{"id":307062,"date":"2025-12-02T19:18:43","date_gmt":"2025-12-02T18:18:43","guid":{"rendered":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/?p=307062"},"modified":"2025-12-02T19:18:46","modified_gmt":"2025-12-02T18:18:46","slug":"un-extrait-de-goldstrand-de-katerina-poladjan","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/2025\/12\/02\/un-extrait-de-goldstrand-de-katerina-poladjan\/","title":{"rendered":"Un extrait de \u00ab Goldstrand \u00bb, de Katerina Poladjan"},"content":{"rendered":"\n
Le 5 d\u00e9cembre 2025, au c\u0153ur des Alpes, le <\/em>Prix Grand Continent<\/em><\/a> sera remis \u00e0 un grand r\u00e9cit europ\u00e9en contemporain, dont il financera la traduction et la diffusion en cinq langues. \u00c0 cette occasion, nous vous offrons <\/em>des extraits des cinq finalistes de ce prix europ\u00e9en<\/em><\/a>. Aujourd\u2019hui, ce sont des bonnes feuilles de Goldstrand (Fischer Verlag, 2025).<\/em><\/p>\n\n\n\n Dans les ann\u00e9es 1950, une station baln\u00e9aire voit le jour sur la c\u00f4te bulgare de la mer Noire : Goldstrand, pens\u00e9e comme un lieu de vill\u00e9giature pour tous. Eli est con\u00e7u sur le chantier.<\/em><\/p>\n\n\n\n Soixante ans plus tard, apr\u00e8s avoir connu ses plus grands succ\u00e8s en tant que r\u00e9alisateur, il est allong\u00e9 sur le divan de sa docteure \u00e0 Rome. Il imagine et fabule l\u2019histoire de sa famille, qui traverse tout un si\u00e8cle et tout le continent europ\u00e9en, d\u2019Odessa \u00e0 Rome en passant par Constantinople et Varna.<\/em><\/p>\n\n\n\n Le jour suivant, Eli passe sa journ\u00e9e \u00e0 travailler au jardin. Tous les matins, il reste des heures \u00e0 genoux, arrachant l\u2019herbe qui pousse entre les dalles de travertin. \u00c0 midi, il r\u00e9colte les citrons et les oranges am\u00e8res, et jette les fruits pourris. D\u2019ordinaire, il d\u00e9pose les fruits r\u00e9colt\u00e9s dans un panier devant le portail, pr\u00eats \u00e0 \u00eatre emport\u00e9s ; mais aujourd\u2019hui, il lui prend l\u2019envie de faire de la marmelade. Dans toute la maison flotte le parfum des agrumes. La marmelade bouillonne dans une grande casserole ; Eli se tient devant, remue et \u00e9coute attentivement. La vapeur sucr\u00e9e chauffe son visage. Dans la r\u00e9gion de l\u2019estomac, il sent quelque chose qui le tire. Sa poitrine br\u00fble. Des larmes lui montent aux yeux. <\/p>\n\n\n\n Le soir, il s\u2019assoit devant l\u2019ordinateur, regarde des vid\u00e9os d\u2019Adriano Celentano et mange de la marmelade. Adriano Celentano chante, pr\u00e9sente des jeux t\u00e9l\u00e9vis\u00e9s, critique le gouvernement, fabrique du fromage de ch\u00e8vre. Il est \u00e0 la fois le fou et le roi, l\u2019homme excentrique et l\u2019homme du peuple. Cette productivit\u00e9 d\u00e9concertante, ininterrompue au fil des d\u00e9cennies, \u00e9nerve Eli. Peut-\u00eatre qu\u2019il devrait tourner un film en plusieurs \u00e9pisodes sur Adriano Celentano ? Il va appeler Vincenzo. \u00c9coute, Vincenzo, on va faire un film en plusieurs \u00e9pisodes sur Celentano, pour l\u2019une des grandes plateformes. Pour laquelle de ces grandes plateformes ? Cette grande plateforme sait-elle seulement la chance qui l\u2019attend ? J\u2019en suis pas encore l\u00e0, Vincenzo. Rappelle-moi quand tu en auras parl\u00e9 \u00e0 Antonella, Eli. Si elle accepte, on en reparlera. D\u00e8s demain, bien \u00e9videmment, il appellera Antonella. <\/p>\n\n\n\n Eli \u00e9teint l\u2019ordinateur, retire ses lunettes de lecture et se renverse contre le dossier. Puis il les remet, se l\u00e8ve et cherche dans la biblioth\u00e8que l\u2019\u00e9dition des Fiches<\/em> de Wittgenstein. Il trouve le livre quelque part entre W et Z, l\u2019ouvre au hasard et lit :<\/p>\n\n\n\n 45. <\/p>\n\n\n\n L\u2019intention (Absicht<\/em>) n\u2019est ni une \u00e9motion, ni un \u00e9tat d\u2019\u00e2me, ni une sensation ou une repr\u00e9sentation. Elle n\u2019est pas un \u00e9tat de conscience. Elle n\u2019a pas de dur\u00e9e v\u00e9ritable. <\/p>\n\n\n\n 46.<\/p>\n\n\n\n \u00ab J\u2019ai l\u2019intention de partir en voyage demain \u00bb – Quand en as-tu l\u2019intention ? Tout le temps ou par intermittence ?<\/p>\n\n\n\n Dehors on entend un miaulement. Eli remet le livre sur l\u2019\u00e9tag\u00e8re et laisse entrer le chat tigr\u00e9 roux, qui l\u2019a choisi comme h\u00f4te transitoire. \u00c0 cause de la couleur de son pelage, Eli a appel\u00e9 le chat Togliatti. Il fait une boule avec une feuille de papier sur son bureau, la fait rouler vers le chat, mais celui-ci est trop vieux et trop fier pour jouer \u00e0 de tels jeux. Au lieu de quoi c\u2019est une petite assiette qui l\u2019inspire, sur laquelle il trouve parfois les restes du d\u00eener d\u2019Eli. Puisque l\u2019assiette est vide, il s\u2019avance d\u2019un air grave vers le fauteuil de lecture d\u2019Omero, en \u00e9value la hauteur, juge l\u2019effort n\u00e9cessaire qu\u2019il devra faire pour sauter, bondit puis se laisse sombrer dans les coussins. Les yeux mi-clos, le chat observe Eli, qui traverse sans arr\u00eat la pi\u00e8ce, sort, puis revient avec un sac de voyage en cuir. Il pose le sac pr\u00e8s du bureau, prend du papier et un crayon, et commence \u00e0 r\u00e9diger une liste de choses \u00e0 mettre dedans. Le chat s\u2019endort.<\/p>\n\n\n\n On sonne. On sonne \u00e0 nouveau. <\/p>\n\n\n\n Devant la porte se tient la Dottoressa. Elle porte un imperm\u00e9able. La pluie tant annonc\u00e9e semble \u00eatre arriv\u00e9e.<\/p>\n\n\n\n Bonsoir, Eli. <\/p>\n\n\n\n Bonsoir, Dottoressa.<\/p>\n\n\n\n Il s\u2019\u00e9carte pour la laisser entrer. Ils sont dans le hall d\u2019entr\u00e9e, il fait sombre. Eli d\u00e9signe le lustre. Je devrais changer les ampoules, mais c\u2019est terriblement compliqu\u00e9.<\/p>\n\n\n\n Oui, dit la Dottoressa.<\/p>\n\n\n\n Eli n\u2019est pas certain de ce qu\u2019elle vient de corroborer : si cela se rapporte au fait qu\u2019il doit effectivement changer les ampoules, ou bien si elle renvoie \u00e0 la complication qu\u2019il y aurait \u00e0 atteindre les douilles entre les pendeloques de cristal. Puis-je vous inviter \u00e0 entrer ?<\/p>\n\n\n\n La Dottoressa fait signe que oui. <\/p>\n\n\n\n Eli l\u2019aide \u00e0 se d\u00e9barrasser de son manteau. Sur le sol se d\u00e9coupe la lumi\u00e8re qui baigne la biblioth\u00e8que. La maison est un th\u00e9\u00e2tre d\u2019ombres qui leur indique le chemin.<\/p>\n\n\n\n Comme le fauteuil du bureau est occup\u00e9 par Togliatti, la Dottoressa prend place sur la chaise de bureau d\u2019Eli, croise les jambes et demande, avec son ton habituel : Comment allez-vous, ce soir ?<\/p>\n\n\n\n Je vais bien. Puis-je vous offrir quelque chose ?<\/p>\n\n\n\n La Dottoressa regarde autour d\u2019elle, observe avec un sourire singulier le tableau de Giorgio Morandi, le papier de soie violet dans la corbeille, la couverture de laine qu\u2019Eli met sur ses \u00e9paules quand il a froid. De nouveau, la sonnette retentit.<\/p>\n\n\n\n Veuillez m\u2019excuser un instant, Dottoressa, je ne sais absolument pas ce qui se passe aujourd\u2019hui. D\u2019habitude, ici, il n\u2019y a pas tant de passage. <\/p>\n\n\n\n C\u2019est Paolo qui est \u00e0 la porte. Suis-je en retard ? Vous savez bien ce que c\u2019est, la circulation dans les rues de Rome. Et depuis que la pluie s\u2019est mise \u00e0 tomber, plus rien n\u2019avance. J\u2019esp\u00e8re ne pas vous avoir fait attendre trop longtemps. J\u2019ai apport\u00e9 du champagne.<\/p>\n\n\n\n Comme c\u2019est gentil, dit Eli, un peu incertain. Avancez donc, en suivant la lumi\u00e8re, mon bureau est par l\u00e0 ; la Dottoressa Malatesta s\u2019y trouve d\u00e9j\u00e0. En attendant, je m\u2019occupe des verres.<\/p>\n\n\n\n Dans la cuisine, les tubes fluorescents s\u2019allument en cliquetant, mais Eli n\u2019y voit pas plus clair. Quelque chose a d\u00fb m\u2019\u00e9chapper, j\u2019ai d\u00fb oublier quelque chose, se dit-il en sortant trois coupes de champagne du placard.<\/p>\n\n\n\n Lorsqu\u2019il revient dans la biblioth\u00e8que, Paolo fait sauter le bouchon.<\/p>\n\n\n\n La Dottoressa fait tourner le canard en bois entre ses mains. Je me l\u2019imaginais plus grand, dit-elle, un peu d\u00e9\u00e7ue.<\/p>\n\n\n\n \u00c0 la sant\u00e9 des bons esprits ! s\u2019exclame Paolo en levant son verre.<\/p>\n\n\n\n Voil\u00e0 qui est bien dit, Paolo, r\u00e9pond la Dottoressa en trinquant avec lui. Puis tous deux regardent Eli.<\/p>\n\n\n\n Eli h\u00e9site. Ch\u00e8re Dottoressa, cher Paolo, je ne me rappelle pas du tout quand ni comment nous avons convenu de cette r\u00e9union\u2026<\/p>\n\n\n\n La Dottoressa porte sa coupe \u00e0 ses l\u00e8vres, go\u00fbte le champagne, fait une moue approbatrice. Un excellent cru, Paolo. Vous avez d\u00e9cid\u00e9ment du go\u00fbt, il faut vous le reconna\u00eetre. <\/p>\n\n\n\n On sonne de nouveau. C\u2019est Francesca. Elle secoue son parapluie, le pose dans un coin pr\u00e8s de la porte et tend son manteau \u00e0 Eli. Rien n\u2019a chang\u00e9 ici, remarque-t-elle en p\u00e9n\u00e9trant dans le salon. Elle salue la Dottoressa et Paolo, prend le chat sur le fauteuil d\u2019Omero et le flanque dehors par la porte-fen\u00eatre.<\/p>\n\n\n\n Eli rapporte de la cuisine une autre coupe de champagne qu\u2019il offre \u00e0 Francesca. Je pars en voyage, annonce-t-il d\u2019un air solennel. <\/p>\n\n\n\n Et o\u00f9 pars-tu, Eli ?<\/p>\n\n\n\n Je pars en Bulgarie, mamma<\/em>.<\/p>\n\n\n\n Pourquoi ne restez-vous pas en Italie ? demande Paolo.<\/p>\n\n\n\n Oui, pourquoi ne restez-vous pas en Italie, Eli ? reprend la Dottoressa.<\/p>\n\n\n\n En Bulgarie, vraiment, dit Francesca. Laisse-moi deviner : sur la plage des Sables d\u2019or<\/em>, n\u2019est-ce pas ? Quel \u00e2ge as-tu, Eli ? Prends ton \u00e2ge et ajoute neuf mois : c\u2019est le temps qu\u2019il s\u2019est \u00e9coul\u00e9 depuis que j\u2019ai rencontr\u00e9 ton p\u00e8re. Tu ne le trouveras plus, l\u00e0-bas. <\/p>\n\n\n\n Et mamma<\/em>, qu\u2019en est-il de la bo\u00eete \u00e0 couture, du canard en bois, de la petite bo\u00eete dor\u00e9e avec les quatre dents de lait, des revues et des dessins \u2014 qu\u2019en est-il de ce carton rempli d\u2019objets ?<\/p>\n\n\n\n Ce n\u2019est qu\u2019une supposition de ta part, Eli, que ton p\u00e8re ait pu d\u00e9cider avant sa mort qu\u2019on m\u2019envoie ces choses-l\u00e0. Pourquoi m\u2019aurait-il l\u00e9gu\u00e9 des dents de lait et un canard en bois ? Pourquoi faut-il toujours que tu remettes \u00e7a ? Pourquoi ne peut-il pas en rester l\u00e0, Dottoressa ? Je le savais, c\u2019\u00e9tait couru d\u2019avance.<\/p>\n\n\n\n \u00c0 l\u2019instant o\u00f9 tu as dit que tu comptais partir, je le savais pertinemment. Je me suis dit, \u00e7a recommence. Francesca pose les mains sur ses genoux et baisse la voix : J\u2019ai rencontr\u00e9 ton p\u00e8re en 1961, alors que je fuyais. Je fuyais la vie qu\u2019on m\u2019avait destin\u00e9e, le monde de ton grand-p\u00e8re Omero \u2014 car nous savons tous deux ce qu\u2019\u00e9tait cet homme, inutile de dire un seul mot de plus \u00e0 ce sujet. Je fuyais le monde de ta grand-m\u00e8re Giulia, car c\u2019\u00e9tait une femme faible, qui n\u2019exigeait rien de la vie. Elle \u00e9tait pleine de peur et de paresse. Qu\u2019elle m\u2019ait mise au monde tient du miracle. Bien des ann\u00e9es plus tard, elle me racontait encore combien l\u2019accouchement avait \u00e9t\u00e9 affreusement douloureux. Je voulais m\u2019\u00e9loigner de tout cela, et j\u2019ai rencontr\u00e9 ton p\u00e8re. Il m\u2019a plu. Je ne savais pas que je tomberais enceinte \u2014 mais je savais bien que je ne reverrais jamais ce Bulgare. Basta. Tu es satisfait ? <\/p>\n\n\n\n Non. <\/p>\n\n\n\n Que veux-tu savoir de plus ? <\/p>\n\n\n\n Tu dis : \u00ab ce Bulgare \u00bb. Mais pourquoi ne dis-tu pas : \u00ab ton p\u00e8re \u00bb ? <\/p>\n\n\n\n Tu es bien morose, ce soir, Eli, et sans entrain.<\/p>\n\n\n\n \u00c0 quoi ressemblait-il ?<\/p>\n\n\n\n Je ne m\u2019en souviens plus. Il avait de belles mains. Peut-\u00eatre m\u00eame pas, d\u2019ailleurs. Je me souviens de ses yeux, parce qu\u2019ils \u00e9taient d\u2019un gris si profond. Et de sa voix.<\/p>\n\n\n\n Comment \u00e9tait-elle, sa voix ? <\/p>\n\n\n\n Je ne sais pas. Sa voix \u00e9tait belle. Captivante. Sa langue avait une sonorit\u00e9 agr\u00e9able.<\/p>\n\n\n\n Sa voix ressemblait-elle \u00e0 la mienne ?<\/p>\n\n\n\n Paolo ouvre la porte-fen\u00eatre et laisse rentrer le chat.<\/p>\n\n\n\n Non. Mais si j\u2019avais su que je t\u2019aurais et que tu serais si opini\u00e2tre, je l\u2019aurais pris en photo. <\/p>\n\n\n\n Tu aurais d\u00fb le savoir. <\/p>\n\n\n\n Mais comment aurais-je pu le savoir ? C\u2019\u00e9tait une douce nuit. Des nuits douces comme celles-ci, il y en a eu beaucoup : j\u2019\u00e9tais jeune. Je suis tomb\u00e9e enceinte et je voulais devenir m\u00e8re pour ne plus avoir \u00e0 \u00eatre fille. Je voulais un enfant. Je te voulais, toi. Pourquoi ne cesses-tu pas ? Je ne te suffis pas ? Ta maison ne te suffit pas ? Pourquoi faut-il que tu creuses ainsi ? Il n\u2019y a pas d\u2019histoire avant ta naissance, il n\u2019y a pas d\u2019histoire apr\u00e8s ta naissance \u2014 pas davantage avant la mienne, ni avant celle de ma m\u00e8re, ni de sa m\u00e8re \u00e0 elle. L\u2019histoire, c\u2019est toi-m\u00eame. Tu n\u2019as pas besoin de preuve, tu n\u2019as besoin de rien, Eli. Va au Panth\u00e9on, l\u00e0 tu trouveras ton histoire.<\/p>\n\n\n\n Pourquoi n\u2019as-tu pas voulu le revoir ?<\/p>\n\n\n\n Pourquoi ? Est-ce que cela t\u2019a seulement travers\u00e9 l\u2019esprit que ce soit lui qui n\u2019ait pas voulu me revoir ?<\/p>\n\n\n\n C\u2019est ce qui s\u2019est pass\u00e9 ? <\/p>\n\n\n\n Je ne sais pas. Je ne sais plus rien. Tu es comme\u2026 comme ces b\u00eates qui s\u2019enfoncent dans la peau \u2013 comment les appelle-t-on d\u00e9j\u00e0, Dottoressa ?<\/p>\n\n\n\n Une tique ?<\/p>\n\n\n\n Non, pas \u00e7a. <\/p>\n\n\n\n Une sangsue ?<\/p>\n\n\n\n Oui. C\u2019est \u00e7a. Une sangsue. Francesca se l\u00e8ve et se ressert du champagne. Puis elle se dirige vers la fen\u00eatre, jette un coup d\u2019\u0153il dehors, et se rassoit. Il n\u2019y a rien \u00e0 raconter \u00e0 ce sujet. Tous les six mois tu me tourmentes.<\/p>\n\n\n\n Je ne veux pas te tourmenter, mamma<\/em>. Dottoressa, ma m\u00e8re est sourde \u00e0 toutes les questions, et ses r\u00e9ponses sont muettes. Parfois, il y a des moments o\u00f9 elle me regarde, et je sais parfaitement qu\u2019\u00e0 travers mes traits, c\u2019est ce Bulgare qu\u2019elle voit. Et moi, le sachant, le voyant, je joue le Bulgare, rien que pour elle, pour qu\u2019elle se souvienne, pour que sa flamme se ravive.<\/p>\n\n\n\n La Dottoressa d\u00e9pose un baiser l\u00e9ger entre les oreilles du chat pos\u00e9 sur ses genoux.<\/p>\n\n\n\n Te souviens-tu, Eli, de ces samedis pass\u00e9s ensemble quand tu \u00e9tais petit ? Nous fl\u00e2nions, nous mangions des glaces, et, pleine d\u2019enthousiasme, j\u2019\u00e9coutais tes histoires. Je les trouvais toutes uniques et fascinantes. Personne ne sait raconter comme toi, Eli. J\u2019aime le drame et l\u2019exag\u00e9ration, et toi, tu sais me peindre le monde dans ses couleurs les plus vives et les plus belles.<\/p>\n\n\n\n Je m\u2019en souviens. Pourtant, de temps en temps, d\u00e9j\u00e0 \u00e0 l\u2019\u00e9poque, je me doutais que tu ne riais pas de mes histoires, mais de tes propres pens\u00e9es.<\/p>\n\n\n\n Pardonnez mon indiscr\u00e9tion, Eli, dit Paolo, mais j\u2019aimerais bien savoir d\u2019o\u00f9 vient ce d\u00e9licieux parfum dans votre maison.<\/p>\n\n\n\n Quel h\u00f4te n\u00e9gligent je fais ! Excusez-moi un instant, je reviens avec des crackers et une marmelade que je viens \u00e0 peine de faire. <\/p>\n\n\n\n Peu apr\u00e8s, la petite assembl\u00e9e s\u2019accorde pour dire que la marmelade d\u2019Eli est remarquablement r\u00e9ussie.<\/p>\n\n\n\n O\u00f9 est le bateau, mamma<\/em> ?<\/p>\n\n\n\n Quel bateau ?<\/p>\n\n\n\n Le bateau d\u2019Omero.<\/p>\n\n\n\n Que veux-tu faire avec ce bateau ?<\/p>\n\n\n\n Je vais naviguer jusqu\u2019en Bulgarie.<\/p>\n\n\n\n Mais tu ne sais m\u00eame pas faire de bateau \u00e0 voile, Eli, et le bateau moisit depuis des ann\u00e9es dans le port de Terracina.<\/p>\n\n\n\n Eli pose son verre sur la chemin\u00e9e. Il regarde autour de lui. Le ma\u00eetre du port de Terracina ne se souviendra probablement pas de l\u2019Argonetta. Mais je lui dirai : c\u2019est mon bateau. Nous n\u2019avons ici aucun bateau qui porte ce nom. C\u2019est mon bateau, insisterai-je, et finalement, le ma\u00eetre du port sortira un classeur tout ab\u00eem\u00e9, le jettera sur le comptoir et le feuillettera. Il haussera les \u00e9paules, d\u00e9crochera un trousseau de cl\u00e9s du crochet pr\u00e8s de la porte. L\u2019Argonetta repose \u00e0 sec, dans la partie arri\u00e8re du port, d\u00e9limit\u00e9e par une grille rouill\u00e9e.<\/p>\n\n\n\n Eli retrousse ses manches et s\u2019avance vers la porte-fen\u00eatre. Il regarde \u00e0 l\u2019ext\u00e9rieur, dans l\u2019obscurit\u00e9. Je me mettrai tout de suite au travail : je jetterai les coussins moisis de la cabine, je repeindrai la coque et je trouverai un m\u00e9canicien pour remettre le moteur en marche. D\u00e8s que le bateau sera remis \u00e0 l\u2019eau, je m\u2019installerai \u00e0 bord et r\u00e9serverai une place dans un cours de voile. Chaque soir, je m\u2019assi\u00e9rai sur le pont pour m\u2019entra\u00eener \u00e0 faire des n\u0153uds marins et je r\u00e9viserai pour l\u2019examen th\u00e9orique. Avant m\u00eame d\u2019avoir ma licence en poche, je ferai des excursions le long de la c\u00f4te, j\u2019apprendrai \u00e0 jeter l\u2019ancre dans des criques isol\u00e9es, et, de retour au port, je m\u2019exercerai \u00e0 amarrer mon bateau de huit m\u00e8tres.<\/p>\n\n\n\n Eli se tourne de nouveau vers son auditoire. Cela me vaudra des remarques moqueuses : la navigation en solitaire c\u2019est une affaire de marins aguerris, diront les gens du port. Et la travers\u00e9e du d\u00e9troit de Messine, la travers\u00e9e de la mer Ionienne, du golfe de Corinthe, puis la route \u00e0 travers l\u2019\u00c9g\u00e9e, les Dardanelles, la mer de Marmara et enfin le Bosphore \u2014 tout cela, ajouteront-ils, est une entreprise qui ne peut que mener au naufrage.<\/p>\n\n\n\n Au bout du compte, je serai pr\u00eat \u00e0 partir pour mon grand voyage. L\u2019Argonetta est d\u2019une lenteur l\u00e9gendaire. La voile claque, maussade, d\u2019un c\u00f4t\u00e9 \u00e0 l\u2019autre ; des jours entiers, c\u2019est le calme plat, on n\u2019avance presque pas. Parfois, de la fum\u00e9e s\u2019\u00e9l\u00e8ve en plusieurs points au-dessus de la c\u00f4te et je me demande si des paysans y br\u00fblent leurs d\u00e9chets, ou si c\u2019est la civilisation qui est en train de sombrer. Que ne donnerais-je pas, durant ces journ\u00e9es sans fin, pour une place \u00e0 l\u2019ombre dans un restaurant, et un verre de vin frais. Je r\u00eave d\u2019une grande assiette de p\u00e2tes, et comme une seule ne me suffit pas, j\u2019en imagine une deuxi\u00e8me. Mais m\u00eame cette deuxi\u00e8me assiette ne me rassasie pas, alors j\u2019en d\u00e9vore encore une portion, puis repu et combl\u00e9, je pose enfin la t\u00eate sur la belle nappe blanche et je m\u2019endors paisiblement \u2013 le brouhaha \u00e0 mes oreilles qui, d\u00e9j\u00e0 quand j\u2019\u00e9tais petit, me ber\u00e7ait lorsque, depuis mon lit, j\u2019entendais mes grands-parents qui recevaient des invit\u00e9s dans ces m\u00eames pi\u00e8ces o\u00f9 nous nous trouvons maintenant. <\/p>\n\n\n\n Enfin, le vent se l\u00e8ve, et l\u2019Argonetta <\/em>avance \u00e0 un bon rythme, \u00e0 b\u00e2bord, la c\u00f4te, \u00e0 tribord, la mer ouverte ; et moi, toujours au centre exact du monde. Le soleil gravite autour de moi tous les jours, il m\u2019\u00e9claire de toutes parts, se l\u00e8ve par-dessus la terre ferme et sombre le soir dans la mer. <\/p>\n\n\n\n Les nuits en mer sont noires. Les membrures du bateau craquent. Pendant ces heures, je suis allong\u00e9 sur les planches du pont et j\u2019\u00e9coute. Des voix appellent et chantent. J\u2019ouvre les yeux, mais m\u00eame avec les jumelles on ne distingue rien. Je songe \u00e0 lancer un appel de d\u00e9tresse, mais, sans force, comme paralys\u00e9, je ne fais rien et abandonne le destin de ces voix au bon vouloir de Pos\u00e9idon. Je vise les plus beaux creux de vagues et laisse glisser le bateau. <\/p>\n\n\n\n Lorsque, finalement, apr\u00e8s de longues nuits et de nombreux jours, par un soleil \u00e9clatant, j\u2019arrive sur le Bosphore et contemple la ville, je suis r\u00e9concili\u00e9 avec le monde et avec moi-m\u00eame. Les coupoles des mosqu\u00e9es scintillent sous le soleil, et il me semble que Rome et Istanbul sont deux s\u0153urs qui communient dans la beaut\u00e9 et le chaos, qu\u2019une d\u00e9cadence morbide et une indomptable vitalit\u00e9 unissent. <\/p>\n\n\n\n J\u2019accoste \u00e0 Fenerbah\u00e7e, je fl\u00e2ne dans les rues, me perds dans les ruelles et me demande, \u00e0 chaque coin de rue, si mon p\u00e8re, quand il \u00e9tait petit, a bien pu passer par l\u00e0. Apr\u00e8s un d\u00e9jeuner copieux, je retourne au port, puis je largue les amarres de l\u2019<\/em>Argonetta.<\/em> Le Bosphore est travers\u00e9 par deux courants qui vont en sens contraire, et l\u2019un d\u2019eux m\u2019emporte vers le Nord, en direction de la mer Noire.<\/p>\n\n\n\n De sombres nuages s\u2019amoncellent au-dessus des Sympl\u00e9gades, la temp\u00eate se l\u00e8ve, et \u00e0 nouveau il va faire nuit. Lorsqu\u2019enfin l\u2019aube para\u00eet, apr\u00e8s quarante jours et quarante nuits, j\u2019atteins la plage des Sables d\u2019Or.<\/p>\n\n\n\n \u00c0 cet endroit, je me retrouve au milieu d\u2019un tableau d\u2019une limpide simplicit\u00e9 ; horizontalement, il se d\u00e9compose en trois \u00e9l\u00e9ments : terre, mer et ciel. Devant, une plage d\u00e9serte, sablonneuse ; puis, la mer en mouvement ; et, enfin, l\u2019air. Je me tiens parmi ces \u00e9l\u00e9ments et j\u2019\u00e9change deux mots avec le ressac \u2013 bla bla. <\/p>\n\n\n\n Je me d\u00e9tourne de la mer et embrasse du regard un parking. Au-del\u00e0, s\u2019\u00e9l\u00e8ve la c\u00f4te bois\u00e9e. Une partie du parking est d\u00e9limit\u00e9e par une simple cl\u00f4ture : il y a un grand bovin blanc sur cette p\u00e2ture improvis\u00e9e \u2013 sans doute un taureau. Les palmiers qui bordent la promenade du front de mer se tordent sous les coups de fouet du vent. La promenade m\u00e8ne \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur de la localit\u00e9 o\u00f9, \u00e0 travers le voile de la pluie, je distingue les silhouettes des tours des h\u00f4tels. De l\u00e0 s\u2019avance une silhouette, traversant les flaques, pench\u00e9e sous le poids d\u2019un tabouret en bois. Arriv\u00e9e pr\u00e8s de la cl\u00f4ture, elle pose le tabouret par terre et fouille dans une bo\u00eete. Des \u00e9tincelles jaillissent lorsqu\u2019elle ouvre l\u2019enclos. Elle reprend le tabouret et s\u2019avance vers le taureau. Elle pose le tabouret dans la boue contre le flanc de la b\u00eate, grimpe dessus et, d\u2019une main sur le garrot et de l\u2019autre sur la croupe, se hisse et passe une jambe par-dessus son dos, ce qui raidit sa jupe mouill\u00e9e. Aussit\u00f4t assise \u00e0 califourchon, elle se penche en avant et enfouit son visage dans le pelage de l\u2019animal.<\/p>\n\n\n\n Je sors de ma torpeur, me d\u00e9barrasse de l\u2019\u00e9tonnement que provoque en moi cette \u00e9trange sc\u00e8ne et me dirige en direction des tours des h\u00f4tels. Je passe bient\u00f4t devant les premi\u00e8res paillotes sur la plage : toutes sont ferm\u00e9es et barricad\u00e9es. Un seau en plastique, pouss\u00e9 par le vent, roule dans la rue et vient se coincer sous l\u2019estrade d\u2019un man\u00e8ge pour enfants recouvert d\u2019une b\u00e2che qui claque au vent. Les salles de jeux, les bars, les discoth\u00e8ques, les stands sont vides et d\u00e9serts. Dans la vitrine d\u2019un salon de beaut\u00e9, on peut voir un aquarium rempli de petits poissons. Au-dessus, une affiche indique \u00ab fish p\u00e9dicure avec poissons grignoteurs \u00bb. <\/p>\n\n\n\n Je franchis en deux bons le torrent qui \u00e9tait autrefois navigable, et je me retrouve devant l\u2019entr\u00e9e du complexe r\u00e9sidentiel Ithaka Eden<\/em>, situ\u00e9 entre la Paradise Beach<\/em> et l\u2019Hotel Nirvana<\/em>. Au-dessus du portail tr\u00f4ne un quadrige de licornes dor\u00e9es. Pas une \u00e2me \u00e0 l\u2019horizon : il n\u2019y a qu\u2019un chien, r\u00e9sign\u00e9, sous la pluie. Dix minutes plus tard, comme tomb\u00e9e du ciel, une petite voiture arrive. Un homme en sort qui ouvre son parapluie : par ici, welcome, so much rain, it never rained so much on Golden Beach<\/em>. Le hall est d\u00e9sert, mais somptueusement d\u00e9cor\u00e9 de fauteuils capitonn\u00e9s et de colonnes de marbre. L\u2019impatience et la h\u00e2te ont construit cet h\u00f4tel, la passion du faste et la cupidit\u00e9 ont rev\u00eatu sa structure branlante d\u2019or et de faux marbre, elles ont fait peindre sur ses murs des monstres marins vocif\u00e9rants, afin d\u2019attirer des l\u00e9gions de touristes. L\u2019h\u00f4te s\u2019appelle Kirk et me conduit \u00e0 travers la salle \u00e0 manger, o\u00f9, en saison, les clients se m\u00e9tamorphosent chaque soir en cochons. Des nappes blanches recouvrent les vitrines et les chauffe-plats. Nous prenons l\u2019ascenseur jusqu\u2019au cinqui\u00e8me \u00e9tage. Au bout d\u2019un long couloir, Kirk ouvre une porte et d\u00e9signe une fen\u00eatre panoramique : Sea view, you see ? <\/em>L\u00e0-dessus, il dispara\u00eet, et je reste seul dans l\u2019appartement. Il est propre, mais je remarque bient\u00f4t un endroit par o\u00f9 la pluie s\u2019infiltre \u00e0 travers la fen\u00eatre pas \u00e9tanche. Je roule une serviette et colmate la fuite.<\/p>\n\n\n\n Je passe en revue le placard de la cuisine ; j\u2019y trouve une petite bouteille d\u2019huile de tournesol, un paquet de caf\u00e9 entam\u00e9, une tasse remplie de sel agglom\u00e9r\u00e9, du paprika en poudre, une bo\u00eete de sachets de th\u00e9, un paquet d\u2019amandes de Californie et une petite bouteille en plastique jaune en forme de citron.<\/p>\n\n\n\n Au moment de sortir, l\u2019averse suivante me tombe dessus. Au bord de la route, plusieurs panneaux indiquent des supermarch\u00e9s \u00e0 quelques minutes \u00e0 pied. Les deux premiers sont ferm\u00e9s, le troisi\u00e8me est ouvert. Dans les all\u00e9es, les marchandises sont empil\u00e9es sur des palettes ; seuls quelques clients errent dans les rayons \u00e0 moiti\u00e9 vides. Dernier jour, nous fermons, dit la caissi\u00e8re en glissant mes achats sur le scanner. De retour \u00e0 l\u2019appartement, je fourre le sac de courses, sans m\u00eame le d\u00e9baller, dans le r\u00e9frig\u00e9rateur que je mets en marche.<\/p>\n\n\n\n Je fais du caf\u00e9 et le bois face \u00e0 la fen\u00eatre panoramique. La pluie a quelque peu diminu\u00e9, mais le ciel reste las et gris comme la mer. Sous les nuages bas se blottissent les h\u00f4tels et les r\u00e9sidences, une r\u00e9plique de la Tour Eiffel, une grande roue. La fa\u00e7ade en verre d\u2019une tour haute de plusieurs \u00e9tages ne refl\u00e8te rien, pas la plus petite \u00e9tincelle, rien qui rappelle les id\u00e9es de mon p\u00e8re, ses plans pour un avenir radieux qui accordait \u00e0 chacun sa place au soleil.<\/p>\n\n\n\n La piscine devant l\u2019immeuble a la forme d\u2019un hippocampe. Un matelas pneumatique flasque est condamn\u00e9 \u00e0 une errance \u00e9ternelle d\u2019un bout \u00e0 l\u2019autre du bassin. Le chien des Enfers se trouve au bord du bassin : il attend. Courage,<\/em> murmurais-je, et le chien l\u00e8ve les yeux.<\/p>\n\n\n\n Je descends vers la plage et me d\u00e9m\u00e8ne pendant un bon quart d\u2019heure dans le sable humide. Les rafales de vent retournent constamment mon parapluie. Les enseignes Buffet<\/em> et All You Can Eat<\/em> resplendissent au-dessus des fen\u00eatres illumin\u00e9es d\u2019un restaurant. Au moment o\u00f9 j\u2019y entre et que j\u2019accroche mon manteau d\u00e9goulinant au portemanteau, je suis soulag\u00e9 de voir que je ne suis pas le seul client. \u00c7\u00e0 et l\u00e0, des gens sont assis aux tables qui mangent et discutent. Pr\u00e8s du buffet, une femme passe en revue les plats pr\u00e9sent\u00e9s tout en t\u00e9l\u00e9phonant \u2014 peut-\u00eatre qu\u2019elle s\u2019entretient dans la langue que parlait mon p\u00e8re. Je m\u2019installe \u00e0 une table libre et commande une bouteille de vin rouge. Le chien des Enfers, celui que j\u2019ai vu tout \u00e0 l\u2019heure au bord de la piscine, est couch\u00e9 sous une table voisine, le museau pos\u00e9 sur ses pattes, les oreilles fr\u00e9missantes. Dans son r\u00eave, il est \u00e0 la chasse et poursuit un lapin qu\u2019il n\u2019atteindra jamais. Alors que j\u2019observe le chien, tout en mangeant et en buvant cet excellent vin rouge bulgare, je sens tout \u00e0 coup une main sur mon \u00e9paule. Je me retourne et reconnais celle dont j\u2019ai observ\u00e9 le rendez-vous avec le taureau sur le parking. Elle me demande si elle peut s\u2019asseoir \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de moi, s\u2019installe sans attendre ma r\u00e9ponse, retourne un verre qui n\u2019a pas servi et se sert du vin. Je m\u2019appelle Vera. <\/em>Mais \u00e7a, tu le sais d\u00e9j\u00e0. Tu veux que je te raconte comment \u00e7a s\u2019est produit ?<\/p>\n\n\n\n Je ne peux qu\u2019acquiescer en silence \u00e0 sa question. Elle commence pos\u00e9ment son r\u00e9cit par son d\u00e9part d\u2019Odessa. Elle raconte qu\u2019elle n\u2019a pas r\u00e9ussi \u00e0 dormir. Autrefois, ces heures qu\u2019elle passait, blottie dans son lit \u00e0 \u00e9couter le cr\u00e9pitement de la pluie dehors, \u00e9taient celles qu\u2019elle pr\u00e9f\u00e9rait. Un long silence s\u2019ensuit, puis je commande une autre bouteille de vin. Cette nuit-l\u00e0, ce fut diff\u00e9rent, poursuit-elle enfin d\u2019une voix pos\u00e9e. Dans la p\u00e9nombre, je voyais la poitrine de mon petit fr\u00e8re se soulever et s\u2019abaisser. Felix se r\u00e9jouissait du voyage \u2014 pour lui, tout \u00e7a n\u2019\u00e9tait qu\u2019une aventure. Notre m\u00e8re \u00e9tait morte en le mettant au monde, et depuis, c\u2019\u00e9tait moi qui m\u2019occupais de lui. Et \u00e0 pr\u00e9sent, j\u2019avais peur pour lui, car je savais tr\u00e8s bien que nous \u00e9tions en train de tirer un trait sur notre ancienne vie et que nous \u00e9tions en train de quitter tout ce qui nous \u00e9tait cher.<\/p>\n\n\n\n Mes bagages se r\u00e9sumaient \u00e0 une petite valise : deux robes, le chapeau \u00e0 ruban bleu, mon journal, un peu de linge et une photographie de notre m\u00e8re. C\u2019\u00e9tait tout. Sur le chemin du port, je me suis dit : cette fois \u00e7a y est, d\u00e9finitivement, la vie d\u2019adulte.<\/p>\n\n\n\n Le port \u00e9tait noir de monde. Des gens se disaient adieu, essuyaient leurs larmes du revers de la main, tous semblaient tr\u00e8s agit\u00e9s. Des caisses \u00e9taient treuill\u00e9es \u00e0 bord du navire et arrim\u00e9es dans les r\u00e8gles de l\u2019art. Le navire \u00e0 vapeur \u00e9tait tellement grand que Felix, \u00e9merveill\u00e9, renversa la t\u00eate en arri\u00e8re tout en serrant ma main. Nous nous m\u00eemes dans la queue devant la passerelle. Je n\u2019ai plus jet\u00e9 aucun coup d\u2019\u0153il \u00e0 la ronde. Personne ne demanda nos papiers. Personne ne dit un mot. Tout se passait comme si nous embarquions sur un navire fant\u00f4me, qui nous emm\u00e8nerait dans les enfers, doucement, sans se presser. <\/p>\n\n\n\n \u00c0 bord, \u00e7a sentait les amarres d\u00e9tremp\u00e9es d\u2019humidit\u00e9, l\u2019huile de machine et la vieille peinture. La coque du vapeur tremblait, les chemin\u00e9es crachaient un noir huileux dans le ciel vesp\u00e9ral et le navire leva l\u2019ancre. La lune, basse \u00e0 l\u2019horizon, dessinait sur le pont une tache blanche de craie qui me faisait mal aux yeux. Sous le pont, des gens \u00e9taient assis ensemble et buvaient ; d\u2019autres dormaient ; certains fixaient le vide devant eux. La peur les rendait \u00e9trangement calmes. Chaque vague, avec le ressac, nous \u00e9loignait un peu plus de l\u2019ancienne vie et nous faisait p\u00e9n\u00e9trer dans une vie nouvelle.<\/p>\n\n\n\n J\u2019entendis une voix qui disait : \u00ab Nous sommes perdus \u00bb. Un vieillard phtisique, qui avait le visage d\u2019une femme de chambre surprise, \u00e9tait assis sur sa valise, les jambes crois\u00e9es. Il balan\u00e7ait son pied. Nous sommes perdus, r\u00e9p\u00e9ta-t-il. Nous venons de r\u00e9ussir \u00e0 fuir, r\u00e9pondis-je \u00e0 voix basse, et un jour, le monde finira par retrouver la raison et, \u00e0 ce moment, nous rentrerons. <\/p>\n\n\n\n Quelqu\u2019un nous conduisit jusque dans une cabine o\u00f9 l\u2019on \u00e9touffait et o\u00f9 trois autres passagers \u00e9taient d\u00e9j\u00e0 en train de s\u2019installer. Notre p\u00e8re s\u2019assit sur le bord d\u2019une couchette et sourit, songeur, comme s\u2019il \u00e9tait assis sur le banc \u00e9troit d\u2019un canot tanguant qui fait des ronds sur l\u2019\u00e9tang municipal. Il fouilla dans son sac, en sortit un livre puis se mit \u00e0 lire.<\/p>\n\n\n\n J\u2019installai Felix comme je pus, lui racontai son histoire du soir pr\u00e9f\u00e9r\u00e9e, l\u2019embrassai, puis montai au salon, o\u00f9 la sempiternelle querelle sur les bienfaits et les malheurs de la R\u00e9volution battait son plein. Un groupe de jeunes hommes s\u2019\u00e9chauffait aussi \u00e0 propos d\u2019une autre question : ce qui \u00e9tait le plus d\u00e9licieux de la soupe \u00e0 l\u2019oseille ou des chaussons fourr\u00e9s servis avec du fromage blanc sucr\u00e9. D\u2019autres se complaisaient dans les souvenirs des lieux qu\u2019ils avaient d\u00fb quitter. Ils se reconnaissaient les uns les autres, dans le bien comme dans le mal, chantaient ensemble et s\u2019apitoyaient sur leur sort. C\u2019\u00e9tait comme si tous les professeurs qui se trouvaient parmi les passagers savaient d\u00e9j\u00e0 qu\u2019au terme provisoire de leur voyage ils vendraient des cigarettes et des fleurs en papier ; comme si les jeunes filles de bonne famille, qui r\u00e9cemment encore s\u2019\u00e9taient rendues tranquillement \u00e0 la prochaine soir\u00e9e, un \u00e9tui de violon sous le bras et un petit four entre les dents savaient d\u00e9j\u00e0, elles aussi, qu\u2019elles attendraient bient\u00f4t le micheton dans des ruelles sales.<\/p>\n\n\n\n Je quittai le salon et sortis \u00e0 l\u2019ext\u00e9rieur pour go\u00fbter la solitude sur le pont arri\u00e8re, la main sur le bastingage, regardant dans l\u2019obscurit\u00e9. L\u2019eau \u00e9tait noire et ensorcelante. Pourtant, je n\u2019ai pas saut\u00e9. Je ne pouvais me r\u00e9soudre \u00e0 retourner dans cette cabine o\u00f9 l\u2019on \u00e9touffait ; alors, sans plus r\u00e9fl\u00e9chir, je me suis allong\u00e9e dans l\u2019un des canots de sauvetage. Je n\u2019avais presque pas dormi les nuits pr\u00e9c\u00e9dentes, et je ne me suis r\u00e9veill\u00e9e que lorsque le navire \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 \u00e0 quai, dans le port de Constantinople. \u00c0 part quelques matelots, il n\u2019y avait plus personne \u00e0 bord. Personne ne sut me dire o\u00f9 je pouvais trouver mon p\u00e8re et mon fr\u00e8re. Alors j\u2019ai quitt\u00e9 le navire et err\u00e9 dans la ville, les cherchant partout. Je d\u00e9ambulais dans P\u00e9ra. L\u00e0, mes compatriotes \u00e9taient assis sur les marches des mosqu\u00e9es, o\u00f9 ils vendaient des tableaux qu\u2019ils avaient peints eux-m\u00eames, ainsi que des journaux et des g\u00e2teaux. Parfois, je m\u2019arr\u00eatais pr\u00e8s d\u2019eux, les \u00e9coutais, je les observais avec un recueillement empreint d\u2019\u00e9tranget\u00e9. Celui qui savait dissimuler ses sentiments devenait riche, il se fondait dans sa nouvelle patrie et se mettait \u00e0 tourner l\u2019ancienne en d\u00e9rision. D\u2019autres maudissaient leur sort et \u00e9taient au d\u00e9sespoir. Pourtant personne n\u2019avait vu un petit gar\u00e7on avec son p\u00e8re aux cheveux gris venus trop t\u00f4t. Bient\u00f4t, je cessai de me faire passer pour l\u2019une des leurs, car j\u2019esp\u00e9rais qu\u2019en restant inconnue il ne m\u2019arriverait rien. Je n\u2019avais pas de nom, je n\u2019avais pas de passeport, je n\u2019avais ni langue ni app\u00e9tit. J\u2019essayais de prendre peu de place dans cette ville surpeupl\u00e9e. Je me complaisais \u00e0 voir mon corps \u00e9maci\u00e9 et mes minces poignets. J\u2019\u00e9tais libre. Je donnais de l\u2019amour et, en retour, recevais de l\u2019argent. Parce que j\u2019\u00e9tais jeune et belle, parce que je ne posais pas de questions, parce que je n\u2019avais pas peur. Et non \u00e0 cause de l\u2019ivresse ou de l\u2019extase, ni \u00e0 cause de la douleur, de la morale, de la haine, ou de la violence.<\/p>\n\n\n\n Je travaillais dans un h\u00f4pital d\u00e9di\u00e9 aux malades atteints du chol\u00e9ra, o\u00f9 je retrouvai, align\u00e9s parmi de nombreux autres morts, les cadavres de mon p\u00e8re et de mon fr\u00e8re. Moi aussi, je finis par tomber malade : je ne poss\u00e9dais plus rien. Plus d\u2019une fois, je me tra\u00eenai jusqu\u2019aux bords du Bosphore, o\u00f9 j\u2019appelai les dauphins pour qu\u2019ils viennent me prendre et qu\u2019ils m\u2019emportent \u2014 mais seules les mouettes tournaient au-dessus de moi en criant, et je ne leur offrais pas les restes de mon existence. Je me rasai la t\u00eate, volai un pantalon au bazar et quittai la ville. Je louais mes services pour de petits travaux, donnais un coup de main aux p\u00eacheurs pour le calfatage de leurs bateaux et aidais les marchandes \u00e0 transporter leurs marchandises. J\u2019eus aussi un travail fixe chez un marchand de b\u00e9tail. Celui-ci poss\u00e9dait un taureau particuli\u00e8rement beau, blanc comme la neige. Aucun autre animal n\u2019\u00e9tait aussi docile, lorsque je le menais au p\u00e2turage. Un jour, dans ma solitude, j\u2019enla\u00e7ai le cou du taureau et lui murmurai mon secret \u00e0 l\u2019oreille : je ne suis pas ce que je semble \u00eatre. \u00c7a n\u2019a pas d\u2019importance, r\u00e9pondit le taureau. Moi aussi, en v\u00e9rit\u00e9, je suis tout autre. <\/em>Monte sur mon dos, nous partons.<\/p>\n\n\n\n Nous part\u00eemes vers le Levant, o\u00f9, pour une poign\u00e9e de pi\u00e8ces et en \u00e9change d\u2019un repas, nous labourions des champs arides d\u2019Anatolie. Mais bient\u00f4t, mon taureau se lassa du dur labeur sous ce soleil de plomb. Nous nous m\u00eemes alors \u00e0 jouer des num\u00e9ros pour les villageois, et c\u2019est ainsi que nous gagnions notre vie. Le soir, le taureau trottinait dans les ruelles, mont\u00e9e sur sa croupe, je frappais sur un tambourin et j\u2019annon\u00e7ais d\u2019une voix forte qu\u2019un spectacle absolument prodigieux allait \u00eatre propos\u00e9 \u00e0 tous ceux qui se rassembleraient sur la place du village.<\/p>\n\n\n\n Les gens affluaient en masse et admiraient nos num\u00e9ros. Je m\u2019allongeais sur le sol, simulant la plus grande tension, le plus grand drame, et, \u00e0 mon signal, le taureau passait au-dessus de mon corps. Ou alors je me mettais face au taureau : celui-ci baissait la t\u00eate, comme s\u2019il voulait me transpercer, mais je le saisissais par les cornes, prenais appui sur ces barres comme une gymnaste, me faisais soulever et porter \u00e0 travers le cercle du public \u00e9poustoufl\u00e9.<\/p>\n\n\n\n Bient\u00f4t, notre r\u00e9putation nous pr\u00e9c\u00e9da, et lorsque, quelques ann\u00e9es plus tard, nous rev\u00eenmes dans la ville qui s\u2019appellerait bient\u00f4t officiellement Istanbul, une foule en liesse nous accueillit. A la fin d\u2019une repr\u00e9sentation, un petit homme chauve s\u2019approcha de nous. Il se pr\u00e9senta comme le directeur du th\u00e9\u00e2tre de vari\u00e9t\u00e9s des Folies Berg\u00e8re<\/em> \u00e0 Paris et nous offrit une place permanente dans sa programmation.<\/p>\n\n\n\n Paris nous plut. Nous fr\u00e9quentions des c\u00e9l\u00e9brit\u00e9s, comme le r\u00e9alisateur Alexandre Volkov, qui, comme moi, apr\u00e8s la R\u00e9volution, avait gagn\u00e9 la France en passant par Constantinople. Son acteur pr\u00e9f\u00e9r\u00e9, un certain Ivan Mosjoukine, se joignait souvent \u00e0 notre cercle : il venait de jouer le r\u00f4le principal dans le film de Volkov, une adaptation cin\u00e9matographique \u00e0 succ\u00e8s de Casanova<\/em> et se trouvait irr\u00e9sistible. Mais moi, je n\u2019avais d\u2019yeux que pour l\u2019assistant allemand de Volkov, Paul, venu \u00e0 Paris pour pr\u00e9parer avec lui la production UFA \u00ab Les Secrets de l\u2019Orient \u00bb. Je tombai amoureuse de Paul, et sans doute m\u2019aurait-il aim\u00e9e en retour si seulement j\u2019avais \u00e9t\u00e9 un homme. Pourtant, une v\u00e9ritable intimit\u00e9 nous unissait lorsque nous nous \u00e9loignions de la conversation g\u00e9n\u00e9rale pour nous plonger tous les deux dans une intense conversation en t\u00eate \u00e0 t\u00eate et que nous nous abandonnions \u00e0 l\u2019unisson de nos \u00e2mes. Des ann\u00e9es plus tard, j\u2019appris que Paul avait \u00e9t\u00e9 assassin\u00e9 dans un camp de concentration des environs de Berlin. <\/p>\n\n\n\n Pour les <\/em>Folies Berg\u00e8re,<\/em> nous \u00e9toff\u00e2mes notre programme, car le public avait soif de sensations. Mais tandis que j\u2019\u00e9prouvais une grande joie \u00e0 inventer de nouveaux num\u00e9ros et \u00e0 prendre des cours de chant pour augmenter la puissance de ma voix, par nature t\u00e9nue, afin de pouvoir, sur sc\u00e8ne, entonner La Marseillaise<\/em> ou d\u00e9clamer des vers de Schiller sur la musique de Beethoven \u2014 mon taureau, lui, ne se sentait plus \u00e0 son aise, au c\u0153ur de l\u2019Europe. Il pressait au d\u00e9part : notre temps \u00e0 Paris \u00e9tait r\u00e9volu. D\u2019abord, je le raillai, l\u2019appelai Cassandre. Mais avec les mois et les ann\u00e9es, son agitation me gagna, lorsque, la nuit, je me blottissais contre son chaud pelage. Bien, mais alors, o\u00f9 allons-nous ? Le taureau dit qu\u2019il connaissait un endroit o\u00f9 nous serions \u00e0 l\u2019abri. Ainsi, nous nous sommes r\u00e9fugi\u00e9s dans une grotte et avons v\u00e9cu plusieurs d\u00e9cennies, o\u00f9 la concorde r\u00e9gnait le plus souvent, au milieu d\u2019autres fugitifs du monde.<\/p>\n","protected":false},"excerpt":{"rendered":" En attendant la remise du Prix Grand Continent le 5 d\u00e9cembre, nous vous offrons des extraits des cinq \u0153uvres finalistes.<\/p>\n Aujourd’hui, Goldstrand de Katerina Poladjan \u2014 ou le retour fantasm\u00e9 d\u2019un homme \u00e0 ses origines.<\/p>\n","protected":false},"author":5931,"featured_media":305037,"comment_status":"closed","ping_status":"closed","sticky":false,"template":"templates\/post-reviews.php","format":"standard","meta":{"_acf_changed":false,"_trash_the_other_posts":false,"footnotes":""},"categories":[3302,1734],"tags":[],"geo":[],"class_list":["post-307062","post","type-post","status-publish","format-standard","hentry","category-3302","category-doctrines","staff-katerina-poladjan"],"acf":[],"yoast_head":"\nVII<\/h2>\n\n\n\n