut des commentaires.<\/p>\n\n\n\n Les gens bondiront, peut-\u00eatre, c\u2019est relativement facile.<\/p>\n\n\n\n Mais pour ce qui est d\u2019arr\u00eater le bras des bourreaux, c\u2019est d\u00e9j\u00e0 plus difficile.<\/p>\n\n\n\n L\u2019indignation existe, l\u2019adversaire est d\u00e9sign\u00e9.<\/p>\n\n\n\n Mais comment le vaincre ?<\/p>\n\n\n\n L\u2019\u00e9crivain peut dire : ma t\u00e2che est de d\u00e9noncer l\u2019injustice, et il abandonne au lecteur le soin d\u2019en finir avec elle.<\/p>\n\n\n\n Mais alors, l\u2019\u00e9crivain va faire une exp\u00e9rience singuli\u00e8re.<\/p>\n\n\n\n Il va s\u2019apercevoir que la col\u00e8re comme la piti\u00e9 sont des ph\u00e9nom\u00e8nes de masse, des sentiments qui quittent les foules comme ils y sont entr\u00e9s.<\/p>\n\n\n\n Et le pire est qu\u2019ils les quittent d\u2019autant plus qu\u2019ils deviennent plus n\u00e9cessaires.<\/p>\n\n\n\n Des camarades me disaient : la premi\u00e8re fois que nous avons annonc\u00e9 que des amis \u00e9taient massacr\u00e9s, il y a eu un cri d\u2019horreur, et l\u2019aide est venue, en quantit\u00e9.<\/p>\n\n\n\n Puis on en a massacr\u00e9 cent. Et lorsqu\u2019on en eut tu\u00e9 mille et que le massacre ne sembla plus devoir finir, le silence recouvrit tout, et l\u2019aide se fit rare.<\/p>\n\n\n\n C\u2019est ainsi : \u00ab Lorsque les crimes s\u2019accumulent, ils passent inaper\u00e7us. Lorsque les souffrances deviennent intol\u00e9rables, on n\u2019entend plus les cris. Un homme est frapp\u00e9 \u00e0 mort, et celui qui assiste est frapp\u00e9 d\u2019impuissance.<\/p>\n\n\n\n Rien l\u00e0 que de normal.<\/p>\n\n\n\n