{"id":309514,"date":"2025-12-24T07:00:00","date_gmt":"2025-12-24T06:00:00","guid":{"rendered":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/?p=309514"},"modified":"2025-12-23T18:30:18","modified_gmt":"2025-12-23T17:30:18","slug":"le-crocodile","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/2025\/12\/24\/le-crocodile\/","title":{"rendered":"Le Crocodile"},"content":{"rendered":"\n
Un \u00e9v\u00e9nement extraordinaire ou le r\u00e9cit v\u00e9ridique rapportant comment un monsieur d\u2019un certain \u00e2ge et d\u2019une grande respectabilit\u00e9 fut aval\u00e9 tout vif par le crocodile du \u00ab Passage \u00bb et ce qu\u2019il en advint.<\/p>\n\n\n\n
1865<\/p>\n\n\n\n
<\/p>\n\n\n\n
Oh\u00e9 Lambert ? O\u00f9 est Lambert ?<\/p>\n\n\n\n
As-tu vu Lambert ?<\/p>\n\n\n\n
C\u2019est le treize janvier de l\u2019ann\u00e9e mil huit cent soixante-cinq, sur le coup de midi et demie, qu\u2019Elena Ivanovna (l\u2019\u00e9pouse d\u2019Ivan Matve\u00eftch, mon savant ami et je puis dire : mon copain en m\u00eame temps que mon petit-cousin) \u00e9prouva le d\u00e9sir soudain de voir le crocodile que l\u2019on montrait dans le Passage.<\/p>\n\n\n\n
Ivan Matve\u00eftch se trouvait justement libre ce jour-l\u00e0, car il venait d\u2019obtenir un cong\u00e9. Il avait m\u00eame en poche son billet de chemin de fer pour un voyage \u00e0 l\u2019\u00e9tranger entrepris plut\u00f4t par envie de voir des choses nouvelles que pour le soin de sa sant\u00e9. Il ne s\u2019opposa point \u00e0 la satisfaction de l\u2019ardente curiosit\u00e9 de sa femme, car il la partageait.<\/p>\n\n\n\n
\u2014 Excellente id\u00e9e ! fit-il d\u2019un air satisfait. Allons voir le crocodile. Au moment o\u00f9 nous nous pr\u00e9parons \u00e0 un voyage en Europe, il n\u2019est pas mauvais de faire connaissance avec les indig\u00e8nes de cette contr\u00e9e.<\/p>\n\n\n\n
L\u00e0-dessus, il offrit le bras \u00e0 son \u00e9pouse et tous deux se dirig\u00e8rent vers le Passage. En ma qualit\u00e9 d\u2019ami de la maison et suivant notre coutume invariable, je participai \u00e0 <\/em>cette sortie.<\/p>\n\n\n\n Jamais je n\u2019avais vu Ivan Matve\u00eftch d\u2019aussi bonne humeur qu\u2019en cette apr\u00e8s-midi \u00e0 jamais m\u00e9morable. Ah ! nous ne lisons pas l\u2019avenir !<\/p>\n\n\n\n Il ne fut pas plus t\u00f4t entr\u00e9 dans le Passage qu\u2019il se mit \u00e0 s\u2019extasier sur la magnificence de l\u2019\u00e9tablissement et, parvenu \u00e0 l\u2019endroit o\u00f9 s\u2019exhibait le monstre amen\u00e9 dans la capitale, il manifesta l\u2019intention de payer les vingt-cinq kopeks de mon entr\u00e9e, chose qui ne lui \u00e9tait encore jamais arriv\u00e9e.<\/p>\n\n\n\n Entr\u00e9s dans une petite salle, nous remarqu\u00e2mes qu\u2019outre le crocodile, il s\u2019y trouvait aussi des perroquets de l\u2019esp\u00e8ce des cacato\u00e8s et quelques singes dans une cage plac\u00e9e au fond. Pr\u00e8s de l\u2019entr\u00e9e, le long du mur de gauche, il y avait un grand bac de zinc, sorte de baignoire recouverte d\u2019un grillage en fil de fer et contenant un peu d\u2019eau. Cette flaque servait d\u2019habitacle \u00e0 un \u00e9norme crocodile qui y restait affal\u00e9 sans plus de mouvements qu\u2019une solive et paraissait avoir perdu toutes ses facult\u00e9s naturelles au contact de notre climat humide et si incl\u00e9ment aux \u00e9trangers. Cette premi\u00e8re rencontre avec le monstre nous laissa tout \u00e0 fait froids.<\/p>\n\n\n\n \u2014 C\u2019est \u00e7a, un crocodile ! dit Elena Ivanovna d\u2019un ton tra\u00eenant et d\u00e9\u00e7u. Je ne me l\u2019\u00e9tais pas figur\u00e9 comme \u00e7a.<\/p>\n\n\n\n Sans doute le croyait-elle en diamants. Le propri\u00e9taire du crocodile, un Allemand, \u00e9tait venu se poser devant nous et nous regardait avec fiert\u00e9.<\/p>\n\n\n\n \u2014 Il a raison, me dit \u00e0 l\u2019oreille Ivan Matve\u00eftch. Il a raison d\u2019\u00eatre fier, car il sait \u00eatre le seul \u00e0 montrer un crocodile en Russie.<\/p>\n\n\n\n Je mets cette futile observation sur le compte de l\u2019extr\u00eame bonne humeur de mon ami, car \u00e0 l\u2019ordinaire, il \u00e9tait plut\u00f4t d\u2019un temp\u00e9rament jaloux.<\/p>\n\n\n\n \u2014 Il n\u2019a pas l\u2019air vivant, votre crocodile, reprit Elena Ivanovna qui, choqu\u00e9e par l\u2019aplomb du manager, lui adressa son plus gracieux sourire, dans l\u2019espoir de r\u00e9duire son impertinence, proc\u00e9d\u00e9 assez habituel aux femmes.<\/p>\n\n\n\n \u2014 Je vous demande pardon, Madame, r\u00e9pondit-il en un russe cruellement \u00e9corch\u00e9 et, tout aussit\u00f4t, il souleva le grillage en fil de fer et se mit \u00e0 taquiner le crocodile \u00e0 l\u2019aide d’une baguette. Pour donner signe de vie, le monstre perfide remua l\u00e9g\u00e8rement les pattes et la queue, souleva le mufle et fit entendre une sorte de soufflement prolong\u00e9.<\/p>\n\n\n\n \u2014 Bon ! bon ! ne te f\u00e2che pas, Karlchen<\/em>, dit doucement l\u2019Allemand d\u2019un air d\u2019amour-propre flatt\u00e9.<\/p>\n\n\n\n \u2014 Qu\u2019il est vilain, ce crocodile ! Il me fait peur ! murmura coquettement Elena Ivanovna. Je suis s\u00fbre que je vais en r\u00eaver.<\/p>\n\n\n\n \u2014 Il ne saurait vous mordre en r\u00eave, Madame, remarqua l\u2019Allemand avec galanterie. Puis, il se mit \u00e0 rire de cette saillie, mais son rire ne trouva pas d\u2019\u00e9cho.<\/p>\n\n\n\n \u2014 Allons voir les singes, Semione Semionitch, dit Elena Ivanovna s\u2019adressant exclusivement \u00e0 moi. J\u2019adore les singes ; il y en a de si gentils… tandis que ce crocodile est affreux !<\/p>\n\n\n\n \u2014 Ne crains rien, ch\u00e8re amie, cria Ivan Matve\u00eftch, se dandinant et faisant le beau devant elle ; ce transfuge du royaume des Pharaons ne nous fera aucun mal.<\/p>\n\n\n\n Et il resta pr\u00e8s de la baignoire. Bient\u00f4t, du bout de son gant, il se mit \u00e0 chatouiller les naseaux du crocodile afin, nous avoua-t-il plus tard, de l\u2019induire \u00e0 souffler encore avec bruit. Le manager avait suivi Elena Ivanovna \u2014 une dame ! \u2014 vers la cage aux singes. Tout allait donc le mieux du monde et aucun incident n\u2019\u00e9tait \u00e0 pr\u00e9voir.<\/p>\n\n\n\n Elena Ivanovna fut charm\u00e9e par les singes et leur consacra toute son attention. Elle poussait de petits cris joyeux et feignant de ne pas voir le manager, elle s\u2019amusait \u00e0 d\u00e9couvrir des ressemblances entre l\u2019un ou l\u2019autre de ces animaux et tel ou tel de ses amis et de ses connaissances. Je m\u2019en r\u00e9jouissais avec elle, car ses ressemblances \u00e9taient toujours frappantes. L\u2019Allemand, qui ne savait s\u2019il devait rire ou non, avait fini par devenir morose…<\/p>\n\n\n\n Pr\u00e9cis\u00e9ment \u00e0 ce moment, un cri terrible, je dirais m\u00eame surnaturel, retentit dans la salle. Ne sachant que penser, je restai fig\u00e9 sur la place, puis voyant qu\u2019Elena Ivanovna criait, elle aussi, je me retournai pr\u00e9cipitamment et que vis-je ?<\/p>\n\n\n\n \u00ab Allons voir le crocodile. Au moment o\u00f9 nous nous pr\u00e9parons \u00e0 un voyage en Europe, il n\u2019est pas mauvais de faire connaissance avec les indig\u00e8nes de cette contr\u00e9e. \u00bb<\/p><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Je vis, \u00f4 Dieu ! je vis l\u2019infortun\u00e9 Ivan Matve\u00eftch qui, saisi par le milieu du corps dans les terribles m\u00e2choires du crocodile et soulev\u00e9 agitait horizontalement dans l\u2019espace des jambes d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9es. Il disparut en un instant. Mais, comme, rest\u00e9 immobile, j\u2019eus le temps d\u2019observer tous les d\u00e9tails de l\u2019accident avec une attention passionn\u00e9e, avec la plus folle curiosit\u00e9 que j\u2019aie jamais \u00e9prouv\u00e9e, je vais pouvoir le narrer minutieusement.<\/p>\n\n\n\n \u00ab Quel ennui, pensai-je, si c\u2019e\u00fbt \u00e9t\u00e9 moi qui me fusse trouv\u00e9 \u00e0 la place d\u2019Ivan Matve\u00eftch ! \u00bb<\/p>\n\n\n\n Allons au fait. Man\u0153uvrant ses effrayantes m\u00e2choires, le crocodile amena pr\u00e9alablement vers lui les pieds du malheureux Ivan Matve\u00eftch, puis, l\u2019ayant un peu laiss\u00e9 filer, car mon savant ami s\u2019effor\u00e7ait d\u2019\u00e9chapper et se cramponnait \u00e0 la baignoire, il l\u2019avala jusqu\u2019\u00e0 la ceinture. Le laissant \u00e0 nouveau filer, il continua de l\u2019avaler en plusieurs coups, progressivement, si bien qu\u2019Ivan Matve\u00eftch disparaissait peu \u00e0 peu \u00e0 nos yeux. Enfin, dans un dernier coup de gosier, l\u2019animal d\u00e9glutit mon savant ami tout entier et de sorte qu\u2019on pouvait distinguer comment il lui progressait dans le corps.<\/p>\n\n\n\n J\u2019allais crier aussi quand, par un perfide jeu du sort, le crocodile, sans doute g\u00ean\u00e9 par l\u2019\u00e9normit\u00e9 inusit\u00e9e de ce bol alimentaire, fit encore un effort, et, comme il ouvrait une derni\u00e8re fois sa gueule formidable, nous p\u00fbmes revoir le visage en d\u00e9tresse de mon petit-cousin dont les lunettes tomb\u00e8rent au fond du bac. On e\u00fbt dit que cette t\u00eate n\u2019\u00e9tait r\u00e9apparue que pour jeter un supr\u00eame regard sur les choses de la terre et dire un dernier adieu \u00e0 toutes les joies de la vie.<\/p>\n\n\n\n Mais elle n\u2019eut m\u00eame pas le temps d\u2019ex\u00e9cuter ce dessein. Le crocodile, qui avait repris courage, donna tout ce qu\u2019il put et la t\u00eate disparut pour toujours. Cette r\u00e9apparition suivie de cette disparition d\u2019une t\u00eate humaine et bien en vie \u00e9tait certes, spectacle effrayant, mais, en m\u00eame temps \u2014 est-ce la rapidit\u00e9 de cet escamotage, ou la chute de ces lunettes ? \u2014 tout cela avait quelque chose de si comique que je ne pus m\u2019emp\u00eacher de pouffer de rire. Mais, m\u2019\u00e9tant avis\u00e9 de l\u2019ind\u00e9cence d\u2019une pareille manifestation en un tel moment \u2014 n\u2019\u00e9tais-je pas l\u2019ami de la maison ? \u2014 j\u2019interpellai vivement Elena Ivanovna sur un ton de sympathie attrist\u00e9e :<\/p>\n\n\n\n \u2014 C\u2019en est fait de notre Ivan Matve\u00eftch, lui dis-je.<\/p>\n\n\n\n Je ne songe m\u00eame pas \u00e0 exprimer l\u2019intensit\u00e9 d\u2019\u00e9motion de la jeune femme pendant que se d\u00e9roulait cette sc\u00e8ne. Au commencement, apr\u00e8s avoir pouss\u00e9 ce premier cri, elle sembla comme p\u00e9trifi\u00e9e et regardait tout ce branle-bas, on e\u00fbt dit avec indiff\u00e9rence, les yeux demeuraient \u00e9carquill\u00e9s. Puis elle \u00e9clata en sanglots et je lui pris les mains.<\/p>\n\n\n\n \u00c0 ce moment, affol\u00e9 par l\u2019\u00e9pouvante de ce premier moment, le propri\u00e9taire du crocodile se claqua dans les mains et, les yeux au ciel, il s\u2019\u00e9cria :<\/p>\n\n\n\n \u2014 Oh ! mon crocodile, mon Karl ch\u00e9ri ! M\u00e8re, m\u00e8re ! m\u00e8re !<\/p>\n\n\n\n \u00c0 cet appel, la porte du fond s\u2019ouvrit et la m\u00e8re apparut, en bonnet. C\u2019\u00e9tait une femme \u00e2g\u00e9e, haute en couleur, mais d\u00e9braill\u00e9e, qui se pr\u00e9cipita vers son Allemand de fils en poussant des cris stridents.<\/p>\n\n\n\n Ce fut alors un \u00e9pouvantable vacarme. Telle une poss\u00e9d\u00e9e, Elena ne trouvait qu\u2019un seul cri : \u00ab \u00c0 battre ! \u00e0 battre ! \u00bb Elle s\u2019\u00e9lan\u00e7ait tant\u00f4t vers l\u2019Allemand, tant\u00f4t vers sa m\u00e8re en les suppliant, inconsciemment, sans doute, de battre on ne sait qui pour on ne sait quelle raison. Quant au manager et sa m\u00e8re, ils ne nous accordaient aucun int\u00e9r\u00eat et pleuraient, tels deux veaux, le long de la baignoire.<\/p>\n\n\n\n \u2014 Il est perdu. Il va \u00e9clater d\u2019un instant \u00e0 l\u2019autre ! il vient d\u2019avaler un fonctionnaire tout entier ! clamait le propri\u00e9taire.<\/p>\n\n\n\n \u2014 Notre Karlo ! notre cher Karlo ! il va mourir ! hurlait la m\u00e8re.<\/p>\n\n\n\n \u2014 Nous voici orphelins et sans pain ! \u2014 reprenait l\u2019homme.<\/p>\n\n\n\n \u2014 \u00c0 battre ! \u00e0 battre ! ne se lassait pas de vocif\u00e9rer Elena Ivanovna pendue au pan de la redingote de l\u2019Allemand.<\/p>\n\n\n\n \u2014 Il taquinait mon crocodile. Qu\u2019avait-il, votre mari, \u00e0 taquiner mon crocodile ? braillait celui-ci en se d\u00e9gageant. Si Karlo \u00e9clate, vous me le paierez. C\u2019\u00e9tait mon enfant, mon seul enfant.<\/p>\n\n\n\n J\u2019avoue que l\u2019\u00e9go\u00efsme de cet Allemand de passage et la s\u00e9cheresse de c\u0153ur de sa m\u00e8re m\u2019indignaient beaucoup. Cependant, les cris ininterrompus d\u2019Elena Ivanovna : \u00ab \u00c0 battre ! \u00e0 battre ! \u00bb m\u2019inqui\u00e9taient encore plus et finirent par captiver toute mon attention. J\u2019en \u00e9tais s\u00e9rieusement effray\u00e9.<\/p>\n\n\n\n Or j\u2019avais mal interpr\u00e9t\u00e9 le sens de ces \u00e9tranges exclamations. Je me figurais que, tout en ayant momentan\u00e9ment perdu la raison, mais quand m\u00eame d\u00e9sireuse de venger son cher Ivan Matve\u00eftch, elle proclamait son droit \u00e0 une satisfaction et demandait que le crocodile f\u00fbt puni par les verges. Cependant, elle entendait tout autre chose.<\/p>\n\n\n\n Guignant la porte, non sans une certaine confusion, je suppliai Elena Ivanovna de se calmer et surtout de ne pas employer ce mot scabreux : \u00ab battre \u00bb, car, vraiment en ce lieu, au c\u0153ur m\u00eame du Passage, au milieu d\u2019une compagnie de gens instruits, \u00e0 deux pas de la salle o\u00f9 \u00e0 ce moment m\u00eame, M. Lavrov faisait son cours public, l\u2019expression d\u2019un d\u00e9sir aussi r\u00e9actionnaire n\u2019\u00e9tait pas seulement invraisemblable, mais encore inadmissible et, d\u2019un moment \u00e0 l\u2019autre, pouvait attirer sur nos personnes les sifflantes lani\u00e8res du fouet critique de M. Stepanov.<\/p>\n\n\n\n Pourquoi n\u2019arriverait-on pas \u00e0 acclimater le crocodile en Russie ? Si l\u2019eau de la N\u00e9va est par trop froide pour ces int\u00e9ressants produits de l\u2019\u00e9tranger, il est des pi\u00e8ces d\u2019eau de par la capitale et, hors de la ville, il ne manque pas de rivi\u00e8res et de lacs.<\/p><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Pour comble de terreur, mes appr\u00e9hensions se trouv\u00e8rent instantan\u00e9ment justifi\u00e9es. La porti\u00e8re qui fermait la pi\u00e8ce o\u00f9 l\u2019on exposait le crocodile s\u2019\u00e9carta et je vis appara\u00eetre sur le seuil un personnage portant barbe et moustaches et qui, son chapeau \u00e0 la main, penchait vers nous la partie sup\u00e9rieure de son corps tout en conservant prudemment sa base de sustentation dans le vestibule, s\u2019\u00e9vitant ainsi l\u2019obligation de d\u00e9bourser le prix de l\u2019entr\u00e9e.<\/p>\n\n\n\n \u2014 Madame, fit l\u2019inconnu, tout en accomplissant des prodiges d\u2019\u00e9quilibre pour maintenir son chef dans la pi\u00e8ce que nous habitions en m\u00eame temps que ses pieds dans le vestibule \u2014 Madame, une aspiration aussi r\u00e9trograde ne fait point d\u2019honneur \u00e0 votre intelligence et ne peut \u00eatre que la cons\u00e9quence d\u2019une certaine disette de phosphore en votre cerveau. Vous serez incessamment conspu\u00e9e dans La Chronique du Progr\u00e8s <\/em>ainsi que dans nos feuilles satiriques…<\/p>\n\n\n\n Mais il ne put achever sa p\u00e9riode. Le propri\u00e9taire de l\u2019\u00e9tablissement reprit soudain ses sens et, constatant avec horreur la pr\u00e9sence gratuite de cet individu dans la salle du crocodile, il fon\u00e7a furieusement sur le progressiste inconnu et l\u2019expulsa \u00e0 coups de poings. Tous deux disparurent derri\u00e8re la porti\u00e8re et je compris tout \u00e0 coup que tout ce vacarme n\u2019avait aucune raison d\u2019\u00eatre et qu\u2019Elena Ivanovna \u00e9tait absolument innocente de cette intention qu\u2019on lui pr\u00eatait de faire subir au crocodile l\u2019humiliante punition des verges. Elle demandait tout simplement qu\u2019on lui ouvr\u00eet le ventre afin de d\u00e9livrer Ivan Matve\u00eftch.<\/p>\n\n\n\n \u2014 Ainsi, vous voudriez la mort de mon crocodile ! hurla le manager accouru. J\u2019aimerais dix fois mieux celle de votre mari… Mon p\u00e8re a montr\u00e9 ce crocodile ; mon grand-p\u00e8re a montr\u00e9 ce crocodile ; je montre ce crocodile et mon fils le montrera aussi. Tout le monde <\/em>verra le crocodile ! Je suis connu par toute l\u2019Europe qui vous ignore et vous allez me payer une indemnit\u00e9.<\/p>\n\n\n\n \u2014 Oui, oui ! fit l\u2019Allemande en furie, nous ne vous laisserons pas partir que vous ne nous ayez indemnis\u00e9s, car notre Karl va \u00e9clater.<\/p>\n\n\n\n \u2014 Il serait sans doute bien inutile de l\u2019abattre, ajoutai-je avec un grand calme en t\u00e2chant d\u2019emmener Elena Ivanovna vers sa demeure, car notre cher Ivan Matve\u00eftch doit actuellement planer dans l\u2019Empyr\u00e9e.<\/p>\n\n\n\n \u2014 Mon ami, fit soudain, et \u00e0 notre \u00e9tonnement, la voix d\u2019Ivan Matve\u00eftch, cher ami, je serais plut\u00f4t d\u2019avis qu\u2019il faut agir par l\u2019interm\u00e9diaire du Commissaire de Police, car seule, l\u2019intervention de la force publique est capable de convaincre cet Allemand.<\/p>\n\n\n\n Prononc\u00e9s avec fermet\u00e9, ces mots, qui t\u00e9moignaient d\u2019une extraordinaire pr\u00e9sence d\u2019esprit, eurent le don de nous stup\u00e9fier \u00e0 un tel point qu\u2019au premier instant, nous ne voulions pas en croire nos oreilles. Cependant, nous nous approch\u00e2mes pr\u00e9cipitamment de la baignoire o\u00f9 g\u00eetait le crocodile et nous m\u00eemes \u00e0 \u00e9couter le malheureux prisonnier avec une attention soutenue quoiqu\u2019un peu sceptique.<\/p>\n\n\n\n Il est perdu. Il va \u00e9clater d\u2019un instant \u00e0 l\u2019autre ! il vient d\u2019avaler un fonctionnaire tout entier !<\/p><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Sa voix avait un son gr\u00eale et \u00e9touff\u00e9, comme si elle f\u00fbt venue de fort loin. On e\u00fbt dit d\u2019un plaisant qui, post\u00e9 dans la pi\u00e8ce voisine et la bouche coll\u00e9e \u00e0 un oreiller, se fut \u00e9vertu\u00e9 \u00e0 <\/em>crier pour simuler \u00e0 <\/em>l\u2019intention du public demeur\u00e9 dans l\u2019autre chambre une conversation de deux paysans dans une steppe ou \u00e0 travers un ravin, performance \u00e0 laquelle j\u2019eus la chance d\u2019assister lors des f\u00eates de No\u00ebl chez des amis \u00e0 moi.<\/p>\n\n\n\n \u2014 Ivan Matve\u00eftch, mon ami, es-tu donc vivant ? balbutiait Elena Ivanovna.<\/p>\n\n\n\n \u2014 Oui, vivant et en parfaite sant\u00e9, r\u00e9pondit Ivan Matve\u00eftch. Gr\u00e2ce \u00e0 la protection du Tr\u00e8s-Haut, je fus aval\u00e9 sans \u00eatre ab\u00eem\u00e9 le moins du monde. Une seule chose m\u2019inqui\u00e8te : comment mes chefs vont-ils envisager cet incident ? Car, enfin, j\u2019ai obtenu mon passeport pour l\u2019\u00e9tranger et me voici dans le ventre d\u2019un crocodile, ce qui n\u2019est pas malin…<\/p>\n\n\n\n \u2014 Mais, mon ami, peu importe que ce soit malin ou non, pourvu qu\u2019on te tire de l\u00e0 ! interrompit Elena Ivanovna.<\/p>\n\n\n\n \u2014 Le tirer de l\u00e0 !… s\u2019\u00e9cria le propri\u00e9taire de la b\u00eate, je ne permettrai pas qu\u2019on touche \u00e0 mon crocodile. Le public va s\u2019\u00e9craser ici, d\u00e9sormais. Je ferai payer vingt kopeks d\u2019entr\u00e9e et Karl n\u2019aura plus besoin de nourriture.<\/p>\n\n\n\n \u2014 Gr\u00e2ce \u00e0 Dieu ! fit la m\u00e8re.<\/p>\n\n\n\n \u2014 Ils ont raison, remarqua Ivan Matve\u00eftch d\u2019un ton calme. Il faut avant tout consid\u00e9rer les choses du point de vue \u00e9conomique.<\/p>\n\n\n\n \u2014 Mon ami, m\u2019\u00e9criai-je, je cours de ce pas chez nos chefs afin de porter plainte, car je vois bien que, seuls, nous n\u2019en viendrions pas \u00e0 bout.<\/p>\n\n\n\n \u2014 Je le pense aussi, r\u00e9pondit Ivan Matve\u00eftch, mais, \u00e0 <\/em>notre \u00e9poque de crise commerciale, il est assez difficile d\u2019ouvrir le ventre d\u2019un crocodile sans payer d\u2019indemnit\u00e9. D\u00e8s lors, une question se pose, in\u00e9vitable : combien demandera ce propri\u00e9taire pour son crocodile ? Une deuxi\u00e8me question est le corollaire de la pr\u00e9c\u00e9dente : qui payera ? Car tu n\u2019ignores pas que je n\u2019ai point de fortune…<\/p>\n\n\n\n \u2014 \u00c0 moins qu\u2019on ne prenne une avance sur tes appointements, insinuai-je timidement.<\/p>\n\n\n\n Mais le manager m\u2019interrompit tout aussit\u00f4t :<\/p>\n\n\n\n \u2014 Je ne vendrai pas mon crocodile ; je ne le vendrais pas pour <\/em>trois mille roubles. Il m\u2019en faudrait au bas mot quatre mille. Le public va affluer, maintenant. Il faudra me le payer cinq mille roubles.<\/p>\n\n\n\n En un mot, il s\u2019en donnait \u00e0 <\/em>c\u0153ur joie. La cupidit\u00e9 et la plus sordide avarice se lisaient sur son visage.<\/p>\n\n\n\n \u2014 Assez ! je m\u2019en vais ! m\u2019\u00e9criai-je, indign\u00e9.<\/p>\n\n\n\n \u2014 Moi aussi, moi aussi ! pleurnichait Elena Ivanovna. J\u2019irai trouver Andr\u00e9 Ossipitch lui-m\u00eame et je le fl\u00e9chirai par mes larmes !<\/p>\n\n\n\n \u2014 Non ! pas cela, ch\u00e8re amie ! interrompit vivement Ivan Matve\u00eftch qui, depuis longtemps, \u00e9tait fort jaloux de ce monsieur. Il savait que sa femme n\u2019\u00e9tait que trop port\u00e9e \u00e0 <\/em>aller pleurer devant un homme cultiv\u00e9, car les larmes lui seyaient si bien ! Puis, s\u2019adressant \u00e0 moi, il poursuivit : \u2014 Je ne te le conseille pas non plus. On ne sait trop ce qu\u2019il pourrait r\u00e9sulter d\u2019une telle d\u00e9marche. Mais passe aujourd\u2019hui m\u00eame chez Timothe\u00ef Semionitch ; c\u2019est un homme de m\u0153urs surann\u00e9es, assez b\u00eate et, ce qui est plus important, des plus loyaux. Donne-lui le bonjour de ma part et raconte-lui cet accident dans tous ses d\u00e9tails. En m\u00eame temps, remets-lui sept roubles que je perdis contre lui la derni\u00e8re fois que nous jou\u00e2mes ensemble ; cela ne pourra qu\u2019impressionner favorablement ce vieillard. Or il peut nous \u00eatre de tr\u00e8s bon conseil. En attendant, emm\u00e8ne Elena Ivanovna… Calme-toi, mon amie, \u2014 continua-t-il \u00e0 l\u2019adresse de sa femme. Tous ces cris me fatiguent et je voudrais bien me reposer un peu. Au surplus, il fait ici bon et doux, encore que je n\u2019aie pas eu le temps de me reconna\u00eetre dans cet asile improvis\u00e9.<\/p>\n\n\n\n \u2014 Comment, te reconna\u00eetre ? Est-ce que tu y vois ? exclama Elena Ivanovna, toute joyeuse.<\/p>\n\n\n\n \u2014 Une nuit imp\u00e9n\u00e9trable m\u2019environne, r\u00e9pondit l\u2019infortun\u00e9 captif, mais je peux t\u00e2tonner et, pour ainsi dire, voir avec mes mains. Donc, au revoir. Sois tranquille et ne te prive pas de distraction. \u00c0 demain. Quant \u00e0 toi, Semione Semionitch, viens me voir ce soir et, comme tu es distrait et que tu pourrais oublier, fais un pense-b\u00eate.<\/p>\n\n\n\n J\u2019avoue qu\u2019il ne me d\u00e9plaisait pas de pouvoir partir, car je me sentais fatigu\u00e9 et cela commen\u00e7ait \u00e0 m\u2019ennuyer. Je m\u2019empressai donc de prendre Elena Ivanovna par le bras et de l\u2019emmener hors de l\u2019\u00e9tablissement.<\/p>\n\n\n\n \u2014 Ce soir, votre entr\u00e9e vous co\u00fbtera encore vingt-cinq kopeks ! nous cria le propri\u00e9taire.<\/p>\n\n\n\n \u2014 Oh ! mon Dieu, que ces gens sont rapaces ! fit Elena Ivanovna en se mirant dans toutes les glaces du Passage o\u00f9 elle reconnut, non sans une visible satisfaction, que cette secousse n\u2019avait fait que l\u2019embellir.<\/p>\n\n\n\n \u2014 C\u2019est le point de vue \u00e9conomique, lui r\u00e9pondis-je un peu \u00e9mu et tr\u00e8s fier de ma dame.<\/p>\n\n\n\n \u2014 Le point de vue \u00e9conomique ? tra\u00eena-t-elle de sa voix sympathique, je n\u2019ai rien compris \u00e0 ce que disait tout \u00e0 l\u2019heure Ivan Matve\u00eftch au sujet de ce vilain point de vue \u00e9conomique.<\/p>\n\n\n\n \u2014 Je vais vous expliquer cela.<\/p>\n\n\n\n Et je me mis \u00e0 discourir sur les r\u00e9sultats bienfaisants de l\u2019accumulation des capitaux \u00e9trangers dans notre patrie et cela d\u2019autant mieux que j\u2019avais lu le matin m\u00eame des articles sur ce sujet dans Les Nouvelles de P\u00e9tersbourg <\/em>et dans Le Cheveu.<\/em><\/p>\n\n\n\n Elle m\u2019\u00e9couta quelque temps et m\u2019interrompit pour me dire :<\/p>\n\n\n\n \u2014 Que tout cela est donc \u00e9trange !… Avez-vous bient\u00f4t fini, vilain, de me raconter de pareilles b\u00eatises ? Dites-moi, suis-je tr\u00e8s rouge ?<\/p>\n\n\n\n Une seule chose m\u2019inqui\u00e8te : comment mes chefs vont-ils envisager cet incident ? Car, enfin, j\u2019ai obtenu mon passeport pour l\u2019\u00e9tranger et me voici dans le ventre d\u2019un crocodile, ce qui n\u2019est pas malin…<\/p><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Je profitai de l\u2019occasion pour lui d\u00e9cocher un compliment :<\/p>\n\n\n\n \u2014 Vous n\u2019\u00eates pas rouge, lui dis-je. Vous \u00eates exquise !<\/p>\n\n\n\n \u2014 Fi ! le polisson ! murmura-t-elle, ravie. Puis elle ajouta apr\u00e8s un silence en inclinant gracieusement la t\u00eate sur son \u00e9paule : \u2014 Comme je le plains, ce pauvre ami !… Et soudain : \u2014 Mais, mon Dieu, dites-moi comment il va faire pour se restaurer l\u00e0-dedans… et… et… ; s\u2019il a besoin de quoi que ce soit ?<\/p>\n\n\n\n \u2014 Votre question me prend \u00e0 <\/em>l\u2019improviste, lui r\u00e9pondis-je, un peu d\u00e9concert\u00e9. \u00c0 vrai dire, cela ne m\u2019\u00e9tait pas venu \u00e0 l\u2019esprit. Que les femmes sont donc plus pratiques que les hommes lorsqu\u2019il s\u2019agit des probl\u00e8mes de l\u2019existence !<\/p>\n\n\n\n \u2014 Le malheureux ! Aussi, comment a-t-il \u00e9t\u00e9 se fourrer l\u00e0 ? Il ne doit avoir aucune distraction dans ces t\u00e9n\u00e8bres. Et dire que je ne poss\u00e8de m\u00eame pas sa photographie… Ah ! me voil\u00e0 veuve, ou \u00e0 peu pr\u00e8s ! \u2014 Et elle eut un sourire enchanteur qui d\u00e9notait \u00e0 quel point sa nouvelle situation lui paraissait int\u00e9ressante. \u2014 Hem ! je le plains tout de m\u00eame beaucoup.<\/p>\n\n\n\n Ainsi exprimait-elle cette angoisse si naturelle d\u2019une jeune femme dont le mari vient de dispara\u00eetre. Je la reconduisis jusque chez elle o\u00f9 elle me retint \u00e0 d\u00eener. Enfin, apr\u00e8s une tasse de caf\u00e9, je r\u00e9ussis \u00e0 la calmer et je partis \u00e0 six heures pour me rendre chez Timothe\u00ef Semionitch, convaincu que tous les hommes poss\u00e9dant un foyer en m\u00eame temps qu\u2019une situation respectable ne pouvaient qu\u2019\u00eatre chez eux \u00e0 cette heure-l\u00e0.<\/p>\n\n\n\n J\u2019ai \u00e9crit ce premier chapitre du style qui convient au sujet de mon r\u00e9cit. Cependant, je suis d\u00e9cid\u00e9 \u00e0 employer par la suite un ton moins \u00e9lev\u00e9, mais plus naturel et j\u2019en pr\u00e9viens loyalement mon lecteur.<\/p>\n\n\n\n L\u2019honorable Timothe\u00ef Semionitch me re\u00e7ut avec un certain empressement, mais non sans quelque trouble. Il m\u2019emmena dans son cabinet de travail dont il ferma soigneusement la porte, afin, dit-il \u00ab que les enfants ne nous d\u00e9rangent pas \u00bb. Et, ce disant, il semblait assez inquiet.<\/p>\n\n\n\n Il me fit asseoir sur une chaise, pr\u00e8s de son bureau, se mit lui-m\u00eame en un fauteuil, ramena les pans de sa robe de chambre ouat\u00e9e et qui montrait la corde et prit un air s\u00e9v\u00e8re, je dirai m\u00eame officiel, encore qu\u2019il ne f\u00fbt point mon chef ni celui d\u2019Ivan Matve\u00eftch, mais tout simplement notre camarade.<\/p>\n\n\n\n \u2014 Avant tout, fit-il tout d\u2019abord, remarquez que je ne suis pas votre chef, mais un subordonn\u00e9 comme vous-m\u00eame et Ivan Matve\u00eftch… Tout cela ne me regarde pas et je ne veux me m\u00ealer de rien.<\/p>\n\n\n\n Je fus stup\u00e9fait. \u00c9videmment, il savait d\u00e9j\u00e0 toute l\u2019histoire. Cependant, je lui en fis le r\u00e9cit d\u00e9taill\u00e9. Je m\u2019exprimais d\u2019un ton \u00e9mu, car j\u2019accomplissais l\u00e0 mon sacerdoce d\u2019ami v\u00e9ritable. Il m\u2019\u00e9couta sans \u00e9tonnement, mais avec des signes manifestes de m\u00e9fiance.<\/p>\n\n\n\n \u2014 Croiriez-vous, me dit-il quand j\u2019eus fini de parler, croiriez-vous que j\u2019avais toujours pr\u00e9vu qu\u2019un pareil accident arriverait \u00e0 Ivan Matve\u00eftch ?<\/p>\n\n\n\n \u2014 Comment cela, Timothe\u00ef Semionitch ? Il me semble pourtant que le cas est fort extraordinaire…<\/p>\n\n\n\n \u2014 D\u2019accord, mais est-ce que toute la carri\u00e8re d\u2019Ivan Matve\u00eftch ne tendait pas vers un tel r\u00e9sultat ? Il \u00e9tait d\u2019une hardiesse qui frisait l\u2019insolence. Il n\u2019avait que le progr\u00e8s<\/em> \u00e0 la bouche, ainsi qu\u2019un tas d\u2019id\u00e9es… Voil\u00e0 o\u00f9 \u00e7a nous m\u00e8ne, le progr\u00e8s !<\/p>\n\n\n\n \u2014 Mais il me semble que cet accident tout \u00e0 fait fortuit ne saurait \u00eatre \u00e9rig\u00e9 en r\u00e8gle g\u00e9n\u00e9rale pour tous les progressistes…<\/p>\n\n\n\n \u2014 Que vous le vouliez ou non, c\u2019est ainsi. Croyez-moi. Tout cela n\u2019est que la cons\u00e9quence d\u2019une instruction exag\u00e9r\u00e9e. Les gens qui en savent trop se fourrent partout, m\u00eame o\u00f9 on ne les demande pas. Au surplus, \u2014 ajouta-t-il, comme offens\u00e9, \u2014 il se peut que vous soyez mieux renseign\u00e9 que moi l\u00e0-dessus. Je ne suis pas aussi instruit que cela, moi, et je suis vieux. C\u2019est comme fils de soldat que j\u2019entrai au service il y a de cela cinquante ans.<\/p>\n\n\n\n \u2014 Mais vous vous m\u00e9prenez, Timothe\u00ef Semionitch. Tout au contraire, Ivan Matve\u00eftch vous demande vos conseils et votre protection, avec des larmes dans les yeux, si je puis dire.<\/p>\n\n\n\n \u2014 Hem ! avec des larmes dans les yeux ? Ce ne sont que des larmes de crocodile et il n\u2019y faut pas trop ajouter foi. Voyons, quel besoin avait-il d\u2019aller \u00e0 l\u2019\u00e9tranger ? Avec quel argent ? Il n\u2019en a m\u00eame pas les moyens…<\/p>\n\n\n\n \u2014 Il a fait des \u00e9conomies, Timothe\u00ef Semionitch, r\u00e9pondis-je d\u2019un ton plaintif ; il avait mis sa derni\u00e8re gratification de c\u00f4t\u00e9. Il ne s\u2019en allait que pour trois mois, pour visiter la Suisse, la patrie de Guillaume Tell…<\/p>\n\n\n\n \u2014 De Guillaume Tell ?… Hem !…<\/p>\n\n\n\n \u2014 Il voulait jouir du printemps \u00e0 Naples, visiter les mus\u00e9es, voir les m\u0153urs, les animaux…<\/p>\n\n\n\n \u2014 Hem !… Les animaux ? \u00c0 mon avis, il n\u2019entreprenait ce voyage que par pur orgueil. Les animaux ? Quels animaux ? Est-ce qu\u2019il n\u2019y en a pas assez chez nous ? Nous avons des mus\u00e9es, des m\u00e9nageries, des chameaux. Les ours habitent \u00e0 deux pas de P\u00e9tersbourg et lui-m\u00eame est actuellement domicili\u00e9 dans un crocodile…<\/p>\n\n\n\n \u2014 Timothe\u00ef Semionitch ! Par piti\u00e9 ! Cet homme est dans le malheur. Il vient \u00e0 vous comme un ami, comme un parent plus \u00e2g\u00e9 ; il demande un conseil et vous lui faites des reproches… Ayez au moins piti\u00e9 d\u2019Elena Ivanovna.<\/p>\n\n\n\n \u2014 C\u2019est de sa femme que vous parlez ? C\u2019est une femme charmante, fit Timothe\u00ef Semionitch qui se radoucit sensiblement et huma une prise de tabac. Une personne tr\u00e8s fine… avec la t\u00eate qui penche sur l\u2019\u00e9paule… et de l\u2019embonpoint… Elle est fort agr\u00e9able. Andr\u00e9 Ossipitch en parlait encore avant-hier.<\/p>\n\n\n\n \u2014 Il en parlait ?<\/p>\n\n\n\n \u2014 Oui, et en termes tr\u00e8s \u00e9logieux. \u00ab Quelle poitrine ! disait-il, et quel regard ! Et ces cheveux !… Une vraie friandise, cette dame ! \u00bb Il a m\u00eame ri… Ils sont encore jeunes. Et voil\u00e0 donc comment ce Monsieur fait sa carri\u00e8re…<\/p>\n\n\n\n \u2014 Mais ce n\u2019est pas de cela qu\u2019il s\u2019agit, Timothe\u00ef Semionitch.<\/p>\n\n\n\n \u2014 \u00c9videmment, \u00e9videmment.<\/p>\n\n\n\n \u2014 Alors, que faire, Timothe\u00ef Semionitch ?<\/p>\n\n\n\n \u2014 Qu\u2019y puis-je ?<\/p>\n\n\n\n \u2014 Mais voyons, au lieu de plaindre Ivan Matve\u00eftch, on s\u2019apitoie sur ce crocodile ! \u2014 Mais accordez-nous vos conseils ; dirigez-nous en homme d\u2019exp\u00e9rience que vous \u00eates, comme un parent. De quel c\u00f4t\u00e9 nous tourner ? Faut-il aller pr\u00e9venir les chefs ou…<\/p>\n\n\n\n \u2014 Pr\u00e9venir les chefs ! En aucune fa\u00e7on ! s\u2019\u00e9cria vivement Timothe\u00ef Semionitch. Puisque vous me demandez un conseil, \u00e9touffez cette affaire et n\u2019agissez que de fa\u00e7on strictement priv\u00e9e. Le cas est tr\u00e8s particulier et de nature assez douteuse. L\u2019occurrence se pr\u00e9sente pour la premi\u00e8re fois et ne peut que mal recommander le fonctionnaire en cause. C\u2019est pourquoi il importe, avant tout, d\u2019agir avec prudence… Qu\u2019il ne bouge pas… Il faut attendre… attendre…<\/p>\n\n\n\n \u2014 Attendre ! Mais comment, Timothe\u00ef Semionitch ? Et s\u2019il \u00e9touffe l\u00e0-dedans ?<\/p>\n\n\n\n \u2014 Et pourquoi donc ? Ne venez-vous pas de me dire qu\u2019il s\u2019y \u00e9tait install\u00e9 fort confortablement ?<\/p>\n\n\n\n Je recommen\u00e7ai mon r\u00e9cit. Timothe\u00ef Semionitch r\u00e9fl\u00e9chit longuement. Puis, tournant sa tabati\u00e8re entre ses doigts, il fit :<\/p>\n\n\n\n \u2014 Hem ! Il me semble qu\u2019il ferait bien de rester l\u00e0 o\u00f9 il se trouve plut\u00f4t que de s\u2019en aller \u00e0 l\u2019\u00e9tranger. Il a le loisir de m\u00e9diter. Bien s\u00fbr qu\u2019il ne faut pas le laisser \u00e9touffer et qu\u2019on doit prendre des mesures pour la sauvegarde de sa sant\u00e9 ; par exemple, qu\u2019il veille \u00e0 ne pas s\u2019enrhumer… Pour ce qui est de l\u2019Allemand, il me para\u00eet qu\u2019il est dans son droit et m\u00eame plus que la partie adverse : on est entr\u00e9 sans permission dans son crocodile et ce n\u2019est pas lui qui est entr\u00e9 dans le crocodile d\u2019Ivan Matve\u00eftch, lequel, du reste, n\u2019en poss\u00e8de pas, si je ne me trompe. Or, ce crocodile constitue une propri\u00e9t\u00e9 et, par cons\u00e9quent, on ne peut lui ouvrir le ventre sans indemniser le propri\u00e9taire.<\/p>\n\n\n\n \u2014 Mais il s\u2019agit de sauver un \u00eatre humain, Timothe\u00ef Semionitch.<\/p>\n\n\n\n \u2014 Cela, c\u2019est l\u2019affaire de la police. C\u2019est \u00e0 elle qu\u2019il faut s\u2019adresser.<\/p>\n\n\n\n \u2014 Mais il se peut qu\u2019on ait besoin de lui au bureau et qu\u2019on le demande !<\/p>\n\n\n\n \u2014 Besoin d\u2019Ivan Matve\u00eftch ? H\u00e9 ! h\u00e9 ! D\u2019abord, il est consid\u00e9r\u00e9 comme en cong\u00e9. Il est suppos\u00e9 en train de visiter l\u2019Europe et nous pouvons ignorer ce qu\u2019il fait en r\u00e9alit\u00e9. Le cas sera diff\u00e9rent s\u2019il ne r\u00e9int\u00e8gre pas son poste en temps voulu. Alors nous constaterons officiellement son absence et nous ouvrirons une enqu\u00eate ?…<\/p>\n\n\n\n \u2014 Dans trois mois ! Ayez piti\u00e9 !<\/p>\n\n\n\n \u2014 S\u2019il est dans un mauvais pas, c\u2019est par sa faute. Voyons, qui l\u2019a pouss\u00e9 l\u00e0 ? On devra peut-\u00eatre lui attribuer un gardien aux frais de l\u2019\u00c9tat, ce qui est contraire aux r\u00e8glements. Mais, ce qu\u2019il faut consid\u00e9rer d\u2019abord, c\u2019est que le crocodile est une propri\u00e9t\u00e9 et que, par cons\u00e9quent, le principe \u00e9conomique est en jeu. Le principe \u00e9conomique prime tout ! Avant-hier, chez Loucas Andre\u00eftch, Ignati Prokovitch en parlait. Connaissez-vous Ignati Prokovitch ? C\u2019est un gros capitaliste qui brasse de grandes affaires et qui s\u2019exprime fort bien. \u00ab Il nous faut une industrie, disait-il, notre industrie n\u2019existe pour ainsi dire pas. Il faut donc la cr\u00e9er et dans ce but, cr\u00e9er une bourgeoisie. Et, comme nous n\u2019avons pas de capitaux, il est n\u00e9cessaire de les faire venir de l\u2019\u00e9tranger. Nous devons donc, premi\u00e8rement, donner aux compagnies \u00e9trang\u00e8res la possibilit\u00e9 d\u2019acheter nos terres par parcelles, ainsi qu\u2019il se pratique partout \u00e0 l\u2019\u00e9tranger. Cette propri\u00e9t\u00e9 en commun, c\u2019est le poison, la perte de la Russie ! \u00bb Il parlait avec un grand enthousiasme ; c\u2019est commode pour ces gens-l\u00e0 qui sont riches et ne sont pas au service… Il dit que ni l\u2019industrie, ni l\u2019agriculture ne peuvent prosp\u00e9rer avec cette communaut\u00e9. Il voulait que les compagnies achetassent tout notre territoire par lots afin de le diviser ensuite en lopins tr\u00e8s petits qu\u2019on vendrait ensuite de fa\u00e7on \u00e0 les constituer en propri\u00e9t\u00e9s individuelles. Et vous savez, c\u2019\u00e9tait d\u2019un ton fort r\u00e9solu qu\u2019il disait : par-r-r-r-tager ! Si l\u2019on ne vendait pas, on pouvait louer tout simplement. Il ajoutait : \u00ab Quand toute notre terre sera entre les mains de soci\u00e9t\u00e9s \u00e9trang\u00e8res, il sera facile de fixer le prix de fermage qu\u2019on voudra. Ainsi le paysan devra travailler pour gagner son pain et l\u2019on pourra le chasser de tel ou tel territoire en cas de besoin. Comme il sentira ce danger, il se montrera respectueux et ob\u00e9issant et produira trois fois plus de travail qu\u2019il n\u2019en produit \u00e0 <\/em>l\u2019heure actuelle o\u00f9 il fait partie de la communaut\u00e9 et peut se moquer de tout. Il sait qu\u2019il ne mourra pas de faim et alors, il fait le paresseux et s\u2019enivre. Avec la nouvelle m\u00e9thode, l\u2019argent nous viendra ; la bourgeoisie apportera ses capitaux. D\u2019ailleurs, le Times, <\/em>le grand journal litt\u00e9raire et politique de Londres, dans une \u00e9tude qu\u2019il publiait sur nos journaux, d\u00e9clarait que, si nos capitaux n\u2019augmentaient pas, c\u2019est que nous n\u2019avons pas de Tiers-\u00c9tat, que nous manquons de grosses fortunes et d\u2019un prol\u00e9tariat producteur… \u00bb Ignati Prokovitch parle fort bien ; c\u2019est un v\u00e9ritable orateur. Il a l\u2019intention de pr\u00e9senter un m\u00e9moire en haut lieu, un m\u00e9moire qu\u2019il publiera ensuite dans Le Messager. <\/em>Nous sommes loin des r\u00eaveries d\u2019Ivan Matve\u00eftch…<\/p>\n\n\n\n \u2014 Eh bien, qu\u2019allons-nous faire pour Ivan Matve\u00eftch ? interrompis-je. J\u2019avais laiss\u00e9 bavarder le vieillard, sachant que c\u2019\u00e9tait un de ses travers et qu\u2019il ne lui d\u00e9plaisait pas de montrer qu\u2019il n\u2019\u00e9tait pas aussi en retard que cela et qu\u2019il se tenait au courant de tout.<\/p>\n\n\n\n \u2014 Que faire pour Ivan Matve\u00eftch ? Mais tout ce que je viens de dire se rapporte \u00e0 lui. Nous faisons tous nos efforts pour amener chez nous les capitaux \u00e9trangers et, \u00e0 peine la fortune du propri\u00e9taire du crocodile s\u2019est-elle doubl\u00e9e du fait d\u2019Ivan Matve\u00eftch, que nous pr\u00e9tendons crever le ventre de sa b\u00eate ! Voyons, est-ce que \u00e7a a le sens commun ? \u00c0 mon avis, en vrai fils de la Patrie, Ivan Matve\u00eftch doit se r\u00e9jouir, s\u2019enorgueillir d\u2019avoir pu doubler la valeur d\u2019un crocodile \u00e9tranger, rien que par son intervention. Que dis-je, doubl\u00e9 ? Tripl\u00e9 ! Ce montreur de crocodile ayant r\u00e9ussi, il en viendra un autre avec un autre crocodile, puis un troisi\u00e8me surviendra qui am\u00e8nera deux ou trois b\u00eates. Autour d\u2019eux, les capitaux se grouperont et voil\u00e0 le commencement d\u2019une bourgeoisie. On ne saurait assez encourager ce mouvement.<\/p>\n\n\n\n \u2014 Mais, exclamai-je, Thimoth\u00e9\u00ef Semionitch, c\u2019est une abn\u00e9gation presque surhumaine que vous exigez de ce pauvre Ivan Matve\u00eftch !<\/p>\n\n\n\n \u2014 Je n\u2019exige rien et je vous prie de vous rappeler que je ne suis pas un chef comme je vous en ai pr\u00e9venu et que, par cons\u00e9quent, je n\u2019ai rien \u00e0 exiger. Je parle en fils de la patrie, non pas en Fils de la Patrie, <\/em>mais, tout simplement en fils de la patrie. Je vous le demande encore : qui donc lui a ordonn\u00e9 d\u2019aller se fourrer dans ce crocodile ? Un homme s\u00e9rieux, titulaire d\u2019un certain grade, mari\u00e9 l\u00e9gitimement, qui va tout \u00e0 coup se fourvoyer en une pareille aventure ! \u00c0 quoi \u00e7a ressemble-t-il ?<\/p>\n\n\n\n \u2014 Mais la circonstance est tout \u00e0 <\/em>fait ind\u00e9pendante de sa volont\u00e9 !<\/p>\n\n\n\n \u2014 Qui sait ? Et puis, avec quel argent indemniser le propri\u00e9taire du crocodile ?<\/p>\n\n\n\n \u2014 Eh bien, mais les appointements d\u2019Ivan Matve\u00eftch…<\/p>\n\n\n\n \u2014 Y suffiraient-ils ?<\/p>\n\n\n\n \u2014 H\u00e9las non, Timothe\u00ef Semionitch ! fis-je avec tristesse. Au d\u00e9but de l\u2019affaire, le montreur de crocodile craignait de voir \u00e9clater sa b\u00eate, mais, quand il se fut assur\u00e9 que tout allait bien, il devint arrogant et c\u2019est avec une sorte de volupt\u00e9 qu\u2019il doubla le prix demand\u00e9 tout d\u2019abord.<\/p>\n\n\n\n \u2014 Dites qu\u2019il pourra le tripler, le quadrupler ! Le public va affluer et ces montreurs de crocodiles sont gens fort habiles. De plus, nous sommes en carnaval ; tout le monde veut s\u2019amuser et c\u2019est m\u00eame la raison pour laquelle Ivan Matve\u00eftch doit conserver l\u2019incognito et ne pas se presser. Que tout le monde sache qu\u2019il se g\u00eete en un crocodile \u2014 mais pas officiellement. Et il se trouve, pour cela, dans les plus favorables conditions puisqu\u2019il est cens\u00e9 \u00eatre parti pour l\u2019\u00e9tranger. On peut dire qu\u2019il est dans un crocodile, nous n\u2019en savons rien. Tout cela peut s\u2019arranger. Le principal est qu\u2019il attende. Du reste, est-il donc si press\u00e9 ?<\/p>\n\n\n\n \u2014 Mais, si…<\/p>\n\n\n\n \u2014 Soyez tranquille ; il est d\u2019une assez forte corpulence…<\/p>\n\n\n\n \u2014 Eh bien, quand il aura attendu ?<\/p>\n\n\n\n \u2014 Ah ! je ne vous le cacherai pas, le cas est tr\u00e8s \u00e9pineux. On se perd l\u00e0-dedans et le pis est qu\u2019il n\u2019y a pas de pr\u00e9c\u00e9dent. S\u2019il existait un pr\u00e9c\u00e9dent, nous pourrions encore nous d\u00e9brouiller. Mais ici, sur quoi se baser ? Pendant que nous chercherons une solution, l\u2019affaire tra\u00eenera\u2026<\/p>\n\n\n\n > Ce qu\u2019il faut consid\u00e9rer d\u2019abord, c\u2019est que le crocodile est une propri\u00e9t\u00e9 et que, par cons\u00e9quent, le principe \u00e9conomique est en jeu. Le principe \u00e9conomique prime tout ! <\/p>\n\n\n\n J\u2019eus une inspiration :<\/p>\n\n\n\n \u2014 Ne pourrait-on faire en sorte que, s\u2019il doit rester dans le ventre du crocodile et que la gr\u00e2ce de Dieu lui conserve la vie sauve, il puisse adresser \u00e0 qui de droit une demande afin d\u2019\u00eatre consid\u00e9r\u00e9 comme \u00e9tant n\u00e9anmoins au service ?…<\/p>\n\n\n\n \u2014 Hem !… comme en cong\u00e9 sans appointements.<\/p>\n\n\n\n \u2014 N\u2019y aurait-il pas moyen de lui conserver ses appointements ?<\/p>\n\n\n\n \u2014 \u00c0 quel titre ?<\/p>\n\n\n\n \u2014 Au titre d\u2019employ\u00e9 en mission.<\/p>\n\n\n\n \u2014 En mission ? O\u00f9 \u00e7a ?<\/p>\n\n\n\n \u2014 Mais, dans les profondeurs du crocodile, dans ses profondeurs… pour y recueillir des renseignements, pour y \u00e9tudier les faits sur place. \u00c9videmment, ce serait une innovation, mais aussi un progr\u00e8s, une preuve que l\u2019\u00c9tat se pr\u00e9occupe de l\u2019avancement de la science…<\/p>\n\n\n\n Timothe\u00ef Semionitch s\u2019absorba dans une profonde m\u00e9ditation. Enfin, il r\u00e9pondit :<\/p>\n\n\n\n \u2014 Il me semble que le fait d\u2019envoyer un employ\u00e9 en mission dans le ventre d\u2019un crocodile constituerait une absurdit\u00e9. Cela ne saurait s\u2019accorder avec le tableau de service. Quelle mission pourrait-on accomplir l\u00e0-dedans ?<\/p>\n\n\n\n \u2014 Mais une mission d\u2019\u00e9tudes naturelles, si je puis m\u2019exprimer ainsi ; il s\u2019agirait de surprendre la nature sur le vif. Les sciences naturelles, la botanique, sont fort \u00e0 la mode actuellement… Il serait en r\u00e9sidence dans le crocodile et nous enverrait des communications… sur la digestion des sauriens, par exemple, sur les m\u0153urs internes de ces animaux, quoi ! Il pourrait ainsi r\u00e9unir des faisceaux de faits…<\/p>\n\n\n\n \u2014 Oui, des \u00e9tudes statistiques, sans doute ? Je ne suis gu\u00e8re ferr\u00e9 sur ces questions… et puis je ne suis pas philosophe. Vous parlez de faits. Mais nous en sommes encombr\u00e9s, de faits ; nous ne savons plus qu\u2019en faire. De plus, cette statistique me para\u00eet dangereuse…<\/p>\n\n\n\n \u2014 En quoi ?<\/p>\n\n\n\n \u2014 Elle est dangereuse. Et puis, convenez-en : il va nous \u00e9tablir ses rapports couch\u00e9 sur le c\u00f4t\u00e9. Est-ce couch\u00e9 sur le c\u00f4t\u00e9 que l\u2019on peut faire son service ? C\u2019est encore une innovation et tout aussi dangereuse ; et il n\u2019y a pas de pr\u00e9c\u00e9dent ! Si nous avions un pr\u00e9c\u00e9dent, \u00e7a irait tout seul.<\/p>\n\n\n\n \u2014 Comment pourrions-nous avoir un pr\u00e9c\u00e9dent quand c\u2019est le premier crocodile vivant que l\u2019on am\u00e8ne \u00e0 P\u00e9tersbourg, Timothe\u00ef Semionitch ?<\/p>\n\n\n\n \u2014 Hem !… C\u2019est vrai ?… \u2014 Il r\u00e9fl\u00e9chit de nouveau. \u2014 Dans un sens, votre observation est juste et pourrait fournir une base pour la suite de l\u2019affaire. Mais consid\u00e9rez, d\u2019autre part que, si l\u2019apparition de ces crocodiles vivants doit entra\u00eener pour les employ\u00e9s un penchant \u00e0 s\u2019y retirer et, sous pr\u00e9texte qu\u2019il y fait bon, \u00e0 y demander des missions afin d\u2019y passer leur temps couch\u00e9s sur le c\u00f4t\u00e9, ce sera d\u2019un assez mauvais exemple, convenez-en. Tout le monde ira se cacher dans des crocodiles pour y gagner de l\u2019argent \u00e0 ne rien faire.<\/p>\n\n\n\n \u00ab Apr\u00e8s cette ingestion p\u00e9tersbourgeoise d\u2019un premier crocodile, on peut pr\u00e9dire qu\u2019il ne se passera pas une ann\u00e9e avant qu\u2019on n\u2019en importe chez nous des centaines. \u00bb<\/p><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n \u2014 Faites tout votre possible, Timothe\u00ef Semionitch ! \u00c0 propos, Ivan Matve\u00eftch m\u2019a pri\u00e9 de vous payer sept roubles qu\u2019il vous doit, une dette de jeu.<\/p>\n\n\n\n \u2014 Ah ! oui, il les perdit l\u2019autre jour chez Nikifor Nikiforitch. Je m\u2019en souviens. Qu\u2019il \u00e9tait gai, ce soir-l\u00e0, et qu\u2019il nous fit donc bien rire ! et maintenant…<\/p>\n\n\n\n Le vieillard \u00e9tait sinc\u00e8rement \u00e9mu.<\/p>\n\n\n\n \u2014 Promettez-moi de vous en occuper, Timothe\u00ef Semionitch.<\/p>\n\n\n\n
\r\n <\/picture>\r\n \n <\/a>\n<\/figure>\n\n\nII<\/h2>\n\n\n\n
\u2014 Qu\u2019importe que la piti\u00e9 aille \u00e0 un mammif\u00e8re <\/em>ou \u00e0 l\u2019autre ? N\u2019est-ce pas \u00e0 l\u2019europ\u00e9enne ? On y plaint aussi les crocodiles, en Europe !<\/p><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n