{"id":309514,"date":"2025-12-24T07:00:00","date_gmt":"2025-12-24T06:00:00","guid":{"rendered":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/?p=309514"},"modified":"2025-12-23T18:30:18","modified_gmt":"2025-12-23T17:30:18","slug":"le-crocodile","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/2025\/12\/24\/le-crocodile\/","title":{"rendered":"Le Crocodile"},"content":{"rendered":"\n

Un \u00e9v\u00e9nement extraordinaire ou le r\u00e9cit v\u00e9ridique rapportant comment un monsieur d\u2019un certain \u00e2ge et d\u2019une grande respectabilit\u00e9 fut aval\u00e9 tout vif par le crocodile du \u00ab Passage \u00bb et ce qu\u2019il en advint.<\/p>\n\n\n\n

1865<\/p>\n\n\n\n

<\/p>\n\n\n\n

Oh\u00e9 Lambert ? O\u00f9 est Lambert ?<\/p>\n\n\n\n

As-tu vu Lambert ?<\/p>\n\n\n\n

I<\/h2>\n\n\n\n

C\u2019est le treize janvier de l\u2019ann\u00e9e mil huit cent soixante-cinq, sur le coup de midi et demie, qu\u2019Elena Ivanovna (l\u2019\u00e9pouse d\u2019Ivan Matve\u00eftch, mon savant ami et je puis dire : mon copain en m\u00eame temps que mon petit-cousin) \u00e9prouva le d\u00e9sir soudain de voir le crocodile que l\u2019on montrait dans le Passage.<\/p>\n\n\n\n

Ivan Matve\u00eftch se trouvait justement libre ce jour-l\u00e0, car il venait d\u2019obtenir un cong\u00e9. Il avait m\u00eame en poche son billet de chemin de fer pour un voyage \u00e0 l\u2019\u00e9tranger entrepris plut\u00f4t par envie de voir des choses nouvelles que pour le soin de sa sant\u00e9. Il ne s\u2019opposa point \u00e0 la satisfaction de l\u2019ardente curiosit\u00e9 de sa femme, car il la partageait.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Excellente id\u00e9e ! fit-il d\u2019un air satisfait. Allons voir le crocodile. Au moment o\u00f9 nous nous pr\u00e9parons \u00e0 un voyage en Europe, il n\u2019est pas mauvais de faire connaissance avec les indig\u00e8nes de cette contr\u00e9e.<\/p>\n\n\n\n

L\u00e0-dessus, il offrit le bras \u00e0 son \u00e9pouse et tous deux se dirig\u00e8rent vers le Passage. En ma qualit\u00e9 d\u2019ami de la maison et suivant notre coutume invariable, je participai \u00e0 <\/em>cette sortie.<\/p>\n\n\n\n

Jamais je n\u2019avais vu Ivan Matve\u00eftch d\u2019aussi bonne humeur qu\u2019en cette apr\u00e8s-midi \u00e0 jamais m\u00e9morable. Ah ! nous ne lisons pas l\u2019avenir !<\/p>\n\n\n\n

Il ne fut pas plus t\u00f4t entr\u00e9 dans le Passage qu\u2019il se mit \u00e0 s\u2019extasier sur la magnificence de l\u2019\u00e9tablissement et, parvenu \u00e0 l\u2019endroit o\u00f9 s\u2019exhibait le monstre amen\u00e9 dans la capitale, il manifesta l\u2019intention de payer les vingt-cinq kopeks de mon entr\u00e9e, chose qui ne lui \u00e9tait encore jamais arriv\u00e9e.<\/p>\n\n\n\n

Entr\u00e9s dans une petite salle, nous remarqu\u00e2mes qu\u2019outre le crocodile, il s\u2019y trouvait aussi des perroquets de l\u2019esp\u00e8ce des cacato\u00e8s et quelques singes dans une cage plac\u00e9e au fond. Pr\u00e8s de l\u2019entr\u00e9e, le long du mur de gauche, il y avait un grand bac de zinc, sorte de baignoire recouverte d\u2019un grillage en fil de fer et contenant un peu d\u2019eau. Cette flaque servait d\u2019habitacle \u00e0 un \u00e9norme crocodile qui y restait affal\u00e9 sans plus de mouvements qu\u2019une solive et paraissait avoir perdu toutes ses facult\u00e9s naturelles au contact de notre climat humide et si incl\u00e9ment aux \u00e9trangers. Cette premi\u00e8re rencontre avec le monstre nous laissa tout \u00e0 fait froids.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 C\u2019est \u00e7a, un crocodile ! dit Elena Ivanovna d\u2019un ton tra\u00eenant et d\u00e9\u00e7u. Je ne me l\u2019\u00e9tais pas figur\u00e9 comme \u00e7a.<\/p>\n\n\n\n

Sans doute le croyait-elle en diamants. Le propri\u00e9taire du crocodile, un Allemand, \u00e9tait venu se poser devant nous et nous regardait avec fiert\u00e9.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Il a raison, me dit \u00e0 l\u2019oreille Ivan Matve\u00eftch. Il a raison d\u2019\u00eatre fier, car il sait \u00eatre le seul \u00e0 montrer un crocodile en Russie.<\/p>\n\n\n\n

Je mets cette futile observation sur le compte de l\u2019extr\u00eame bonne humeur de mon ami, car \u00e0 l\u2019ordinaire, il \u00e9tait plut\u00f4t d\u2019un temp\u00e9rament jaloux.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Il n\u2019a pas l\u2019air vivant, votre crocodile, reprit Elena Ivanovna qui, choqu\u00e9e par l\u2019aplomb du manager, lui adressa son plus gracieux sourire, dans l\u2019espoir de r\u00e9duire son impertinence, proc\u00e9d\u00e9 assez habituel aux femmes.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Je vous demande pardon, Madame, r\u00e9pondit-il en un russe cruellement \u00e9corch\u00e9 et, tout aussit\u00f4t, il souleva le grillage en fil de fer et se mit \u00e0 taquiner le crocodile \u00e0 l\u2019aide d’une baguette. Pour donner signe de vie, le monstre perfide remua l\u00e9g\u00e8rement les pattes et la queue, souleva le mufle et fit entendre une sorte de soufflement prolong\u00e9.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Bon ! bon ! ne te f\u00e2che pas, Karlchen<\/em>, dit doucement l\u2019Allemand d\u2019un air d\u2019amour-propre flatt\u00e9.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Qu\u2019il est vilain, ce crocodile ! Il me fait peur ! murmura coquettement Elena Ivanovna. Je suis s\u00fbre que je vais en r\u00eaver.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Il ne saurait vous mordre en r\u00eave, Madame, remarqua l\u2019Allemand avec galanterie. Puis, il se mit \u00e0 rire de cette saillie, mais son rire ne trouva pas d\u2019\u00e9cho.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Allons voir les singes, Semione Semionitch, dit Elena Ivanovna s\u2019adressant exclusivement \u00e0 moi. J\u2019adore les singes ; il y en a de si gentils… tandis que ce crocodile est affreux !<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Ne crains rien, ch\u00e8re amie, cria Ivan Matve\u00eftch, se dandinant et faisant le beau devant elle ; ce transfuge du royaume des Pharaons ne nous fera aucun mal.<\/p>\n\n\n\n

Et il resta pr\u00e8s de la baignoire. Bient\u00f4t, du bout de son gant, il se mit \u00e0 chatouiller les naseaux du crocodile afin, nous avoua-t-il plus tard, de l\u2019induire \u00e0 souffler encore avec bruit. Le manager avait suivi Elena Ivanovna \u2014 une dame ! \u2014 vers la cage aux singes. Tout allait donc le mieux du monde et aucun incident n\u2019\u00e9tait \u00e0 pr\u00e9voir.<\/p>\n\n\n\n

Elena Ivanovna fut charm\u00e9e par les singes et leur consacra toute son attention. Elle poussait de petits cris joyeux et feignant de ne pas voir le manager, elle s\u2019amusait \u00e0 d\u00e9couvrir des ressemblances entre l\u2019un ou l\u2019autre de ces animaux et tel ou tel de ses amis et de ses connaissances. Je m\u2019en r\u00e9jouissais avec elle, car ses ressemblances \u00e9taient toujours frappantes. L\u2019Allemand, qui ne savait s\u2019il devait rire ou non, avait fini par devenir morose…<\/p>\n\n\n\n

Pr\u00e9cis\u00e9ment \u00e0 ce moment, un cri terrible, je dirais m\u00eame surnaturel, retentit dans la salle. Ne sachant que penser, je restai fig\u00e9 sur la place, puis voyant qu\u2019Elena Ivanovna criait, elle aussi, je me retournai pr\u00e9cipitamment et que vis-je ?<\/p>\n\n\n\n

\u00ab Allons voir le crocodile. Au moment o\u00f9 nous nous pr\u00e9parons \u00e0 un voyage en Europe, il n\u2019est pas mauvais de faire connaissance avec les indig\u00e8nes de cette contr\u00e9e. \u00bb<\/p><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n

Je vis, \u00f4 Dieu ! je vis l\u2019infortun\u00e9 Ivan Matve\u00eftch qui, saisi par le milieu du corps dans les terribles m\u00e2choires du crocodile et soulev\u00e9 agitait horizontalement dans l\u2019espace des jambes d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9es. Il disparut en un instant. Mais, comme, rest\u00e9 immobile, j\u2019eus le temps d\u2019observer tous les d\u00e9tails de l\u2019accident avec une attention passionn\u00e9e, avec la plus folle curiosit\u00e9 que j\u2019aie jamais \u00e9prouv\u00e9e, je vais pouvoir le narrer minutieusement.<\/p>\n\n\n\n

\u00ab Quel ennui, pensai-je, si c\u2019e\u00fbt \u00e9t\u00e9 moi qui me fusse trouv\u00e9 \u00e0 la place d\u2019Ivan Matve\u00eftch ! \u00bb<\/p>\n\n\n\n

Allons au fait. Man\u0153uvrant ses effrayantes m\u00e2choires, le crocodile amena pr\u00e9alablement vers lui les pieds du malheureux Ivan Matve\u00eftch, puis, l\u2019ayant un peu laiss\u00e9 filer, car mon savant ami s\u2019effor\u00e7ait d\u2019\u00e9chapper et se cramponnait \u00e0 la baignoire, il l\u2019avala jusqu\u2019\u00e0 la ceinture. Le laissant \u00e0 nouveau filer, il continua de l\u2019avaler en plusieurs coups, progressivement, si bien qu\u2019Ivan Matve\u00eftch disparaissait peu \u00e0 peu \u00e0 nos yeux. Enfin, dans un dernier coup de gosier, l\u2019animal d\u00e9glutit mon savant ami tout entier et de sorte qu\u2019on pouvait distinguer comment il lui progressait dans le corps.<\/p>\n\n\n\n

J\u2019allais crier aussi quand, par un perfide jeu du sort, le crocodile, sans doute g\u00ean\u00e9 par l\u2019\u00e9normit\u00e9 inusit\u00e9e de ce bol alimentaire, fit encore un effort, et, comme il ouvrait une derni\u00e8re fois sa gueule formidable, nous p\u00fbmes revoir le visage en d\u00e9tresse de mon petit-cousin dont les lunettes tomb\u00e8rent au fond du bac. On e\u00fbt dit que cette t\u00eate n\u2019\u00e9tait r\u00e9apparue que pour jeter un supr\u00eame regard sur les choses de la terre et dire un dernier adieu \u00e0 toutes les joies de la vie.<\/p>\n\n\n\n

Mais elle n\u2019eut m\u00eame pas le temps d\u2019ex\u00e9cuter ce dessein. Le crocodile, qui avait repris courage, donna tout ce qu\u2019il put et la t\u00eate disparut pour toujours. Cette r\u00e9apparition suivie de cette disparition d\u2019une t\u00eate humaine et bien en vie \u00e9tait certes, spectacle effrayant, mais, en m\u00eame temps \u2014 est-ce la rapidit\u00e9 de cet escamotage, ou la chute de ces lunettes ? \u2014 tout cela avait quelque chose de si comique que je ne pus m\u2019emp\u00eacher de pouffer de rire. Mais, m\u2019\u00e9tant avis\u00e9 de l\u2019ind\u00e9cence d\u2019une pareille manifestation en un tel moment \u2014 n\u2019\u00e9tais-je pas l\u2019ami de la maison ? \u2014 j\u2019interpellai vivement Elena Ivanovna sur un ton de sympathie attrist\u00e9e :<\/p>\n\n\n\n

\u2014 C\u2019en est fait de notre Ivan Matve\u00eftch, lui dis-je.<\/p>\n\n\n\n

Je ne songe m\u00eame pas \u00e0 exprimer l\u2019intensit\u00e9 d\u2019\u00e9motion de la jeune femme pendant que se d\u00e9roulait cette sc\u00e8ne. Au commencement, apr\u00e8s avoir pouss\u00e9 ce premier cri, elle sembla comme p\u00e9trifi\u00e9e et regardait tout ce branle-bas, on e\u00fbt dit avec indiff\u00e9rence, les yeux demeuraient \u00e9carquill\u00e9s. Puis elle \u00e9clata en sanglots et je lui pris les mains.<\/p>\n\n\n\n

\u00c0 ce moment, affol\u00e9 par l\u2019\u00e9pouvante de ce premier moment, le propri\u00e9taire du crocodile se claqua dans les mains et, les yeux au ciel, il s\u2019\u00e9cria :<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Oh ! mon crocodile, mon Karl ch\u00e9ri ! M\u00e8re, m\u00e8re ! m\u00e8re !<\/p>\n\n\n\n

\u00c0 cet appel, la porte du fond s\u2019ouvrit et la m\u00e8re apparut, en bonnet. C\u2019\u00e9tait une femme \u00e2g\u00e9e, haute en couleur, mais d\u00e9braill\u00e9e, qui se pr\u00e9cipita vers son Allemand de fils en poussant des cris stridents.<\/p>\n\n\n\n

Ce fut alors un \u00e9pouvantable vacarme. Telle une poss\u00e9d\u00e9e, Elena ne trouvait qu\u2019un seul cri : \u00ab \u00c0 battre ! \u00e0 battre ! \u00bb Elle s\u2019\u00e9lan\u00e7ait tant\u00f4t vers l\u2019Allemand, tant\u00f4t vers sa m\u00e8re en les suppliant, inconsciemment, sans doute, de battre on ne sait qui pour on ne sait quelle raison. Quant au manager et sa m\u00e8re, ils ne nous accordaient aucun int\u00e9r\u00eat et pleuraient, tels deux veaux, le long de la baignoire.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Il est perdu. Il va \u00e9clater d\u2019un instant \u00e0 l\u2019autre ! il vient d\u2019avaler un fonctionnaire tout entier ! clamait le propri\u00e9taire.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Notre Karlo ! notre cher Karlo ! il va mourir ! hurlait la m\u00e8re.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Nous voici orphelins et sans pain ! \u2014 reprenait l\u2019homme.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 \u00c0 battre ! \u00e0 battre ! ne se lassait pas de vocif\u00e9rer Elena Ivanovna pendue au pan de la redingote de l\u2019Allemand.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Il taquinait mon crocodile. Qu\u2019avait-il, votre mari, \u00e0 taquiner mon crocodile ? braillait celui-ci en se d\u00e9gageant. Si Karlo \u00e9clate, vous me le paierez. C\u2019\u00e9tait mon enfant, mon seul enfant.<\/p>\n\n\n\n

J\u2019avoue que l\u2019\u00e9go\u00efsme de cet Allemand de passage et la s\u00e9cheresse de c\u0153ur de sa m\u00e8re m\u2019indignaient beaucoup. Cependant, les cris ininterrompus d\u2019Elena Ivanovna : \u00ab \u00c0 battre ! \u00e0 battre ! \u00bb m\u2019inqui\u00e9taient encore plus et finirent par captiver toute mon attention. J\u2019en \u00e9tais s\u00e9rieusement effray\u00e9.<\/p>\n\n\n\n

Or j\u2019avais mal interpr\u00e9t\u00e9 le sens de ces \u00e9tranges exclamations. Je me figurais que, tout en ayant momentan\u00e9ment perdu la raison, mais quand m\u00eame d\u00e9sireuse de venger son cher Ivan Matve\u00eftch, elle proclamait son droit \u00e0 une satisfaction et demandait que le crocodile f\u00fbt puni par les verges. Cependant, elle entendait tout autre chose.<\/p>\n\n\n\n

Guignant la porte, non sans une certaine confusion, je suppliai Elena Ivanovna de se calmer et surtout de ne pas employer ce mot scabreux : \u00ab battre \u00bb, car, vraiment en ce lieu, au c\u0153ur m\u00eame du Passage, au milieu d\u2019une compagnie de gens instruits, \u00e0 deux pas de la salle o\u00f9 \u00e0 ce moment m\u00eame, M. Lavrov faisait son cours public, l\u2019expression d\u2019un d\u00e9sir aussi r\u00e9actionnaire n\u2019\u00e9tait pas seulement invraisemblable, mais encore inadmissible et, d\u2019un moment \u00e0 l\u2019autre, pouvait attirer sur nos personnes les sifflantes lani\u00e8res du fouet critique de M. Stepanov.<\/p>\n\n\n\n

Pourquoi n\u2019arriverait-on pas \u00e0 acclimater le crocodile en Russie ? Si l\u2019eau de la N\u00e9va est par trop froide pour ces int\u00e9ressants produits de l\u2019\u00e9tranger, il est des pi\u00e8ces d\u2019eau de par la capitale et, hors de la ville, il ne manque pas de rivi\u00e8res et de lacs.<\/p><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n

Pour comble de terreur, mes appr\u00e9hensions se trouv\u00e8rent instantan\u00e9ment justifi\u00e9es. La porti\u00e8re qui fermait la pi\u00e8ce o\u00f9 l\u2019on exposait le crocodile s\u2019\u00e9carta et je vis appara\u00eetre sur le seuil un personnage portant barbe et moustaches et qui, son chapeau \u00e0 la main, penchait vers nous la partie sup\u00e9rieure de son corps tout en conservant prudemment sa base de sustentation dans le vestibule, s\u2019\u00e9vitant ainsi l\u2019obligation de d\u00e9bourser le prix de l\u2019entr\u00e9e.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Madame, fit l\u2019inconnu, tout en accomplissant des prodiges d\u2019\u00e9quilibre pour maintenir son chef dans la pi\u00e8ce que nous habitions en m\u00eame temps que ses pieds dans le vestibule \u2014 Madame, une aspiration aussi r\u00e9trograde ne fait point d\u2019honneur \u00e0 votre intelligence et ne peut \u00eatre que la cons\u00e9quence d\u2019une certaine disette de phosphore en votre cerveau. Vous serez incessamment conspu\u00e9e dans La Chronique du Progr\u00e8s <\/em>ainsi que dans nos feuilles satiriques…<\/p>\n\n\n\n

Mais il ne put achever sa p\u00e9riode. Le propri\u00e9taire de l\u2019\u00e9tablissement reprit soudain ses sens et, constatant avec horreur la pr\u00e9sence gratuite de cet individu dans la salle du crocodile, il fon\u00e7a furieusement sur le progressiste inconnu et l\u2019expulsa \u00e0 coups de poings. Tous deux disparurent derri\u00e8re la porti\u00e8re et je compris tout \u00e0 coup que tout ce vacarme n\u2019avait aucune raison d\u2019\u00eatre et qu\u2019Elena Ivanovna \u00e9tait absolument innocente de cette intention qu\u2019on lui pr\u00eatait de faire subir au crocodile l\u2019humiliante punition des verges. Elle demandait tout simplement qu\u2019on lui ouvr\u00eet le ventre afin de d\u00e9livrer Ivan Matve\u00eftch.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Ainsi, vous voudriez la mort de mon crocodile ! hurla le manager accouru. J\u2019aimerais dix fois mieux celle de votre mari… Mon p\u00e8re a montr\u00e9 ce crocodile ; mon grand-p\u00e8re a montr\u00e9 ce crocodile ; je montre ce crocodile et mon fils le montrera aussi. Tout le monde <\/em>verra le crocodile ! Je suis connu par toute l\u2019Europe qui vous ignore et vous allez me payer une indemnit\u00e9.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Oui, oui ! fit l\u2019Allemande en furie, nous ne vous laisserons pas partir que vous ne nous ayez indemnis\u00e9s, car notre Karl va \u00e9clater.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Il serait sans doute bien inutile de l\u2019abattre, ajoutai-je avec un grand calme en t\u00e2chant d\u2019emmener Elena Ivanovna vers sa demeure, car notre cher Ivan Matve\u00eftch doit actuellement planer dans l\u2019Empyr\u00e9e.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Mon ami, fit soudain, et \u00e0 notre \u00e9tonnement, la voix d\u2019Ivan Matve\u00eftch, cher ami, je serais plut\u00f4t d\u2019avis qu\u2019il faut agir par l\u2019interm\u00e9diaire du Commissaire de Police, car seule, l\u2019intervention de la force publique est capable de convaincre cet Allemand.<\/p>\n\n\n\n

Prononc\u00e9s avec fermet\u00e9, ces mots, qui t\u00e9moignaient d\u2019une extraordinaire pr\u00e9sence d\u2019esprit, eurent le don de nous stup\u00e9fier \u00e0 un tel point qu\u2019au premier instant, nous ne voulions pas en croire nos oreilles. Cependant, nous nous approch\u00e2mes pr\u00e9cipitamment de la baignoire o\u00f9 g\u00eetait le crocodile et nous m\u00eemes \u00e0 \u00e9couter le malheureux prisonnier avec une attention soutenue quoiqu\u2019un peu sceptique.<\/p>\n\n\n\n

Il est perdu. Il va \u00e9clater d\u2019un instant \u00e0 l\u2019autre ! il vient d\u2019avaler un fonctionnaire tout entier !<\/p><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n

Sa voix avait un son gr\u00eale et \u00e9touff\u00e9, comme si elle f\u00fbt venue de fort loin. On e\u00fbt dit d\u2019un plaisant qui, post\u00e9 dans la pi\u00e8ce voisine et la bouche coll\u00e9e \u00e0 un oreiller, se fut \u00e9vertu\u00e9 \u00e0 <\/em>crier pour simuler \u00e0 <\/em>l\u2019intention du public demeur\u00e9 dans l\u2019autre chambre une conversation de deux paysans dans une steppe ou \u00e0 travers un ravin, performance \u00e0 laquelle j\u2019eus la chance d\u2019assister lors des f\u00eates de No\u00ebl chez des amis \u00e0 moi.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Ivan Matve\u00eftch, mon ami, es-tu donc vivant ? balbutiait Elena Ivanovna.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Oui, vivant et en parfaite sant\u00e9, r\u00e9pondit Ivan Matve\u00eftch. Gr\u00e2ce \u00e0 la protection du Tr\u00e8s-Haut, je fus aval\u00e9 sans \u00eatre ab\u00eem\u00e9 le moins du monde. Une seule chose m\u2019inqui\u00e8te : comment mes chefs vont-ils envisager cet incident ? Car, enfin, j\u2019ai obtenu mon passeport pour l\u2019\u00e9tranger et me voici dans le ventre d\u2019un crocodile, ce qui n\u2019est pas malin…<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Mais, mon ami, peu importe que ce soit malin ou non, pourvu qu\u2019on te tire de l\u00e0 ! interrompit Elena Ivanovna.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Le tirer de l\u00e0 !… s\u2019\u00e9cria le propri\u00e9taire de la b\u00eate, je ne permettrai pas qu\u2019on touche \u00e0 mon crocodile. Le public va s\u2019\u00e9craser ici, d\u00e9sormais. Je ferai payer vingt kopeks d\u2019entr\u00e9e et Karl n\u2019aura plus besoin de nourriture.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Gr\u00e2ce \u00e0 Dieu ! fit la m\u00e8re.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Ils ont raison, remarqua Ivan Matve\u00eftch d\u2019un ton calme. Il faut avant tout consid\u00e9rer les choses du point de vue \u00e9conomique.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Mon ami, m\u2019\u00e9criai-je, je cours de ce pas chez nos chefs afin de porter plainte, car je vois bien que, seuls, nous n\u2019en viendrions pas \u00e0 bout.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Je le pense aussi, r\u00e9pondit Ivan Matve\u00eftch, mais, \u00e0 <\/em>notre \u00e9poque de crise commerciale, il est assez difficile d\u2019ouvrir le ventre d\u2019un crocodile sans payer d\u2019indemnit\u00e9. D\u00e8s lors, une question se pose, in\u00e9vitable : combien demandera ce propri\u00e9taire pour son crocodile ? Une deuxi\u00e8me question est le corollaire de la pr\u00e9c\u00e9dente : qui payera ? Car tu n\u2019ignores pas que je n\u2019ai point de fortune…<\/p>\n\n\n\n

\u2014 \u00c0 moins qu\u2019on ne prenne une avance sur tes appointements, insinuai-je timidement.<\/p>\n\n\n\n

Mais le manager m\u2019interrompit tout aussit\u00f4t :<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Je ne vendrai pas mon crocodile ; je ne le vendrais pas pour <\/em>trois mille roubles. Il m\u2019en faudrait au bas mot quatre mille. Le public va affluer, maintenant. Il faudra me le payer cinq mille roubles.<\/p>\n\n\n\n

En un mot, il s\u2019en donnait \u00e0 <\/em>c\u0153ur joie. La cupidit\u00e9 et la plus sordide avarice se lisaient sur son visage.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Assez ! je m\u2019en vais ! m\u2019\u00e9criai-je, indign\u00e9.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Moi aussi, moi aussi ! pleurnichait Elena Ivanovna. J\u2019irai trouver Andr\u00e9 Ossipitch lui-m\u00eame et je le fl\u00e9chirai par mes larmes !<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Non ! pas cela, ch\u00e8re amie ! interrompit vivement Ivan Matve\u00eftch qui, depuis longtemps, \u00e9tait fort jaloux de ce monsieur. Il savait que sa femme n\u2019\u00e9tait que trop port\u00e9e \u00e0 <\/em>aller pleurer devant un homme cultiv\u00e9, car les larmes lui seyaient si bien ! Puis, s\u2019adressant \u00e0 moi, il poursuivit : \u2014 Je ne te le conseille pas non plus. On ne sait trop ce qu\u2019il pourrait r\u00e9sulter d\u2019une telle d\u00e9marche. Mais passe aujourd\u2019hui m\u00eame chez Timothe\u00ef Semionitch ; c\u2019est un homme de m\u0153urs surann\u00e9es, assez b\u00eate et, ce qui est plus important, des plus loyaux. Donne-lui le bonjour de ma part et raconte-lui cet accident dans tous ses d\u00e9tails. En m\u00eame temps, remets-lui sept roubles que je perdis contre lui la derni\u00e8re fois que nous jou\u00e2mes ensemble ; cela ne pourra qu\u2019impressionner favorablement ce vieillard. Or il peut nous \u00eatre de tr\u00e8s bon conseil. En attendant, emm\u00e8ne Elena Ivanovna… Calme-toi, mon amie, \u2014 continua-t-il \u00e0 l\u2019adresse de sa femme. Tous ces cris me fatiguent et je voudrais bien me reposer un peu. Au surplus, il fait ici bon et doux, encore que je n\u2019aie pas eu le temps de me reconna\u00eetre dans cet asile improvis\u00e9.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Comment, te reconna\u00eetre ? Est-ce que tu y vois ? exclama Elena Ivanovna, toute joyeuse.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Une nuit imp\u00e9n\u00e9trable m\u2019environne, r\u00e9pondit l\u2019infortun\u00e9 captif, mais je peux t\u00e2tonner et, pour ainsi dire, voir avec mes mains. Donc, au revoir. Sois tranquille et ne te prive pas de distraction. \u00c0 demain. Quant \u00e0 toi, Semione Semionitch, viens me voir ce soir et, comme tu es distrait et que tu pourrais oublier, fais un pense-b\u00eate.<\/p>\n\n\n\n

J\u2019avoue qu\u2019il ne me d\u00e9plaisait pas de pouvoir partir, car je me sentais fatigu\u00e9 et cela commen\u00e7ait \u00e0 m\u2019ennuyer. Je m\u2019empressai donc de prendre Elena Ivanovna par le bras et de l\u2019emmener hors de l\u2019\u00e9tablissement.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Ce soir, votre entr\u00e9e vous co\u00fbtera encore vingt-cinq kopeks ! nous cria le propri\u00e9taire.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Oh ! mon Dieu, que ces gens sont rapaces ! fit Elena Ivanovna en se mirant dans toutes les glaces du Passage o\u00f9 elle reconnut, non sans une visible satisfaction, que cette secousse n\u2019avait fait que l\u2019embellir.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 C\u2019est le point de vue \u00e9conomique, lui r\u00e9pondis-je un peu \u00e9mu et tr\u00e8s fier de ma dame.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Le point de vue \u00e9conomique ? tra\u00eena-t-elle de sa voix sympathique, je n\u2019ai rien compris \u00e0 ce que disait tout \u00e0 l\u2019heure Ivan Matve\u00eftch au sujet de ce vilain point de vue \u00e9conomique.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Je vais vous expliquer cela.<\/p>\n\n\n\n

Et je me mis \u00e0 discourir sur les r\u00e9sultats bienfaisants de l\u2019accumulation des capitaux \u00e9trangers dans notre patrie et cela d\u2019autant mieux que j\u2019avais lu le matin m\u00eame des articles sur ce sujet dans Les Nouvelles de P\u00e9tersbourg <\/em>et dans Le Cheveu.<\/em><\/p>\n\n\n\n

Elle m\u2019\u00e9couta quelque temps et m\u2019interrompit pour me dire :<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Que tout cela est donc \u00e9trange !… Avez-vous bient\u00f4t fini, vilain, de me raconter de pareilles b\u00eatises ? Dites-moi, suis-je tr\u00e8s rouge ?<\/p>\n\n\n\n

Une seule chose m\u2019inqui\u00e8te : comment mes chefs vont-ils envisager cet incident ? Car, enfin, j\u2019ai obtenu mon passeport pour l\u2019\u00e9tranger et me voici dans le ventre d\u2019un crocodile, ce qui n\u2019est pas malin…<\/p><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n

Je profitai de l\u2019occasion pour lui d\u00e9cocher un compliment :<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Vous n\u2019\u00eates pas rouge, lui dis-je. Vous \u00eates exquise !<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Fi ! le polisson ! murmura-t-elle, ravie. Puis elle ajouta apr\u00e8s un silence en inclinant gracieusement la t\u00eate sur son \u00e9paule : \u2014 Comme je le plains, ce pauvre ami !… Et soudain : \u2014 Mais, mon Dieu, dites-moi comment il va faire pour se restaurer l\u00e0-dedans… et… et… ; s\u2019il a besoin de quoi que ce soit ?<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Votre question me prend \u00e0 <\/em>l\u2019improviste, lui r\u00e9pondis-je, un peu d\u00e9concert\u00e9. \u00c0 vrai dire, cela ne m\u2019\u00e9tait pas venu \u00e0 l\u2019esprit. Que les femmes sont donc plus pratiques que les hommes lorsqu\u2019il s\u2019agit des probl\u00e8mes de l\u2019existence !<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Le malheureux ! Aussi, comment a-t-il \u00e9t\u00e9 se fourrer l\u00e0 ? Il ne doit avoir aucune distraction dans ces t\u00e9n\u00e8bres. Et dire que je ne poss\u00e8de m\u00eame pas sa photographie… Ah ! me voil\u00e0 veuve, ou \u00e0 peu pr\u00e8s ! \u2014 Et elle eut un sourire enchanteur qui d\u00e9notait \u00e0 quel point sa nouvelle situation lui paraissait int\u00e9ressante. \u2014 Hem ! je le plains tout de m\u00eame beaucoup.<\/p>\n\n\n\n

Ainsi exprimait-elle cette angoisse si naturelle d\u2019une jeune femme dont le mari vient de dispara\u00eetre. Je la reconduisis jusque chez elle o\u00f9 elle me retint \u00e0 d\u00eener. Enfin, apr\u00e8s une tasse de caf\u00e9, je r\u00e9ussis \u00e0 la calmer et je partis \u00e0 six heures pour me rendre chez Timothe\u00ef Semionitch, convaincu que tous les hommes poss\u00e9dant un foyer en m\u00eame temps qu\u2019une situation respectable ne pouvaient qu\u2019\u00eatre chez eux \u00e0 cette heure-l\u00e0.<\/p>\n\n\n\n

J\u2019ai \u00e9crit ce premier chapitre du style qui convient au sujet de mon r\u00e9cit. Cependant, je suis d\u00e9cid\u00e9 \u00e0 employer par la suite un ton moins \u00e9lev\u00e9, mais plus naturel et j\u2019en pr\u00e9viens loyalement mon lecteur.<\/p>\n\n\n\n

\n \n \r\n \r\n \r\n \r\n \r\n <\/picture>\r\n \n <\/a>\n<\/figure>\n\n\n

II<\/h2>\n\n\n\n

L\u2019honorable Timothe\u00ef Semionitch me re\u00e7ut avec un certain empressement, mais non sans quelque trouble. Il m\u2019emmena dans son cabinet de travail dont il ferma soigneusement la porte, afin, dit-il \u00ab que les enfants ne nous d\u00e9rangent pas \u00bb. Et, ce disant, il semblait assez inquiet.<\/p>\n\n\n\n

Il me fit asseoir sur une chaise, pr\u00e8s de son bureau, se mit lui-m\u00eame en un fauteuil, ramena les pans de sa robe de chambre ouat\u00e9e et qui montrait la corde et prit un air s\u00e9v\u00e8re, je dirai m\u00eame officiel, encore qu\u2019il ne f\u00fbt point mon chef ni celui d\u2019Ivan Matve\u00eftch, mais tout simplement notre camarade.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Avant tout, fit-il tout d\u2019abord, remarquez que je ne suis pas votre chef, mais un subordonn\u00e9 comme vous-m\u00eame et Ivan Matve\u00eftch… Tout cela ne me regarde pas et je ne veux me m\u00ealer de rien.<\/p>\n\n\n\n

Je fus stup\u00e9fait. \u00c9videmment, il savait d\u00e9j\u00e0 toute l\u2019histoire. Cependant, je lui en fis le r\u00e9cit d\u00e9taill\u00e9. Je m\u2019exprimais d\u2019un ton \u00e9mu, car j\u2019accomplissais l\u00e0 mon sacerdoce d\u2019ami v\u00e9ritable. Il m\u2019\u00e9couta sans \u00e9tonnement, mais avec des signes manifestes de m\u00e9fiance.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Croiriez-vous, me dit-il quand j\u2019eus fini de parler, croiriez-vous que j\u2019avais toujours pr\u00e9vu qu\u2019un pareil accident arriverait \u00e0 Ivan Matve\u00eftch ?<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Comment cela, Timothe\u00ef Semionitch ? Il me semble pourtant que le cas est fort extraordinaire…<\/p>\n\n\n\n

\u2014 D\u2019accord, mais est-ce que toute la carri\u00e8re d\u2019Ivan Matve\u00eftch ne tendait pas vers un tel r\u00e9sultat ? Il \u00e9tait d\u2019une hardiesse qui frisait l\u2019insolence. Il n\u2019avait que le progr\u00e8s<\/em> \u00e0 la bouche, ainsi qu\u2019un tas d\u2019id\u00e9es… Voil\u00e0 o\u00f9 \u00e7a nous m\u00e8ne, le progr\u00e8s !<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Mais il me semble que cet accident tout \u00e0 fait fortuit ne saurait \u00eatre \u00e9rig\u00e9 en r\u00e8gle g\u00e9n\u00e9rale pour tous les progressistes…<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Que vous le vouliez ou non, c\u2019est ainsi. Croyez-moi. Tout cela n\u2019est que la cons\u00e9quence d\u2019une instruction exag\u00e9r\u00e9e. Les gens qui en savent trop se fourrent partout, m\u00eame o\u00f9 on ne les demande pas. Au surplus, \u2014 ajouta-t-il, comme offens\u00e9, \u2014 il se peut que vous soyez mieux renseign\u00e9 que moi l\u00e0-dessus. Je ne suis pas aussi instruit que cela, moi, et je suis vieux. C\u2019est comme fils de soldat que j\u2019entrai au service il y a de cela cinquante ans.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Mais vous vous m\u00e9prenez, Timothe\u00ef Semionitch. Tout au contraire, Ivan Matve\u00eftch vous demande vos conseils et votre protection, avec des larmes dans les yeux, si je puis dire.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Hem ! avec des larmes dans les yeux ? Ce ne sont que des larmes de crocodile et il n\u2019y faut pas trop ajouter foi. Voyons, quel besoin avait-il d\u2019aller \u00e0 l\u2019\u00e9tranger ? Avec quel argent ? Il n\u2019en a m\u00eame pas les moyens…<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Il a fait des \u00e9conomies, Timothe\u00ef Semionitch, r\u00e9pondis-je d\u2019un ton plaintif ; il avait mis sa derni\u00e8re gratification de c\u00f4t\u00e9. Il ne s\u2019en allait que pour trois mois, pour visiter la Suisse, la patrie de Guillaume Tell…<\/p>\n\n\n\n

\u2014 De Guillaume Tell ?… Hem !…<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Il voulait jouir du printemps \u00e0 Naples, visiter les mus\u00e9es, voir les m\u0153urs, les animaux…<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Hem !… Les animaux ? \u00c0 mon avis, il n\u2019entreprenait ce voyage que par pur orgueil. Les animaux ? Quels animaux ? Est-ce qu\u2019il n\u2019y en a pas assez chez nous ? Nous avons des mus\u00e9es, des m\u00e9nageries, des chameaux. Les ours habitent \u00e0 deux pas de P\u00e9tersbourg et lui-m\u00eame est actuellement domicili\u00e9 dans un crocodile…<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Timothe\u00ef Semionitch ! Par piti\u00e9 ! Cet homme est dans le malheur. Il vient \u00e0 vous comme un ami, comme un parent plus \u00e2g\u00e9 ; il demande un conseil et vous lui faites des reproches… Ayez au moins piti\u00e9 d\u2019Elena Ivanovna.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 C\u2019est de sa femme que vous parlez ? C\u2019est une femme charmante, fit Timothe\u00ef Semionitch qui se radoucit sensiblement et huma une prise de tabac. Une personne tr\u00e8s fine… avec la t\u00eate qui penche sur l\u2019\u00e9paule… et de l\u2019embonpoint… Elle est fort agr\u00e9able. Andr\u00e9 Ossipitch en parlait encore avant-hier.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Il en parlait ?<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Oui, et en termes tr\u00e8s \u00e9logieux. \u00ab Quelle poitrine ! disait-il, et quel regard ! Et ces cheveux !… Une vraie friandise, cette dame ! \u00bb Il a m\u00eame ri… Ils sont encore jeunes. Et voil\u00e0 donc comment ce Monsieur fait sa carri\u00e8re…<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Mais ce n\u2019est pas de cela qu\u2019il s\u2019agit, Timothe\u00ef Semionitch.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 \u00c9videmment, \u00e9videmment.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Alors, que faire, Timothe\u00ef Semionitch ?<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Qu\u2019y puis-je ?<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Mais voyons, au lieu de plaindre Ivan Matve\u00eftch, on s\u2019apitoie sur ce crocodile !
\u2014 Qu\u2019importe que la piti\u00e9 aille \u00e0 un mammif\u00e8re <\/em>ou \u00e0 l\u2019autre ? N\u2019est-ce pas \u00e0 l\u2019europ\u00e9enne ? On y plaint aussi les crocodiles, en Europe !<\/p><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n

\u2014 Mais accordez-nous vos conseils ; dirigez-nous en homme d\u2019exp\u00e9rience que vous \u00eates, comme un parent. De quel c\u00f4t\u00e9 nous tourner ? Faut-il aller pr\u00e9venir les chefs ou…<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Pr\u00e9venir les chefs ! En aucune fa\u00e7on ! s\u2019\u00e9cria vivement Timothe\u00ef Semionitch. Puisque vous me demandez un conseil, \u00e9touffez cette affaire et n\u2019agissez que de fa\u00e7on strictement priv\u00e9e. Le cas est tr\u00e8s particulier et de nature assez douteuse. L\u2019occurrence se pr\u00e9sente pour la premi\u00e8re fois et ne peut que mal recommander le fonctionnaire en cause. C\u2019est pourquoi il importe, avant tout, d\u2019agir avec prudence… Qu\u2019il ne bouge pas… Il faut attendre… attendre…<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Attendre ! Mais comment, Timothe\u00ef Semionitch ? Et s\u2019il \u00e9touffe l\u00e0-dedans ?<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Et pourquoi donc ? Ne venez-vous pas de me dire qu\u2019il s\u2019y \u00e9tait install\u00e9 fort confortablement ?<\/p>\n\n\n\n

Je recommen\u00e7ai mon r\u00e9cit. Timothe\u00ef Semionitch r\u00e9fl\u00e9chit longuement. Puis, tournant sa tabati\u00e8re entre ses doigts, il fit :<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Hem ! Il me semble qu\u2019il ferait bien de rester l\u00e0 o\u00f9 il se trouve plut\u00f4t que de s\u2019en aller \u00e0 l\u2019\u00e9tranger. Il a le loisir de m\u00e9diter. Bien s\u00fbr qu\u2019il ne faut pas le laisser \u00e9touffer et qu\u2019on doit prendre des mesures pour la sauvegarde de sa sant\u00e9 ; par exemple, qu\u2019il veille \u00e0 ne pas s\u2019enrhumer… Pour ce qui est de l\u2019Allemand, il me para\u00eet qu\u2019il est dans son droit et m\u00eame plus que la partie adverse : on est entr\u00e9 sans permission dans son crocodile et ce n\u2019est pas lui qui est entr\u00e9 dans le crocodile d\u2019Ivan Matve\u00eftch, lequel, du reste, n\u2019en poss\u00e8de pas, si je ne me trompe. Or, ce crocodile constitue une propri\u00e9t\u00e9 et, par cons\u00e9quent, on ne peut lui ouvrir le ventre sans indemniser le propri\u00e9taire.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Mais il s\u2019agit de sauver un \u00eatre humain, Timothe\u00ef Semionitch.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Cela, c\u2019est l\u2019affaire de la police. C\u2019est \u00e0 elle qu\u2019il faut s\u2019adresser.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Mais il se peut qu\u2019on ait besoin de lui au bureau et qu\u2019on le demande !<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Besoin d\u2019Ivan Matve\u00eftch ? H\u00e9 ! h\u00e9 ! D\u2019abord, il est consid\u00e9r\u00e9 comme en cong\u00e9. Il est suppos\u00e9 en train de visiter l\u2019Europe et nous pouvons ignorer ce qu\u2019il fait en r\u00e9alit\u00e9. Le cas sera diff\u00e9rent s\u2019il ne r\u00e9int\u00e8gre pas son poste en temps voulu. Alors nous constaterons officiellement son absence et nous ouvrirons une enqu\u00eate ?…<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Dans trois mois ! Ayez piti\u00e9 !<\/p>\n\n\n\n

\u2014 S\u2019il est dans un mauvais pas, c\u2019est par sa faute. Voyons, qui l\u2019a pouss\u00e9 l\u00e0 ? On devra peut-\u00eatre lui attribuer un gardien aux frais de l\u2019\u00c9tat, ce qui est contraire aux r\u00e8glements. Mais, ce qu\u2019il faut consid\u00e9rer d\u2019abord, c\u2019est que le crocodile est une propri\u00e9t\u00e9 et que, par cons\u00e9quent, le principe \u00e9conomique est en jeu. Le principe \u00e9conomique prime tout ! Avant-hier, chez Loucas Andre\u00eftch, Ignati Prokovitch en parlait. Connaissez-vous Ignati Prokovitch ? C\u2019est un gros capitaliste qui brasse de grandes affaires et qui s\u2019exprime fort bien. \u00ab Il nous faut une industrie, disait-il, notre industrie n\u2019existe pour ainsi dire pas. Il faut donc la cr\u00e9er et dans ce but, cr\u00e9er une bourgeoisie. Et, comme nous n\u2019avons pas de capitaux, il est n\u00e9cessaire de les faire venir de l\u2019\u00e9tranger. Nous devons donc, premi\u00e8rement, donner aux compagnies \u00e9trang\u00e8res la possibilit\u00e9 d\u2019acheter nos terres par parcelles, ainsi qu\u2019il se pratique partout \u00e0 l\u2019\u00e9tranger. Cette propri\u00e9t\u00e9 en commun, c\u2019est le poison, la perte de la Russie ! \u00bb Il parlait avec un grand enthousiasme ; c\u2019est commode pour ces gens-l\u00e0 qui sont riches et ne sont pas au service… Il dit que ni l\u2019industrie, ni l\u2019agriculture ne peuvent prosp\u00e9rer avec cette communaut\u00e9. Il voulait que les compagnies achetassent tout notre territoire par lots afin de le diviser ensuite en lopins tr\u00e8s petits qu\u2019on vendrait ensuite de fa\u00e7on \u00e0 les constituer en propri\u00e9t\u00e9s individuelles. Et vous savez, c\u2019\u00e9tait d\u2019un ton fort r\u00e9solu qu\u2019il disait : par-r-r-r-tager ! Si l\u2019on ne vendait pas, on pouvait louer tout simplement. Il ajoutait : \u00ab Quand toute notre terre sera entre les mains de soci\u00e9t\u00e9s \u00e9trang\u00e8res, il sera facile de fixer le prix de fermage qu\u2019on voudra. Ainsi le paysan devra travailler pour gagner son pain et l\u2019on pourra le chasser de tel ou tel territoire en cas de besoin. Comme il sentira ce danger, il se montrera respectueux et ob\u00e9issant et produira trois fois plus de travail qu\u2019il n\u2019en produit \u00e0 <\/em>l\u2019heure actuelle o\u00f9 il fait partie de la communaut\u00e9 et peut se moquer de tout. Il sait qu\u2019il ne mourra pas de faim et alors, il fait le paresseux et s\u2019enivre. Avec la nouvelle m\u00e9thode, l\u2019argent nous viendra ; la bourgeoisie apportera ses capitaux. D\u2019ailleurs, le Times, <\/em>le grand journal litt\u00e9raire et politique de Londres, dans une \u00e9tude qu\u2019il publiait sur nos journaux, d\u00e9clarait que, si nos capitaux n\u2019augmentaient pas, c\u2019est que nous n\u2019avons pas de Tiers-\u00c9tat, que nous manquons de grosses fortunes et d\u2019un prol\u00e9tariat producteur… \u00bb Ignati Prokovitch parle fort bien ; c\u2019est un v\u00e9ritable orateur. Il a l\u2019intention de pr\u00e9senter un m\u00e9moire en haut lieu, un m\u00e9moire qu\u2019il publiera ensuite dans Le Messager. <\/em>Nous sommes loin des r\u00eaveries d\u2019Ivan Matve\u00eftch…<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Eh bien, qu\u2019allons-nous faire pour Ivan Matve\u00eftch ? interrompis-je. J\u2019avais laiss\u00e9 bavarder le vieillard, sachant que c\u2019\u00e9tait un de ses travers et qu\u2019il ne lui d\u00e9plaisait pas de montrer qu\u2019il n\u2019\u00e9tait pas aussi en retard que cela et qu\u2019il se tenait au courant de tout.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Que faire pour Ivan Matve\u00eftch ? Mais tout ce que je viens de dire se rapporte \u00e0 lui. Nous faisons tous nos efforts pour amener chez nous les capitaux \u00e9trangers et, \u00e0 peine la fortune du propri\u00e9taire du crocodile s\u2019est-elle doubl\u00e9e du fait d\u2019Ivan Matve\u00eftch, que nous pr\u00e9tendons crever le ventre de sa b\u00eate ! Voyons, est-ce que \u00e7a a le sens commun ? \u00c0 mon avis, en vrai fils de la Patrie, Ivan Matve\u00eftch doit se r\u00e9jouir, s\u2019enorgueillir d\u2019avoir pu doubler la valeur d\u2019un crocodile \u00e9tranger, rien que par son intervention. Que dis-je, doubl\u00e9 ? Tripl\u00e9 ! Ce montreur de crocodile ayant r\u00e9ussi, il en viendra un autre avec un autre crocodile, puis un troisi\u00e8me surviendra qui am\u00e8nera deux ou trois b\u00eates. Autour d\u2019eux, les capitaux se grouperont et voil\u00e0 le commencement d\u2019une bourgeoisie. On ne saurait assez encourager ce mouvement.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Mais, exclamai-je, Thimoth\u00e9\u00ef Semionitch, c\u2019est une abn\u00e9gation presque surhumaine que vous exigez de ce pauvre Ivan Matve\u00eftch !<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Je n\u2019exige rien et je vous prie de vous rappeler que je ne suis pas un chef comme je vous en ai pr\u00e9venu et que, par cons\u00e9quent, je n\u2019ai rien \u00e0 exiger. Je parle en fils de la patrie, non pas en Fils de la Patrie, <\/em>mais, tout simplement en fils de la patrie. Je vous le demande encore : qui donc lui a ordonn\u00e9 d\u2019aller se fourrer dans ce crocodile ? Un homme s\u00e9rieux, titulaire d\u2019un certain grade, mari\u00e9 l\u00e9gitimement, qui va tout \u00e0 coup se fourvoyer en une pareille aventure ! \u00c0 quoi \u00e7a ressemble-t-il ?<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Mais la circonstance est tout \u00e0 <\/em>fait ind\u00e9pendante de sa volont\u00e9 !<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Qui sait ? Et puis, avec quel argent indemniser le propri\u00e9taire du crocodile ?<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Eh bien, mais les appointements d\u2019Ivan Matve\u00eftch…<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Y suffiraient-ils ?<\/p>\n\n\n\n

\u2014 H\u00e9las non, Timothe\u00ef Semionitch ! fis-je avec tristesse. Au d\u00e9but de l\u2019affaire, le montreur de crocodile craignait de voir \u00e9clater sa b\u00eate, mais, quand il se fut assur\u00e9 que tout allait bien, il devint arrogant et c\u2019est avec une sorte de volupt\u00e9 qu\u2019il doubla le prix demand\u00e9 tout d\u2019abord.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Dites qu\u2019il pourra le tripler, le quadrupler ! Le public va affluer et ces montreurs de crocodiles sont gens fort habiles. De plus, nous sommes en carnaval ; tout le monde veut s\u2019amuser et c\u2019est m\u00eame la raison pour laquelle Ivan Matve\u00eftch doit conserver l\u2019incognito et ne pas se presser. Que tout le monde sache qu\u2019il se g\u00eete en un crocodile \u2014 mais pas officiellement. Et il se trouve, pour cela, dans les plus favorables conditions puisqu\u2019il est cens\u00e9 \u00eatre parti pour l\u2019\u00e9tranger. On peut dire qu\u2019il est dans un crocodile, nous n\u2019en savons rien. Tout cela peut s\u2019arranger. Le principal est qu\u2019il attende. Du reste, est-il donc si press\u00e9 ?<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Mais, si…<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Soyez tranquille ; il est d\u2019une assez forte corpulence…<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Eh bien, quand il aura attendu ?<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Ah ! je ne vous le cacherai pas, le cas est tr\u00e8s \u00e9pineux. On se perd l\u00e0-dedans et le pis est qu\u2019il n\u2019y a pas de pr\u00e9c\u00e9dent. S\u2019il existait un pr\u00e9c\u00e9dent, nous pourrions encore nous d\u00e9brouiller. Mais ici, sur quoi se baser ? Pendant que nous chercherons une solution, l\u2019affaire tra\u00eenera\u2026<\/p>\n\n\n\n

> Ce qu\u2019il faut consid\u00e9rer d\u2019abord, c\u2019est que le crocodile est une propri\u00e9t\u00e9 et que, par cons\u00e9quent, le principe \u00e9conomique est en jeu. Le principe \u00e9conomique prime tout ! <\/p>\n\n\n\n

J\u2019eus une inspiration :<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Ne pourrait-on faire en sorte que, s\u2019il doit rester dans le ventre du crocodile et que la gr\u00e2ce de Dieu lui conserve la vie sauve, il puisse adresser \u00e0 qui de droit une demande afin d\u2019\u00eatre consid\u00e9r\u00e9 comme \u00e9tant n\u00e9anmoins au service ?…<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Hem !… comme en cong\u00e9 sans appointements.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 N\u2019y aurait-il pas moyen de lui conserver ses appointements ?<\/p>\n\n\n\n

\u2014 \u00c0 quel titre ?<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Au titre d\u2019employ\u00e9 en mission.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 En mission ? O\u00f9 \u00e7a ?<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Mais, dans les profondeurs du crocodile, dans ses profondeurs… pour y recueillir des renseignements, pour y \u00e9tudier les faits sur place. \u00c9videmment, ce serait une innovation, mais aussi un progr\u00e8s, une preuve que l\u2019\u00c9tat se pr\u00e9occupe de l\u2019avancement de la science…<\/p>\n\n\n\n

Timothe\u00ef Semionitch s\u2019absorba dans une profonde m\u00e9ditation. Enfin, il r\u00e9pondit :<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Il me semble que le fait d\u2019envoyer un employ\u00e9 en mission dans le ventre d\u2019un crocodile constituerait une absurdit\u00e9. Cela ne saurait s\u2019accorder avec le tableau de service. Quelle mission pourrait-on accomplir l\u00e0-dedans ?<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Mais une mission d\u2019\u00e9tudes naturelles, si je puis m\u2019exprimer ainsi ; il s\u2019agirait de surprendre la nature sur le vif. Les sciences naturelles, la botanique, sont fort \u00e0 la mode actuellement… Il serait en r\u00e9sidence dans le crocodile et nous enverrait des communications… sur la digestion des sauriens, par exemple, sur les m\u0153urs internes de ces animaux, quoi ! Il pourrait ainsi r\u00e9unir des faisceaux de faits…<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Oui, des \u00e9tudes statistiques, sans doute ? Je ne suis gu\u00e8re ferr\u00e9 sur ces questions… et puis je ne suis pas philosophe. Vous parlez de faits. Mais nous en sommes encombr\u00e9s, de faits ; nous ne savons plus qu\u2019en faire. De plus, cette statistique me para\u00eet dangereuse…<\/p>\n\n\n\n

\u2014 En quoi ?<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Elle est dangereuse. Et puis, convenez-en : il va nous \u00e9tablir ses rapports couch\u00e9 sur le c\u00f4t\u00e9. Est-ce couch\u00e9 sur le c\u00f4t\u00e9 que l\u2019on peut faire son service ? C\u2019est encore une innovation et tout aussi dangereuse ; et il n\u2019y a pas de pr\u00e9c\u00e9dent ! Si nous avions un pr\u00e9c\u00e9dent, \u00e7a irait tout seul.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Comment pourrions-nous avoir un pr\u00e9c\u00e9dent quand c\u2019est le premier crocodile vivant que l\u2019on am\u00e8ne \u00e0 P\u00e9tersbourg, Timothe\u00ef Semionitch ?<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Hem !… C\u2019est vrai ?… \u2014 Il r\u00e9fl\u00e9chit de nouveau. \u2014 Dans un sens, votre observation est juste et pourrait fournir une base pour la suite de l\u2019affaire. Mais consid\u00e9rez, d\u2019autre part que, si l\u2019apparition de ces crocodiles vivants doit entra\u00eener pour les employ\u00e9s un penchant \u00e0 s\u2019y retirer et, sous pr\u00e9texte qu\u2019il y fait bon, \u00e0 y demander des missions afin d\u2019y passer leur temps couch\u00e9s sur le c\u00f4t\u00e9, ce sera d\u2019un assez mauvais exemple, convenez-en. Tout le monde ira se cacher dans des crocodiles pour y gagner de l\u2019argent \u00e0 ne rien faire.<\/p>\n\n\n\n

\u00ab  Apr\u00e8s cette ingestion p\u00e9tersbourgeoise d\u2019un premier crocodile, on peut pr\u00e9dire qu\u2019il ne se passera pas une ann\u00e9e avant qu\u2019on n\u2019en importe chez nous des centaines. \u00bb<\/p><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n

\u2014 Faites tout votre possible, Timothe\u00ef Semionitch ! \u00c0 propos, Ivan Matve\u00eftch m\u2019a pri\u00e9 de vous payer sept roubles qu\u2019il vous doit, une dette de jeu.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Ah ! oui, il les perdit l\u2019autre jour chez Nikifor Nikiforitch. Je m\u2019en souviens. Qu\u2019il \u00e9tait gai, ce soir-l\u00e0, et qu\u2019il nous fit donc bien rire ! et maintenant…<\/p>\n\n\n\n

Le vieillard \u00e9tait sinc\u00e8rement \u00e9mu.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Promettez-moi de vous en occuper, Timothe\u00ef Semionitch.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Je m\u2019en occuperai. Je parlerai en mon nom, je m\u2019y prendrai \u00e0 <\/em>ma fa\u00e7on ; j\u2019aurai l\u2019air de demander un renseignement… \u00c0 ce propos, informez-vous donc du prix que demanderait le propri\u00e9taire du crocodile.<\/p>\n\n\n\n

Timothe\u00ef Semionitch s\u2019adoucissait sensiblement.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Je n\u2019y manquerai point, r\u00e9pondis-je, et je viendrai tout aussit\u00f4t vous rendre compte de ce qu\u2019on m\u2019aura dit.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Et sa jeune femme, la voici donc seule !… Elle s\u2019ennuie ?<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Vous pourriez lui rendre visite, Timothe\u00ef Semionitch.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Pourquoi pas ? J\u2019y avais d\u00e9j\u00e0 pens\u00e9 et l\u2019occasion me para\u00eet bonne… Mais, quelle id\u00e9e, quelle id\u00e9e d\u2019aller voir ce crocodile ! D\u2019ailleurs, je me propose d\u2019y aller aussi.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Allez-y donc, Timothe\u00ef Semionitch.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 J\u2019irai. Cependant, je n\u2019entends pas qu\u2019Ivan Matve\u00eftch con\u00e7oive aucun espoir de cette d\u00e9marche. Je ne la fais qu\u2019en tant que particulier. Allons, au revoir. Je me rends chez Nikifor Nikiforitch. Vous y serez ?<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Non ; je vais visiter notre prisonnier.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Oui, prisonnier ! Ah ! la l\u00e9g\u00e8ret\u00e9 !<\/p>\n\n\n\n

Je pris cong\u00e9 du vieillard. Mille pens\u00e9es me trottaient par la t\u00eate. Timothe\u00ef Semionitch est un bien brave homme, mais \u00e7a n\u2019emp\u00eache qu\u2019en le quittant, je me r\u00e9jouissais qu\u2019on eut d\u00e9j\u00e0 f\u00eat\u00e9 son cinquanti\u00e8me anniversaire et que les Timothe\u00ef Semionitch ne fussent pas trop nombreux parmi nous.<\/p>\n\n\n\n

Il va de soi que je courus au Passage, afin de porter les nouvelles au pauvre Ivan Matve\u00eftch. De plus, j\u2019\u00e9tais curieux de savoir comment il s\u2019\u00e9tait install\u00e9 dans ce crocodile et si la vie y \u00e9tait supportable. Vivre dans un crocodile ! Par instants, il me semblait \u00eatre le jouet d\u2019un r\u00eave monstrueux. H\u00e9las ! c\u2019\u00e9tait bien d\u2019un monstre qu\u2019il s\u2019agissait.<\/p>\n\n\n\n

\n \n \r\n \r\n \r\n \r\n \r\n <\/picture>\r\n \n <\/a>\n<\/figure>\n\n\n

III<\/h2>\n\n\n\n

Non, ce n\u2019\u00e9tait pas un r\u00eave, mais une indubitable r\u00e9alit\u00e9. Autrement, en aurais-je entrepris le r\u00e9cit ?<\/p>\n\n\n\n

Il \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 tard, pr\u00e8s de huit heures, quand j\u2019arrivai au Passage et, pour gagner la pi\u00e8ce o\u00f9 l\u2019on montrait le crocodile, je fus oblig\u00e9 de passer par l\u2019escalier de service, car l\u2019Allemand avait ferm\u00e9 plus t\u00f4t que de coutume.<\/p>\n\n\n\n

V\u00eatu d\u2019une vieille redingote crasseuse, il se promenait de long en large et semblait bien plus satisfait que le matin. On le sentait rassur\u00e9 ; il avait d\u00fb venir beaucoup de monde. Puis la m\u00e8re fit son entr\u00e9e dans le but \u00e9vident de me surveiller. Elle entamait \u00e0 voix basse de fr\u00e9quents colloques avec son fils, lequel m\u2019avait fort bien fait payer mes vingt-cinq kopeks malgr\u00e9 que son \u00e9tablissement f\u00fbt ferm\u00e9. Cet homme poussait le go\u00fbt de l\u2019ordre jusqu\u2019\u00e0 l\u2019exc\u00e8s.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Vous paierez \u00e0 chaque fois que vous viendrez, me dit-il. Mais, tandis que le public ordinaire payera un rouble, \u00e7a ne vous co\u00fbtera que vingt-cinq kopeks, parce que vous vous montrez un bon ami de votre ami, et j\u2019estime cela.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Vis-tu ? Es-tu en vie, cher et savant ami ? m\u2019\u00e9criai-je en m\u2019approchant de la baignoire du crocodile, dans l\u2019espoir que mes lointaines paroles arriveraient jusqu\u2019aux oreilles d\u2019Ivan Matve\u00eftch et flatteraient son amour-propre.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Je suis vivant et bien portant, me r\u00e9pondit-il d\u2019une voix \u00e9touff\u00e9e qui semblait venir de sous un lit quoique je fusse tout proche de lui. Je suis vivant et bien portant, mais nous parlerons de cela plus tard. Avant tout, comment vont nos affaires ?<\/p>\n\n\n\n

Je feignis de n\u2019avoir pas entendu et m\u2019empressai de le questionner en \u00e2me compatissante. Comment se trouvait-il dans son crocodile ? Qu\u2019y avait-il l\u00e0-dedans ? M\u2019en informer n\u2019\u00e9tait qu\u2019un devoir d\u2019amiti\u00e9 et m\u00eame de simple politesse. Mais il m\u2019interrompit avec impatience et m\u00e9contentement, pour me crier d\u2019un ton de commandement qui lui \u00e9tait habituel :<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Les affaires ! et sa voix gr\u00eale me parut particuli\u00e8rement d\u00e9sagr\u00e9able.<\/p>\n\n\n\n

Je lui rapportai jusque dans ses moindres d\u00e9tails ma conversation avec Timothe\u00ef Semionitch, tout en m\u2019effor\u00e7ant de communiquer \u00e0 mon accent quelque chose d\u2019offens\u00e9.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Le vieux a raison, conclut Ivan Matve\u00eftch avec cette brusquerie dont il usait toujours vis-\u00e0-vis de moi. J\u2019aime les gens pratiques et ne puis supporter les faibles. Cependant, je reconnais volontiers que ton id\u00e9e de mission n\u2019est pas aussi absurde qu\u2019elle le para\u00eet. En effet, je puis faire ici des observations fort int\u00e9ressantes tant au point de vue scientifique qu\u2019au point de vue moral… Mais cette affaire prend une tournure tr\u00e8s inattendue et ce n\u2019est plus uniquement des appointements qu\u2019il faut se pr\u00e9occuper. \u00c9coute-moi avec attention. Es-tu assis ?<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Non, je reste debout.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Assieds-toi n\u2019importe o\u00f9, f\u00fbt-ce sur le plancher et \u00e9coute-moi attentivement.<\/p>\n\n\n\n

Plein de col\u00e8re, je saisis une chaise et l\u2019appliquai sur le parquet avec fracas.<\/p>\n\n\n\n

Comment  ! vous voulez aussi que j\u2019aille rejoindre Ivan Matve\u00eftch dans ce crocodile  ? Quelle id\u00e9e  ! Comment voulez-vous que j\u2019entre l\u00e0-dedans avec mon chapeau et ma crinoline  ?<\/p><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n

\u2014 \u00c9coute, reprit-il, en continuant \u00e0 faire le chef, il est venu un monde fou, aujourd\u2019hui. \u00c0 huit heures, c\u2019est-\u00e0-dire plus t\u00f4t que de coutume, le patron a estim\u00e9 la fermeture n\u00e9cessaire, pour pouvoir compter sa recette et prendre ses mesures pour demain, car on peut pr\u00e9voir que, demain, ce sera ici une vraie foire. Il est \u00e0 supposer que les hommes les plus savants, les femmes du monde, les ambassadeurs, les avocats, etc., vont venir. Et ce n\u2019est pas tout. Voici que les habitants des diverses provinces de notre vaste et si int\u00e9ressant empire commencent un exode vers la capitale. Quoique cach\u00e9, je vais \u00eatre fort en vue ; je vais jouer un r\u00f4le de tout premier plan. Je vais servir \u00e0 l\u2019instruction de cette foule oisive. Instruit moi-m\u00eame par l\u2019exp\u00e9rience, j\u2019offrirai un exemple de grandeur d\u2019\u00e2me et de r\u00e9signation au destin. Je vais \u00eatre une sorte de chaire d\u2019o\u00f9 les grandes paroles descendront sur l\u2019humanit\u00e9. Rien que les donn\u00e9es scientifiques d\u00e9j\u00e0 recueillies par moi sur le monstre que j\u2019habite sont infiniment pr\u00e9cieuses. Voil\u00e0 pourquoi, non seulement je ne regrette pas l\u2019accident de tant\u00f4t, mais encore j\u2019en augure la plus favorable influence sur ma carri\u00e8re.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Et tu ne t\u2019ennuieras pas ? lui fis-je malicieusement observer, car il m\u2019avait irrit\u00e9, de n\u2019employer que des pronoms personnels et de se montrer si fier. J\u2019en \u00e9tais tout d\u00e9rout\u00e9. \u00ab Mais pourquoi cette t\u00eate \u00e0 l\u2019\u00e9vent fait-elle tant de mani\u00e8res ? me demandais-je en grin\u00e7ant des dents. Il aurait plut\u00f4t lieu de pleurer que de s\u2019enorgueillir ! \u00bb<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Je ne m\u2019ennuierai pas, r\u00e9pondit-il s\u00e9v\u00e8rement \u00e0 ma question. Maintenant que j\u2019en ai enfin le temps, je suis tout entier aux grandes id\u00e9es, je me pr\u00e9occupe du sort global de l\u2019humanit\u00e9. C\u2019est de ce crocodile que sortiront d\u00e9sormais la v\u00e9rit\u00e9 et la lumi\u00e8re. Il n\u2019est pas douteux que je vais d\u00e9couvrir une nouvelle et personnelle th\u00e9orie, de nouveaux rapports \u00e9conomiques et que j\u2019aurai lieu d\u2019en \u00eatre fier. Je n\u2019avais pu m\u2019appliquer \u00e0 ces questions jusqu\u2019ici, par suite du peu de loisirs que me laissaient mon service et les futiles distractions mondaines. Je vais tout r\u00e9volutionner ; je serai un nouveau Fourier… \u00c0 propos, as-tu remis les sept roubles \u00e0 Timothe\u00ef Semionitch ?<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Oui, je les lui ai remis de ma poche, fis-je en m\u2019effor\u00e7ant de faire passer dans ma voix toute l\u2019importance d\u2019un tel sacrifice.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Nous ferons nos comptes, r\u00e9pondit-il avec arrogance. Je m\u2019attends \u00e0 voir augmenter mes appointements. Car, enfin, qui donc augmenterait-on sinon moi ? Il me semble qu\u2019on tire grand avantage de moi, en ce moment. Mais, au fait, et la femme ?<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Tu veux sans doute parler d\u2019Elena Ivanovna ?<\/p>\n\n\n\n

\u2014 La femme ! cria-t-il.<\/p>\n\n\n\n

Il n\u2019y avait rien \u00e0 faire avec ce diable d\u2019homme. Humblement, mais toujours en grin\u00e7ant des dents je lui racontai comment j\u2019avais laiss\u00e9 son \u00e9pouse. Il ne m\u2019\u00e9couta m\u00eame pas jusqu\u2019au bout, et m\u2019interrompit avec impatience.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 J\u2019ai sur elle des vues particuli\u00e8res. Si je me rends c\u00e9l\u00e8bre ici<\/em>, je veux qu\u2019elle le devienne l\u00e0-bas<\/em>. Les savants, les po\u00e8tes, les philosophes, les min\u00e9ralogistes de passage dans notre ville, les hommes d\u2019\u00c9tat qui viendront s\u2019entretenir avec moi le matin, fr\u00e9quenteront, le soir, son salon. D\u00e8s la semaine prochaine, il faut qu\u2019elle commence \u00e0 recevoir. \u00c9tant doubl\u00e9s, mes appointements y pourvoiront. D\u2019ailleurs, du th\u00e9 et quelques domestiques, c\u2019est tout ce qu\u2019il faut. Inutile de nous en pr\u00e9occuper davantage… Il y a longtemps que j\u2019attendais l\u2019occasion de faire parler de moi, mais, le moyen, avec ma modeste situation et mon grade insignifiant ? Voici que cette simple bouch\u00e9e d\u2019un crocodile a tout remis au point. On notera chacune de mes paroles ; la moindre de mes expressions fera penser, on se les redira ; on les imprimera. Je me ferai conna\u00eetre ! On finira par comprendre quelles capacit\u00e9s on a laiss\u00e9 engloutir dans ce monstre. Les uns diront : \u00ab Cet homme, dans un pays \u00e9tranger, on en e\u00fbt fait un ministre. Il e\u00fbt pu gouverner un royaume \u00bb, tandis que les autres se lamenteront : \u00ab Dire qu\u2019on ne lui a pas donn\u00e9 de royaume \u00e0 gouverner ! \u00bb Franchement en quoi suis-je inf\u00e9rieur \u00e0 un Garnier-Pag\u00e8s, ou \u00e0 je ne sais qui ? Ma femme me servira de pendant. J\u2019ai l\u2019intelligence ; elle a la beaut\u00e9 et le charme. \u00ab C\u2019est parce qu\u2019elle est belle qu\u2019elle est sa femme \u00bb, diront les uns, mais les autres rectifieront : \u00ab Elle est belle parce qu\u2019elle est sa femme<\/em> ! \u00bb Bref, il faut que d\u00e8s demain Elena Ivanovna fasse emplette du Dictionnaire encyclop\u00e9dique <\/em>\u00e9dit\u00e9 sous la direction d\u2019Andr\u00e9 Kra\u00efevski, afin de pouvoir causer sur toutes choses et qu\u2019elle ait grand soin de lire quotidiennement l\u2019article de t\u00eate du Messager de P\u00e9tersbourg <\/em>en le comparant avec celui du Cheveu. <\/em>Je suppose que le propri\u00e9taire de ce crocodile ne se refusera pas \u00e0 m\u2019amener de temps en temps avec sa b\u00eate au milieu du brillant salon de ma femme o\u00f9 je dirai des choses fort spirituelles que j\u2019aurai eu le loisir de pr\u00e9parer depuis le matin. \u00c0 l\u2019homme d\u2019\u00c9tat, je communiquerai mes vues gouvernementales ; au po\u00e8te, je dirai des vers ; \u00e0 l\u2019\u00e9gard des dames, je me montrerai amusant et galant sans inspirer aucune inqui\u00e9tude \u00e0 leurs maris. Mais pour tous je serai un grand exemple de soumission au destin et aux d\u00e9crets de la Providence. Je ferai de ma femme une remarquable femme de lettres ; je la pr\u00f4nerai et je la ferai comprendre au public. Car je crois ma femme pleine des plus hautes qualit\u00e9s et, si l\u2019on consid\u00e8re justement Andr\u00e9 Alexandrovitch comme notre Alfred de Musset, il sera encore plus juste de la regarder comme une Eug\u00e9nie Tour.<\/p>\n\n\n\n

J\u2019avoue que, malgr\u00e9 que cette folie f\u00fbt habituelle \u00e0 Ivan Matve\u00eftch, je ne pus m\u2019emp\u00eacher de penser qu\u2019il avait la fi\u00e8vre et qu\u2019il d\u00e9lirait. On e\u00fbt dit l\u2019ordinaire Ivan Matve\u00eftch vu \u00e0 travers une loupe grossissant au moins vingt fois.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Mon ami, lui demandai-je, esp\u00e8res-tu vivre longtemps ainsi ? Dis-moi, te portes-tu bien ? Comment manges-tu ? Comment dors-tu ? Comment respires-tu ? Que diable, je suis ton ami et tu conviendras que le cas est assez extraordinaire pour justifier ma curiosit\u00e9.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Curiosit\u00e9 bien vaine, r\u00e9pondit-il sentencieusement, mais que je consens \u00e0 satisfaire. Tu me demandes comment je me suis arrang\u00e9 dans les profondeurs de ce monstre ? Sache d\u2019abord qu\u2019\u00e0 mon tr\u00e8s grand \u00e9tonnement, ce crocodile est absolument vide. Il me semble \u00eatre dans un \u00e9norme sac en caoutchouc pareil \u00e0 ceux que vendent les commer\u00e7ants de la rue Gorovkhoka\u00efa ainsi que ceux de la Morska\u00efa, si je ne me trompe, et de la Perspective Vozniesienski. D\u2019ailleurs, s\u2019il en \u00e9tait autrement, r\u00e9fl\u00e9chis : aurais-je jamais pu y entrer ?<\/p>\n\n\n\n

C\u2019est de ce crocodile que sortiront d\u00e9sormais la v\u00e9rit\u00e9 et la lumi\u00e8re.<\/p><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n

\u2014 Est-il possible ? exclamai-je avec une stup\u00e9faction fort compr\u00e9hensible. Ainsi, ce crocodile est enti\u00e8rement vide ?<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Enti\u00e8rement, confirma Ivan Matve\u00eftch avec une extr\u00eame gravit\u00e9, et il est probable que ce sont les lois m\u00eames de la nature qui l\u2019ont voulu ainsi. Le crocodile est constitu\u00e9 en tout et pour tout d\u2019une gueule munie de dents tr\u00e8s tranchantes et d\u2019une assez longue queue. \u00c0 l\u2019int\u00e9rieur, dans l\u2019espace qui s\u00e9pare ces deux extr\u00e9mit\u00e9s, il ne se trouve qu\u2019un grand vide tapiss\u00e9 de quelque chose d\u2019analogue \u00e0 du caoutchouc et qui doit en \u00eatre.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Et les poumons, le ventre, les intestins, et le foie, et le c\u0153ur ? interrompis-je, exasp\u00e9r\u00e9.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Il n\u2019y en a pas. Il n\u2019existe rien de tout cela et il est probable qu\u2019il n\u2019en a jamais exist\u00e9. Ces pr\u00e9jug\u00e9s ne sont que la cons\u00e9quence des r\u00e9cits fantaisistes de voyageurs l\u00e9gers. De m\u00eame qu\u2019on gonfle un coussin avec de l\u2019air, de m\u00eame je gonfle de ma personne la viduit\u00e9 de ce crocodile, qui est \u00e9lastique jusqu\u2019\u00e0 l\u2019invraisemblance. Ainsi, toi, en ta qualit\u00e9 d\u2019ami de ma maison, tu pourrais fort bien venir prendre place aupr\u00e8s de moi, si tu en avais seulement la g\u00e9n\u00e9rosit\u00e9. Il y a place pour toi, ici. Je pense y faire venir Elena Ivanovna, en cas de besoin. Du reste, cette d\u00e9couverte s\u2019accorde fort bien avec les enseignements des sciences naturelles, car, supposons qu\u2019il te soit donn\u00e9 de cr\u00e9er un nouveau crocodile, une question se dresse tout d\u2019abord devant toi : quelle est la principale fonction du crocodile ? La r\u00e9ponse s\u2019impose : engloutir des hommes. Quelle doit \u00eatre la conformation d\u2019un crocodile pour l\u2019adapter le mieux possible \u00e0 <\/em>cette besogne d\u2019engloutissement ? R\u00e9ponse in\u00e9vitable : il faut qu\u2019il y ait de la place ; il faut qu\u2019il soit vide. Or, il y a longtemps que la physique nous a appris que la nature a horreur du vide. Donc l\u2019int\u00e9rieur du crocodile doit commencer par \u00eatre vide, mais non point demeurer ainsi. Il faut donc qu\u2019il avale tout ce qu\u2019il peut trouver afin de se remplir. Voici donc la seule explication plausible de cette propension des crocodiles \u00e0 nous avaler. Il y a des diff\u00e9rences de constitution entre les \u00eatres anim\u00e9s. Ainsi, plus la t\u00eate d\u2019un homme est vide et moins elle \u00e9prouve le besoin de se remplir, mais c\u2019est l\u2019unique exception \u00e0 la loi g\u00e9n\u00e9rale pr\u00e9c\u00e9demment exprim\u00e9e. Tout cela me semble maintenant clair comme le jour. J\u2019ai compris tout cela de par la seule puissance de mon esprit et de ma propre exp\u00e9rience, en plongeant, pour ainsi dire, dans les gouffres de la nature, dans la cornue o\u00f9 elle \u00e9labore ses myst\u00e8res, en \u00e9coutant battre son pouls. Remarque que l\u2019\u00e9tymologie elle-m\u00eame est d\u2019accord avec moi. Car le nom du crocodile n\u2019exprime-t-il pas la voracit\u00e9 de cet animal ? Crocodile, crocodile<\/em>, est un mot italien, sans doute contemporain des anciens pharaons d\u2019\u00c9gypte et provenant certainement du mot fran\u00e7ais : croquer<\/em>, soit manger, se nourrir de. Je me propose d\u2019expliquer tout cela au public lors de ma prochaine conf\u00e9rence dans le salon d\u2019Elena Ivanovna quand je m\u2019y serai fait porter avec mon bac.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Mon ami, il faut te purger ! m\u2019\u00e9criai-je malgr\u00e9 moi, pensant, non sans effroi, que mon ami avait la fi\u00e8vre.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Sottises ! r\u00e9pondit-il d\u2019un ton de m\u00e9pris. Est-ce commode dans mon actuelle situation ? Et cependant, je ne doutais pas que tu allais parler de purgation.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Mais, cher ami, comment te soutiens-tu donc maintenant ? As-tu seulement d\u00een\u00e9 aujourd\u2019hui ?<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Non, mais je n\u2019ai pas faim et il est fort probable que je ne prendrai jamais plus de nourriture. Cela est \u00e9galement tr\u00e8s compr\u00e9hensible ; du moment que je remplis tout le vide int\u00e9rieur de ce crocodile, je le rassasie pour toujours. On va pouvoir rester des ann\u00e9es sans lui rien donner \u00e0 <\/em>manger. D\u2019autre part, pendant que je le rassasie, il doit me communiquer tous les sucs vitaux de son corps. C\u2019est ainsi que les plus raffin\u00e9es coquettes s\u2019appliquent, pendant la nuit, des escalopes crues sur la figure, en mani\u00e8res de compresses, pour appara\u00eetre fra\u00eeches, souples et s\u00e9duisantes apr\u00e8s le bain du matin. Je nourris le crocodile de ma personne, mais je re\u00e7ois de lui ma propre nourriture. Ainsi nous nous nourrissons mutuellement. Mais, comme il est difficile, f\u00fbt-ce \u00e0 un crocodile, de dig\u00e9rer un homme comme moi, il doit ressentir quelque pesanteur dans l\u2019estomac \u2014 qui lui fait d\u00e9faut, du reste. \u2014 Et c\u2019est pour ne pas l\u2019incommoder que j\u2019\u00e9vite le plus possible de me retourner. Je pourrais le faire, mais je m\u2019en abstiens par humanit\u00e9. C\u2019est l\u00e0 le seul inconv\u00e9nient de ma position et, au sens figur\u00e9, Timothe\u00ef Semionitch a bien raison de m\u2019appeler fain\u00e9ant. Mais je prouverai qu\u2019on peut transformer le sort de l\u2019humanit\u00e9 tout couch\u00e9 sur le c\u00f4t\u00e9 que l\u2019on soit, mieux : qu\u2019on ne peut atteindre un tel but que dans cette position. Ce sont les fain\u00e9ants qui \u00e9laborent toutes les grandes id\u00e9es, toutes les \u00e9volutions intellectuelles favoris\u00e9es par nos journaux et nos revues. Voil\u00e0 pourquoi l\u2019on dit avec raison que ces publications sont des sortes de laboratoires, mais peu importe. Je vais \u00e9tablir de toutes pi\u00e8ces un syst\u00e8me social complet et tu ne saurais croire \u00e0 quel point c\u2019est facile. Il suffit pour cela de s\u2019isoler dans quelque coin \u00e9cart\u00e9, l\u2019int\u00e9rieur d\u2019un crocodile, par exemple, et de fermer les yeux. Tout aussit\u00f4t on d\u00e9couvre le paradis de l\u2019humanit\u00e9. Tant\u00f4t, pendant que vous \u00e9tiez partis, je me suis mis \u00e0 chercher des syst\u00e8mes et j\u2019en ai tout de suite trouv\u00e9 trois. J\u2019en pr\u00e9pare un quatri\u00e8me. Il est vrai que, pour cela, il faut commencer par tout renverser, mais n\u2019est-ce pas facile quand on se trouve dans un crocodile ? Ce n\u2019est pas tout. Du fond d\u2019un crocodile, il semble qu\u2019on voie le monde avec une grande nettet\u00e9… sans doute ma situation pr\u00e9sente-t-elle quelques inconv\u00e9nients, encore qu\u2019assez insignifiants. Cet int\u00e9rieur de crocodile est froid et visqueux ; de plus, cela sent la r\u00e9sine. Il me semble toujours flairer mes galoches de l\u2019ann\u00e9e derni\u00e8re. Mais c\u2019est l\u00e0 tout ; on ne saurait se plaindre de rien d\u2019autre.<\/p>\n\n\n\n

Sur l\u2019avis de sa m\u00e8re, il exigea, pour prix de son crocodile une somme de 50 mille roubles en obligations \u00e0 lots du dernier emprunt int\u00e9rieur, une maison en pierres dans la rue Gorovkhova\u00efa, avec une pharmacie tout install\u00e9e dans cette maison, plus le grade de colonel.<\/p><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n

\u2014 Ivan Matve\u00eftch, lui dis-je, voil\u00e0 des miracles auxquels j\u2019ai peine \u00e0 croire. As-tu donc l\u2019intention de ne plus d\u00eener de toute ta vie ?<\/p>\n\n\n\n

\u2014 De quelles bagatelles vas-tu donc te soucier, t\u00eate futile et oisive ? Je suis l\u00e0, \u00e0 te d\u00e9velopper de vastes id\u00e9es, et toi… Sache donc que ces grandes id\u00e9es, qui sont venues illuminer la nuit o\u00f9 j\u2019\u00e9tais plong\u00e9, me rassasient mieux que toute nourriture. Du reste, notre excellent manager s\u2019est pr\u00e9occup\u00e9 de ce point avec sa bonne m\u00e8re et ils ont d\u00e9cid\u00e9 d\u2019introduire chaque matin, par la gueule du crocodile, un tube recourb\u00e9 au moyen duquel je pourrais aspirer mon caf\u00e9 ou quelque potage. Le tube est command\u00e9, mais je l\u2019estime superflu. J\u2019esp\u00e8re vivre au moins mille ans, s\u2019il est vrai que les crocodiles atteignent \u00e0 <\/em>cette long\u00e9vit\u00e9. Informe-t-en d\u00e8s demain, car je puis me tromper et confondre le crocodile avec quelque autre animal. Une seule consid\u00e9ration m\u2019inqui\u00e8te : comme je suis v\u00eatu de drap et chauss\u00e9 de bottes, il est bien certain que le crocodile ne peut me dig\u00e9rer. De plus, je suis en vie et m\u2019oppose \u00e0 une telle absorption de toutes les forces de ma volont\u00e9, car je ne veux \u00e0 aucun prix subir l\u2019ordinaire transformation des aliments ; ce serait trop humiliant pour moi. Mais le drap de mes v\u00eatements est, par malheur, de fabrication russe et je crains qu\u2019il ne puisse r\u00e9sister \u00e0 un s\u00e9jour de mille ans dans l\u2019int\u00e9rieur de cette b\u00eate. Il finirait par se d\u00e9sagr\u00e9ger et moi, rest\u00e9 sans protection je pourrais bien en arriver \u00e0 \u00eatre dig\u00e9r\u00e9, quelque r\u00e9sistance que j\u2019y oppose. Pendant toute la journ\u00e9e, je ne le permettrais pas, mais, la nuit ! dans le sommeil, alors que la volont\u00e9 s\u2019\u00e9loigne de l\u2019homme, ne risqu\u00e9-je pas ce sort humiliant d\u2019\u00eatre assimil\u00e9 comme une pomme de terre, comme des beignets ou du veau ! Une telle pens\u00e9e me met en fureur. Ne f\u00fbt-ce que pour \u00e9viter de pareilles conjonctures, il faudrait changer le tarif des douanes et prot\u00e9ger l\u2019importation des draps anglais qui plus solides que les n\u00f4tres, r\u00e9sisteraient plus longtemps aux forces absorbantes de la nature lorsque celui qu\u2019ils couvriraient aurait \u00e0 p\u00e9n\u00e9trer dans un crocodile. \u00c0 la premi\u00e8re occasion, je ferai part de cette vue \u00e0 quelque homme d\u2019\u00c9tat en m\u00eame temps qu\u2019aux lecteurs de nos grands quotidiens, afin de provoquer un mouvement d\u2019opinion. J\u2019esp\u00e8re servir \u00e0 bien d\u2019autres choses. Je ne doute pas de voir accourir vers moi, chaque matin, une foule de curieux qui paieront volontiers vingt-cinq kopeks pour conna\u00eetre ma pens\u00e9e sur les derniers t\u00e9l\u00e9grammes de la veille. En un mot, je trouve que l\u2019avenir se pr\u00e9sente \u00e0 moi sous les couleurs les plus brillantes.<\/p>\n\n\n\n

\u00ab La fi\u00e8vre ! la fi\u00e8vre ! \u00bb me disais-je. Je poursuivis \u00e0 haute voix, pour mieux le p\u00e9n\u00e9trer :<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Mais, mon ami, et la libert\u00e9, qu\u2019en fais-tu ? Tu es comme en prison et la libert\u00e9 n\u2019est-elle pas le plus grand bien de l\u2019homme ?<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Que tu es b\u00eate ! me r\u00e9pondit-il. Certes, les sauvages aiment l\u2019ind\u00e9pendance, mais les vrais sages sont \u00e9pris d\u2019ordre, avant tout, car, sans ordre…<\/p>\n\n\n\n

\u2014 De gr\u00e2ce, Ivan Matve\u00eftch !…<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Tais-toi et \u00e9coute ! hurla-t-il furieux de l\u2019interruption. Jamais je ne m\u2019\u00e9tais senti aussi fort qu\u2019\u00e0 pr\u00e9sent. Dans mon \u00e9troit abri, je ne crains gu\u00e8re que la pesante critique des grands journaux et le sifflement des feuilles satiriques. J\u2019appr\u00e9hende que les gens peu s\u00e9rieux, les imb\u00e9ciles, les envieux et, en g\u00e9n\u00e9ral, les nihilistes ne se fassent une ris\u00e9e de moi. Mais je prendrai mes mesures. J\u2019attends avec impatience le jugement que l\u2019opinion publique et surtout la Presse porteront sur moi d\u00e8s demain. Tiens-toi bien au courant de cela.<\/p>\n\n\n\n

Quelle est la principale fonction du crocodile ? La r\u00e9ponse s\u2019impose : engloutir des hommes.<\/p><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n

\u2014 Bon ! je t\u2019apporterai demain un tas de journaux.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Il serait pr\u00e9matur\u00e9 d\u2019attendre quelque chose des journaux pour demain, car les nouvelles ne paraissent gu\u00e8re qu\u2019apr\u00e8s quatre jours. Cependant, \u00e0 partir d\u2019aujourd\u2019hui, viens chaque soir par l\u2019entr\u00e9e de service. J\u2019ai d\u00e9cid\u00e9 de te prendre comme secr\u00e9taire. Tu me liras les gazettes et les magazines, puis je te dicterai mes pens\u00e9es et je t\u2019indiquerai les commissions \u00e0 faire. N\u2019oublie pas de m\u2019apporter chaque jour tous les t\u00e9l\u00e9grammes de l\u2019Europe, Mais en voil\u00e0 assez. Tu dois avoir sommeil. Rentre chez toi et ne pense pas \u00e0 ce que je t\u2019ai dit au sujet de la critique. Je ne la crains pas, car elle se trouve elle-m\u00eame dans une situation assez critique. Il suffira de rester sage et vertueux pour \u00eatre comme sur un pi\u00e9destal. Si je ne suis pas Socrate, je serai Diog\u00e8ne, \u00e0 moins que je ne sois les deux en m\u00eame temps, telle est ma mission future parmi l\u2019humanit\u00e9.<\/p>\n\n\n\n

Ainsi parlait Ivan Matve\u00eftch, faisant preuve d\u2019un esprit aussi l\u00e9ger qu\u2019obstin\u00e9 \u2014 il est vrai qu\u2019il \u00e9tait sous l\u2019empire de la fi\u00e8vre \u2014 et pareil \u00e0 ces femmes de caract\u00e8re faible qui ne peuvent garder un secret. Toutes ses observations sur le crocodile me paraissaient fort sujettes \u00e0 caution. Voyons, \u00e9tait-il possible que ce crocodile f\u00fbt vide ? Je parie bien que tout cela n\u2019\u00e9tait que rodomontades de vaniteux et qu\u2019il cherchait surtout \u00e0 m\u2019humilier.<\/p>\n\n\n\n

Je sais qu\u2019il \u00e9tait malade et qu\u2019on doit c\u00e9der aux malades, mais j\u2019avouerai franchement que je n\u2019ai pu souffrir Ivan Matve\u00eftch. Pour toute ma vie et d\u00e8s l\u2019enfance, il me garda sous sa tutelle. Mille fois j\u2019avais eu vell\u00e9it\u00e9 d\u2019en finir, mais toujours quelque chose me ramenait \u00e0 lui comme si j\u2019eusse esp\u00e9r\u00e9 le convaincre de je ne sais quoi et me venger enfin. Singuli\u00e8re amiti\u00e9 dont je peux dire que les neuf dixi\u00e8mes n\u2019\u00e9taient que de la haine. Cette fois, pourtant, nous nous s\u00e9par\u00e2mes sur une bonne impression.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Votre ami est un homme des plus intelligents, me dit l\u2019Allemand \u00e0 demi-voix en me reconduisant, car il avait \u00e9cout\u00e9 notre conversation de bout en bout.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 \u00c0 propos, fis-je, de peur de l\u2019oublier, combien voudriez-vous de votre crocodile, si l\u2019on vous proposait de vous l\u2019acheter ?<\/p>\n\n\n\n

Ivan Matve\u00eftch, ayant entendu la question, attendit la r\u00e9ponse avec beaucoup d\u2019int\u00e9r\u00eat. Il me sembla \u00e9vident qu\u2019il lui e\u00fbt \u00e9t\u00e9 fort d\u00e9sagr\u00e9able de voir l\u2019Allemand demander une somme insuffisante. Au moins toussa-t-il d\u2019une fa\u00e7on assez singuli\u00e8re.<\/p>\n\n\n\n

Tout d\u2019abord, l\u2019Allemand ne voulut rien entendre et alla m\u00eame jusqu\u2019\u00e0 se f\u00e2cher.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Que personne n\u2019ose jamais me demander de vendre mon crocodile ! s\u2019\u00e9cria-t-il furieusement et plus rouge qu\u2019une \u00e9crevisse. Je ne veux pas me d\u00e9faire de mon crocodile ! Je n\u2019accepterais pas un million de thalers pour ce crocodile. Il m\u2019a rapport\u00e9 aujourd\u2019hui cent trente thalers d\u2019entr\u00e9es. Il m\u2019en vaudra dix mille et jusqu\u2019\u00e0 cent mille !<\/p>\n\n\n\n

Ivan Matve\u00eftch en riait de plaisir. Je pris mon courage \u00e0 deux mains. Avec le calme et la raison de l\u2019homme qui remplit son devoir d\u2019ami, je repr\u00e9sentai \u00e0 ce fol Allemand toute la fausset\u00e9 de ses calculs. Pour peu qu\u2019il ramass\u00e2t cent mille thalers par jour, il ne lui faudrait pas quatre jours pour que P\u00e9tersbourg entier eut d\u00e9fil\u00e9 dans son \u00e9tablissement. Apr\u00e8s cela, ce serait fini ; on ne sait ni qui vit, ni qui meurt ; le crocodile pouvait \u00e9clater, Ivan Matve\u00eftch tomber malade et tr\u00e9passer, etc., etc. Il r\u00e9fl\u00e9chit, puis il me r\u00e9pondit :<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Je demanderai des gouttes au pharmacien et votre ami ne mourra pas.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Les gouttes, fis-je, c\u2019est tr\u00e8s bien. Mais songez qu\u2019un proc\u00e8s peut s\u2019engager. Et que l\u2019\u00e9pouse d\u2019Ivan Matve\u00eftch s\u2019avise de r\u00e9clamer son \u00e9poux l\u00e9gitime ? Vous d\u00e9sirez vous enrichir, mais \u00eates-vous dispos\u00e9 \u00e0 faire une pension \u00e0 <\/em>Elena Ivanovna ?<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Telle n\u2019est pas mon intention ! me r\u00e9pondit-il d\u2019une voix grave et r\u00e9solue.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Non, nous n\u2019avons point cette intention ! ajouta la m\u00e8re avec col\u00e8re.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Voyons, est-ce que vous ne feriez pas mieux d\u2019accepter d\u00e8s maintenant une somme raisonnable et qui constituerait une certitude, au lieu d\u2019escompter un b\u00e9n\u00e9fice al\u00e9atoire. Je tiens d\u2019ailleurs \u00e0 vous faire remarquer que je ne vous fais cette question que par pure curiosit\u00e9.<\/p>\n\n\n\n

L\u2019Allemand jugea utile de consulter sa m\u00e8re et l\u2019emmena dans un coin de la loge o\u00f9 se trouvait une armoire renfermant le plus grand et le plus laid des singes de la collection.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Tu vas voir ! me dit Ivan Matve\u00eftch.<\/p>\n\n\n\n

En ce qui me concerne, j\u2019\u00e9prouvais une violente envie de rosser tous ces gens-l\u00e0, l\u2019Allemand, sa m\u00e8re et, encore plus que les autres, cet Ivan Matve\u00eftch, dont l\u2019ambition illimit\u00e9e m\u2019aga\u00e7ait au possible. Mais, que dire de la r\u00e9ponse de l\u2019astucieux Allemand ?<\/p>\n\n\n\n

Du moment que je remplis tout le vide int\u00e9rieur de ce crocodile, je le rassasie pour toujours. On va pouvoir rester des ann\u00e9es sans lui rien donner \u00e0 <\/em>manger.<\/p><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n

Sur l\u2019avis de sa m\u00e8re, il exigea, pour prix de son crocodile une somme de 50 mille roubles en obligations \u00e0 lots du dernier emprunt int\u00e9rieur, une maison en pierres dans la rue Gorovkhova\u00efa, avec une pharmacie tout install\u00e9e dans cette maison, plus le grade de colonel.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Tu vois ! s\u2019\u00e9cria triomphalement Ivan Matve\u00eftch, je te le disais bien. \u00c0 part sa derni\u00e8re exigence \u2014 cette nomination de colonel qui est tout \u00e0 fait folle \u2014 il a parfaitement raison, car il sait appr\u00e9cier l\u2019actuelle valeur de sa b\u00eate. Le point de vue \u00e9conomique avant tout !<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Voyons ! criai-je furieusement \u00e0 cet Allemand, comment osez-vous r\u00e9clamer ce grade de colonel ? Quel exploit avez-vous accompli ? Quels services avez-vous rendus ? De quelle gloire militaire vous \u00eates-vous donc couvert ? Est-ce que vous \u00eates fou ?<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Fou ! r\u00e9pliqua l\u2019Allemand offens\u00e9, c\u2019est-\u00e0-dire que je suis un homme fort sens\u00e9 et que vous n\u2019\u00eates que des sots. Si l\u2019on ne m\u00e9rite pas d\u2019\u00eatre nomm\u00e9 colonel alors qu\u2019on peut exhiber un crocodile qui contient un conseiller de la cour tout vivant !… Faites-moi donc voir le Russe qui pourrait vous montrer un crocodile contenant un conseiller de la cour tout vivant. Je suis un homme fort remarquable et je ne vois pas pourquoi on ne me nommerait pas colonel.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Adieu donc, Ivan Matve\u00eftch ! m\u2019\u00e9criai-je, tremblant de fureur, et je m\u2019en fus presque en courant. Une minute de plus et je n\u2019eusse plus r\u00e9pondu de moi. L\u2019extravagante ambition de ces deux imb\u00e9ciles \u00e9tait intol\u00e9rable. La fra\u00eecheur de l\u2019air calma quelque peu mon indignation. Enfin, ayant crach\u00e9 une quinzaine de fois de gauche et de droite je h\u00e9lai un fiacre, me fis conduire chez moi, me d\u00e9shabillai et me jetai dans mon lit.<\/p>\n\n\n\n

Ce qui m\u2019exasp\u00e9rait par dessus tout, c\u2019\u00e9tait d\u2019\u00eatre devenu le secr\u00e9taire d\u2019Ivan Matve\u00eftch. Alors, d\u00e9sormais, pour remplir mes devoirs d\u2019ami v\u00e9ritable, il allait me falloir m\u2019abrutir tous les soirs !<\/p>\n\n\n\n

J\u2019avais envie de battre quelqu\u2019un et, d\u2019ailleurs, une fois ma bougie \u00e9teinte, je m\u2019appliquai quelques coups de poing sur la t\u00eate et sur diverses parties du corps. Cela me soulagea quelque peu et je finis par m\u2019endormir fort profond\u00e9ment, car j\u2019\u00e9tais bris\u00e9. Je passai ma nuit \u00e0 <\/em>r\u00eaver de singes, mais, vers le matin, je r\u00eavai d\u2019Elena Ivanovna.<\/p>\n\n\n\n

\n \n \r\n \r\n \r\n \r\n \r\n <\/picture>\r\n \n <\/a>\n<\/figure>\n\n\n

IV<\/h2>\n\n\n\n

Je n\u2019eus pas de mal \u00e0 \u00e9tablir que, si j\u2019avais r\u00eav\u00e9 de singes, cela tenait \u00e0 ce que j\u2019en avais vu dans l\u2019armoire, mais pour ce qui est d\u2019Elena Ivanovna, c\u2019\u00e9tait une autre affaire. Disons-le tout de suite, j\u2019aimais cette dame, mais je m\u2019empresse d\u2019ajouter que je l\u2019aimais comme un p\u00e8re ; ni plus ni moins. Ce qui m\u2019am\u00e8ne \u00e0 cette conclusion, c\u2019est qu\u2019il m\u2019arriva maintes fois d\u2019\u00e9prouver l\u2019envie de l\u2019embrasser sur son front lisse ou sur ses joues roses. Et m\u00eame, bien que je ne l\u2019aie jamais fait, je dois confesser que je n\u2019aurais pas refus\u00e9 de l\u2019embrasser sur les l\u00e8vres. Et non seulement sur les l\u00e8vres, mais encore sur ses quenottes qui apparaissaient comme une rang\u00e9e de jolies petites perles, aussit\u00f4t qu\u2019elle riait… et elle riait fort souvent.<\/p>\n\n\n\n

Dans ses moments d\u2019expansion, Ivan Matve\u00eftch l\u2019appelait \u00ab son gentil non-sens \u00bb, surnom extr\u00eamement juste et caract\u00e9ristique. C\u2019\u00e9tait tout au plus une femme-bonbon. Aussi ne pouvais-je comprendre sur quoi Ivan Matve\u00eftch pouvait bien s\u2019appuyer pour vouloir en faire une Eug\u00e9nie Tour russe.<\/p>\n\n\n\n

Quoi qu\u2019il en f\u00fbt, mes r\u00eaves, singes \u00e0 part, m\u2019avaient procur\u00e9 les impressions les plus agr\u00e9ables, et le matin, devant ma tasse de th\u00e9, comme je repassais mes souvenirs de la veille, je r\u00e9solus de monter chez Elena Ivanovna en me rendant \u00e0 mon bureau. C\u2019\u00e9tait, d\u2019ailleurs mon devoir d\u2019ami de la maison.<\/p>\n\n\n\n

Dans une pi\u00e8ce minuscule attenante \u00e0 la chambre \u00e0 <\/em>coucher, et qu\u2019ils appelaient leur petit salon encore que leur grand salon f\u00fbt aussi fort exigu, Elena Ivanovna \u00e9tait assise sur un joli petit canap\u00e9, devant une petite table \u00e0 th\u00e9. Elle \u00e9tait v\u00eatue d\u2019une matin\u00e9e vaporeuse et buvait son caf\u00e9 dans une petite tasse. Elle \u00e9tait radieusement belle, mais semblait pr\u00e9occup\u00e9e.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Ah ! c\u2019est vous, polisson ! fit-elle avec un sourire distrait ; asseyez-vous, \u00e9cervel\u00e9, et prenez un peu de caf\u00e9. Eh bien, qu\u2019avez-vous fait hier ? \u00cates-vous all\u00e9 au bal masqu\u00e9 ?<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Y \u00eates-vous donc all\u00e9e ? Vous pensez que je puis courir les f\u00eates… J\u2019\u00e9tais all\u00e9 voir notre prisonnier…<\/p>\n\n\n\n

Je poussai un soupir et pris une mine accabl\u00e9e en m\u00eame temps qu\u2019une gorg\u00e9e de caf\u00e9.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Qui ? fit-elle, quel prisonnier ? Ah ! oui, le pauvre gar\u00e7on ? Est-ce qu\u2019il s\u2019ennuie beaucoup ?… \u00c9coutez… je voulais vous demander… Il me semble que je pourrais obtenir le divorce, maintenant ! N\u2019est-ce pas ?<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Le divorce ! m\u2019\u00e9criai-je avec une telle indignation que je faillis en renverser mon caf\u00e9, car je me disais avec rage : \u00ab C\u2019est le moricaud ! \u00bb<\/p>\n\n\n\n

Je vais \u00e9tablir de toutes pi\u00e8ces un syst\u00e8me social complet et tu ne saurais croire \u00e0 quel point c\u2019est facile. Il suffit pour cela de s\u2019isoler dans quelque coin \u00e9cart\u00e9, l\u2019int\u00e9rieur d\u2019un crocodile, par exemple, et de fermer les yeux.<\/p><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n

Il existait un certain moricaud, avec une petite moustache, qui \u00e9tait dans la construction. Il fr\u00e9quentait chez eux et savait faire rire Elena Ivanovna. Je le ha\u00efssais, et je pensai qu\u2019il avait eu, la veille, tout le temps de la voir au bal masqu\u00e9 et de lui dire un tas de b\u00eatises.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Voyons, d\u00e9bita la jolie femme avec pr\u00e9cipitation, comme si elle eut r\u00e9p\u00e9t\u00e9 une le\u00e7on, il va rester pour toujours dans ce crocodile ; il n\u2019en reviendra jamais et alors, moi, je devrai l\u2019attendre ? Il me semble qu\u2019un mari doit habiter chez lui et non pas dans un crocodile.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Mais c\u2019est un accident tout \u00e0 fait ind\u00e9pendant de sa volont\u00e9 ! commen\u00e7ai-je avec une \u00e9motion bien compr\u00e9hensible…<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Ah ! non, je ne veux pas de vos histoires, je n\u2019en veux pas ! cria-t-elle, f\u00e2ch\u00e9e. Vous me contredisez toujours, vilain ! On ne pourrait jamais rien faire avec vous. Je ne veux pas de vos conseils. Des \u00e9trangers me disent que je puis obtenir le divorce de par ce simple fait qu\u2019Ivan Matve\u00eftch ne va plus avoir d\u2019appointements.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Elena Ivanovna ! est-ce bien vous que j\u2019entends parler ainsi ? m\u2019\u00e9criai-je d\u2019un ton path\u00e9tique. Quel est le m\u00e9chant homme qui vous a mis de pareilles id\u00e9es en t\u00eate ? Mais il est impossible d\u2019obtenir le divorce pour une cause aussi peu s\u00e9rieuse que l\u2019absence d\u2019appointements. Et ce pauvre Ivan Matve\u00eftch, qui br\u00fble encore d\u2019amour pour vous, au fond de son crocodile ! Il en fond comme un morceau de sucre. Hier soir pendant que vous vous amusiez au bal masqu\u00e9, ne disait-il pas qu\u2019en cas d\u2019extr\u00e9mit\u00e9, il finirait par se d\u00e9cider \u00e0 vous prendre, comme son \u00e9pouse l\u00e9gitime, pr\u00e8s de lui, au fond du crocodile, d\u2019autant plus qu\u2019il y a de la place pour deux personnes et m\u00eame pour trois…<\/p>\n\n\n\n

Et je lui rapportai aussit\u00f4t toute cette int\u00e9ressante partie de l\u2019entretien que j\u2019avais eu la veille avec son mari.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Comment ! fit-elle stup\u00e9faite, comment ! vous voulez aussi que j\u2019aille rejoindre Ivan Matve\u00eftch dans ce crocodile ? Quelle id\u00e9e ! Comment voulez-vous que j\u2019entre l\u00e0-dedans avec mon chapeau et ma crinoline ? Dieu ! mais c\u2019est absurde ! Quelle figure ferais-je en y entrant, si quelqu\u2019un me voyait ? C\u2019est ridicule. Et comment me nourrirais-je… Et… comment ferais-je si je… En voil\u00e0 une invention ! Et quelles distractions y trouver ? Et vous me dites que \u00e7a sent le caoutchouc ! Et il me faudra rester couch\u00e9e pr\u00e8s de lui quand nous serons en bisbille ! Fi ! quelle horreur !<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Je comprends, je comprends toutes vos excellentes raisons, ch\u00e8re Elena Ivanovna, interrompis-je avec une ardeur bien naturelle chez un homme qui savait combattre pour la v\u00e9rit\u00e9, mais vous ne tenez pas compte d\u2019une chose, c\u2019est qu\u2019il ne peut vivre sans vous, puisqu\u2019il vous r\u00e9clame. C\u2019est la preuve de son amour, de son amour passionn\u00e9 et fid\u00e8le… Vous n\u2019avez pas su appr\u00e9cier la valeur de son amour, ch\u00e8re Elena Ivanovna !<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Je ne veux pas ! Je ne veux pas ! Je ne veux rien entendre ! criait-elle en gesticulant de sa petite main si jolie, aux ongles roses et brillants. Vous me ferez pleurer, vilain. Allez-y vous-m\u00eame, dans ce crocodile, si cela vous para\u00eet si agr\u00e9able. Vous \u00eates son ami. Eh bien, allez vous coucher pr\u00e8s de lui pour l\u2019amour de l\u2019amiti\u00e9 et y passez votre vie \u00e0 discuter sur des sujets fastidieux…<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Vous avez grand tort de traiter cette \u00e9ventualit\u00e9 sur un ton de raillerie, fis-je, interrompant avec gravit\u00e9 cette femme par trop l\u00e9g\u00e8re, Ivan Matve\u00eftch m\u2019a d\u00e9j\u00e0 invit\u00e9 \u00e0 venir le rejoindre. Il n\u2019est pas douteux que votre devoir vous y convie, tandis que je ne m\u2019y rendrais que par g\u00e9n\u00e9rosit\u00e9. Hier, comme il m\u2019expliquait l\u2019extraordinaire \u00e9lasticit\u00e9 des parois de ce crocodile, Ivan Matve\u00eftch insinua tr\u00e8s clairement qu\u2019il y aurait l\u00e0 place, non seulement pour vous deux, mais encore pour moi, en ma qualit\u00e9 d\u2019ami de la maison et que nous arriverions fort bien \u00e0 nous y installer tous les trois, en cas que je le voulusse, et, dans ce but…<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Comment, tous les trois ? s\u2019exclama Elena Ivanovna en me regardant non sans \u00e9tonnement. Alors, nous y serions tous les trois ensemble ? Ha ! ha ! ha ! que vous \u00eates donc b\u00eates tous les deux ! Ha ! ha ! ah ! Je vous y pincerais tout le temps, vilain que vous \u00eates ! Ha ! ha ! ha ! ah ! ah ! ah !<\/p>\n\n\n\n

Et, se rejetant sur le dossier du canap\u00e9, elle se mit \u00e0 rire aux larmes. Le rire, les larmes, tout cela \u00e9tait si d\u00e9licieux et s\u00e9duisant que je n\u2019y tins plus et me mis \u00e0 <\/em>lui embrasser la main, ce \u00e0 quoi elle ne s\u2019opposa pas, tout en me tirant les oreilles en signe de r\u00e9conciliation.<\/p>\n\n\n\n

L\u00e0-dessus, nous dev\u00eenmes fort gais et je lui contai en d\u00e9tail tous les plans d\u2019Ivan Matve\u00eftch. L\u2019id\u00e9e des soir\u00e9es-r\u00e9ceptions dans ses salons lui plut extr\u00eamement.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Seulement, remarqua-t-elle, il va me falloir plusieurs robes nouvelles et il est urgent qu\u2019Ivan Matve\u00eftch m\u2019envoie au plus vite une bonne somme d\u2019argent.<\/p>\n\n\n\n

Il y a longtemps que la physique nous a appris que la nature a horreur du vide. Donc l\u2019int\u00e9rieur du crocodile doit commencer par \u00eatre vide, mais non point demeurer ainsi.<\/p><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n

Puis elle ajouta pensive ;<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Mais, comment fera-t-on pour me l\u2019amener dans son bac ? C\u2019est tr\u00e8s ridicule. Je ne veux pas qu\u2019on trimballe mon mari dans cette baignoire. J\u2019en aurais honte devant mes h\u00f4tes… Je ne veux pas ! non, je ne veux pas…<\/p>\n\n\n\n

\u2014 \u00c0 propos, pendant que j\u2019y pense, est-ce que Timothe\u00ef Semionitch est venu vous voir hier soir ?<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Oui, il est venu ; il s\u2019est efforc\u00e9 de me consoler et imaginez-vous que nous avons pass\u00e9 toute la soir\u00e9e \u00e0 jouer aux cartes.. Quand il perdait, il me donnait des bonbons et quand c\u2019\u00e9tait moi, il me baisait les mains. Quel polisson ! et figurez-vous qu\u2019il a failli venir avec moi au bal masqu\u00e9 ! C\u2019est comme je vous le dis !<\/p>\n\n\n\n

\u2014 L\u2019enthousiasme ! r\u00e9pondis-je. Et qui donc ne serait enthousiaste de vous, charmeuse !<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Bon ! vous voil\u00e0 reparti avec vos compliments ! Attendez que je vous pince pour votre d\u00e9part. Je sais fort bien pincer, maintenant, qu\u2019en dites-vous ?… Ah ! est-ce qu\u2019Ivan Matve\u00eftch vous a souvent parl\u00e9 de moi ?<\/p>\n\n\n\n

\u2014 N-n-non, pas trop… Je vous avoue qu\u2019il est surtout pr\u00e9occup\u00e9 maintenant des destin\u00e9es de l\u2019humanit\u00e9 en g\u00e9n\u00e9ral et qu\u2019il veut…<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Bien, bien ; ne continuez pas. Ce doit \u00eatre fort ennuyeux. J\u2019irai le voir un de ces jours… demain, sans faute, mais pas aujourd\u2019hui. J\u2019ai mal \u00e0 la t\u00eate et il y aura beaucoup de monde… On chuchotera : c\u2019est sa femme ! J\u2019en serai honteuse… Adieu. Le soir, vous allez l\u00e0-bas.<\/em><\/p>\n\n\n\n

\u2014 Pr\u00e8s de lui, pr\u00e8s de lui ! Il m\u2019a dit de venir et de lui apporter les journaux.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Fort bien. Allez-y donc et faites-lui la lecture. Inutile de revenir ici aujourd\u2019hui car je ne me sens pas bien… Peut-\u00eatre irai-je rendre quelques visites… Adieu, polisson !<\/p>\n\n\n\n

\u00ab Bon ! me dis-je, inutile de demander si le moricaud vient ce soir ! \u00bb<\/p>\n\n\n\n

Il me semble qu\u2019un mari doit habiter chez lui et non pas dans un crocodile.<\/p><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n

Au bureau, comme de juste, je ne fis rien voir des soucis qui me rongeaient. Mais je ne fus pas long \u00e0 m\u2019apercevoir que plusieurs de nos journaux les plus progressistes circulaient de mains en mains et que mes coll\u00e8gues les lisaient avec une grande attention. Le premier qui parvint jusqu\u2019\u00e0 moi \u00e9tait La Feuille<\/em>, gazette sans orientation politique bien nette, mais de tendances humanitaires, ce qui ne la faisait consid\u00e9rer chez nous qu\u2019avec un certain m\u00e9pris, bien qu\u2019on la l\u00fbt. Voici ce que j\u2019y trouvai et qui ne laissa pas que de me surprendre :<\/p>\n\n\n\n

\u00ab D\u2019\u00e9tranges bruits couraient hier dans notre grande capitale, si bien par\u00e9e de ses magnifiques monuments. Un certain N…, gastronome fort connu dans le grand monde, sans doute las de la cuisine de Borel comme celle du cercle …ski, p\u00e9n\u00e9tra dans le Passage et se dirigea vers l\u2019endroit o\u00f9 l\u2019on exhibe un \u00e9norme crocodile et demanda qu\u2019on lui pr\u00e9par\u00e2t le monstre pour son d\u00eener. S\u2019\u00e9tant entendu avec le propri\u00e9taire, il ne tarda pas \u00e0 se mettre \u00e0 table et commen\u00e7a de le d\u00e9vorer \u2014 non pas le propri\u00e9taire, Allemand modeste et ordonn\u00e9, mais le crocodile, qu\u2019il attaqua tout vivant, y coupant au moyen de son canif d\u2019\u00e9normes bouch\u00e9es juteuses qu\u2019il avalait gloutonnement.<\/p>\n\n\n\n

\u00ab Petit \u00e0 petit, le crocodile tout entier disparut dans ce gouffre sans fond, en suite de quoi, notre gastronome fit mine de vouloir s\u2019en prendre \u00e0 <\/em>l\u2019ichneumon<\/em>, le compagnon habituel du crocodile et qu\u2019il supposait sans doute ne le lui point c\u00e9der en succulence.<\/p>\n\n\n\n

\u00ab Nous n\u2019\u00e9prouvons aucune esp\u00e8ce de pr\u00e9vention contre ce nouvel aliment depuis longtemps connu des gastronomes \u00e9trangers. Nous avions m\u00eame pr\u00e9dit cette vogue. Les lords<\/em> et les voyageurs anglais capturent en \u00c9gypte quantit\u00e9 de crocodiles dont ils d\u00e9gustent le dos sous forme de beafsteacks<\/em>, assaisonn\u00e9s de moutarde et d\u2019oignons et accompagn\u00e9s de pommes de terre.<\/p>\n\n\n\n

\u00ab Les Fran\u00e7ais venus avec de Lesseps portent leur pr\u00e9f\u00e9rence sur les pattes qu\u2019ils font cuire sous la cendre pour faire enrager les Anglais, lesquels ne leur m\u00e9nagent pas les railleries. Il est assez probable que, chez nous, on saura appr\u00e9cier aussi bien le dos que les pattes et nous nous r\u00e9jouissons de voir cette nouvelle branche de l\u2019industrie alimentaire venir enrichir notre puissante et si diverse patrie.<\/p>\n\n\n\n

\u00ab Apr\u00e8s cette ingestion p\u00e9tersbourgeoise d\u2019un premier crocodile, on peut pr\u00e9dire qu\u2019il ne se passera pas une ann\u00e9e avant qu\u2019on n\u2019en importe chez nous des centaines. Pourquoi n\u2019arriverait-on pas \u00e0 acclimater le crocodile en Russie ? Si l\u2019eau de la N\u00e9va est par trop froide pour ces int\u00e9ressants produits de l\u2019\u00e9tranger, il est des pi\u00e8ces d\u2019eau de par la capitale et, hors de la ville, il ne manque pas de rivi\u00e8res et de lacs.<\/p>\n\n\n\n

\u00ab Par exemple, ne pourrait-on pratiquer l\u2019\u00e9levage du crocodile \u00e0 Pargolovo ou \u00e0 Pavlovsk, \u00e0 Moscou dans les \u00e9tangs Presnienski et dans la Samotiok ? En m\u00eame temps qu\u2019ils fourniraient une agr\u00e9able et saine nourriture au palais raffin\u00e9 de nos gastronomes, ils seraient une grande distraction pour les dames en promenade dans ces lieux et serviraient encore \u00e0 procurer aux enfants des le\u00e7ons d\u2019histoire naturelle.<\/p>\n\n\n\n

\u00ab De leurs peaux, on confectionnerait des \u00e9tuis, des malles, des porte-cigarettes et des portefeuilles et c\u2019est plus d\u2019un million, en ces billets de banque crasseux si affectionn\u00e9s des marchands, qui pourrait tenir dans la peau d\u2019un crocodile. Nous nous proposons, d\u2019ailleurs, de revenir sous peu sur cette int\u00e9ressante question et autant de fois qu\u2019il le faudra. \u00bb<\/p>\n\n\n\n

Encore que j\u2019eusse pressenti quelque chose de ce genre, l\u2019inexactitude de cette information me fut fort d\u00e9sagr\u00e9able. Ne sachant trop \u00e0 qui confier mes impressions, je tournai mon regard vers Prokhor Savitch assis en face de moi. C\u2019est \u00e0 ce moment que je m\u2019aper\u00e7us qu\u2019il devait m\u2019observer depuis longtemps et tenait en main un num\u00e9ro du Cheveu <\/em>comme s\u2019il eut \u00e9t\u00e9 pr\u00eat \u00e0 me le passer.<\/p>\n\n\n\n

Sans rien dire, il prit La Feuille, <\/em>que je lui tendais et me pr\u00e9senta Le Cheveu <\/em>en marquant de son ongle l\u2019article sur lequel il d\u00e9sirait attirer mon attention. Ce Prokhor Savitch \u00e9tait un homme assez bizarre. Vieux gar\u00e7on, il n\u2019entretenait de rapports avec aucun de nous et ne causait pour ainsi dire avec personne de la chancellerie. Il avait toujours et \u00e0 propos de tout son opinion particuli\u00e8re, mais ne pouvait souffrir de la confier \u00e0 qui que ce f\u00fbt. Il vivait seul et presque personne de nous n\u2019avait p\u00e9n\u00e9tr\u00e9 chez lui.<\/p>\n\n\n\n

Voici ce que je lus dans Le Cheveu<\/em> \u00e0 l\u2019endroit marqu\u00e9 d\u2019un trait d\u2019ongle :<\/p>\n\n\n\n

\u00ab Tout le monde sait que nous sommes progressistes et humanitaires et que sur ce terrain, nous pr\u00e9tendons nous \u00e9galer \u00e0 l\u2019Europe. Mais, quels que soient les efforts de notre peuple et ceux de notre journal, il faut reconna\u00eetre que nous sommes loin d\u2019\u00eatre m\u00fbrs, si l\u2019on en juge par un fait r\u00e9voltant qui eut hier le Passage pour th\u00e9\u00e2tre et que nous avions toujours pr\u00e9dit.<\/p>\n\n\n\n

\u00ab Un \u00e9tranger, propri\u00e9taire d\u2019un crocodile, arriva en notre pays et exhibe sa b\u00eate dans le Passage. Nous nous empressons aussit\u00f4t de saluer cette nouvelle branche d\u2019une utile industrie, branche encore manquante sur le tronc de notre puissante et si diverse patrie.<\/p>\n\n\n\n

\u00ab Or, voil\u00e0 que, tout \u00e0 coup, hier, \u00e0 quatre heures et demie, on voit arriver chez cet \u00e9tranger un homme fort gros et en complet \u00e9tat d\u2019ivresse, qui paie le prix d\u2019entr\u00e9e et, sans pr\u00e9venir personne, va tout droit s\u2019engouffrer dans la gueule du crocodile, lequel ne peut faire autrement que de l\u2019avaler, ne serait-ce que par l\u2019instinct de la conservation et pour \u00e9viter l\u2019asphyxie. \u00c0 peine tomb\u00e9 dans l\u2019int\u00e9rieur du crocodile, l\u2019inconnu s\u2019endort profond\u00e9ment.<\/p>\n\n\n\n

\u00ab Les cris du manager furent aussi vains que les pleurs de sa famille \u00e9pouvant\u00e9e ; on eut beau menacer de recourir \u00e0 la force publique, rien ne produisit la moindre impression sur l\u2019ivrogne dont on n\u2019entendait monter du fond du crocodile que le rire ind\u00e9cent et les protestations que le crocodile serait puni de verges (sic) <\/em>cependant que le pauvre mammif\u00e8re, contraint d\u2019avaler un pareil morceau, se r\u00e9pandait en vaines larmes. L\u2019intrus ne voulait pas ressortir.<\/p>\n\n\n\n

\u00ab Nous ne savons comment expliquer des faits aussi barbares, qui montrent \u00e0 quel point nous sommes loin de la maturit\u00e9 et nous ravalent aux yeux des \u00e9trangers. Cette tendance \u00e0 la fr\u00e9n\u00e9sie qui est le fond du caract\u00e8re russe a trouv\u00e9 l\u00e0 sa digne application.<\/p>\n\n\n\n

\u00ab On en est \u00e0 se demander quelle pouvait bien \u00eatre l\u2019intention de cet importun. Cherchait-il un local chaud et confortable ? Mais la capitale n\u2019est-elle pas remplie de belles maisons o\u00f9 les logements sont confortables et \u00e0 bon march\u00e9, avec eau et gaz dans les escaliers et que gardent des Suisses ? Et puis nous attirons l\u2019attention de nos lecteurs sur la cruaut\u00e9 d\u2019un pareil traitement \u00e0 l\u2019\u00e9gard d\u2019un animal domestique.<\/p>\n\n\n\n

\u00ab On comprend s\u2019il est difficile \u00e0 ce crocodile de dig\u00e9rer une telle masse. Cette b\u00eate infortun\u00e9e est l\u00e0, affal\u00e9e, gonfl\u00e9e, attendant la mort dans d\u2019intol\u00e9rables souffrances. Depuis longtemps d\u00e9j\u00e0, en Europe, on tra\u00eene devant les tribunaux ceux qui traitent sans humanit\u00e9 les animaux domestiques. Chez nous, en d\u00e9pit de l\u2019\u00e9clairage \u00e0 l\u2019europ\u00e9enne, des trottoirs \u00e0 l\u2019europ\u00e9enne, des maisons construites \u00e0 l\u2019europ\u00e9enne, il se passera encore un long temps avant que nous fassions justice de ces agissements criminels.<\/p>\n\n\n\n

\u00ab Les maisons sont neuves, mais les pr\u00e9jug\u00e9s restent vieux.<\/em><\/p>\n\n\n\n

\u00ab Et m\u00eames les maisons sont-elles neuves ? On ne pourrait toujours le dire de leurs escaliers. Combien de fois avons-nous signal\u00e9 dans ces colonnes l\u2019\u00e9tat de pourriture lamentable o\u00f9 se trouvent depuis des mois les marches de l\u2019escalier de bois de la maison du marchand Loukianov, sur la P\u00e9tersbourska\u00efa, v\u00e9ritable effondrement qui pr\u00e9sentait un danger s\u00e9rieux pour la domestique, Afimia Skapidirovna, contrainte par les n\u00e9cessit\u00e9s de sa charge d\u2019y passer constamment pour monter de l\u2019eau ou du bois de chauffage. Ce que nous pr\u00e9disions arriva hier \u00e0 huit heures et demie du soir : Afimia Skapidirova, qui portait une soupi\u00e8re, tomba et se cassa la jambe.<\/p>\n\n\n\n

\u00ab Nous nous demandons cependant encore si cet accident va d\u00e9cider Loukianov \u00e0 faire r\u00e9parer son escalier, car le Russe a la t\u00eate dure. En attendant, la victime de l\u2019insouciance russe a \u00e9t\u00e9 transport\u00e9e \u00e0 l\u2019h\u00f4pital.<\/p>\n\n\n\n

\u00ab De m\u00eame, nous ne cesserons de r\u00e9p\u00e9ter que les portiers, en enlevant la neige des trottoirs de Vyborgska\u00efa, devraient prendre quelques pr\u00e9cautions pour \u00e9viter de crotter les chaussures des passants. Que ne mettent-ils la neige en petits tas, comme il se fait en Europe ? etc., etc. \u00bb<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Eh bien, qu\u2019est-ce que \u00e7a signifie ? demandai-je en regardant Prokhor Savitch avec une certaine surprise.<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Quoi ?<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Mais voyons, au lieu de plaindre Ivan Matve\u00eftch, on s\u2019apitoie sur ce crocodile !<\/p>\n\n\n\n

\u2014 Qu\u2019importe que la piti\u00e9 aille \u00e0 un mammif\u00e8re <\/em>ou \u00e0 l\u2019autre ? N\u2019est-ce pas \u00e0 l\u2019europ\u00e9enne ? On y plaint aussi les crocodiles, en Europe ! Hi ! hi ! hi !<\/p>\n\n\n\n

Cela dit, cet \u00e9trange Prokhor Savitch s\u2019absorba dans ses paperasses et ne pronon\u00e7a plus un mot.<\/p>\n\n\n\n

Je mis dans ma poche Le Cheveu <\/em>et je r\u00e9unis une provision de journaux pour mon pauvre Ivan Matve\u00eftch. Puis, bien que l\u2019heure de la sortie f\u00fbt encore lointaine, je quittai la chancellerie et me rendis au Passage afin de me rendre compte, f\u00fbt-ce de loin, de ce qu\u2019il s\u2019y passait et de recueillir les diverses opinions.<\/p>\n\n\n\n

Pr\u00e9voyant qu\u2019on s\u2019y \u00e9crasait, je relevai le col de mon pardessus, car j\u2019\u00e9prouvais un peu de honte, je ne sais trop pourquoi, tant nous sommes encore peu habitu\u00e9s \u00e0 la publicit\u00e9.<\/p>\n\n\n\n

Mais je sens que je n\u2019ai pas le droit de relater mes propres et prosa\u00efques sensations en face d\u2019un \u00e9v\u00e9nement aussi remarquable et singulier.<\/p>\n","protected":false},"excerpt":{"rendered":"

Il y a cent soixante ans, Dosto\u00efevski racontait cette histoire extraordinaire.<\/p>\n

Dans un passage de Saint-P\u00e9tersbourg, un fonctionnaire de l’Empire se fait avaler par un crocodile.<\/p>\n

Depuis le ventre de ce nouveau L\u00e9viathan, il imagine, entre d\u00e9lire et fantasmagorie, une nouvelle soci\u00e9t\u00e9 \u2014 la n\u00f4tre  ?<\/p>\n

Pour No\u00ebl, le Grand Continent vous offre la lecture de ce d\u00e9licieux petit conte injustement trop m\u00e9connu en France.<\/p>\n","protected":false},"author":2,"featured_media":309857,"comment_status":"closed","ping_status":"closed","sticky":false,"template":"templates\/post-editorials.php","format":"standard","meta":{"_acf_changed":true,"_trash_the_other_posts":false,"footnotes":""},"categories":[4344],"tags":[],"geo":[1917],"class_list":["post-309514","post","type-post","status-publish","format-standard","hentry","category-litterature","geo-europe"],"acf":[],"yoast_head":"\nLe Crocodile | Le Grand Continent<\/title>\n<meta name=\"robots\" content=\"index, follow, max-snippet:-1, max-image-preview:large, max-video-preview:-1\" \/>\n<link rel=\"canonical\" href=\"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/2025\/12\/24\/le-crocodile\/\" \/>\n<meta property=\"og:locale\" content=\"fr_FR\" \/>\n<meta property=\"og:type\" content=\"article\" \/>\n<meta property=\"og:title\" content=\"Le Crocodile | Le Grand Continent\" \/>\n<meta property=\"og:description\" content=\"Il y a cent soixante ans, Dosto\u00efevski racontait cette histoire extraordinaire. 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