La \u00ab Maison de Salomon \u00bb imagin\u00e9e par Bacon, une institution secr\u00e8te vou\u00e9e \u00e0 la connaissance omnisciente pour \u00ab accomplir toutes choses possibles \u00bb, est en fait un arch\u00e9type de ce qu\u2019il essaye lui-m\u00eame de b\u00e2tir \u00e0 travers Palantir.<\/p>\n\n\n\n
Bien qu’il reconnaisse que cette ambition technologique cache une nature obscure \u2014 associant la figure du souverain cach\u00e9 dans le conte philosophique de Bacon \u00e0 l’Ant\u00e9christ biblique qui promet de mani\u00e8re trompeuse \u00ab la Paix et la S\u00e9curit\u00e9 \u00bb \u2014 Thiel semble accepter ce destin comme in\u00e9luctable.\u00a0<\/p>\n\n\n\n
Sa vision se cristallise dans le dilemme pos\u00e9 par Alan Moore dans Watchmen<\/em> : l’humanit\u00e9 serait confront\u00e9e \u00e0 un choix binaire et terrible : \u00ab Ozymandias ou la guerre nucl\u00e9aire \u00bb \u2014 un r\u00e9gime technocratique mondial qui impose le salut par la tromperie ou l’an\u00e9antissement total.<\/p>\n\n\n\n Dans cette ex\u00e9g\u00e8se apocalyptique, publi\u00e9e dans les pages de First Things<\/em> en octobre dernier, Thiel ne se contente pas d’\u00e9voquer la dystopie de Watchmen<\/em> ; de mani\u00e8re surprenante, il puise dans l’imaginaire du manga One Piece<\/em> pour esquisser sa th\u00e9ologie politique.<\/p>\n\n\n\n Dans ces deux r\u00e9f\u00e9rences de la culture populaire, le \u00ab gouvernement mondial \u00bb, avec sa promesse d’ordre absolu au prix de la libert\u00e9, serait la repr\u00e9sentation parfaite du Katechon<\/em> s\u00e9cularis\u00e9 : un pouvoir qui retient le chaos, l’empire d’Ozymandias qui s’\u00e9rige comme un rempart contre la dissolution.<\/p>\n\n\n\n Thiel semble laisser entrevoir un \u00ab espoir \u00bb dialectique : la possibilit\u00e9 que l’effondrement de cet ordre L\u00e9viathan \u2014 par la main de forces chaotiques et vitales incarnant une forme de piraterie existentielle \u2014 puisse inaugurer une nouvelle \u00e8re de libert\u00e9, une aube dor\u00e9e qui brise la stagnation technocratique. \u00c0 premi\u00e8re vue, cela ressemblerait \u00e0 une r\u00e9demption, une ouverture messianique dans laquelle l’effondrement de l’Ant\u00e9christ co\u00efncide avec la lib\u00e9ration de l’homme.<\/p>\n\n\n\n Mais \u00e0 y regarder de plus pr\u00e8s, cet espoir s’av\u00e8re un mirage.<\/p>\n\n\n\n Il trahit la pens\u00e9e profonde de Peter Thiel.<\/p>\n\n\n\n Ce long texte en forme de commentaires d\u2019\u0153uvres \u2014 intens\u00e9ment travaill\u00e9s par un biais de confirmation \u2014 d\u00e9masque en fait son auteur : ce qu’il envisage n’est pas la Parousie<\/em> chr\u00e9tienne, l’\u00e9v\u00e9nement final qui rach\u00e8te l’histoire en l’interrompant, mais une simple renaissance au sein du cycle girardien du temps.\u00a0<\/p>\n\n\n\n La destruction de l’ordre \u00e9tabli ne conduit pas au Royaume des Cieux, mais relance simplement le m\u00e9canisme de la violence mim\u00e9tique : du chaos indiff\u00e9renci\u00e9 \u00e9mergera in\u00e9vitablement un nouveau bouc \u00e9missaire, sur lequel fonder un nouvel ordre pr\u00e9caire, destin\u00e9 \u00e0 son tour \u00e0 s’effondrer.<\/p>\n\n\n\n Sa conception du temps n’est pas lin\u00e9aire et eschatologique \u2014 comme le veut le canon chr\u00e9tien et contrairement \u00e0 ce qu\u2019il pr\u00e9tend \u2014 mais tragiquement cyclique et pa\u00efenne.<\/p>\n\n\n\n L’apocalypse que Thiel courtise n’est pas la fin des temps, mais seulement la fin d’un<\/em> temps, une destruction n\u00e9cessaire pour purger le syst\u00e8me et permettre \u00e0 l’\u00e9ternel retour de la violence fondatrice de recommencer son cours.<\/p>\n\n\n\n Le d\u00e9fi que Thiel pose n’est donc pas fond\u00e9 sur l\u2019alternative entre d\u00e9mocratie et autoritarisme.\u00a0<\/p>\n\n\n\n C’est un choix eschatologique : \u00ab Ant\u00e9christ ou Armageddon \u00bb. Il postule que face au risque d’un chaos ingouvernable \u2014 qu’il soit climatique, nucl\u00e9aire ou r\u00e9sultant d’une intelligence artificielle hors de contr\u00f4le \u2014 le seul salut r\u00e9side dans un pouvoir centralis\u00e9 et totalisant, semblable au gouvernement mondial despotique mais salvateur d’Ozymandias dans la saga Watchmen<\/em>.<\/p>\n\n\n\n Palantir devient ainsi l’instrument de synth\u00e8se de ces visions apparemment contradictoires : c’est la machine girardienne qui identifie et neutralise les menaces avant que la violence mim\u00e9tique n’explose, agissant comme un syst\u00e8me de gestion du bouc \u00e9missaire \u00e0 l’\u00e9chelle plan\u00e9taire.<\/p>\n\n\n\n Mais dans le m\u00eame temps, c’est la \u00ab Maison de Salomon \u00bb de Bacon \u2014 critiqu\u00e9e en apparence par Thiel \u2014 qui conf\u00e8re \u00e0 l’\u00e9lite le pouvoir quasi divin de surveillance et de pr\u00e9diction \u2014 n\u00e9cessaire pour gouverner la transition violente vers l’\u00e8re post-\u00e9tatique.<\/p>\n\n\n\n Francis Bacon r\u00eavait d\u2019abolir la maladie, les catastrophes naturelles et jusqu\u2019au hasard lui-m\u00eame. Il r\u00eavait aussi d\u2019abolir Dieu. Ce second r\u00eave, Bacon le dissimula dans La Nouvelle Atlantide (1626), un conte philosophique posthume que l\u2019on peut lire comme une carte de la modernit\u00e9, un livre de proph\u00e9ties ou un grimoire. La Nouvelle Atlantide<\/em> inaugura un d\u00e9bat litt\u00e9raire clandestin, repris plus tard par Jonathan Swift, Alan Moore et Eiichiro Oda. Depuis quatre si\u00e8cles, ces \u00e9crivains se posent la m\u00eame question : la science appellera-t-elle l\u2019Ant\u00e9christ ou le tiendra-t-elle en respect ?<\/p>\n\n\n\n Dans ce texte publi\u00e9 pour la revue conservatrice en ligne First Things<\/em>, Thiel accumule les r\u00e9f\u00e9rences livresques mais sans jamais utiliser de notes de bas de page ou de renvois vers des \u00e9ditions critiques savantes. \u00c0 la place, l\u2019auteur ins\u00e8re en lien hypertexte de l\u2019\u0153uvre cit\u00e9e la page Amazon correspondante pour commander en ligne l\u2019article en question, sans semble-t-il s\u2019attacher \u00e0 une \u00e9dition en particulier \u2014 nous ne reproduisons pas ces liens dans cette traduction.<\/p>\n\n\n\n Le \u00ab d\u00e9bat litt\u00e9raire clandestin \u00bb auquel il est fait allusion est en fait purement interne \u00e0 cet article : c\u2019est en poussant \u00e0 l\u2019extr\u00eame son biais de confirmation que Thiel tisse des liens entre des textes qui n\u2019ont, en fait, rien \u00e0 voir.<\/p>\n\n\n\n En apparence, Bacon pr\u00e9sentait la science moderne comme parfaitement compatible avec le christianisme. Dans le Novum Organum<\/em>, il \u00e9crivait que \u00ab la nature ne d\u00e9voile ses secrets que sous la torture de l\u2019exp\u00e9rimentation \u00bb, formulation \u00e0 peine plus violente du commandement divin d\u2019\u00ab assujettir [\u2026] tout \u00eatre vivant qui se meut sur la terre \u00bb (Gen\u00e8se 1, 28). <\/p>\n\n\n\n La version fran\u00e7aise des r\u00e9f\u00e9rences bibliques mobilis\u00e9es par Thiel est de l\u2019\u00e9dition de la Bible de J\u00e9rusalem.<\/p>\n\n\n\n Bacon citait les \u00c9critures avec une telle aisance et une telle \u00e9rudition que rares sont ceux qui, aujourd\u2019hui encore, mettent sa foi en doute. Il pr\u00e9sentait son projet de d\u00e9voilement des secrets de la nature par l\u2019exp\u00e9rimentation empirique et le raisonnement inductif comme le prolongement m\u00eame de la R\u00e9v\u00e9lation divine, nous accordant de \u00ab nouvelles mis\u00e9ricordes \u00bb destin\u00e9es \u00e0 soulager notre condition.<\/p>\n\n\n\n Comme ses contemporains dans l\u2019Europe de l\u2019humanisme et des Lumi\u00e8res, le philosophe anglais Francis Bacon avait en effet eu une \u00e9ducation chr\u00e9tienne. Pour pr\u00eater \u00e0 Bacon des intentions de d\u00e9voilement de l\u2019Ant\u00e9christ, Thiel d\u00e9forme toutefois la r\u00e9alit\u00e9 de l\u2019h\u00e9ritage du philosophe pr\u00e9curseur de la m\u00e9thode empirique pour lui donner une coloration \u00ab chr\u00e9tienne girardienne \u00bb : l\u2019apport de l\u2019auteur du Novum Organum<\/em> est bien plus \u00e0 rechercher dans l\u2019empirisme fond\u00e9 sur l\u2019exp\u00e9rimentation et la comparaison des ph\u00e9nom\u00e8nes que dans une approche fond\u00e9e sur la r\u00e9v\u00e9lation comme le pr\u00e9tend Thiel.<\/p>\n\n\n\n Pour les Anciens pr\u00e9chr\u00e9tiens, le progr\u00e8s allait et venait au rythme de l\u2019ascension et de la chute des empires. On peut pardonner \u00e0 Thucydide d\u2019avoir fabriqu\u00e9 les discours de P\u00e9ricl\u00e8s, puisque les le\u00e7ons de la guerre du P\u00e9loponn\u00e8se se voulaient intemporelles et \u00e9ternelles. Un thucydid\u00e9en pourrait ainsi comparer l\u2019Ath\u00e8nes montante, mena\u00e7ant la Sparte \u00e9tablie, \u00e0 l\u2019Allemagne wilhelminienne face \u00e0 la Grande-Bretagne au tournant du XXe si\u00e8cle, ou encore \u00e0 la Chine et \u00e0 l\u2019Am\u00e9rique d\u2019aujourd\u2019hui.<\/p>\n\n\n\n Un chr\u00e9tien, en revanche, reconna\u00eetrait dans le proph\u00e8te Daniel le premier v\u00e9ritable historien. Daniel parle d\u2019\u00e9v\u00e9nements uniques, d\u2019\u00e9v\u00e9nements \u00e0 l\u2019\u00e9chelle du monde. Il con\u00e7oit l\u2019histoire comme la succession de quatre royaumes, s\u2019achevant avec l\u2019Empire romain. Un historien danielien observerait qu\u2019Ath\u00e8nes et Sparte ne poss\u00e9daient ni armes nucl\u00e9aires ni capacit\u00e9 d\u2019an\u00e9antissement globale, et d\u00e9couragerait toute assimilation de leurs conflits \u00e0 ceux de 2025.<\/p>\n\n\n\n De mani\u00e8re alambiqu\u00e9e, Peter Thiel propose ici une typologie entre deux th\u00e9ories de l\u2019histoire : l\u2019une \u00ab pr\u00e9chr\u00e9tienne \u00bb, o\u00f9 tout se vaudrait ; l\u2019autre chr\u00e9tienne, o\u00f9 il y aurait des diff\u00e9rences irr\u00e9conciliables entre les \u00e8res \u2014 et, donc, plusieurs temps.<\/p>\n\n\n\n \u00c0 l\u2019appui de cette th\u00e8se, il prend le proph\u00e8te Daniel, dont le livre est l\u2019une des matrices de l\u2019Apocalypse de Jean. Son livre, compos\u00e9 en h\u00e9breu puis en aram\u00e9en et en grec entre les VIe et IIe si\u00e8cles avant notre \u00e8re, s\u2019inscrit \u00e0 la fois dans le genre proph\u00e9tique et apocalyptique.<\/p>\n\n\n\n Et si Daniel fut le premier historien, le Dieu du Nouveau Testament ne fut-il pas le premier progressiste ? Si le Nouveau Testament a supplant\u00e9 l\u2019Ancien en vertu m\u00eame de sa nouveaut\u00e9, et si la R\u00e9v\u00e9lation ne s\u2019est pas close, alors les chr\u00e9tiens ne devraient-ils pas \u00eatre singuli\u00e8rement r\u00e9ceptifs \u00e0 la possibilit\u00e9 que \u00ab la connaissance augmentera \u00bb (Dan. 12, 4), y compris dans la sph\u00e8re profane de la science baconienne ?<\/p>\n\n\n\n Depuis deux ans, Thiel utilise ces paroles du proph\u00e8te Daniel \u2014\u00a0\u00ab la connaissance augmentera \u00bb \u2014 comme un signe qui valide toutes ses th\u00e9ories. Il n\u2019a eu de cesse d\u2019expliquer que la proph\u00e9tie de Daniel serait arriv\u00e9e \u00e0 son terme : une \u00e9poque de stagnation scientifique se serait ouverte qui serait un pr\u00e9lude \u00e0 l’Armageddon.<\/p>\n\n\n\n Et pourtant, pour Bacon, cette alliance ne valait que jusqu\u2019\u00e0 un certain point. Dans La Nouvelle Atlantide<\/em>, il pr\u00eache une doctrine enti\u00e8rement nouvelle. \u00c0 l\u2019instar de l\u2019Utopie<\/em> de Thomas More un si\u00e8cle plus t\u00f4t, La Nouvelle Atlantide<\/em> d\u00e9crit une \u00eele myst\u00e9rieuse et inconnue, o\u00f9 presque rien n\u2019est ce qu\u2019il para\u00eet \u00eatre. Bacon trompe ses lecteurs par des ambigu\u00eft\u00e9s de l\u2019intrigue, des r\u00e9f\u00e9rences cryptiques et un narrateur peu fiable. Il \u00e9crit La Nouvelle Atlantide<\/em> avec la finesse d\u2019un cerveau criminel : craignant d\u2019\u00eatre d\u00e9masqu\u00e9, mais r\u00e9solu \u00e0 consigner ses crimes. Pour d\u00e9chiffrer ce chef-d\u2019\u0153uvre mal\u00e9fique, il faut l\u2019aborder en th\u00e9ologiens-d\u00e9tectives.<\/p>\n\n\n\n Lecteur de Leo Strauss, \u00e9l\u00e8ve de Ren\u00e9 Girard, le fondateur de Palantir a fait de l\u2019\u00e9criture cryptique l\u2019une des clefs de son dispositif \u2014 avec plus ou moins de r\u00e9ussite<\/a>. Il aime \u00e0 se pr\u00e9senter comme un ex\u00e9g\u00e8te qui r\u00e9v\u00e9lerait les \u00ab choses cach\u00e9es depuis la fondation du monde \u00bb et c\u2019est l\u2019ambition de ce texte que de pr\u00e9tendre faire d\u00e9couvrir au lecteur que quatre \u0153uvres bien connues seraient en fait un r\u00e9pertoire truff\u00e9 de r\u00e9f\u00e9rences cach\u00e9es \u00e0 l\u2019Ant\u00e9christ.<\/p>\n\n\n\n La Nouvelle Atlantide<\/em> s\u2019ouvre sous le signe de la vuln\u00e9rabilit\u00e9 face \u00e0 la nature.<\/p>\n\n\n\n Un \u00e9quipage de chr\u00e9tiens europ\u00e9ens navigue cinq mois vers l\u2019ouest depuis le P\u00e9rou avant que les vents ne les poussent jusqu\u2019\u00e0 l\u2019\u00eele de Bensalem. Bensalem, qui signifie en h\u00e9breu \u00ab fils de la paix \u00bb ou \u00ab fils de la s\u00e9curit\u00e9 \u00bb, est la \u00ab nouvelle Atlantide \u00bb. Comme l\u2019Atlantide antique de Platon, Bensalem est une cit\u00e9 insulaire riche et prosp\u00e8re. La richesse avait corrompu l\u2019ancienne Atlantide, devenue si cupide qu\u2019elle projeta \u00ab d\u2019attaquer toute l\u2019Europe, et l\u2019Asie par-dessus le march\u00e9 \u00bb (Tim\u00e9e, 24e). Zeus punit l\u2019avidit\u00e9 des Atlantes en submergeant et en d\u00e9truisant leur civilisation.<\/p>\n\n\n\n Bensalem, au contraire, semble \u00e0 la fois riche et vertueuse. Les habitants soignent les marins malades gr\u00e2ce \u00e0 des rem\u00e8des et les invitent \u00e0 vivre sur l\u2019\u00eele. Cette m\u00e9decine constitue la premi\u00e8re manifestation de la technologie bensal\u00e9mite. Les inventions que l\u2019on d\u00e9couvrira plus tard sont si miraculeuses que l\u2019on se demande si m\u00eame Zeus pourrait d\u00e9truire cette nouvelle Atlantide. Gr\u00e2ce \u00e0 la technologie, Bensalem traverse les catastrophes naturelles et \u00e9chappe au kyklos<\/em> classique de l\u2019ascension et de la chute des empires.<\/p>\n\n\n\n Cette Atlantide n\u2019est pas seulement nouvelle : elle est am\u00e9lior\u00e9e.<\/p>\n\n\n\n Une institution de recherche aux allures d\u2019\u00c9tat profond, appel\u00e9e \u00ab la Maison de Salomon \u00bb ou \u00ab le Coll\u00e8ge des \u0152uvres des Six Jours \u00bb, d\u00e9veloppe la technologie de Bensalem. Son premier nom rend hommage au roi-philosophe Salomon, auteur de trois livres de la Bible tout en ayant enfreint ses lois par ses \u00e9pouses \u00e9trang\u00e8res ; une figure dont la sagesse est v\u00e9n\u00e9r\u00e9e \u00e0 la fois par les chr\u00e9tiens et les herm\u00e9tistes, et dont Augustin lui-m\u00eame doutait du salut. Son second nom renvoie aux six jours de la Cr\u00e9ation divine dans la Gen\u00e8se \u2014 sans que l\u2019on sache encore clairement si le Coll\u00e8ge honore l\u2019\u0153uvre de Dieu ou s\u2019essaie \u00e0 quelque chose de plus ambitieux.<\/p>\n\n\n\n Dans ce passage au style confus \u2014 ce n\u2019est pas parce qu\u2019il enfreint \u00ab les lois de la Bible \u00bb que le roi Salomon est conduit au d\u00e9clin mais bien parce qu\u2019il outrepasse le commandement de Dieu \u2014 Thiel semble pr\u00eater \u00e0 Bacon une intention qu\u2019il n\u2019a pas. Le d\u00e9bat sur le salut de Salomon est certes une question th\u00e9ologique qui a occup\u00e9 la scolastique m\u00e9di\u00e9vale, mais ce roi est surtout connu comme le b\u00e2tisseur du premier Temple de J\u00e9rusalem : c\u2019est plus probablement pour cette raison que Bacon en fait aussi le b\u00e2tisseur de la \u00ab Maison \u00bb de Bensalem, la soci\u00e9t\u00e9 secr\u00e8te qui gouverne l\u2019\u00eele.<\/p>\n\n\n\n Les savants de Bensalem \u00e9tudient tout ce qui existe \u00ab sous le soleil \u00bb et y d\u00e9couvrent quantit\u00e9 de choses nouvelles. Ils envoient des espions en mission de douze ans pour d\u00e9rober les d\u00e9couvertes scientifiques de l\u2019Europe, au grand \u00e9tonnement des marins, qui n\u2019avaient \u00ab jamais entendu la moindre rumeur \u00bb de l\u2019existence de Bensalem. Plus loin dans le r\u00e9cit, un P\u00e8re du Coll\u00e8ge \u00e9voque des \u00ab consultations \u00bb internes destin\u00e9es \u00e0 d\u00e9cider \u00ab lesquelles des inventions et des exp\u00e9riences que nous avons d\u00e9couvertes doivent \u00eatre publi\u00e9es, et lesquelles ne le doivent pas \u00bb.<\/p>\n\n\n\n Bensalem para\u00eet accueillante. Elle est aussi envelopp\u00e9e de secret. <\/p>\n\n\n\n Un pr\u00eatre chr\u00e9tien, r\u00e9pondant aux questions des marins sur l\u2019\u00eele, \u00ab doit se r\u00e9server certains d\u00e9tails qu\u2019il ne lui est pas permis de r\u00e9v\u00e9ler \u00bb. Il rassure les voyageurs inquiets en affirmant que Bensalem est chr\u00e9tienne. Mais sa foi repose sur un miracle authentifi\u00e9 par la Maison de Salomon. Elle s\u2019inscrit en outre dans une culture profond\u00e9ment composite. Les habitants de Bensalem portent des turbans color\u00e9s et s\u2019appuient sur des cannes turques. Les \u00e9tymologies des lieux de l\u2019\u00eele vont du grec au latin en passant par l\u2019h\u00e9breu.<\/p>\n\n\n\n Les interpr\u00e9tations sur La Nouvelle Atlantide<\/em> sont nombreuses. Certains voient ce conte philosophique comme s\u2019inscrivant dans une strat\u00e9gie de s\u00e9duction du Roi d\u2019Angleterre visant \u00e0 faire financer les travaux scientifiques de Bacon \u2014 un certain nombre de r\u00e9f\u00e9rences pourrait ainsi \u00eatre comprises \u00e0 cette aune : la Maison de Salomon ayant pour mod\u00e8le de laboratoire de l\u2019inventeur hollandais Cornelis Drebbel, pr\u00e9cepteur des enfants du Roi. D\u2019autres critiques ont pu y voir une \u0153uvre de litt\u00e9rature occulte dans laquelle les premiers franc-ma\u00e7ons anglais auraient puis\u00e9.<\/p>\n\n\n\n Bensalem est un monde en soi.<\/p>\n\n\n\n Dans son commentaire de Bacon, Thiel omet peut-\u00eatre \u00e0 dessein que New Atlantis<\/em> se trouve aussi \u00eatre le nom donn\u00e9 \u00e0 une tentative rat\u00e9e d\u2019\u00c9tat ind\u00e9pendant en mer des Cara\u00efbes.<\/p>\n\n\n\n En juillet 1964, le petit fr\u00e8re d\u2019Ernest Hemingway, Leicester, prend pr\u00e9texte d\u2019une loi am\u00e9ricaine pour d\u00e9clarer ind\u00e9pendante une barge d\u2019une trentaine de m\u00e8tres de long au large de la Jama\u00efque. Comptant six habitants, ce micro-\u00c9tat dont Leicester Hewingway se proclame le chef \u00e9met sa monnaie et ses timbres et se dote d\u2019une constitution \u2014 avant de sombrer dans une temp\u00eate deux ans plus tard.<\/p>\n\n\n\n \u00c0 travers son soutien au Seasteading Institute<\/em>, Peter Thiel est un fervent partisan de la colonisation des oc\u00e9ans pour cr\u00e9er des entit\u00e9s politiques autonomes libertariennes<\/a>.<\/p>\n\n\n\n Bensalem envo\u00fbte les marins. Faisant \u00e9cho au Psaume 137, 6, ils d\u00e9clarent au pr\u00eatre que \u00ab nos langues devraient plut\u00f4t se coller au palais de notre bouche avant que nous oubliions sa v\u00e9n\u00e9rable personne ou cette nation tout enti\u00e8re dans nos pri\u00e8res \u00bb. Les Isra\u00e9lites cit\u00e9s se souvenaient alors de la ville sainte de J\u00e9rusalem, dont ils avaient \u00e9t\u00e9 exil\u00e9s. G\u00e9ographiquement, les marins en sont eux aussi tr\u00e8s \u00e9loign\u00e9s : apr\u00e8s cinq mois de navigation vers l\u2019ouest depuis le P\u00e9rou, leur position les situerait pr\u00e8s de la Polyn\u00e9sie fran\u00e7aise, \u00e0 l\u2019antipode de J\u00e9rusalem. Peut-\u00eatre ignorent-ils que, vue de J\u00e9rusalem, Bensalem se trouve litt\u00e9ralement au bout du monde. Quoi qu\u2019il en soit, Bensalem devient leur Terre sainte. \u00c0 terme, \u00ab l\u2019humanit\u00e9 \u00bb des Bensal\u00e9mites \u00ab [les] fait oublier tout ce qui [leur] \u00e9tait cher dans [leurs] propres pays \u00bb.<\/p>\n\n\n\n Ce passage pourrait \u00eatre l\u2019un de ceux o\u00f9 Thiel glisse lui-m\u00eame l\u2019une des pierres d\u2019attente cryptique qu\u2019il pr\u00e9tend d\u00e9celer dans les \u00e9crits des autres : ce \u00ab bout du monde \u00bb se dit en anglais \u00ab end of the world<\/em> \u00bb, cette \u00ab fin du monde \u00bb pouvant bien s\u00fbr se lire sur deux niveaux de sens \u2014 g\u00e9ographique et temporel. Cette ambigu\u00eft\u00e9 donne son titre \u00e0 l\u2019essai.<\/p>\n\n\n\n Bacon ne nomme pas le narrateur du r\u00e9cit, mais un discours \u00e0 tonalit\u00e9 homil\u00e9tique, au d\u00e9but de la nouvelle, sugg\u00e8re qu\u2019il s\u2019agit de l\u2019aum\u00f4nier du navire. La conversion quasi religieuse de son \u00e9quipage devrait l\u2019inqui\u00e9ter. Mais il se montre d\u00e9faillant dans ses devoirs. Il note que \u00ab six ou sept jours \u00bb se sont \u00e9coul\u00e9s sur l\u2019\u00eele. Nous en d\u00e9duisons qu\u2019en naviguant vers l\u2019ouest, les marins ont perdu un jour, et que l\u2019aum\u00f4nier ne sait plus quel jour est le dimanche. C\u2019est \u00e0 ce moment qu\u2019il rencontre un homme fascinant nomm\u00e9 Joabin. Joabin, dont le nom est au pluriel, est \u00ab juif et circoncis \u00bb ; il descend de Nachoran, un fils oubli\u00e9 d\u2019Abraham. Joabin reconna\u00eet en Christ \u00ab de nombreuses et hautes qualit\u00e9s \u00bb. Le narrateur le qualifie de \u00ab sage \u00bb \u2014 une \u00e9pith\u00e8te qu\u2019il refuse \u00e0 tout autre Bensal\u00e9mite vivant \u2014, mais aussi d\u2019\u00ab \u00e9rudit, dot\u00e9 d\u2019un grand sens politique, et parfaitement vers\u00e9 dans les lois et les coutumes \u00bb de Bensalem. Joabin d\u00e9crit les m\u0153urs sexuelles de l\u2019\u00eele et, bien que celle-ci c\u00e9l\u00e8bre la f\u00e9condit\u00e9, il la d\u00e9signe de mani\u00e8re \u00e9nigmatique comme \u00ab la vierge du monde \u00bb.<\/p>\n\n\n\n L\u2019\u00eele vierge s\u00e9duit l\u2019aum\u00f4nier. Il confie \u00e0 Joabin que \u00ab la justice de Bensalem est sup\u00e9rieure \u00e0 celle de l\u2019Europe \u00bb. Un messager surgit alors et emm\u00e8ne Joabin. Celui-ci revient le lendemain matin pour annoncer l\u2019arriv\u00e9e imminente d\u2019un P\u00e8re du Coll\u00e8ge, reclus et invisible \u00ab depuis une douzaine d\u2019ann\u00e9es \u00bb. Bensalem envoie ses espions en missions de reconnaissance de douze ans \u2014 le P\u00e8re revient-il d\u2019Europe ? Il entre en sc\u00e8ne lors d\u2019une procession triomphale, couvert de joyaux et arborant une expression \u00ab comme s\u2019il prenait les hommes en piti\u00e9 \u00bb. Trois jours plus tard, Joabin apporte une bonne nouvelle : inform\u00e9 de la pr\u00e9sence de l\u2019\u00e9quipage \u00e0 Bensalem, le P\u00e8re souhaite s\u2019entretenir avec l\u2019un des marins. Au \u00ab jour et \u00e0 l\u2019heure \u00bb fix\u00e9s (voir Matthieu 24, 36), les marins \u00e9lisent leur aum\u00f4nier pour les repr\u00e9senter. L\u2019\u00e9trange dramaturgie de Bensalem va culminer dans l\u2019initiation du narrateur \u2014 et du lecteur \u2014 aux myst\u00e8res du Coll\u00e8ge.<\/p>\n\n\n\n \u00ab La fin de notre fondation, r\u00e9v\u00e8le le P\u00e8re, est la connaissance des causes et des mouvements secrets des choses, et l\u2019\u00e9largissement des fronti\u00e8res de l\u2019empire humain, jusqu\u2019\u00e0 rendre possibles toutes les choses possibles. \u00bb Cela peut sembler grandiose \u00e0 un ath\u00e9e ; mais l\u2019aum\u00f4nier aurait d\u00fb y entendre un sacril\u00e8ge, car la Bible enseigne que \u00ab pour Dieu \u00bb \u2014 et pour Dieu seul \u2014 \u00ab tout est possible \u00bb (Matthieu 19, 26). Le P\u00e8re poursuit, exposant les installations, les instruments et les m\u00e9thodes par lesquels le Coll\u00e8ge poursuit ses ambitions, ainsi que les fruits vertigineux de son labeur. Le Coll\u00e8ge poss\u00e8de des reproductions de tous les \u00e9cosyst\u00e8mes ; des tours hautes de trois milles \u2014 plus hautes, selon Strabon, que la tour de Babel ; des cuisines, des boulangeries et des brasseries ; des observatoires et des laboratoires ; des \u00ab maisons de perspective \u00bb, des \u00ab maisons du son \u00bb et des \u00ab maisons du parfum \u00bb, destin\u00e9es \u00e0 ravir et \u00e0 tromper les sens ; et des \u00ab maisons des machines \u00bb o\u00f9 l\u2019on construit des avions et des sous-marins. Le Coll\u00e8ge exerce une quasi-omnipotence sur le monde naturel. On peut alors se demander si, au fond, personne n\u2019aborde les rivages de Bensalem autrement que par la gr\u00e2ce de la Maison de Salomon \u2014 et conclure que les vents qui mettent l\u2019histoire en mouvement n\u2019\u00e9taient sans doute pas aussi fortuits qu\u2019ils en avaient l\u2019air.<\/p>\n\n\n\n Peter Thiel sugg\u00e8re ici que l\u2019embarcation des marins aurait \u00e9t\u00e9 comme attir\u00e9e de force sur Bensalem par un sortil\u00e8ge de la Maison de Salomon. De mani\u00e8re \u00e9tonnante, il n\u2019en tire pourtant pas d\u2019autres cons\u00e9quences pour son interpr\u00e9tation du r\u00e9cit \u2014 interpr\u00e9tation qui met au centre le personnage \u00ab juif et circoncis \u00bb de Joabin.<\/p>\n\n\n\n Le P\u00e8re d\u00e9crit ensuite l\u2019organisation du Coll\u00e8ge. Il r\u00e9partit son travail entre \u00ab divers emplois et offices \u00bb, parmi lesquels des espions, des inventeurs et des philosophes de la nature. De mani\u00e8re inattendue, le P\u00e8re annonce que le narrateur peut publier ses paroles \u00ab pour le bien des autres nations \u00bb. Le r\u00e9cit s\u2019ach\u00e8ve lorsque le P\u00e8re remet \u00e0 l\u2019aum\u00f4nier deux mille ducats \u2014 somme que celui-ci accepte, renon\u00e7ant par l\u00e0 \u00e0 ce qui subsistait encore de sa foi chr\u00e9tienne.<\/p>\n\n\n\n Nombre des myst\u00e8res de Bensalem ont d\u00e9sormais \u00e9t\u00e9 \u00e9lucid\u00e9s. <\/p>\n\n\n\n Mais une question demeure : qui gouverne r\u00e9ellement Bensalem ? Plus t\u00f4t dans le r\u00e9cit, il est bri\u00e8vement fait mention d\u2019un \u00ab roi \u00bb, sans que l\u2019on n\u2019apprenne rien de lui. On pourrait supposer qu\u2019il s\u2019agit d\u2019une figure de fa\u00e7ade, contr\u00f4l\u00e9e par la Maison de Salomon. Mais la division du travail au sein du Coll\u00e8ge exclut qu\u2019un seul de ses membres puisse le diriger. Sa bureaucratie exige la supervision d\u2019un secr\u00e9taire g\u00e9n\u00e9ral. Seul le sage Joabin, intimement familier du gouvernement de Bensalem, pourrait remplir cette fonction. Et \u00e0 mesure que nous reconsid\u00e9rons les indices que Bacon a diss\u00e9min\u00e9s au sujet de Joabin, se r\u00e9v\u00e8le le secret le plus sombre de Bensalem : Joabin est l\u2019Ant\u00e9christ biblique.<\/p>\n\n\n\n Toute la lecture de La Nouvelle Atlantide<\/em> par Thiel n\u2019a que pour unique fonction de parvenir \u00e0 cette th\u00e9orie : le conte philosophique de Bacon serait en fait le r\u00e9cit de la prise de contr\u00f4le par l\u2019Ant\u00e9christ sur le reste du monde.<\/p>\n\n\n\n \u00c0 partir de l\u00e0, Thiel va pr\u00e9tendre d\u00e9celer des \u00ab indices \u00bb laiss\u00e9s intentionnellement dans le r\u00e9cit par Bacon pour venir \u00e0 l\u2019appui de cette th\u00e8se qu\u2019il est le seul \u00e0 soutenir.<\/p>\n\n\n\n L\u2019auteur semble passer compl\u00e8tement \u00e0 c\u00f4t\u00e9 d\u2019une chose essentielle : l\u2019ex\u00e9g\u00e8se biblique est une construction fond\u00e9e sur des si\u00e8cles d\u2019\u00e9rudition et de critique. En tirant \u00e0 l\u2019extr\u00eame le sens des mots de textes pluri-mill\u00e9naires, il est toujours possible d\u2019y trouver ce que l\u2019on cherche \u2014 mais \u00e0 condition de ne tenir aucun compte des pr\u00e9c\u00e9dents.<\/p>\n\n\n\n L\u2019aum\u00f4nier nous a appris que Joabin est juif et circoncis. En bon disciple, il a \u00e9tabli empiriquement ce dernier point dans des circonstances trop scandaleuses pour \u00eatre rapport\u00e9es. Le fait que Joabin soit \u00e0 la fois juif et homosexuel accomplit deux des proph\u00e9ties de Daniel concernant l\u2019Ant\u00e9christ : \u00ab Il n\u2019aura \u00e9gard ni au Dieu de ses p\u00e8res, ni au d\u00e9sir des femmes \u00bb (Daniel 11, 37). Nous savons \u00e9galement que Joabin descend d\u2019une tribu perdue d\u2019Isra\u00ebl \u2014 une origine que l\u2019Apocalypse (7, 4-8) associe implicitement \u00e0 l’Ant\u00e9christ. Et, chez Paul, les paroles qui annoncent l\u2019apparition de l\u2019Ant\u00e9christ sont : \u00ab Paix et s\u00e9curit\u00e9 ! \u00bb (1 Thessaloniciens 5, 3). Or, nous l\u2019avons vu, Bensalem se traduit par \u00ab fils de la paix \u00bb ou \u00ab fils de la s\u00e9curit\u00e9 \u00bb.<\/p>\n\n\n\n Jean-Beno\u00eet Poulle<\/span> Le r\u00f4le du peuple juif dans la survenue de l\u2019Apocalypse et de la Parousie a fait l\u2019objet de sp\u00e9culations sans fin, parfois marqu\u00e9es par les pr\u00e9jug\u00e9s de l\u2019antijuda\u00efsme chr\u00e9tien. Ainsi, selon certaines r\u00e9v\u00e9lations priv\u00e9es du XIXe si\u00e8cle, l\u2019Ant\u00e9christ sera lui-m\u00eame le fils d\u2019une femme juive. Selon certaines interpr\u00e9tations, le retour du Christ en gloire arrivera quand le peuple juif sera tout entier converti au christianisme ; selon d\u2019autres, les Juifs r\u00e9sisteront jusqu\u2019au bout \u00e0 la conversion au christianisme, mais aussi \u00e0 la s\u00e9duction de l\u2019Ant\u00e9christ, et joueront donc presque malgr\u00e9 eux un r\u00f4le providentiel et salvifique \u2014 c\u2019est la version retenue dans le \u00ab court r\u00e9cit sur l\u2019Ant\u00e9christ \u00bb de Soloviev.\u00a0<\/p>\n\n\n\n Il faut aussi relire l\u2019\u00e9trange vantardise de Joabin sur la virginit\u00e9 de Bensalem \u00e0 la lumi\u00e8re de la sp\u00e9culation de saint J\u00e9r\u00f4me, selon laquelle l\u2019Ant\u00e9christ na\u00eetrait d\u2019une vierge. Dans le \u00ab Testament de Salomon \u00bb apocryphe, Salomon ordonne \u00e0 des d\u00e9mons de b\u00e2tir son temple. La Maison de Salomon \u2014 le temple reconstruit \u2014 emploie la m\u00eame main-d\u2019\u0153uvre.<\/p>\n\n\n\n Revenons enfin \u00e0 la d\u00e9cision du P\u00e8re d\u2019autoriser la publication de son discours et de r\u00e9v\u00e9ler Bensalem au monde. <\/p>\n\n\n\n Elle fonctionne en partie comme un proc\u00e9d\u00e9 m\u00e9tafictionnel expliquant comment le livre de Bacon nous est parvenu. <\/p>\n\n\n\n Mais sa signification va plus loin. <\/p>\n\n\n\n Rappelons-nous les descriptions que le P\u00e8re donne de l\u2019arsenal de Bensalem, \u00ab plus fort et plus violent \u00bb que tout ce qui existe en Europe. Cet arsenal pourrait servir \u00e0 dissuader d\u2019\u00e9ventuels envahisseurs. Mais pourquoi dissuader des envahisseurs qui ignorent jusqu\u2019\u00e0 l\u2019existence de Bensalem ? Une explication plus sinistre s\u2019impose : le P\u00e8re ne met pas en garde contre une invasion \u00e0 venir vers Bensalem \u2014 mais contre une invasion qui en partirait.<\/p>\n\n\n\n La Nouvelle Atlantide<\/em> se cl\u00f4t sur cette formule : \u00ab Le reste n\u2019a pas \u00e9t\u00e9 achev\u00e9 \u00bb. <\/p>\n\n\n\n Le texte demeure ainsi volontairement incomplet. Il en allait de m\u00eame du Critias<\/em> de Platon, le r\u00e9cit de l\u2019ancienne Atlantide. <\/p>\n\n\n\n Ce qui aurait d\u00fb suivre, chez Platon, \u00e9tait un discours de Zeus expliquant pourquoi il avait ch\u00e2ti\u00e9 les Atlantes.<\/p>\n\n\n\n Chez Bacon, en revanche, ce n\u2019est pas la parole qui manque, mais l\u2019acte : l\u2019instauration d\u2019un empire technocratique mondial, plac\u00e9 sous le r\u00e8gne de l\u2019Ant\u00e9christ.<\/p>\n\n\n\n En 1953, Josef Pieper \u00e9crivait que \u00ab le nom d’Ant\u00e9christ r\u00e9sonne \u00e9trangement \u00e0 l\u2019oreille moderne \u00bb. En 2025, il sonne comme ant\u00e9diluvien. \u00c0 l\u2019\u00e9poque de la jeunesse de Bacon, l\u2019\u00e9v\u00eaque de Salisbury John Jewel affirmait que \u00ab nul, ni vieux ni jeune, ni savant ni ignorant, n\u2019ait jamais entendu parler de l’Ant\u00e9christ \u00bb. L\u2019amn\u00e9sie qui est la n\u00f4tre aujourd\u2019hui n\u2019aurait pas seulement surpris les chr\u00e9tiens des si\u00e8cles pass\u00e9s : elle aurait \u00e9t\u00e9 interpr\u00e9t\u00e9e comme le signe m\u00eame de l\u2019imminence de l\u2019Ant\u00e9christ.<\/p>\n\n\n\n Bacon a intronis\u00e9 l\u2019Ant\u00e9christ dans son utopie. Que se cache-t-il sous la surface chr\u00e9tienne de son enseignement ? Les v\u00eatements \u00e9clatants et les rituels de Bensalem rel\u00e8vent-ils de la pompe hi\u00e9ratique d\u2019une messe satanique ? D\u2019une invocation de la prisca theologia<\/em> ? Ou ne sont-ils qu\u2019un d\u00e9cor, un habillage destin\u00e9 \u00e0 masquer un mat\u00e9rialisme ath\u00e9e ? Nous soup\u00e7onnons Bacon d\u2019avoir \u00e9t\u00e9 un ath\u00e9e dissimul\u00e9, invoquant l\u2019Ant\u00e9christ avec d\u00e9sinvolture \u2014 de la m\u00eame mani\u00e8re que son secr\u00e9taire, Thomas Hobbes, donna \u00e0 son L\u00e9viathan<\/em> le nom d\u2019un d\u00e9mon. Mais un lecteur chr\u00e9tien devrait s\u2019inqui\u00e9ter de ce que ce jeu n\u2019est pas sans cons\u00e9quences, et que, tandis que Bacon s\u2019aventurait dans le d\u00e9moniaque, le d\u00e9moniaque s\u2019aventurait en lui.<\/p>\n\n\n\n D\u2019une mani\u00e8re ou d\u2019une autre, m\u00eame Bacon n\u2019aurait pu imaginer un monde devenu \u00e0 ce point illettr\u00e9 bibliquement qu\u2019il en viendrait \u00e0 lire Bensalem comme une cit\u00e9 chr\u00e9tienne. Pour comprendre Bensalem, il faut revenir aux origines scripturaires de l\u2019Ant\u00e9christ.<\/p>\n\n\n\n Dans l\u2019Ancien Testament \u2014 chez Isa\u00efe, \u00c9z\u00e9chiel et Daniel \u2014 appara\u00eet la figure d\u2019un roi mal\u00e9fique, d\u2019un anti-messie. Daniel repr\u00e9sente les quatre grands empires de l\u2019histoire humaine sous la forme de b\u00eates, la derni\u00e8re \u00e9tant dot\u00e9e de \u00ab dix cornes \u00bb et figurant l\u2019Empire romain (Daniel 7, 7). Ces dix cornes, explique un ange, symbolisent \u00ab dix rois qui surgiront \u00bb au moment de la chute de Rome (Daniel 7, 24). Daniel proph\u00e9tise que ces dix-l\u00e0 seront soumis par un onzi\u00e8me : \u00ab Je consid\u00e9rais les cornes, et voici qu\u2019une autre petite corne monta au milieu d\u2019elles [\u2026] ; et voici que cette corne avait des yeux comme des yeux d\u2019homme, et une bouche qui prof\u00e9rait de grandes choses \u00bb (Daniel 7, 8). Cette \u00ab petite corne \u00bb dominera les puissances et les principaut\u00e9s du monde pendant trois ans et demi, jusqu\u2019\u00e0 l\u2019Apocalypse.<\/p>\n\n\n\n Hippolyte, Orig\u00e8ne et d\u2019autres P\u00e8res de l\u2019\u00c9glise ont identifi\u00e9 ce tyran final \u00e0 l\u2019Ant\u00e9christ du Nouveau Testament. Dans le discours eschatologique du mont des Oliviers rapport\u00e9 par les \u00c9vangiles synoptiques, le Christ met en garde contre l\u2019apparition de \u00ab faux christs \u00bb dans les derniers temps. Les \u00e9p\u00eetres johanniques annoncent que \u00ab comme vous avez appris que l\u2019Ant\u00e9christ vient, d\u00e8s maintenant il y a plusieurs Ant\u00e9christs \u00bb (1 Jean 2, 18). Paul qualifie l\u2019Ant\u00e9christ d\u2019\u00ab homme du p\u00e9ch\u00e9 \u00bb et de \u00ab fils de perdition \u00bb (2 Thessaloniciens 2, 3). Et dans sa forme la plus saisissante, la plus \u00e9trang\u00e8re, l\u2019Ant\u00e9christ surgit dans l\u2019Apocalypse sous les traits d\u2019un monstre marin quasi lovecraftien : \u00ab Je vis monter de la mer une B\u00eate qui avait dix cornes et sept t\u00eates \u00bb (Apocalypse 13, 1).<\/p>\n\n\n\n Les chr\u00e9tiens ont d\u00e9battu de ces proph\u00e9ties pendant des mill\u00e9naires. Qui \u00e9tait l\u2019Ant\u00e9christ ? Quand viendrait-il ? Que pr\u00eacherait-il ? Des pamphl\u00e9taires et des pol\u00e9mistes l\u2019arrach\u00e8rent aux obscurit\u00e9s de la th\u00e9ologie pour en faire une arme contre leurs ennemis. Les empereurs romains N\u00e9ron et Domitien, le proph\u00e8te Mahomet, l\u2019empereur germanique Fr\u00e9d\u00e9ric II, plusieurs papes, le tsar Pierre le Grand, Napol\u00e9on Bonaparte, Adolf Hitler ou encore Franklin D. Roosevelt figur\u00e8rent tour \u00e0 tour parmi les suspects les plus populaires. Certains auteurs combl\u00e8rent les silences de la l\u00e9gende de l\u2019Ant\u00e9christ par la litt\u00e9rature \u2014 Francis Bacon au premier rang.<\/p>\n\n\n\n Une question, en particulier, se pr\u00eatait \u00e0 un traitement litt\u00e9raire : comment l\u2019Ant\u00e9christ s\u2019emparera-t-il du monde ? Joabin imagine un chemin qui m\u00e8ne de l\u2019empirisme \u00e0 l\u2019empire par le d\u00e9tour de la technologie \u2014 en particulier les sous-marins et les avions issus des \u00ab maisons des machines \u00bb de Bensalem. Sans de telles techniques, il est difficile de concevoir qu\u2019une nation puisse conqu\u00e9rir une plan\u00e8te dont 71 % de la surface est recouverte d\u2019eau \u2014 une plan\u00e8te o\u00f9 le contr\u00f4le des oc\u00e9ans \u00e9quivaut au contr\u00f4le du monde. Depuis les premiers chapitres de l\u2019histoire biblique, l\u2019eau est hostile \u00e0 la vie humaine, et ce n\u2019est que par une intervention divine que nous avons surv\u00e9cu \u00e0 son chaos (Gen\u00e8se 1, 9). L\u2019encyclop\u00e9die m\u00e9di\u00e9vale Liber Floridus<\/em> repr\u00e9sente l\u2019Ant\u00e9christ surfant sur les flots, juch\u00e9 sur le d\u00e9mon marin L\u00e9viathan. Dans l\u2019avant-dernier chapitre de l\u2019Apocalypse, apr\u00e8s la d\u00e9faite de l\u2019Ant\u00e9christ et le retour du Christ, Jean contemple un univers recr\u00e9\u00e9 : \u00ab Je vis un ciel nouveau et une terre nouvelle [\u2026] et la mer n\u2019\u00e9tait plus \u00bb (Apocalypse 21, 1).<\/p>\n\n\n\n Pour Bacon, le contr\u00f4le des oc\u00e9ans \u00e9tait une affaire trop cruciale pour \u00eatre abandonn\u00e9e \u00e0 Dieu. Il r\u00e9dige La Nouvelle Atlantide<\/em> \u00e0 la toute fin de l\u2019\u00e2ge des Grandes D\u00e9couvertes, apr\u00e8s que des hommes comme Christophe Colomb, Vasco de Gama ou Francis Drake eurent \u00e9tendu l\u2019empire humain aux quatre coins du globe. Au Parlement, Bacon plaida lui-m\u00eame pour la saisie de territoires espagnols, dont le P\u00e9rou \u2014 port de d\u00e9part des marins de La Nouvelle Atlantide<\/em>. Deux si\u00e8cles s\u2019\u00e9couleraient encore avant que le duc de Wellington ne triomphe \u00e0 Waterloo et que la Grande-Bretagne ne d\u00e9passe la France pour devenir le premier empire mondial. \u00c0 ce moment-l\u00e0, entre la Royal Society de Londres (qui avait consacr\u00e9 Bacon comme son \u00ab Mo\u00efse \u00bb), la r\u00e9volution industrielle, la supr\u00e9matie navale britannique et la Pax Britannica<\/em> (\u00ab Paix et s\u00e9curit\u00e9 ! \u00bb), on n\u2019exag\u00e8re gu\u00e8re en parlant de la r\u00e9alisation de l\u2019empire plan\u00e9taire de Bensalem.<\/p>\n\n\n\n Le frontispice de la Grande Instauration<\/em> de Bacon repr\u00e9sente un navire franchissant les colonnes d\u2019Hercule, surmont\u00e9 d\u2019une citation de la proph\u00e9tie apocalyptique de Daniel : Multi pertransibunt et augebitur scientia<\/em> (\u00ab Beaucoup iront et viendront, et la connaissance augmentera \u00bb). Mais si Bacon pensait que la modernit\u00e9 marquait la fin du monde, il s\u2019agissait seulement de la fin de l\u2019ancien monde \u2014 celui que tourmentaient les caprices du hasard et de la nature. Pour Bacon, les fleuves de sang de l\u2019Apocalypse ne coulent pas dans l\u2019avenir de l\u2019humanit\u00e9, mais dans son pass\u00e9 : \u00e0 travers les mill\u00e9naires d\u2019ignorance et de p\u00e9nurie qui furent le lot de l\u2019homme depuis qu\u2019il foula la terre. En s\u2019\u00e9levant au-dessus de cette histoire mis\u00e9rable, Bensalem devient presque indiscernable du Paradis.<\/p>\n\n\n\n Si Bensalem fr\u00f4le d\u2019aussi pr\u00e8s le Paradis, \u00e0 quelle distance se tiennent alors l\u2019Ant\u00e9christ et le Christ ? Le moine du Xe si\u00e8cle Adson, dans sa \u00ab biographie \u00bb de l\u2019Ant\u00e9christ, insiste sur leur opposition radicale : \u00ab Le Christ est venu dans l\u2019humilit\u00e9 ; l\u2019Ant\u00e9christ viendra dans l\u2019orgueil. [\u2026] Il exaltera toujours les impies et enseignera toujours des vices oppos\u00e9s aux vertus. \u00bb Adson d\u00e9signe Antiochos, N\u00e9ron et Domitien comme des pr\u00e9figurations de l\u2019Ant\u00e9christ \u2014 ce que Thomas d\u2019Aquin appellera plus tard des quasi figurae Ant\u00e9christi<\/em>. Mais selon Matthieu 24, 24, l\u2019Ant\u00e9christ pourra \u00ab abuser, s\u2019il \u00e9tait possible, m\u00eame les \u00e9lus \u00bb. Or nous nous souvenons que Joabin reconnaissait en Christ \u00ab de nombreux et hauts attributs \u00bb.<\/p>\n\n\n\n Hippolyte avertissait d\u00e9j\u00e0 : \u00ab Le Sauveur s\u2019est manifest\u00e9 comme un agneau ; de m\u00eame l\u2019Ant\u00e9christ appara\u00eetra ext\u00e9rieurement comme un agneau, mais au-dedans il est un loup. \u00bb Dans la fresque renaissante de Luca Signorelli, La Pr\u00e9dication et les actes de l\u2019Ant\u00e9christ<\/em>, celui-ci appara\u00eet physiquement identique au Christ.<\/p>\n\n\n\n Jonathan Swift tenta d\u2019exorciser de l\u2019Angleterre le culte baconien de l\u2019Ant\u00e9christ. Les Voyages de Gulliver<\/em> rejoignent La Nouvelle Atlantide<\/em> sur un point essentiel : \u00e0 la faim ancienne de connaissance de Dieu s\u2019est ajout\u00e9e, \u00e0 l\u2019\u00e9poque moderne, une soif concurrente \u2014 celle de la connaissance scientifique. Dans ce conflit entre Anciens et Modernes, Swift se range r\u00e9solument du c\u00f4t\u00e9 des premiers.<\/p>\n\n\n\n Les Voyages de Gulliver<\/em> nous entra\u00eenent \u00e0 travers quatre p\u00e9riples vers des pays fictifs pr\u00e9sentant de troublantes ressemblances avec l\u2019Angleterre du XVIII\u1d49 si\u00e8cle. \u00c0 travers les Lilliputiens, les habitants de Brobdingnag, les Laputiens et les Houyhnhnms, Swift tourne en d\u00e9rision le parti whig<\/em>, le parti tory<\/em>, le droit anglais, la ville de Londres, le dualisme cart\u00e9sien, les m\u00e9decins, les danseurs, et bien d\u2019autres personnes, courants et institutions encore. Sa misanthropie fr\u00f4le parfois le nihilisme. Mais, comme chez tout grand satiriste, ce que Swift \u00e9pargne nous apprend autant que ce qu\u2019il pourfend \u2014 et Les Voyages de Gulliver<\/em> ne s\u2019en prennent jamais au christianisme. Si, en 2025, nous lisons ce livre comme une com\u00e9die, l\u2019ami de Swift, Alexander Pope, y voyait l\u2019\u0153uvre d\u2019un \u00ab ange vengeur de la col\u00e8re \u00bb. Pasteur anglican, Swift \u00e9tait comique dans un souffle et pr\u00e9dicateur de feu et de soufre dans le suivant.<\/p>\n\n\n\n Gulliver affirme \u00eatre un bon chr\u00e9tien. Nous en doutons \u2014 comme nous doutions de l\u2019aum\u00f4nier de Bacon. Son pr\u00e9nom, Lemuel, se traduit de l\u2019h\u00e9breu par \u00ab vou\u00e9 \u00e0 Dieu \u00bb. Mais \u00ab Gulliver \u00bb \u00e9voque irr\u00e9sistiblement la cr\u00e9dulit\u00e9. Sur la page de titre de l\u2019\u00e9dition de 1735, Swift cite Lucr\u00e8ce : vulgus abhorret ab his<\/em>. Dans son contexte originel, cette formule d\u00e9crit les horreurs d\u2019un cosmos sans Dieu \u2014 horreurs que Swift entreprend pr\u00e9cis\u00e9ment de nous r\u00e9v\u00e9ler. Sous le portrait-frontispice de Gulliver figurent les mots splendide mendax<\/em> : \u00ab magnifiquement mensonger \u00bb. Et dans le dernier chapitre du roman, Gulliver se rem\u00e9more une promesse ant\u00e9rieure d\u2019\u00ab adh\u00e9rer strictement \u00e0 la V\u00e9rit\u00e9 \u00bb, avant de citer Sinon dans l\u2019\u00c9n\u00e9ide<\/em> de Virgile. Sinon \u00e9tait le Grec qui persuada les Troyens d\u2019ouvrir leurs portes au cheval de Troie \u2014 l\u2019un des plus grands menteurs de toute la litt\u00e9rature.<\/p>\n\n\n\n Les troisi\u00e8me et quatri\u00e8me voyages de Gulliver s\u2019en prennent \u00e0 deux formes d\u2019ath\u00e9isme \u2014 l\u2019une scientifique, l\u2019autre philosophique. Au d\u00e9but du troisi\u00e8me voyage, Gulliver est captur\u00e9 par des pirates japonais. Il affirme courageusement sa foi, bien qu\u2019il sache que le shogunat Tokugawa fait ex\u00e9cuter les chr\u00e9tiens. Les pirates l\u2019\u00e9pargnent pourtant et le mettent sur la route de Laputa, une \u00eele volante con\u00e7ue par la science moderne. Linguiste accompli, Gulliver remarque des ressemblances entre la langue laputienne et l\u2019italien. En italien, la puttana<\/em> signifie \u00ab la prostitu\u00e9e \u00bb.<\/p>\n\n\n\n Gulliver, toutefois, ne rel\u00e8ve pas cette co\u00efncidence. Son attention est accapar\u00e9e par les Laputiens eux-m\u00eames \u2014 figures grotesques aux t\u00eates et aux yeux de travers, caricatures de math\u00e9maticiens et d\u2019astronomes r\u00eaveurs. Les Laputiens sont \u00ab si absorb\u00e9s par leurs sp\u00e9culations intenses \u00bb qu\u2019ils se frappent mutuellement \u00e0 l\u2019aide de \u00ab battoirs \u00bb lorsqu\u2019ils conversent, afin de ramener l\u2019attention de leur interlocuteur. Lorsque Gulliver refuse d\u2019\u00eatre ainsi battu, les Laputiens en concluent qu\u2019il doit \u00eatre stupide. Mais leur illumination ne leur apporte aucun bonheur. Ils \u00ab ne jouissent jamais d\u2019un seul instant de paix int\u00e9rieure \u00bb, hant\u00e9s par la crainte que le soleil n\u2019embrase la Terre, ou ne s\u2019\u00e9teigne lui-m\u00eame, ou qu\u2019une com\u00e8te ne vienne percuter notre plan\u00e8te et \u00ab nous d\u00e9truire \u00bb.<\/p>\n\n\n\n Cette fascination obsessionnelle pour des ph\u00e9nom\u00e8nes c\u00e9lestes \u00e9chappant \u00e0 tout contr\u00f4le constitue une r\u00e9futation implicite de Bensalem : m\u00eame une domination totale sur la Terre ne garantit pas la survie.<\/p>\n\n\n\n Tandis que les Laputiens l\u00e8vent les yeux vers le cosmos, leur roi s\u2019occupe, lui, de questions plus terrestres \u2014 au premier rang desquelles l\u2019imp\u00f4t. Depuis l\u2019\u00eele volante de Laputa, il inflige des ch\u00e2timents d\u2019allure divine aux contribuables r\u00e9calcitrants de l\u2019\u00eele de Balnibarbi, situ\u00e9e en contrebas, en occultant le soleil et en \u00ab affligeant les habitants de disette et de maladies \u00bb. Lorsque le peuple r\u00e9siste, le roi menace de laisser l\u2019\u00eele \u00ab tomber directement sur leurs t\u00eates \u00bb.<\/p>\n\n\n\n Mais il h\u00e9site \u00e0 mettre cette menace \u00e0 ex\u00e9cution, car les villes dot\u00e9es de \u00ab hautes fl\u00e8ches ou de piliers de pierre \u00bb pourraient endommager Laputa. Sur la carte illustr\u00e9e de Balnibarbi que Swift ins\u00e8re dans son ouvrage, on distingue clairement que ces \u00ab hautes fl\u00e8ches \u00bb sont des \u00e9glises.<\/p>\n\n\n\n Le roi totalitaire rendant la justice depuis les cieux a rappel\u00e9 \u00e0 la chercheuse Anne Barbeau Gardiner la figure de l\u2019Ant\u00e9christ. Sa position, \u00ab au-dessus de la r\u00e9gion des nu\u00e9es et des vapeurs \u00bb, accomplit une proph\u00e9tie concernant la fausse ascension c\u00e9leste de l\u2019Ant\u00e9christ (voir Isa\u00efe 14, 14 et 2 Thessaloniciens 2, 4) et correspond \u00e0 la description de Satan comme \u00ab le prince de la puissance de l\u2019air \u00bb (\u00c9ph\u00e9siens 2, 2). Isa\u00efe 47, 13 \u00e9voque les \u00ab astrologues \u00bb et les \u00ab scrutateurs des astres \u00bb de Babylone, promis \u00e0 l\u2019embrasement \u00e0 la fin des temps \u2014 de la m\u00eame mani\u00e8re que les astrologues laputiens annoncent l\u2019arriv\u00e9e de la prochaine com\u00e8te. L\u2019Apocalypse 18, 8 proph\u00e9tise de fa\u00e7on analogue que la puttana<\/em> de Babylone \u00ab sera consum\u00e9e par le feu \u00bb.<\/p>\n\n\n\n La science \u00e9th\u00e9r\u00e9e de Laputa est mal\u00e9fique ; celle de Balnibarbi, en revanche, est simplement inop\u00e9rante. \u00c0 l\u2019Acad\u00e9mie de Lagado \u2014 institution s\u0153ur du Coll\u00e8ge de Bensalem \u2014, \u00ab les professeurs inventent de nouvelles r\u00e8gles et de nouvelles m\u00e9thodes [\u2026]. Tous les fruits de la terre arriveront \u00e0 maturit\u00e9 en n\u2019importe quelle saison que nous jugerons bon de choisir [\u2026], et mille autres projets heureux encore \u00bb. Les fruits de la recherche \u00e0 Bensalem sont d\u2019abondance ; ceux de Lagado se dess\u00e8chent sur pied. \u00ab Le seul inconv\u00e9nient, note Gulliver, est qu\u2019aucun de ces projets n\u2019a encore \u00e9t\u00e9 men\u00e9 \u00e0 bien ; et cependant le pays tout entier est mis\u00e9rablement ravag\u00e9, les maisons en ruine, et le peuple sans nourriture ni v\u00eatements \u00bb (voir Matthieu 26, 11). Un savant tente en vain \u00ab d\u2019extraire les rayons du soleil \u00e0 partir de concombres \u00bb. Un math\u00e9maticien apprend \u00e0 ses \u00e9l\u00e8ves \u00e0 dig\u00e9rer ses le\u00e7ons \u2014 au sens litt\u00e9ral \u2014 en les \u00e9crivant \u00ab sur une mince hostie \u00bb. Cette sc\u00e8ne parodie \u00e0 la fois l\u2019Eucharistie et l\u2019Apocalypse 10, 10, o\u00f9 Jean assimile une proph\u00e9tie ang\u00e9lique en mangeant un livre.<\/p>\n\n\n\n Nulle part la Bible ne promet des concombres lumineux ni des le\u00e7ons de math\u00e9matiques comestibles. Dans la mesure o\u00f9 Lagado est incapable de les produire, nous n\u2019en sommes que divertis. Mais qu\u2019en est-il de la vie \u00e9ternelle ? Si elle n\u2019atteignait pas l\u2019immortalit\u00e9, la Maison de Salomon parvenait n\u00e9anmoins \u00e0 la \u00ab prolongation de la vie chez certains ermites \u00bb. Lorsque Gulliver se rend \u00e0 Luggnagg, une cit\u00e9 de Balnibarbi, on lui propose de rencontrer les Struldbrugs, une race immortelle, n\u00e9e \u00ab avec une tache circulaire rouge sur le front \u00bb \u2014 rappelant la marque de l\u2019Ant\u00e9christ (Apocalypse 13, 16\u201317). Enthousiaste, Gulliver s\u2019imagine que, s\u2019il \u00e9tait Struldbrug, il accomplirait d\u2019innombrables d\u00e9couvertes scientifiques.<\/p>\n\n\n\n Il est aussit\u00f4t d\u00e9tromp\u00e9 par \u00ab un gentilhomme [\u2026] avec une sorte de sourire, tel qu\u2019il na\u00eet d\u2019ordinaire de la piti\u00e9 pour les ignorants \u00bb \u2014 un \u00e9cho manifeste au P\u00e8re de Bensalem, dont l\u2019expression semblait \u00ab plaindre les hommes \u00bb. Les Struldbrugs, lui explique-t-on, jouissent d\u2019une dur\u00e9e de vie \u00e9ternelle, mais d\u2019une sant\u00e9 strictement humaine. Ils vieillissent jusqu\u2019\u00e0 l\u2019impuissance et \u00e0 la s\u00e9nilit\u00e9. Lors des fun\u00e9railles, les Struldbrugs \u00ab se lamentent et se plaignent que les autres soient partis vers un port de repos auquel eux-m\u00eames ne peuvent jamais esp\u00e9rer parvenir \u00bb. Ils incarnent les sujets mis\u00e9rables de l\u2019Ant\u00e9christ d\u00e9crits en Apocalypse 9, 6 : \u00ab En ces jours-l\u00e0, les hommes chercheront la mort et ne la trouveront pas ; ils d\u00e9sireront mourir, et la mort fuira loin d\u2019eux. \u00bb<\/p>\n\n\n\n Gulliver rencontre encore deux autres quasi figurae Ant\u00e9christi<\/em> : un magicien \u00e0 Glubbdubdrib qui ressuscite les morts (Daniel 12, 2), et le roi de Luggnagg, qui exige que Gulliver \u00ab l\u00e8che la poussi\u00e8re devant son marchepied \u00bb (Isa\u00efe 49, 23). Gulliver \u00e9chappe \u00e0 ces hommes de p\u00e9ch\u00e9 sans dommage corporel. Il n\u2019en va pas de m\u00eame pour son \u00e2me. Au d\u00e9but de son voyage vers le Japon, Gulliver avait profess\u00e9 sa foi chr\u00e9tienne devant des pirates japonais. \u00c0 la fin, il se fait passer pour un Hollandais ath\u00e9e et feint d\u2019avoir accompli le fumi-e<\/em> \u2014 le pi\u00e9tinement d\u2019un crucifix. Devenu apostat, Gulliver est d\u00e9sormais pr\u00eat pour son quatri\u00e8me voyage, vers un pays gouvern\u00e9 par des chevaux.<\/p>\n\n\n\n La science ayant \u00e9chou\u00e9 \u00e0 soulager la condition humaine \u00e0 Balnibarbi, l\u2019arriv\u00e9e au pays des Houyhnhnms \u2014 qui ne conna\u00eet aucune science \u2014 a quelque chose de reposant. Le Psaume 32, 9 avertit pourtant : \u00ab Ne soyez pas comme le cheval ou comme le mulet, sans intelligence \u00bb. Cette description semble mal convenir aux Houyhnhnms, qui rappellent \u00e0 Gulliver des philosophes. C\u2019est pr\u00e9cis\u00e9ment ce qu\u2019ils sont \u2014 saint Augustin comme John Donne interpr\u00e9taient d\u2019ailleurs ce verset comme visant les philosophes qui raisonnent sans la foi.<\/p>\n\n\n\n Les Houyhnhnms sont stup\u00e9faits d\u2019apprendre que les v\u00eatements de Gulliver ne font pas partie de son corps. Cette m\u00e9prise lui \u00e9vite bien des ennuis, car sans ses habits ils l\u2019auraient pris pour un Yahoo \u2014 une esp\u00e8ce bip\u00e8de r\u00e9duite en esclavage par les Houyhnhnms. Les Yahoos inspirent \u00e0 Gulliver une profonde r\u00e9pulsion : il n\u2019a \u00ab jamais vu d\u2019\u00eatre sensible aussi d\u00e9testable \u00e0 tous \u00e9gards \u00bb. Il ne s\u2019\u00e9meut gu\u00e8re d\u2019apprendre que les Houyhnhnms ont extermin\u00e9 la plupart des premiers Yahoos lors d\u2019une \u00ab chasse g\u00e9n\u00e9rale \u00bb. Mais lorsqu\u2019il comprend que les Yahoos descendent des Europ\u00e9ens \u2014 et qu\u2019il est lui-m\u00eame un Yahoo \u2014, il \u00ab d\u00e9tourne le visage avec horreur et d\u00e9go\u00fbt \u00bb \u00e0 la vue de son propre reflet. Yahoo<\/em> vient de \u00ab Yahweh \u00bb : les Yahoos sont des chr\u00e9tiens soumis \u00e0 la grande tribulation.<\/p>\n\n\n\n \u00c0 Balnibarbi, les chr\u00e9tiens r\u00e9sistaient \u00e0 la tyrannie ; au pays des Houyhnhnms, ils sont menac\u00e9s de g\u00e9nocide. Le parlement houyhnhnm ne d\u00e9bat jamais que d\u2019une seule question : \u00ab Faut-il exterminer les Yahoos de la surface de la terre ? \u00bb Finalement, les Houyhnhnms d\u00e9couvrent que Gulliver est un Yahoo et lui imposent un choix : rester esclave au pays des Houyhnhnms ou partir. Gulliver d\u00e9cide de s\u2019en aller, le c\u0153ur lourd. Il construit une pirogue \u00ab avec des peaux de Yahoos \u00bb, choisissant \u00ab les plus jeunes [qu\u2019il] pouvait obtenir, les plus \u00e2g\u00e9s \u00e9tant trop durs et trop \u00e9pais \u00bb.<\/p>\n\n\n\n Pour Swift, l\u2019ath\u00e9isme n\u2019aboutit pas \u00e0 la prosp\u00e9rit\u00e9 hi\u00e9rarchique de Bensalem, mais \u00e0 la boucherie totalitaire du pays des Houyhnhnms.<\/p>\n\n\n\n Le techno-rationalisme laputien comme la raison philosophique houyhnhnm sont des chevaux de Troie dissimulant l\u2019Apocalypse, introduits en chr\u00e9tient\u00e9 par des menteurs tels que Francis Bacon et des sots comme Lemuel Gulliver.<\/p>\n\n\n\n Gulliver ach\u00e8ve ses voyages en misanthrope solitaire.<\/p>\n\n\n\n \u00c0 l\u2019instar des marins de Bacon, il a oubli\u00e9 \u00ab tout ce qui lui \u00e9tait cher \u00bb en Europe. Mais l\u00e0 o\u00f9 les marins de La Nouvelle Atlantide<\/em> \u00e9taient illumin\u00e9s, Gulliver revient aigri et d\u00e9sorient\u00e9. De retour en Angleterre, il ne supporte plus la vue de son \u00e9pouse yahoo \u2014 un \u00ab animal odieux \u00bb. Il n\u2019aspire plus qu\u2019\u00e0 contempler les Houyhnhnms. Il conclut son r\u00e9cit en interdisant avec fiert\u00e9 \u00e0 tout Yahoo orgueilleux de \u00ab pr\u00e9sumer para\u00eetre en sa pr\u00e9sence \u00bb, pervertissant ainsi la Prayer of Humble Access<\/em> de la liturgie anglicane \u2014 \u00ab We do not presume to come to this thy Table, O merciful Lord \u00bb (\u00ab Nous n\u2019osons pr\u00e9sumer nous approcher de ta table, Seigneur mis\u00e9ricordieux \u00bb).<\/p>\n\n\n\n Si l\u2019on en juge par la popularit\u00e9 de leurs livres, Swift a remport\u00e9 son duel avec Bacon. <\/p>\n\n\n\n Aujourd\u2019hui encore, des millions de lecteurs rient aux Voyages de Gulliver<\/em>.<\/p>\n\n\n\n Mais si l\u2019on mesure l\u2019influence de leurs id\u00e9es, Bacon a eu le dernier mot.<\/p>\n\n\n\n Thiel proc\u00e8de ici \u00e0 une inversion caract\u00e9ristique d\u2019une logique contrarian<\/em>, qui est cherche toujours \u00e0 prendre le contrepied des v\u00e9rit\u00e9s admises ou du sens commun : il est clair que La Nouvelle Atlantide<\/em> de Bacon n\u2019a pas h\u00e9g\u00e9monis\u00e9 le monde des id\u00e9es, l\u00e0 o\u00f9 Swift est au contraire encore enseign\u00e9 comme l\u2019un des \u00e9crivains les plus importants des Lumi\u00e8res anglaises. Contrairement \u00e0 ce qu\u2019affirme le fondateur de Palantir, le conte philosophique de Francis Bacon a par ailleurs connu un succ\u00e8s populaire \u00e0 la suite de sa parution posthume.<\/p>\n\n\n\n Les inqui\u00e9tudes de Swift face aux impostures scientifiques conservent une troublante actualit\u00e9. Pourtant, envisag\u00e9e dans son ensemble, la science baconienne a accompli presque toutes les proph\u00e9ties de Bacon.<\/p>\n\n\n\n Swift se moquait des savants pr\u00e9tendant \u00e9clairer le monde \u00e0 l\u2019aide de concombres ; en 1879, Edison y parvint avec l\u2019ampoule \u00e0 incandescence. Si les petits-enfants de Gulliver avaient voulu reproduire ses voyages, ils auraient pu le faire rapidement et en toute s\u00e9curit\u00e9, gr\u00e2ce aux coques doubl\u00e9es de cuivre et aux assemblages de fer qui acc\u00e9l\u00e9r\u00e8rent les navires anglais dans les ann\u00e9es 1780 et 1790 \u2014 sans m\u00eame parler des navires \u00e0 vapeur en fer apparus quelques d\u00e9cennies plus tard. Les vaccins, l\u2019automobile, le t\u00e9l\u00e9phone et les locomotives \u00e0 vapeur du XIX\u1d49 si\u00e8cle donnent raison \u00e0 Bensalem, non \u00e0 Lagado.<\/p>\n\n\n\n L\u2019\u00eele volante de Swift avait cependant anticip\u00e9 le probl\u00e8me du \u00ab double usage \u00bb de la science. Samuel Colt con\u00e7ut le premier revolver en 1830, \u00e0 peine trois d\u00e9cennies avant que Richard Gatling ne mette au point la mitrailleuse, bient\u00f4t suivie, six ans plus tard, par la dynamite d\u2019Alfred Nobel. Nobel \u2014 dont les prix \u00e9ponymes contribu\u00e8rent \u00e0 apaiser la conscience \u2014 comprenait mieux que quiconque o\u00f9 tout cela conduisait. L\u2019horrible carnage de la Premi\u00e8re Guerre mondiale n\u2019emp\u00eacha pas un conflit ult\u00e9rieur encore plus meurtrier. En 1943, beaucoup aspiraient d\u00e9j\u00e0 \u00e0 la paix. L\u2019ancien candidat r\u00e9publicain \u00e0 la pr\u00e9sidence Wendell Willkie publia One World<\/em>, un r\u00e9cit de voyage qui blanchissait les liquidations staliniennes \u2014 Staline, apprend-on, \u00ab s\u2019habille de teintes pastel claires \u00bb \u2014 et plaidait pour le caract\u00e8re d\u00e9sirable et in\u00e9vitable d\u2019un gouvernement mondial. One World<\/em> devint l\u2019ouvrage de non-fiction le plus vendu de l\u2019histoire am\u00e9ricaine.<\/p>\n\n\n\n Si la gr\u00eale des mitrailleuses \u00e0 la Somme a \u00e9branl\u00e9 l\u2019optimisme baconien, l\u2019arme nucl\u00e9aire l\u2019a purement et simplement pulv\u00e9ris\u00e9.<\/p>\n\n\n\n Au double sens de l\u2019ach\u00e8vement et de la fin, Los Alamos marque le terme de la science baconienne. La science avait produit les moyens de mettre fin au monde ; d\u00e9sormais, le monde cherchait les moyens de mettre fin \u00e0 la science. One World<\/em> devint One World or None ?<\/em>, un film de propagande de 1946 qui pr\u00e9sentait le gouvernement mondial non plus comme un id\u00e9al lointain, mais comme une n\u00e9cessit\u00e9 imm\u00e9diate. \u00ab Les Nations unies doivent instaurer un contr\u00f4le mondial de l\u2019\u00e9nergie atomique \u00bb, tonne le narrateur. \u00ab Le choix est clair : la vie ou la mort. \u00bb J. Robert Oppenheimer acquies\u00e7a : \u00ab Beaucoup ont dit que sans gouvernement mondial il ne pouvait y avoir de paix durable, et que sans paix il y aurait une guerre atomique. Je crois qu\u2019il faut en convenir. \u00bb<\/p>\n\n\n\n Peter Thiel fait de l\u2019arme nucl\u00e9aire l\u2019\u00e9l\u00e9ment historique le plus important pour pr\u00e9senter une vision binaire du monde \u2014 l\u2019annihilation totale ou le gouvernement mondial. Au fond, la m\u00e9canique thielienne \u2014 c\u2019est-\u00e0-dire de d\u00e9rivation girardienne \u2014 fonctionne \u00e0 plein r\u00e9gime selon le triptyque Armageddon-Ant\u00e9christ-katechon <\/em>\u2014 forc\u00e9ment \u00ab insuffisant \u00bb pour ce dernier<\/a>.<\/p>\n\n\n\n La guerre froide tira un rideau sur le projet du \u00ab monde unique \u00bb. Mais en 1963, moins d\u2019un an apr\u00e8s la crise des missiles de Cuba, le guerrier de la guerre froide John F. Kennedy perdit son assurance et raviva l\u2019id\u00e9e. Dans son discours de remise des dipl\u00f4mes \u00e0 l\u2019American University, Kennedy r\u00eava \u00ab non pas seulement de la paix pour notre temps, mais de la paix pour tous les temps \u00bb. Cette paix serait garantie par un \u00ab syst\u00e8me international capable de r\u00e9soudre les diff\u00e9rends [\u2026] et de cr\u00e9er les conditions dans lesquelles les armes pourront finalement \u00eatre abolies \u00bb. Certains, qui soup\u00e7onnent une implication du gouvernement am\u00e9ricain dans l\u2019assassinat de Kennedy, estiment que ce discours lui fut fatal.<\/p>\n\n\n\nI<\/h2>\n\n\n\n
II<\/h2>\n\n\n\n
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\r\n <\/picture>\r\n \n III<\/h2>\n\n\n\n
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\r\n <\/picture>\r\n \n IV<\/h2>\n\n\n\n
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