{"id":304583,"date":"2025-11-08T16:01:29","date_gmt":"2025-11-08T15:01:29","guid":{"rendered":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/?p=304583"},"modified":"2025-11-08T16:17:30","modified_gmt":"2025-11-08T15:17:30","slug":"pour-un-humanisme-augmente","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/2025\/11\/08\/pour-un-humanisme-augmente\/","title":{"rendered":"Pour un humanisme augment\u00e9"},"content":{"rendered":"\n
Au tournant de la Renaissance, l’humanisme \u00e9rige l\u2019Homme en centre de tout <\/span>1<\/sup><\/a><\/span><\/span>. Montaigne en donne un t\u00e9moignage ironique \u00e0 la fin du XVIe si\u00e8cle : par pure vanit\u00e9, l\u2019\u00eatre humain \u00ab s\u2019\u00e9gale \u00e0 Dieu, s\u2019attribue des qualit\u00e9s divines, se distingue et se s\u00e9pare de la foule des autres cr\u00e9atures \u00bb.<\/p>\n\n\n\n Pour le dire autrement, \u00e0 partir de cette p\u00e9riode, l\u2019Homme ne se voit plus comme une partie d\u2019un grand Tout cosmique, mais comme un sujet \u00e0 part, hors<\/em> du monde commun avec les animaux ou la nature. L\u2019Humanit\u00e9 naissante proclame sa dignit\u00e9 propre et son autonomie \u2014 ce que Kant aux Lumi\u00e8res formulera par l\u2019appel \u00e0 la raison autonome et \u00e0 la devise Sapere aude<\/em> <\/span>2<\/sup><\/a><\/span><\/span>.<\/p>\n\n\n\n L\u2019\u00ab Homme de Vitruve \u00bb esquiss\u00e9 par L\u00e9onard de Vinci \u2014 ce corps humain parfaitement proportionn\u00e9 inscrit dans les formes g\u00e9om\u00e9triques de l\u2019univers \u2014 illustre cette nouvelle croyance en l\u2019harmonie entre le cosmos et l\u2019individu humain, d\u00e9sormais mesure de toutes choses.<\/p>\n\n\n\n Cette centralit\u00e9 conquise a toutefois un prix : en se glorifiant lui-m\u00eame, l\u2019Homme moderne s\u2019est \u00ab s\u00e9par\u00e9 \u00bb du reste. Il n\u2019est plus reli\u00e9 organiquement \u00e0 la Nature par la cha\u00eene des \u00eatres ch\u00e8re aux Anciens. Il ne proc\u00e8de plus d\u2019un Dieu omniscient et omnipotent.<\/p>\n\n\n\n D\u00e9sormais, l\u2019ordre cosmique ext\u00e9rieur est rel\u00e9gu\u00e9 au second plan. L\u2019\u00e9poque voit l\u2019\u00e9mergence de l\u2019humanisme, qui place l\u2019homme au centre de l\u2019art, de la philosophie et de la science \u2014 un homme libre, rationnel, mais aussi nu et fini. <\/p>\n\n\n\n Ce foss\u00e9 grandissant entre l\u2019homme et le monde, plusieurs penseurs contemporains l\u2019ont diagnostiqu\u00e9 comme la \u00ab grande s\u00e9paration \u00bb de la Modernit\u00e9 : d\u2019un c\u00f4t\u00e9, les choses humaines, \u00e9tudi\u00e9es plus tard par les sciences sociales et humaines ; de l\u2019autre, les choses naturelles, objet des sciences physiques et naturelles. Bruno Latour et Michel Serres ont, dans des registres diff\u00e9rents, analys\u00e9 comment, depuis le XVIIIe si\u00e8cle, nous avons constitutionnellement s\u00e9par\u00e9 les sujets et les objets, les faits sociaux et les faits naturels <\/span>3<\/sup><\/a><\/span><\/span>.<\/p>\n\n\n\n En pratique pourtant, cette s\u00e9paration est une illusion utile : d\u00e8s les origines, la science moderne et la politique moderne ont avanc\u00e9 de pair, comme deux moiti\u00e9s d\u2019un m\u00eame dispositif. Latour rappelle ainsi qu\u2019au m\u00eame moment o\u00f9 Boyle invente le laboratoire scientifique pour comprendre le monde mat\u00e9riel, Hobbes invente le contrat social pour organiser le monde humain. Deux sph\u00e8res autonomes sont n\u00e9es \u2014 l\u2019une r\u00e9gie par le savant, l\u2019autre par le souverain \u2014, et leur succ\u00e8s formidable au fil des si\u00e8cles a fait oublier qu\u2019en r\u00e9alit\u00e9, ces deux sph\u00e8res n\u2019ont jamais cess\u00e9 d\u2019interagir.<\/p>\n\n\n\n L\u2019erreur n\u2019est pas d\u2019avoir plac\u00e9 l\u2019Homme au centre \u00e0 la Renaissance, mais d\u2019avoir cru qu\u2019il pouvait s\u2019y maintenir seul, s\u00e9par\u00e9 de la Nature et de la Technique.<\/p>David Dja\u00efz<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Le r\u00e9sultat de cette scission conceptuelle, c\u2019est que la technologie s\u2019est retrouv\u00e9e sans statut propre dans la pens\u00e9e moderne.<\/p>\n\n\n\n La technologie est pr\u00e9cis\u00e9ment l\u2019ensemble des savoir-faire par lesquels les humains construisent des choses inspir\u00e9es de l\u2019observation de la nature mais utiles au monde social : l\u2019artefact technologique est un lien un nexus<\/em>, entre les choses du monde et la communaut\u00e9 humaine.<\/p>\n\n\n\n En d\u00e9coupant le r\u00e9el entre \u00ab ce qui rel\u00e8ve de la nature \u00bb et \u00ab ce qui rel\u00e8ve de la soci\u00e9t\u00e9 \u00bb, on a pourtant laiss\u00e9 la technologie dans un angle mort : les sciences dures se sont occup\u00e9es des lois objectives sans trop se soucier des implications humaines, et les sciences humaines ont parl\u00e9 de sujets humains en n\u00e9gligeant les objets techniques que cr\u00e9ent les hommes ; aucune des deux n\u2019a vraiment pris la technologie comme objet central de r\u00e9flexion.<\/p>\n\n\n\n C\u2019est ainsi que nous avons lib\u00e9r\u00e9 une immense puissance technologique sans forger en parall\u00e8le les outils intellectuels ou politiques pour la comprendre et la ma\u00eetriser.<\/p>\n\n\n\n Jusqu\u2019\u00e0 la Seconde Guerre mondiale, cette omission ne semblait pas probl\u00e9matique \u2014 au contraire, elle a pu para\u00eetre providentielle. D\u2019innombrables innovations, de la machine \u00e0 vapeur \u00e0 l\u2019\u00e9lectricit\u00e9, ont transform\u00e9 la soci\u00e9t\u00e9 en profondeur en l\u2019espace de deux si\u00e8cles et demi.<\/p>\n\n\n\n Les \u00ab 250 Glorieuses \u00bb du progr\u00e8s technologique effr\u00e9n\u00e9 correspondent aussi \u00e0 une p\u00e9riode de haute croissance \u00e9conomique et de progr\u00e8s mat\u00e9riel et social pour une partie de l\u2019humanit\u00e9. Les humains, se comportant selon le mot de Descartes \u00ab comme ma\u00eetres et possesseurs de la nature \u00bb <\/span>4<\/sup><\/a><\/span><\/span>, se sont crus tout permis pour exploiter les ressources, modeler les paysages, multiplier les machines. La technologie est devenue leur bras arm\u00e9 pour transformer le monde \u00e0 leur guise.<\/p>\n\n\n\n Sans r\u00e9gulation notable, sans conscience \u00e9cologique ni garde-fous \u00e9thiques robustes, l\u2019essor technique a produit une croissance mat\u00e9rielle ph\u00e9nom\u00e9nale \u2014 et un sentiment de toute-puissance<\/a>. <\/p>\n\n\n\n Le techno-libertarianisme a ind\u00e9niablement produit un \u00e9lan d\u2019innovation extraordinaire. Toutefois, il porte en germe des d\u00e9s\u00e9quilibres profonds.<\/p>David Dja\u00efz<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n L\u2019humanit\u00e9 s\u2019est enivr\u00e9e de ses propres conqu\u00eates industrielles, repoussant sans cesse les limites, comme si la nature \u00e9tait un d\u00e9cor inerte ou un r\u00e9servoir in\u00e9puisable. Ni les savants occup\u00e9s \u00e0 percer les secrets de la mati\u00e8re, ni les philosophes ou les juristes occup\u00e9s \u00e0 \u00e9manciper l\u2019individu, n\u2019ont vraiment questionn\u00e9 la trajectoire de cette puissance technique autonome. Propuls\u00e9s par l\u2019id\u00e9ologie du progr\u00e8s et l\u2019absence de contraintes, nous avons laiss\u00e9 la technologie dans un no man\u2019s land<\/em> intellectuel.<\/p>\n\n\n\n Dans les ann\u00e9es 1930, la puissance lib\u00e9r\u00e9e par la technoscience atteint son point culminant \u2014 pour le meilleur et pour le pire.<\/p>\n\n\n\n Lors de cette d\u00e9cennie, d\u2019abord, la puissance de l\u2019atome a \u00e9t\u00e9 comprise par la physique th\u00e9orique, d\u00e9bouchant un peu plus tard sur la bombe nucl\u00e9aire. Jamais encore l\u2019humanit\u00e9 n\u2019avait tenu entre ses mains un pouvoir de destruction aussi absolu, capable d\u2019an\u00e9antir en un \u00e9clair des villes enti\u00e8res.<\/p>\n\n\n\n Dans les m\u00eames ann\u00e9es, la science de l\u2019information jetait les bases de l\u2019informatique et de l\u2019intelligence artificielle, ouvrant la voie \u00e0 un nouveau pouvoir de transformation du monde via les bits et les algorithmes.<\/p>\n\n\n\n Fait frappant, ces deux lign\u00e9es \u2014 l\u2019atome et le bit \u2014 ont \u00e9t\u00e9 d\u00e9velopp\u00e9es en partie par les m\u00eames esprits visionnaires. Comme l\u2019a donn\u00e9 \u00e0 voir l\u2019\u00e9crivain Benjam\u00edn Labatut dans son remarquable MANIAC<\/em> <\/span>5<\/sup><\/a><\/span><\/span>, la carri\u00e8re de John von Neumann illustre \u00e0 elle seule ce continuum : ce g\u00e9nie math\u00e9maticien participa d\u2019abord au Projet Manhattan pour cr\u00e9er la premi\u00e8re bombe A, puis posa les fondations de l\u2019ordinateur et de l\u2019IA dans l\u2019apr\u00e8s-guerre.\u00a0<\/p>\n\n\n\n Dans les deux cas, il ne s\u2019agit plus simplement de comprendre ou d\u2019expliquer le monde naturel, t\u00e2che des sciences naturelles de la modernit\u00e9, mais bel et bien de fabriquer quelque chose de radicalement nouveau. La bombe atomique n\u2019est pas une extension de la nature : c\u2019est un artefact in\u00e9dit, fruit de l\u2019ing\u00e9nierie humaine, qui lib\u00e8re une \u00e9nergie quasi-cosmique \u2014 rappelons-nous la phrase d\u2019Oppenheimer voyant la premi\u00e8re explosion, inspir\u00e9e de la Bhagavad-Gita : \u00ab Je suis devenu la Mort, le destructeur des mondes. \u00bb De m\u00eame, les premiers ordinateurs et programmes d\u2019IA ne se contentent pas de mod\u00e9liser des ph\u00e9nom\u00e8nes : ils cr\u00e9ent un espace num\u00e9rique autonome, peupl\u00e9 de calculs et d\u2019apprentissages artificiels.<\/p>\n\n\n\n L\u2019humanit\u00e9 s\u2019est ainsi dot\u00e9e d\u2019outils capables de dupliquer certaines de ses propres facult\u00e9s \u2014 la puissance de calcul, la pr\u00e9diction, voire la cr\u00e9ativit\u00e9 rudimentaire des IA actuelles, et peut-\u00eatre demain le fonctionnement du cerveau \u2014 et de d\u00e9truire la vie \u00e0 une \u00e9chelle industrielle via l\u2019armement nucl\u00e9aire.<\/p>\n\n\n\n Naturellement, ces avanc\u00e9es vertigineuses ont engendr\u00e9 de nouvelles angoisses apocalyptiques. La guerre froide a \u00e9t\u00e9 hant\u00e9e par le spectre d\u2019un holocauste atomique pouvant survenir \u00e0 tout moment \u2014 un \u00ab hiver nucl\u00e9aire \u00bb qui aurait scell\u00e9 la fin de notre civilisation. La peur d\u2019une extinction soudaine est devenue une composante de l\u2019imaginaire collectif du second XXe si\u00e8cle.<\/p>\n\n\n\n Or voici qu\u2019un nouveau spectre se l\u00e8ve : celui d\u2019une super-intelligence artificielle incontr\u00f4lable, qui \u00e9chapperait au contr\u00f4le humain et causerait notre perte. Des voix autoris\u00e9es \u2014 y compris des pionniers de l\u2019IA <\/span>6<\/sup><\/a><\/span><\/span> \u2014 avertissent d\u00e9sormais que l\u2019IA pourrait pr\u00e9senter un risque d\u2019extinction de l\u2019humanit\u00e9 \u00e0 terme, comparable \u00e0 la menace nucl\u00e9aire ou pand\u00e9mique.<\/p>\n\n\n\n Sans r\u00e9gulation notable, sans conscience \u00e9cologique ni garde-fous \u00e9thiques robustes, l\u2019essor technique a produit une croissance mat\u00e9rielle ph\u00e9nom\u00e9nale.<\/p>David Dja\u00efz<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Les bits et les atomes finiront par converger. En effet, l\u2019IA la plus puissante d\u00e9ploiera tout son potentiel de transformation lorsqu\u2019elle rencontrera le monde physique et biologique, \u00e0 travers la robotique ou les proth\u00e8ses neuronales. Que se passera-t-il lorsque les algorithmes intelligents piloteront directement des machines, agiront sur des organismes vivants, manipuleront les atomes ?<\/p>\n\n\n\n Les premi\u00e8res r\u00e9ponses nous font entrapercevoir tant des espoirs fous que des p\u00e9rils in\u00e9dits.<\/p>\n\n\n\n Dans la biologie, l\u2019IA permet d\u00e9j\u00e0 d\u2019acc\u00e9l\u00e9rer la d\u00e9couverte de m\u00e9dicaments et la compr\u00e9hension du vivant \u2014 mais elle pourrait tout aussi bien \u00eatre d\u00e9tourn\u00e9e pour concevoir des agents pathog\u00e8nes ou des toxines in\u00e9dites. En 2022, des chercheurs ont ainsi montr\u00e9 qu\u2019un syst\u00e8me d\u2019IA m\u00e9dical, d\u00e9tourn\u00e9 en \u00ab mode offensif \u00bb, pouvait g\u00e9n\u00e9rer 40 000 mol\u00e9cules potentiellement mortelles en seulement six heures <\/span>7<\/sup><\/a><\/span><\/span>. Un jeu d\u2019enfant\u00a0 \u2014 terrifiant \u2014\u00a0 que de retourner un algorithme destin\u00e9 \u00e0 \u00e9viter les poisons, pour qu\u2019il propose au contraire des compos\u00e9s toxiques proches du plus puissant gaz neurotoxique connu !<\/p>\n\n\n\n Dans le domaine de la robotique, l\u2019IA promet des usines autonomes, des v\u00e9hicules sans conducteur, des robots capables d\u2019apprendre \u2014 en somme, la fusion de l\u2019intelligence logicielle et de la force physique. L\u00e0 encore, les perspectives oscillent entre l\u2019utopie \u2014 imaginez des robots qui \u00e9liminent d\u00e9finitivement la p\u00e9nibilit\u00e9 du travail humain \u2014 et la dystopie<\/a> \u2014 des armes autonomes tueuses, des \u00ab Terminators \u00bb libres d\u2019agir.<\/p>\n\n\n\n Tant que l\u2019IA se cantonne aux grands mod\u00e8les de langage et \u00e0 l\u2019auto-compl\u00e9tion de textes, sa puissance reste limit\u00e9e ; mais \u00e0 mesure que ses \u00ab cerveaux \u00bb s\u2019am\u00e9lioreront et qu\u2019elle se dotera de \u00ab bras \u00bb dans le monde r\u00e9el, la puissance noire lib\u00e9r\u00e9e par notre hubris technologique pourrait se concr\u00e9tiser. N\u2019oublions pas : l\u2019Homme moderne, en refusant de penser la technologie et en se d\u00e9clarant seul au monde, a lib\u00e9r\u00e9 des forces qu\u2019il ma\u00eetrise mal.<\/p>\n\n\n\n L\u2019ironie de l\u2019histoire, c\u2019est que cette modernit\u00e9 fond\u00e9e sur la s\u00e9paration Homme\/Nature nous ram\u00e8ne d\u00e9sormais \u00e0 la r\u00e9alit\u00e9 de notre interd\u00e9pendance radicale.<\/p>\n\n\n\n D\u2019un c\u00f4t\u00e9, la Nature, crue jadis in\u00e9puisable, nous rappelle brutalement \u00e0 l\u2019ordre par le biais du changement climatique et des crises \u00e9cologiques.<\/p>\n\n\n\n De l\u2019autre, la Technologie, longtemps consid\u00e9r\u00e9e comme neutre, envahit nos vies, notre quotidien, nos psych\u00e9s \u00e0 une vitesse vertigineuse \u2014 r\u00e9seaux num\u00e9riques omnipr\u00e9sents, IA g\u00e9n\u00e9rative adopt\u00e9e en un temps record \u2014, reconfigurant nos soci\u00e9t\u00e9s en profondeur.<\/p>\n\n\n\n En se glorifiant lui-m\u00eame, l\u2019Homme moderne s\u2019est \u00ab s\u00e9par\u00e9 \u00bb du reste. Il n\u2019est plus reli\u00e9 organiquement \u00e0 la Nature par la cha\u00eene des \u00eatres ch\u00e8re aux Anciens.\u00a0<\/p>David Dja\u00efz<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Ces deux dynamiques \u2014 la crise plan\u00e9taire et la r\u00e9volution de l\u2019IA \u2014 constituent les grands d\u00e9fis du si\u00e8cle. Elles nous commandent, l\u2019une comme l\u2019autre, de repenser d\u2019urgence<\/em> le contrat qui lie les humains \u00e0 leur environnement naturel et technologique. Un rapide regard en arri\u00e8re s\u2019impose.<\/p>\n\n\n\n En 1992, lors du Sommet de la Terre \u00e0 Rio, la communaut\u00e9 internationale prenait conscience de la n\u00e9cessit\u00e9 de pr\u00e9server l\u2019environnement global. On parlait d\u00e9j\u00e0 d\u2019\u00ab agir pour les g\u00e9n\u00e9rations futures \u00bb.<\/p>\n\n\n\n H\u00e9las, en plus de trente ans, nous avons largement \u00e9chou\u00e9 \u00e0 enrayer la catastrophe \u00e9cologique annonc\u00e9e<\/a>. Les \u00e9missions de CO\u2082 ont continu\u00e9 d\u2019augmenter, si bien que nous vivons d\u00e9sormais les pr\u00e9mices du basculement climatique : +1,1 \u00b0C de r\u00e9chauffement en moyenne, des \u00e9v\u00e9nements extr\u00eames en cascade, la fonte acc\u00e9l\u00e9r\u00e9e des glaces et une \u00e9l\u00e9vation du niveau des mers qui menace des populations enti\u00e8res.<\/p>\n\n\n\n D\u00e9sormais, l\u2019avenir dure moins longtemps : le futur, jadis lointain, entre d\u00e9j\u00e0 dans notre pr\u00e9sent sous forme de crises r\u00e9p\u00e9t\u00e9es. Nous \u00e9voluons dans un environnement instable, impr\u00e9visible, qui n\u2019a plus rien du d\u00e9cor immuable sur lequel se jouaient hier nos destins humains. La Terre, anciennement \u00ab bonne m\u00e8re \u00bb, se r\u00e9v\u00e8le \u00e9puis\u00e9e, d\u00e9r\u00e9gl\u00e9e, potentiellement hostile.<\/p>\n\n\n\n Comme l\u2019\u00e9crit Michel Serres, \u00ab l\u2019histoire globale entre dans la nature ; la nature globale entre dans l\u2019histoire \u00bb. Autrement dit, les affaires des hommes \u2014 \u00e9conomie, guerres, d\u00e9veloppement \u2014 impactent la plan\u00e8te au point d\u2019en modifier la trajectoire, tandis que l\u2019\u00e9tat de la plan\u00e8te \u2014 climat, \u00e9cosyst\u00e8mes \u2014 d\u00e9termine de plus en plus le cours de nos soci\u00e9t\u00e9s.<\/p>\n\n\n\n Cette r\u00e9alit\u00e9 nouvelle porte un nom : l\u2019Anthropoc\u00e8ne<\/a>, l\u2019\u00e8re o\u00f9 l\u2019humanit\u00e9 est force g\u00e9ologique. Elle signe la fin du grand partage entre l\u2019homme et son milieu : nous n\u2019avons jamais \u00e9t\u00e9 aussi peu \u00ab modernes \u00bb au sens de Latour, car nous percevons enfin concr\u00e8tement que nature et culture, science et soci\u00e9t\u00e9 sont indissociables.<\/p>\n\n\n\n Or, dans le m\u00eame temps, la r\u00e9volution num\u00e9rique et l\u2019IA plongent l\u2019humanit\u00e9 dans une autre forme d\u2019interd\u00e9pendance in\u00e9dite.<\/p>\n\n\n\n D\u00e9sormais, aucun aspect de la vie sociale n\u2019\u00e9chappe aux technologies : nos communications, nos commerces, nos loisirs, notre travail passent par des syst\u00e8mes globaux interconnect\u00e9s. L\u2019IA g\u00e9n\u00e9rative, en particulier, s\u2019est d\u00e9ploy\u00e9e \u00e0 un rythme fulgurant<\/a> : en quelques mois, des outils comme ChatGPT ou Midjourney sont pass\u00e9s des laboratoires au grand public, suscitant \u00e0 la fois engouement et inqui\u00e9tude.<\/p>\n\n\n\n La vitesse \u00e0 laquelle ces IA ont \u00e9t\u00e9 adopt\u00e9es n\u2019a pas d\u2019\u00e9quivalent historique \u2014 cette diffusion fut plus rapide que l\u2019adoption d\u2019Internet, du smartphone ou des r\u00e9seaux sociaux, par exemple. On voit \u00e9merger un monde o\u00f9 les d\u00e9cisions, les cr\u00e9ations, les interactions humaines sont de plus en plus m\u00e9di\u00e9es par la technologie.<\/p>\n\n\n\n Cette p\u00e9n\u00e9tration acc\u00e9l\u00e9r\u00e9e de l\u2019IA dans le quotidien nous place, l\u00e0 encore, face \u00e0 une urgence : il n\u2019est que trop temps de penser ce ph\u00e9nom\u00e8ne. Allons-nous laisser cette technologie se diffuser sans boussole, comme nous l\u2019avons fait trop longtemps pour les \u00e9missions polluantes ? Allons-nous, dans dix ou vingt ans, constater les d\u00e9g\u00e2ts soci\u00e9taux ou existentiels de l\u2019IA apr\u00e8s coup, comme nous subissons aujourd\u2019hui les cons\u00e9quences du carbone accumul\u00e9 ou encore le d\u00e9sastre des r\u00e9seaux sociaux ?<\/p>\n\n\n\n\n La le\u00e7on de l\u2019\u00e9cologie ou des r\u00e9seaux sociaux, c\u2019est qu\u2019on ne peut r\u00e9gler des probl\u00e8mes plan\u00e9taires avec une simple exhortation morale. Le Sommet de Rio de 1992 avait suscit\u00e9 de grands espoirs, mais aucune action v\u00e9ritable n\u2019est venue imposer de l\u2019ordre.<\/p>\n\n\n\n En revanche, Michel Serres proposait d\u00e8s 1990 un concept stimulant : le contrat naturel <\/span>8<\/sup><\/a><\/span><\/span>. L\u2019id\u00e9e d\u2019un contrat naturel est de suturer le lien bris\u00e9 entre l\u2019humanit\u00e9 et la nature, en int\u00e9grant la Terre dans nos pactes sociaux au m\u00eame titre que les \u00eatres humains.<\/p>\n\n\n\n Aujourd\u2019hui, ce qu\u2019il faut imaginer va au-del\u00e0 : un pacte d\u2019un genre nouveau, qui incorpore explicitement la nature et la technologie dans la fa\u00e7on dont nous organisons nos soci\u00e9t\u00e9s. Il s\u2019agit de penser ensemble les hommes, le monde et les artefacts qui les relient. Plut\u00f4t que de cloisonner \u00e9cologie, soci\u00e9t\u00e9 et technologie en silos s\u00e9par\u00e9s, il faut une approche symbiotique.<\/p>\n\n\n\n Face \u00e0 ces d\u00e9fis, deux grandes visions de l\u2019avenir s\u2019imposent.<\/p>\n\n\n\n La premi\u00e8re est la voie techno-libertarienne, parfois qualifi\u00e9e de \u00ab techno-c\u00e9sariste \u00bb<\/a> lorsqu\u2019elle flirte avec l\u2019autocratie. Ses partisans, une frange de milliardaires de la tech, d\u2019id\u00e9ologues n\u00e9o-r\u00e9actionnaires et de survivalistes high-tech, proposent en creux une sorte d\u2019anti-contrat social. Pour eux, la technologie est appel\u00e9e \u00e0 tout dominer et l\u2019\u00c9tat de droit, la d\u00e9mocratie, la pr\u00e9servation \u00e9galitaire de l\u2019humanit\u00e9 sont des freins obsol\u00e8tes.<\/p>\n\n\n\n Cette \u00ab id\u00e9ologie californienne \u00bb repose sur l\u2019id\u00e9e que la technologie peut tout r\u00e9soudre <\/em>et que les probl\u00e8mes de gouvernance deviennent de simples probl\u00e8mes d\u2019ing\u00e9nierie. Dans ce mod\u00e8le, l\u2019innovation avance plus vite que la r\u00e9gulation, et les g\u00e9ants du num\u00e9rique fonctionnent en quasi-libert\u00e9, se pr\u00e9sentant comme des plateformes neutres.<\/p>\n\n\n\n En r\u00e9alit\u00e9, ces entreprises ont acquis un r\u00f4le politique : elles connectent des milliards de personnes selon leurs propres r\u00e8gles, souvent sans rendre de comptes. Leur mantra implicite \u2014 \u00ab si c\u2019est gratuit, c\u2019est que vous \u00eates le produit \u00bb \u2014 illustre bien comment les utilisateurs ont c\u00e9d\u00e9 des donn\u00e9es personnelles en \u00e9change de services pratiques.<\/p>\n\n\n\n Propuls\u00e9s par l\u2019id\u00e9ologie du progr\u00e8s et l\u2019absence de contraintes, nous avons laiss\u00e9 la technologie dans un no man\u2019s land<\/em> intellectuel.<\/p>David Dja\u00efz<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Le philosophe et entrepreneur Alex Karp, PDG de Palantir, plaide dans son essai The Technological Republic<\/em> <\/span>9<\/sup><\/a><\/span><\/span> pour une nouvelle alliance<\/a> entre l\u2019\u00c9tat et l\u2019industrie logicielle occidentale. Selon lui, \u00ab la survie de l\u2019exp\u00e9rience d\u00e9mocratique am\u00e9ricaine d\u00e9pend d\u2019une revitalisation technologique du complexe militaro-industriel \u00bb, la Silicon Valley devant retrouver une mission civique, presque messianique, pour renforcer la nation. Autrement dit, Karp appelle les entreprises tech \u00e0 s\u2019aligner sur le bien public, notamment en d\u00e9veloppant des outils d\u2019intelligence artificielle au service de la s\u00e9curit\u00e9 et des valeurs d\u00e9mocratiques, plut\u00f4t qu\u2019en se cantonnant aux gadgets de consommation.<\/p>\n\n\n\n Ce techno-libertarianisme a ind\u00e9niablement produit un \u00e9lan d\u2019innovation extraordinaire. Toutefois, il porte en germe des d\u00e9s\u00e9quilibres profonds. Les g\u00e9ants de la tech accumulent un pouvoir sans pr\u00e9c\u00e9dent sur l\u2019information, l\u2019\u00e9conomie ou m\u00eame les \u00e9motions collectives. L\u2019utilisateur isol\u00e9 est impuissant devant des acteurs devenus intouchables.<\/p>\n\n\n\n Ce mod\u00e8le a donc commenc\u00e9 \u00e0 montrer ses limites, particuli\u00e8rement du point de vue de la d\u00e9mocratie et du bien commun.<\/p>\n\n\n\n \u00c0 l\u2019oppos\u00e9, la Chine a d\u00e9velopp\u00e9 un mod\u00e8le dirigiste technologique o\u00f9 l\u2019\u00c9tat pilote \u00e9troitement la r\u00e9volution num\u00e9rique. Ici, la technologie est au c\u0153ur du contrat social autoritaire. Le Parti communiste chinois investit massivement dans les secteurs strat\u00e9giques<\/a> \u2014 IA, big data, r\u00e9seaux 5G \u2014 et oriente l\u2019innovation vers ses objectifs politiques et sociaux.<\/p>\n\n\n\n Deux axes forts caract\u00e9risent cette politique industrielle : la volont\u00e9 de contr\u00f4le de l\u2019\u00e9cosyst\u00e8me \u00e9conomique et le d\u00e9sir d\u2019autonomie strat\u00e9gique face \u00e0 l\u2019\u00e9tranger. En pratique, P\u00e9kin a \u00e9difi\u00e9 son propre cyberespace souverain \u2014 grandes plateformes nationales comme Alibaba, Tencent, Baidu\u2026 \u2014 prot\u00e9g\u00e9 par le \u00ab Great Firewall \u00bb. L\u2019\u00c9tat-parti s\u2019assure ainsi que la technologie renforce sa stabilit\u00e9 plut\u00f4t qu\u2019elle ne la menace. Dans ce contrat social version chinoise, le citoyen \u00e9change une partie de ses libert\u00e9s contre des promesses de s\u00e9curit\u00e9, de stabilit\u00e9, de prosp\u00e9rit\u00e9 mat\u00e9rielle et d\u2019am\u00e9lioration de son cadre de vie gr\u00e2ce aux outils technologiques.<\/p>\n\n\n\n Un exemple embl\u00e9matique est le syst\u00e8me de cr\u00e9dit social : un programme national, appuy\u00e9 sur des surveillances de masse et de l\u2019intelligence artificielle, qui attribue \u00e0 chaque individu un score de \u00ab confiance \u00bb. Ce score fluctue selon la conduite de chacun \u2014 payer ses factures \u00e0 l\u2019heure, bien se comporter en ligne \u2014 et vise \u00e0 \u00ab civiliser \u00bb la soci\u00e9t\u00e9 par les r\u00e9compenses et les punitions. Il s\u2019agit ni plus ni moins d\u2019une \u00ab contr\u00f4locratie \u00bb high-tech o\u00f9 le gouvernement r\u00e9gule les comportements via un capital de points num\u00e9rique.<\/p>\n\n\n\n Cette incorporation de la tech dans la gouvernance s\u2019appuie sur des traditions politiques chinoises \u2014 confucianisme, l\u00e9gisme \u2014 r\u00e9actualis\u00e9es par les algorithmes : l\u2019id\u00e9e que l\u2019harmonie sociale passe par un \u00c9tat paternaliste qui surveille et sanctionne<\/a> pour le bien commun.<\/p>\n\n\n\n La technologie est aussi mobilis\u00e9e au c\u0153ur d\u2019une autre priorit\u00e9 du contrat social chinois : l\u2019environnement. Conscient que la pollution menace la qualit\u00e9 de vie \u2014 et donc la stabilit\u00e9 du r\u00e9gime \u2014 , P\u00e9kin a int\u00e9gr\u00e9 la notion de \u00ab civilisation \u00e9cologique \u00bb dans sa Constitution et mis en \u0153uvre un arsenal d\u2019initiatives technologiques pour la transition verte. Par exemple, le plan \u00ab Beautiful China 2025 \u00bb vise une industrie propre et une baisse de la pollution gr\u00e2ce aux innovations vertes \u2014 intelligence artificielle, objets connect\u00e9s, capture de carbone, etc. Dans le m\u00eame esprit, la \u00ab Civilisation \u00c9cologique Num\u00e9rique \u00bb combine num\u00e9risation et \u00e9cologie en d\u00e9ployant des syst\u00e8mes int\u00e9gr\u00e9s de surveillance intelligente des ressources naturelles \u2014 capteurs, IA, blockchain \u2014 pour mieux prot\u00e9ger l\u2019environnement.<\/p>\n\n\n\n La Chine a d\u00e9velopp\u00e9 un mod\u00e8le dirigiste technologique o\u00f9 l\u2019\u00c9tat pilote \u00e9troitement la r\u00e9volution num\u00e9rique.\u00a0<\/p>David Dja\u00efz<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Ces efforts commencent \u00e0 porter leurs fruits : le gouvernement chinois s\u2019enorgueillit, par exemple, d\u2019avoir r\u00e9duit de 20 % en un an certains polluants atmosph\u00e9riques mortels \u00e0 P\u00e9kin en ciblant mieux les inspections gr\u00e2ce au machine learning<\/em>. Ici encore, la population accepte un haut niveau d\u2019intervention technologique de l\u2019\u00c9tat \u2014 cam\u00e9ras, drones, traqueur de donn\u00e9es \u2014 en \u00e9change d\u2019am\u00e9liorations tangibles \u2014 ciel plus bleu, villes plus s\u00fbres, services digitaux efficaces. En somme, la tech<\/em> est le bras arm\u00e9 du contrat social chinois, qu\u2019il s\u2019agisse de discipliner la soci\u00e9t\u00e9 ou de relever des d\u00e9fis comme la transition \u00e9cologique.<\/p>\n\n\n\n Alors que les \u00c9tats-Unis et la Chine ont jet\u00e9 les bases d\u2019un nouveau contrat, \u00e0 la fois social, technologique \u2014 et environnemental dans le cas de la Chine \u2014 , l\u2019Europe est \u00e0 la peine. \u00c0 ce jour, l\u2019approche europ\u00e9enne s\u2019est surtout concentr\u00e9e sur la r\u00e9gulation \u2014 concurrence, protection des donn\u00e9es, taxation \u2014 et la production normative pour essayer, avec un succ\u00e8s limit\u00e9, de mod\u00e9rer les abus des big tech<\/em>, sans v\u00e9ritablement innover ou proposer un mod\u00e8le alternatif.<\/p>\n\n\n\n Cette posture d\u00e9fensive ne suffit plus.<\/p>\n\n\n\n En d\u2019autres termes, sans strat\u00e9gie technologique propre, le Vieux Continent sous-traite une partie de son contrat social \u00e0 des entreprises californiennes ou \u00e0 des outils con\u00e7us en Chine \u2014 au risque d\u2019y perdre sa souverainet\u00e9 et ses valeurs. Or, l\u2019Europe pourrait s\u2019inspirer, sans les copier, des d\u00e9marches am\u00e9ricaines et chinoises : mettre la tech au c\u0153ur d\u2019un pacte social orient\u00e9 par nos valeurs. <\/p>\n\n\n\n Pour cela nous devons esquisser une troisi\u00e8me voie. C\u2019est celle que nous pourrions appeler l\u2019humanisme augment\u00e9.<\/p>\n\n\n\n Pourquoi \u00ab augment\u00e9 \u00bb ? Parce qu\u2019il s\u2019agit de redonner force et pertinence aux valeurs humanistes \u2014 dignit\u00e9 humaine, libert\u00e9, \u00e9galit\u00e9, raison \u2014 mais en les \u00ab augmentant \u00bb des pouvoirs offerts par la technologie ainsi que d\u2019une plus grande attention \u00e0 la plan\u00e8te.<\/p>\n\n\n\n L\u2019erreur n\u2019est pas d\u2019avoir plac\u00e9 l\u2019Homme au centre \u00e0 la Renaissance, mais d\u2019avoir cru qu\u2019il pouvait s\u2019y maintenir seul et nu comme un \u00ab nouveau-n\u00e9 \u00bb, s\u00e9par\u00e9 de la Nature et de la Technique. L\u2019humanisme augment\u00e9 propose de r\u00e9affirmer la centralit\u00e9 de l\u2019humain tout en reconnaissant son lien ind\u00e9fectible avec le monde naturel et l\u2019outil technologique. <\/p>\n\n\n\n La voie europ\u00e9enne ne doit \u00eatre ni la technophobie, ni l\u2019obsession r\u00e9glementaire, ni la sacralisation du principe de pr\u00e9caution.<\/p>David Dja\u00efz<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Qu\u2019est-ce que cela implique ? D\u2019abord, de ne pas aborder la technologie avec crainte ou en t\u00e9moignant d\u2019une hostilit\u00e9 syst\u00e9matique, comme c\u2019est parfois la tentation en Europe o\u00f9 l\u2019on verse vite dans la technophobie ou le principe de pr\u00e9caution paralysant.<\/p>\n\n\n\n Un humanisme augment\u00e9 serait au contraire un humanisme technophile et audacieux, conscient que la technologie est d\u00e9sormais le prolongement de nous-m\u00eames. Refuser la technologie ne serait rien d\u2019autre que refuser une part de notre humanit\u00e9 contemporaine \u2014 ce serait nous mutiler volontairement. En revanche, il faut apprivoiser celle-ci, l\u2019orienter, la ma\u00eetriser collectivement pour qu\u2019elle serve le bien commun.<\/p>\n\n\n\n Un exemple parlant est celui de la transition \u00e9cologique : nous n\u2019y parviendrons qu\u2019en mobilisant massivement l\u2019innovation \u2014 dans les \u00e9nergies renouvelables, le stockage, l\u2019efficacit\u00e9, la capture de CO\u2082, etc. \u2014 , et non en revenant au statu quo d\u2019avant l\u2019introduction de ces technologies. De m\u00eame, l\u2019IA peut \u00eatre mise au service de causes humanistes : am\u00e9liorer la sant\u00e9, l\u2019\u00e9ducation, optimiser l\u2019usage des ressources, alerter sur les d\u00e9rives, etc., pourvu qu\u2019on l\u2019envisage avec une intention \u00e9thique et non comme une qu\u00eate de profit ou de puissance.<\/p>\n\n\n\n L\u2019humanisme augment\u00e9, c\u2019est la confiance assum\u00e9e dans notre capacit\u00e9 \u00e0 co\u00e9voluer avec nos cr\u00e9ations techniques, sans na\u00efvet\u00e9 mais sans fatalisme. C\u2019est aussi la conviction que la technologie doit \u00eatre incorpor\u00e9e dans un projet de soci\u00e9t\u00e9 durable sur Terre. Si l\u2019humanisme classique r\u00eavait d\u2019\u00e9mancipation individuelle infinie, l\u2019humanisme augment\u00e9 sait que notre destin est li\u00e9 \u00e0 une plan\u00e8te aux limites finies. Il int\u00e8gre donc la contrainte \u00e9cologique non pas comme un frein, mais comme le cadre d\u2019un nouvel \u00e9lan de progr\u00e8s. <\/p>\n\n\n\n Il est urgent que l\u2019Europe, en particulier, embrasse cette vision positive. Le Vieux Continent aime \u00e0 se penser en champion des valeurs humaines abstraites \u2014 d\u00e9mocratie, droits de l\u2019homme, mod\u00e8le social \u2014 et il est vrai qu\u2019il a une tradition philosophique riche en la mati\u00e8re. Mais face \u00e0 la disruption techno-scientifique, l\u2019Europe accuse un retard total et peut-\u00eatre fatal. Trop souvent, elle s\u2019est content\u00e9e de r\u00e9guler a posteriori les innovations venues d\u2019ailleurs, sans proposer une vision d\u2019ensemble de la soci\u00e9t\u00e9 num\u00e9rique qu\u2019elle souhaite b\u00e2tir.<\/p>\n\n\n\n Or r\u00e9guler n\u2019est pas penser. La r\u00e9gulation est n\u00e9cessaire, mais elle intervient souvent comme un caut\u00e8re sur une jambe de bois, sans changer la direction du mouvement. L\u2019Europe ne manque pas de principes, mais elle peine \u00e0 les traduire en strat\u00e9gie technologique proactive.<\/p>\n\n\n\n Un humanisme augment\u00e9 europ\u00e9en impliquerait de formuler un v\u00e9ritable projet de civilisation technologique : comment voulons-nous que l\u2019IA, la robotique ou les biotechs transforment nos vies ? Quels usages encourage-t-on, lesquels proscrit-on ? Quelle place pour le travail humain aux c\u00f4t\u00e9s des machines ? Quelle \u00e9ducation dans un monde satur\u00e9 d\u2019outils intelligents ? Autant de questions qui demandent une pens\u00e9e ambitieuse, et non de simples taxes ou normes techniques.<\/p>\n\n\n\n L\u2019Europe a les moyens intellectuels et moraux d\u2019\u00eatre le berceau de cette synth\u00e8se entre humanisme et technologie. \u00c0 elle de ne pas se tromper de combat : il faut inventer l\u2019avenir, et non corriger seulement les erreurs du pass\u00e9.<\/p>\n\n\n\n Pour que la voie de l\u2019humanisme augment\u00e9 triomphe, encore faut-il se donner les moyens concrets de nos ambitions. Il ne suffit pas de proclamer de belles intentions : il faut b\u00e2tir une souverainet\u00e9 technologique r\u00e9elle \u00e0 l\u2019\u00e9chelle continentale, d\u00e9velopper des alternatives et impliquer l\u2019ensemble de la soci\u00e9t\u00e9.<\/p>\n\n\n\n Soyons lucides : aujourd\u2019hui, la r\u00e9volution de l\u2019IA est domin\u00e9e en pratique par les acteurs am\u00e9ricains \u2014 et, dans une autre mesure, chinois. Les grandes entreprises du num\u00e9rique \u2014 Google, Microsoft, Meta, Amazon, OpenAI et bien s\u00fbr Nvidia, grand gagnant du tournant de l\u2019IA \u2014 sont \u00e0 la man\u0153uvre pour imposer leurs plateformes, leurs standards, leurs \u00e9cosyst\u00e8mes. L\u2019IA g\u00e9n\u00e9rative, par exemple, repose sur des mod\u00e8les co\u00fbteux en calcul que seules ces entit\u00e9s peuvent entra\u00eener et d\u00e9ployer \u00e0 grande \u00e9chelle.<\/p>\n\n\n\n Derri\u00e8re l\u2019illusion d\u2019une comp\u00e9tition ouverte entre les plus grandes startups d\u2019IA, la r\u00e9alit\u00e9 est que presque toutes d\u00e9pendent des m\u00eames fournisseurs : 11 startups sur 12 utilisent les puces Nvidia pour entra\u00eener leurs IA, la plupart passent par les clouds des GAFAM, notamment AWS pour l\u2019infrastructure, et distribuent leurs mod\u00e8les via les plateformes de ces g\u00e9ants.<\/p>\n\n\n\n En somme, une nouvelle couche de d\u00e9pendance est en train de se former : l\u2019IA plateformis\u00e9e \u00ab as a service<\/em> \u00bb, distribu\u00e9e aux consommateurs et aux entreprises europ\u00e9ens comme un produit. Sans r\u00e9action europ\u00e9enne, les big tech <\/em>verrouilleront l\u2019acc\u00e8s \u00e0 l\u2019IA comme elles ont monopolis\u00e9 l\u2019acc\u00e8s aux app stores, au cloud et aux r\u00e9seaux sociaux. Startups et entreprises utilisatrices se retrouveront face \u00e0 un choix binaire : se soumettre aux conditions des g\u00e9ants \u2014 avec les risques de capture de la valeur et de d\u00e9pendance strat\u00e9gique que cela implique \u2014 ou rester \u00e0 la marge du progr\u00e8s.<\/p>\n\n\n\n L\u2019humanisme augment\u00e9, c\u2019est la confiance assum\u00e9e dans notre capacit\u00e9 \u00e0 co\u00e9voluer avec nos cr\u00e9ations techniques, sans na\u00efvet\u00e9 mais sans fatalisme.<\/p>David Dja\u00efz<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Dans ce contexte, l\u2019Europe ne peut pas se contenter d\u2019\u00eatre consommatrice de technologies con\u00e7ues ailleurs. Elle doit redevenir productrice. Cela signifie investir massivement dans nos propres capacit\u00e9s : recherche fondamentale en IA, construction d\u2019infrastructures de calcul \u2014 supercalculateurs, cloud souverains \u2014 , soutien \u00e0 une fili\u00e8re de semi-conducteurs europ\u00e9enne, formation d\u2019experts de haut niveau et r\u00e9tention des talents. Non par chauvinisme, mais pour garantir notre autonomie de d\u00e9cision et la conformit\u00e9 de ces technologies avec nos valeurs.<\/p>\n\n\n\n Un exemple frappant est celui de la sant\u00e9 : si toutes les IA m\u00e9dicales viennent de Californie ou de Shenzhen, comment s\u2019assurer qu\u2019elles respectent nos normes \u00e9thiques, notre protection des donn\u00e9es patients, nos choix de soci\u00e9t\u00e9 sur la m\u00e9decine ? De m\u00eame pour la d\u00e9fense, l\u2019agriculture ou l\u2019\u00e9ducation : l\u2019IA qui fa\u00e7onne ces domaines doit \u00eatre sous notre contr\u00f4le, ou bien nous perdrons notre souverainet\u00e9 sur des pans entiers de la vie collective.<\/p>\n\n\n\n Concr\u00e8tement, le d\u00e9fi europ\u00e9en est double.<\/p>\n\n\n\n D\u2019abord, il faut diffuser l\u2019IA dans chacune de nos industries de mani\u00e8re cibl\u00e9e et efficace. Plut\u00f4t que de courir apr\u00e8s un hypoth\u00e9tique \u00ab Google europ\u00e9en \u00bb ou de cr\u00e9er une \u00e9ni\u00e8me plateforme g\u00e9n\u00e9raliste ex nihilo, mieux vaut int\u00e9grer l\u2019IA dans le grain fin des secteurs o\u00f9 l\u2019Europe est d\u00e9j\u00e0 forte \u2014 automobile, a\u00e9ronautique, luxe, \u00e9nergie, sant\u00e9 ou agroalimentaire.<\/p>\n\n\n\n Cela implique de repenser les processus de production, de former et requalifier les travailleurs, d\u2019adopter l\u2019IA pour automatiser les t\u00e2ches r\u00e9p\u00e9titives et d\u2019am\u00e9liorer la qualit\u00e9 et la s\u00e9curit\u00e9, tout en pr\u00e9servant le savoir-faire humain. Le but n\u2019est pas de remplacer les personnes par des machines, mais de combiner le meilleur des deux dans une logique d\u2019hybridation.<\/p>\n\n\n\n Par exemple, dans la m\u00e9decine, l\u2019IA peut analyser des radiographies ou des IRM \u00e0 une vitesse et avec une pr\u00e9cision impressionnantes, d\u00e9tectant des anomalies subtiles invisibles \u00e0 l\u2019\u0153il nu. On aurait pu croire que cela signifierait la fin du m\u00e9tier de radiologue \u2014 Geoffrey Hinton proclamait en 2016 qu\u2019on devrait cesser de former des radiologues, tant l\u2019IA allait les surpasser. Pourtant, pr\u00e8s de dix ans plus tard, la demande en radiologues humains est au plus haut et leurs effectifs augmentent <\/span>10<\/sup><\/a><\/span><\/span> !<\/p>\n\n\n\n Pourquoi ce paradoxe ? Parce que si les IA excellent dans les tests de laboratoire, elles peinent \u00e0 couvrir toute la complexit\u00e9 des cas r\u00e9els et n\u2019assurent qu\u2019une fraction du travail d\u2019un m\u00e9decin. Les outils d\u00e9tectent certaines pathologies, mais ils ne peuvent remplacer l\u2019interpr\u00e9tation globale, la responsabilit\u00e9 juridique, la relation au patient, la d\u00e9cision th\u00e9rapeutique. L\u2019IA ne vous regarde pas dans les yeux.<\/p>\n\n\n\n En cons\u00e9quence, l\u2019IA augmente le radiologue au lieu de le remplacer : elle prend en charge le criblage de centaines d\u2019images, acc\u00e9l\u00e8re le diagnostic pour les cas \u00e9vidents, permettant au m\u00e9decin de se concentrer sur les cas complexes et le contact humain. L\u2019efficience s\u2019accro\u00eet, la qualit\u00e9 potentiellement aussi, et le m\u00e9decin reste au centre du processus de soin.<\/p>\n\n\n\n Ce sc\u00e9nario doit servir de mod\u00e8le dans d\u2019autres domaines. L\u2019IA bien utilis\u00e9e peut lib\u00e9rer les travailleurs des t\u00e2ches p\u00e9nibles ou fastidieuses \u2014 la paperasse administrative, la saisie de donn\u00e9es, la surveillance de d\u00e9fauts mineurs en production \u2014 , ce qui augmente la satisfaction au travail et laisse plus de temps pour des dimensions irrempla\u00e7ables comme la cr\u00e9ativit\u00e9, la r\u00e9flexion strat\u00e9gique ou la relation humaine.<\/p>\n\n\n\n L\u2019Europe pourrait s\u2019inspirer, sans les copier, des d\u00e9marches am\u00e9ricaines et chinoises : mettre la tech au c\u0153ur d\u2019un pacte social orient\u00e9 par nos valeurs.\u00a0<\/p>David Dja\u00efz<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Une telle mani\u00e8re de faire suppose toutefois d\u2019inclure les salari\u00e9s dans l\u2019appropriation des outils d\u2019IA et de former tout le monde \u00e0 ces nouveaux compagnons de travail plut\u00f4t que de les imposer d\u2019en haut. Un humanisme augment\u00e9 en entreprise signifie faire confiance \u00e0 l\u2019intelligence collective des \u00e9quipes pour tirer le meilleur de la technologie.<\/p>\n\n\n\n Le second grand chantier est celui de la r\u00e9silience num\u00e9rique.<\/p>\n\n\n\n L\u2019Europe a pris conscience de sa d\u00e9pendance excessive aux solutions \u00e9trang\u00e8res<\/a>, que ce soit pour le cloud, les syst\u00e8mes d\u2019exploitation, les r\u00e9seaux ou les services en ligne. Cette d\u00e9pendance n\u2019est pas seulement \u00e9conomique : elle devient un risque politique et strat\u00e9gique. Comment assurer la continuit\u00e9 de nos h\u00f4pitaux, de nos administrations ou de nos industries critiques si les outils de base sont sous contr\u00f4le de puissances ext\u00e9rieures, ou si celles-ci peuvent en couper l\u2019approvisionnement ?<\/p>\n\n\n\n Pour y r\u00e9pondre, des acteurs europ\u00e9ens innovent ; par exemple, on voit \u00e9merger des clouds \u00ab de confiance \u00bb fran\u00e7ais ou allemands, des projets de syst\u00e8mes d\u2019exploitation open source, des investissements dans le hardware europ\u00e9en. Par ailleurs, des r\u00e9flexions de fond ont lieu sur comment mesurer et am\u00e9liorer la r\u00e9silience num\u00e9rique de chaque organisation : en France a \u00e9t\u00e9 lanc\u00e9e en 2025 l\u2019Indice de r\u00e9silience num\u00e9rique, un outil destin\u00e9 aux entreprises pour \u00e9valuer \u00e0 360\u00b0 leurs d\u00e9pendances num\u00e9riques \u2014 logiciels, donn\u00e9es, infrastructures, fournisseurs, comp\u00e9tences internes.<\/p>\n\n\n\n Il s\u2019agit de b\u00e2tir, brique par brique, une capacit\u00e9 europ\u00e9enne \u00e0 concevoir, d\u00e9ployer et maintenir les technologies critiques. Cela ne veut pas dire se charger de tout en solitaire ou tomber dans une autarcie st\u00e9rile ; mais il est indispensable d\u2019avoir, sur les \u00e9l\u00e9ments vitaux \u2014 sant\u00e9, \u00e9nergie, communications, d\u00e9fense, intelligence artificielle sensible \u2014, des alternatives locales fiables pour ne pas \u00eatre \u00e0 la merci de chantages ou de ruptures d\u2019approvisionnement.<\/p>\n\n\n\n Au-del\u00e0 de l\u2019\u00e9chelle continentale, cette reprise de contr\u00f4le doit aussi se jouer au niveau des entreprises et des individus. Chaque organisation gagnera \u00e0 consid\u00e9rer ses donn\u00e9es, ses algorithmes, son patrimoine logiciel comme des actifs strat\u00e9giques \u00e0 valoriser et prot\u00e9ger, au m\u00eame titre que ses actifs physiques ou financiers.<\/p>\n\n\n\n Cela implique d\u2019investir en interne dans la comp\u00e9tence logicielle : embaucher des d\u00e9veloppeurs de haut niveau \u2014 d\u2019autant plus n\u00e9cessaire que prolif\u00e8re le code bas de gamme g\u00e9n\u00e9r\u00e9 par IA \u2014 , former son personnel aux bases du code, comprendre les enjeux de cybers\u00e9curit\u00e9, \u00e9viter de confier aveugl\u00e9ment toute son informatique \u00e0 des solutions \u00ab bo\u00eete noire \u00bb qu\u2019on ne ma\u00eetrise pas ; en somme, redevenir acteur de son destin num\u00e9rique plut\u00f4t que simple utilisateur passif.<\/p>\n\n\n\n C\u2019est un changement culturel profond, surtout pour des \u00e9conomies habitu\u00e9es \u00e0 acheter des solutions sur \u00e9tag\u00e8re ou \u00e0 externaliser ces sujet \u2014mais il est indispensable si l\u2019on veut qu\u2019\u00e0 long terme la r\u00e9volution num\u00e9rique soit faite par nous et pour nous, et non subie.<\/p>\n\n\n\n Refuser la technologie ne serait rien d\u2019autre que refuser une part de notre humanit\u00e9 contemporaine \u2014 ce serait nous mutiler volontairement.<\/p>David Dja\u00efz<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Clarifions bien ce que n\u2019est pas cette voie europ\u00e9enne : ce n\u2019est ni la technophobie, ni l\u2019obsession r\u00e9glementaire, ni la sacralisation du principe de pr\u00e9caution. L\u2019humanisme augment\u00e9 n\u2019est pas un statu quo frileux qui briderait toute exp\u00e9rimentation ou toute prise de risque. Au contraire, il r\u00e9clame une forme d\u2019audace \u00e9clair\u00e9e. Audace d\u2019innover, d\u2019investir, de repenser nos mod\u00e8les d\u2019affaires, nos politiques publiques, nos \u00e9ducations, en int\u00e9grant les possibilit\u00e9s de la technologie ; mais audace combin\u00e9e<\/em> \u00e0 une boussole \u00e9thique et humaine : on n\u2019innove pas pour \u00e9craser l\u2019humain, on innove pour le lib\u00e9rer et l\u2019\u00e9lever.<\/p>\n\n\n\n L\u2019Europe peut trouver l\u00e0 un \u00e9quilibre original, diff\u00e9rent du techno-libertarianisme californien et du dirigisme chinois. Plut\u00f4t qu\u2019une approche purement marchande de la tech<\/em> o\u00f9 l\u2019on d\u00e9ploie de nouveaux moyens pour ne constater les d\u00e9g\u00e2ts qu\u2019ensuite, plut\u00f4t qu\u2019une approche purement s\u00e9curitaire o\u00f9 l\u2019\u00c9tat utilise la tech pour surveiller et contr\u00f4ler, l\u2019approche humaniste europ\u00e9enne viserait une appropriation par apprentissage collectif.<\/p>\n\n\n\n Imaginons-en les fruits concrets dans quelques domaines.<\/p>\n\n\n\n Au lieu d\u2019interdire les IA par crainte de la triche, nos \u00e9coles pourraient les int\u00e9grer comme outil p\u00e9dagogique sous supervision, en apprenant aux \u00e9l\u00e8ves \u00e0 s\u2019en servir intelligemment pour la recherche d\u2019informations ou l\u2019am\u00e9lioration de la r\u00e9daction, tout en d\u00e9veloppant un esprit critique sur ses limites. Les enseignants deviendraient des guides dans un monde de savoirs augment\u00e9s, plut\u00f4t que des distributeurs de connaissances standardis\u00e9es.<\/p>\n\n\n\n L\u2019IA pourrait aussi permettre un suivi plus personnalis\u00e9 des \u00e9l\u00e8ves, d\u00e9tecter pr\u00e9cocement les difficult\u00e9s, lib\u00e9rer du temps aux profs en automatisant certaines corrections, leur permettre de se concentrer sur les \u00e9l\u00e8ves les plus en difficult\u00e9\u2026 tout cela, si et seulement si on forme et associe les enseignants \u00e0 la conception de ces outils, pour qu\u2019ils r\u00e9pondent aux besoins du terrain et respectent la relation humaine essentielle dans l\u2019\u00e9ducation.<\/p>\n\n\n\n\n Comme on l\u2019a vu, l\u2019IA peut conduire des diagnostics et seconder les m\u00e9decins. Coupl\u00e9e aux objets connect\u00e9s, elle pourrait pr\u00e9venir des maladies en surveillant en continu certains param\u00e8tres et en alertant en cas d\u2019anomalie, optimiser les traitements par une m\u00e9decine personnalis\u00e9e et g\u00e9rer plus efficacement les syst\u00e8mes de soins par l\u2019orientation des patients et l\u2019allocation des ressources en temps r\u00e9el. Une Europe humaniste ne rejetterait pas ces avanc\u00e9es : elle encadrerait strictement la protection des donn\u00e9es de sant\u00e9 et garantirait aussi que l\u2019IA reste un assistant et non un arbitre aveugle \u2014 le dernier mot<\/em> devant toujours appartenir \u00e0 un m\u00e9decin responsable ; elle veillerait aussi \u00e0 l\u2019\u00e9quit\u00e9 d\u2019acc\u00e8s \u00e0 ces innovations pour ne pas creuser les in\u00e9galit\u00e9s de sant\u00e9.<\/p>\n\n\n\n L\u2019apport de la tech<\/em> est d\u00e9cisif, que ce soit pour g\u00e9rer des r\u00e9seaux \u00e9lectriques complexes \u00e0 base d\u2019\u00e9nergies renouvelables intermittentes via des grilles intelligentes pilot\u00e9s par IA, pour optimiser l\u2019usage des mati\u00e8res premi\u00e8res dans l\u2019industrie gr\u00e2ce \u00e0 l\u2019analyse de donn\u00e9es massives et l\u2019IoT, ou pour mod\u00e9liser finement le climat et guider nos politiques gr\u00e2ce \u00e0 des IA climatologiques. L\u2019Europe pourrait prendre le leadership de la Green AI au service du climat, alliant son savoir-faire industriel et son exigence environnementale. Cela cr\u00e9erait des emplois qualifi\u00e9s, de la croissance verte et renforcerait notre autonomie. Ainsi, nous pourrions par exemple moins d\u00e9pendre du p\u00e9trole gr\u00e2ce \u00e0 des syst\u00e8mes intelligents de gestion de l\u2019\u00e9nergie.<\/p>\n\n\n\n Ces quelques exemples montrent une direction possible : une soci\u00e9t\u00e9 augment\u00e9e par l\u2019IA mais pilot\u00e9e par nos valeurs humanistes<\/a> et nos citoyens. C\u2019est cela, le nouveau contrat social, naturel et technologique qu\u2019il faut poser. Un pacte o\u00f9 l\u2019Homme, la Nature et la Machine cohabitent en bonne intelligence, o\u00f9 aucun des trois n\u2019\u00e9crase les autres.<\/p>\n\n\n\n Ce pacte est-il utopique ? Peut-\u00eatre pas plus que n\u2019\u00e9tait utopique, en son temps, l\u2019id\u00e9e de d\u00e9mocratie ou de droits de l\u2019homme. Il aura fallu des si\u00e8cles pour que l\u2019humanisme des Lumi\u00e8res triomphe des tyrannies et des obscurantismes.<\/p>\n\n\n\n La le\u00e7on de l\u2019\u00e9cologie ou des r\u00e9seaux sociaux, c\u2019est qu\u2019on ne peut r\u00e9gler des probl\u00e8mes plan\u00e9taires avec une simple exhortation morale.<\/p>David Dja\u00efz<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Il nous reste peu de temps pour que l\u2019humanisme augment\u00e9 triomphe du chaos climatique et de la d\u00e9mesure technologique, mais l\u2019histoire n\u2019est pas \u00e9crite d\u2019avance. L\u2019Europe, berceau de la pens\u00e9e humaniste, a une responsabilit\u00e9 particuli\u00e8re pour formuler et mettre en \u0153uvre cette synth\u00e8se vitale. <\/p>\n\n\n\n Sommes-nous en d\u00e9finitive aux portes d\u2019un troisi\u00e8me \u00e2ge de l\u2019humanit\u00e9 ? Apr\u00e8s l\u2019\u00e2ge \u00ab th\u00e9ocentrique \u00bb, puis l\u2019\u00e2ge \u00ab anthropocentrique \u00bb de l\u2019Homme de Vitruve, nu et \u00ab coup\u00e9 \u00bb du monde, voici peut-\u00eatre venu l\u2019\u00e2ge de l\u2019Hybridation. Les fronti\u00e8res s\u2019y brouillent : l\u2019homme-machine augment\u00e9 par la technique, l\u2019homme en qui se r\u00e9v\u00e8le par la g\u00e9n\u00e9tique la part d\u2019animalit\u00e9 <\/span>11<\/sup><\/a><\/span><\/span>, l\u2019homme-dans-son-environnement avec l\u2019Anthropoc\u00e8ne, l\u2019homme-dieu qui aspire \u00e0 une connaissance quasi omnisciente via l\u2019IA et \u00e0 une ma\u00eetrise de la vie quasi divine via la science \u2014 toutes ces figures jadis s\u00e9par\u00e9es dans la pr\u00e9cise marqueterie ontologique du monde moderne europ\u00e9en, se m\u00ealent et se confondent de plus en plus.\u00a0<\/p>\n\n\n\n Que reste-t-il de l\u2019\u00ab humain \u00bb quand nos pens\u00e9es sont second\u00e9es par des intelligences artificielles, quand notre corps peut \u00eatre r\u00e9par\u00e9 \u00e0 l\u2019infini, quand nos interactions passent par des milieux num\u00e9riques omnipr\u00e9sents ? On peut y voir un gain net : nous troquons la solitude orgueilleuse h\u00e9rit\u00e9e de l\u2019humanisme contre un surcro\u00eet de puissance, d\u2019invuln\u00e9rabilit\u00e9 et de long\u00e9vit\u00e9. Moins au centre, mais en ayant enfin \u00ab contractualis\u00e9 \u00bb avec les \u00ab autres r\u00e9alit\u00e9s \u00bb \u2014 est-ce un bon \u00ab deal ontologique \u00bb ? Comment ne pas perdre en route ce qui faisait la dignit\u00e9, la richesse int\u00e9rieure, la profondeur de l\u2019Homme, tout en profitant des bienfaits de l\u2019\u00e8re hybride ? <\/p>\n\n\n\n Au fond, les m\u00eames angoisses reviennent depuis l\u2019Antiquit\u00e9. Platon, dans le Ph\u00e8dre<\/em> <\/span>12<\/sup><\/a><\/span><\/span>, mettait en sc\u00e8ne l\u2019invention de l\u2019\u00e9criture comme un dangereux pharmakon<\/em> <\/span>13<\/sup><\/a><\/span><\/span>. Le dieu Thot s\u2019en vantait : \u00ab J\u2019ai d\u00e9couvert un rem\u00e8de pour la m\u00e9moire \u00bb, promettant sagesse et facilit\u00e9 d\u2019apprendre ; mais le roi Thamus r\u00e9pliquait que ce rem\u00e8de produirait surtout l\u2019effet inverse chez les hommes, \u00ab l\u2019oubli, en leur faisant n\u00e9gliger leur propre m\u00e9moire \u00bb. \u00c9crire, craignait Socrate, c\u2019\u00e9tait cesser de savoir vraiment pour seulement croire savoir. Ce d\u00e9bat antique a travers\u00e9 les si\u00e8cles puisque nous n\u2019avons cess\u00e9 de nous doter d\u2019appendices techniques.\u00a0<\/p>\n\n\n\n L\u2019histoire a donn\u00e9 tort au pessimisme de Thamus. L\u2019\u00e9criture s\u2019est r\u00e9v\u00e9l\u00e9e un formidable levier de civilisation : elle a permis d\u2019accumuler le savoir bien au-del\u00e0 des limites de la m\u00e9moire individuelle, de fonder des biblioth\u00e8ques, des sciences, des cultures enti\u00e8res. Ce pharmakon<\/em> a certes transform\u00e9 notre esprit \u2014 nous avons externalis\u00e9 une part de notre m\u00e9moire dans les livres \u2014 mais il l\u2019a surtout d\u00e9cupl\u00e9.<\/p>\n\n\n\n De la m\u00eame mani\u00e8re, on id\u00e9alise souvent la Renaissance comme l\u2019essor conjoint de l\u2019art, de la science et de l\u2019humanisme, mais on oublie que le m\u00eame si\u00e8cle vit flamber l\u2019irrationalit\u00e9 et le d\u00e9lire mill\u00e9nariste. Le pr\u00e9dicateur Savonarole embrasa en 1498 Florence, capitale du monde artistique et scientifique, dressant des b\u00fbchers o\u00f9 l\u2019on br\u00fblait les symboles de la vanit\u00e9 ; le peintre Botticelli, incarnation de l\u2019humanisme renaissant, fut fascin\u00e9 par ce discours apocalyptique et en porta la trace jusque sur sa toile d\u2019une Nativit\u00e9 mystique<\/em> aux accents de fin du monde.<\/p>\n\n\n\n Plus encore, l\u2019outil embl\u00e9matique de la Renaissance rationnelle \u2014 l\u2019imprimerie \u2014 fut comme l\u2019\u00e9criture au d\u00e9but de notre \u00e8re et l\u2019IA aujourd\u2019hui, un incroyable et ambivalent pharmakon<\/em>. Certes, elle diffusa l\u2019esprit scientifique et les id\u00e9es humanistes et permit \u00e0 l\u2019Europe puis au monde d\u2019entrer dans l\u2019anthropocentrisme moderne, mais elle propagea tout autant proph\u00e9ties \u00e9sot\u00e9riques, almanachs de com\u00e8tes annon\u00e7ant le Jugement dernier, libelles et comm\u00e9rages attisant les rumeurs et les peurs. Comme l\u2019a montr\u00e9 l\u2019historien Denis Crouzet, les journaux personnels de l\u2019\u00e9poque regorgeaient de visions et de pr\u00e9sages, tandis que les imprimeries inondaient le public de \u00ab nouvelles \u00bb sensationnelles sur la col\u00e8re divine ou la fin imminente des temps. Savonarole et Botticelli ; Galil\u00e9e et les monstres de D\u00fcrer \u2014 la Renaissance fut un moment o\u00f9 la d\u00e9civilisation mystique a c\u00f4toy\u00e9 l\u2019\u00e9lan de civilisation rationnelle et de progr\u00e8s humain <\/span>14<\/sup><\/a><\/span><\/span>.<\/p>\n\n\n\n D\u00e8s les origines, la science moderne et la politique moderne ont avanc\u00e9 de pair, comme deux moiti\u00e9s d\u2019un m\u00eame dispositif.<\/p>David Dja\u00efz<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Notre \u00e2ge technologique ressemble en fait fort \u00e0 cette Renaissance \u00e0 deux visages. Les r\u00e9seaux sociaux et les IA g\u00e9n\u00e9ratives remplissent le m\u00eame r\u00f4le amplificateur que les imprimeries d\u2019antan : ils acc\u00e9l\u00e8rent tout, le meilleur comme le pire \u2014 le pire plus que le meilleur pour les r\u00e9seaux sociaux \u2014 au point d\u2019avoir quasiment d\u00e9truit nos d\u00e9mocraties modernes, propageant la d\u00e9raison et la rumeur<\/a>, d\u00e9multipliant la port\u00e9e d\u2019un propos complotiste ou d\u2019un deep fake plus que celle d\u2019une d\u00e9monstration scientifique. Plus que jamais, la puissance des outils exige un effort de civilisation pour conjurer leur potentiel de d\u00e9civilisation. <\/p>\n\n\n\n \u00c0 nous d\u2019inventer les formes qui civiliseront la puissance obscure.<\/p>\n\n\n\n Pour citer Montaigne, nous demeurons \u00ab fragiles et orgueilleux \u00bb : si nous voulons rester pleinement humains en acceptant la part d\u2019alt\u00e9ration qu\u2019implique toute pouss\u00e9e technologique, alors notre curseur doit tenir ensemble ce que nous avons trop souvent disjoint : la puissance et la limite, la proth\u00e8se et la pr\u00e9sence, l\u2019alt\u00e9ration et la dignit\u00e9.<\/p>\n\n\n\n Le pharmakon <\/em>ne d\u00e9cide pas \u00e0 notre place \u2014 il nous oblige \u00e0 d\u00e9cider et \u00e0 agir en conscience, \u00e0 entrer \u00ab les yeux ouverts \u00bb dans le troisi\u00e8me \u00e2ge de l\u2019humanit\u00e9 \u2014 condition sine qua non de la pr\u00e9servation de notre \u00ab humaine condition \u00bb.<\/p>\n\n\n\n Telle est la mission de l\u2019Europe.<\/p>\n","protected":false},"excerpt":{"rendered":" Entre la fascination acc\u00e9l\u00e9rationniste et le fantasme du d\u00e9clin, un nouvel humanisme europ\u00e9en peut \u00e9merger face \u00e0 la \u00ab puissance obscure \u00bb.<\/p>\n Une pi\u00e8ce de doctrine sign\u00e9e David Dja\u00efz. <\/p>\n","protected":false},"author":10,"featured_media":304584,"comment_status":"closed","ping_status":"closed","sticky":false,"template":"templates\/post-editorials.php","format":"standard","meta":{"_acf_changed":true,"_trash_the_other_posts":false,"footnotes":""},"categories":[1731],"tags":[],"geo":[1917],"class_list":["post-304583","post","type-post","status-publish","format-standard","hentry","category-politique","staff-david-djaiz","geo-europe"],"acf":[],"yoast_head":"\nL\u2019impens\u00e9 de la technologie<\/h2>\n\n\n\n
La menace quantique et num\u00e9rique<\/h2>\n\n\n\n
Les sources d\u2019une d\u00e9pendance<\/h2>\n\n\n\n
\n <\/picture>\n
\n <\/picture>\n Deux contre-mod\u00e8les technologiques<\/h2>\n\n\n\n
Le techno-libertarisme<\/h3>\n\n\n\n
Le mod\u00e8le chinois<\/h3>\n\n\n\n
L\u2019Europe \u00e0 la peine<\/h2>\n\n\n\n
Vaincre la technophobie<\/h3>\n\n\n\n
Le nouveau mod\u00e8le europ\u00e9en<\/h3>\n\n\n\n
D\u00e9ployer l\u2019IA au travail<\/h4>\n\n\n\n
Renforcer la r\u00e9silience num\u00e9rique<\/h4>\n\n\n\n
Les fruits d\u2019une approche europ\u00e9enne de l\u2019IA<\/h2>\n\n\n\n
\u00c9ducation<\/h3>\n\n\n\n
\n <\/picture>\n
\n <\/picture>\n Sant\u00e9 <\/h3>\n\n\n\n
Transition \u00e9cologique<\/h3>\n\n\n\n
La troisi\u00e8me voie : ni pass\u00e9isme, ni transhumanisme<\/h2>\n\n\n\n