{"id":301131,"date":"2025-10-12T17:50:50","date_gmt":"2025-10-12T15:50:50","guid":{"rendered":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/?p=301131"},"modified":"2025-10-12T17:50:52","modified_gmt":"2025-10-12T15:50:52","slug":"robert-darnton-etre-ecrivain-gallimard","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/2025\/10\/12\/robert-darnton-etre-ecrivain-gallimard\/","title":{"rendered":"Qu\u2019est-ce qu\u2019\u00eatre \u00e9crivain ? Une conversation avec Robert Darnton"},"content":{"rendered":"\n
C\u2019est une tr\u00e8s bonne question, d\u2019autant plus que je re\u00e7ois constamment des emails, des suggestions, parfois m\u00eame des critiques \u00e0 propos de ce mod\u00e8le. J\u2019ai donc le sentiment qu\u2019il a trouv\u00e9 sa place dans le champ, qu\u2019il a circul\u00e9, \u00e9t\u00e9 d\u00e9battu, remis en cause \u2014 et c\u2019est tant mieux.<\/p>\n\n\n\n
\u00c0 mes yeux, le principal angle mort du sch\u00e9ma, celui qu\u2019il faut d\u00e9sormais int\u00e9grer de mani\u00e8re plus syst\u00e9matique, tient \u00e0 l\u2019absence d\u2019une v\u00e9ritable dimension temporelle. Dans le mod\u00e8le initial, je suivais le parcours d\u2019un livre depuis la premi\u00e8re \u00e9bauche de l\u2019auteur, en passant par la soumission au libraire-\u00e9diteur, la composition typographique, l\u2019approvisionnement en papier, le transport vers les librairies, et ainsi de suite \u2014 jusqu\u2019\u00e0 sa rencontre avec les lecteurs. Ce processus me semble toujours pertinent, mais il s\u2019arr\u00eate \u00e0 la premi\u00e8re \u00e9dition, comme si le livre cessait d\u2019exister apr\u00e8s cette phase de production et de mise en circulation initiale.<\/p>\n\n\n\n
Or, les ouvrages connaissent souvent une vie post\u00e9rieure : des r\u00e9\u00e9ditions, des traductions, des appropriations diverses. Ils entrent dans les biblioth\u00e8ques, publiques ou priv\u00e9es, o\u00f9 d\u2019autres usages, d\u2019autres formes de r\u00e9ception s\u2019\u00e9laborent. Toute une histoire du livre en biblioth\u00e8que reste \u00e0 articuler avec celle de sa production. En ce sens, mon mod\u00e8le n\u00e9glige ce que je qualifierais de \u00ab vie apr\u00e8s la premi\u00e8re \u00e9dition \u00bb.<\/p>\n\n\n\n
Certaines \u00e9tudes r\u00e9centes ont, de mani\u00e8re tr\u00e8s stimulante, suivi les m\u00e9tamorphoses d\u2019un texte au fil du temps \u2014 comment un livre change lorsqu\u2019il traverse les langues, les si\u00e8cles, ou les r\u00e9gimes de censure. Je dirais que c\u2019est l\u00e0, sans doute, que se situe aujourd\u2019hui le chantier le plus important : penser la dur\u00e9e, les reconfigurations, les usages diff\u00e9r\u00e9s et multiples d\u2019un m\u00eame objet textuel.<\/p>\n\n\n\n
Le Livre du courtisan<\/em> de Baldassare Castiglione en est un excellent exemple.<\/p>\n\n\n\n Peter Burke lui a consacr\u00e9 une \u00e9tude remarquable, tout comme Roger Chartier. Ce qui est fascinant, c\u2019est que ces travaux montrent bien combien le livre, \u00e0 l\u2019origine, se pr\u00e9sente comme un manuel de savoir-vivre destin\u00e9 \u00e0 qui souhaite s\u2019orienter dans la vie complexe d\u2019une cour de la Renaissance. Mais ce cadre curial \u00e9volue : les cours changent, et le texte s\u2019adapte. Lorsque l\u2019on passe \u00e0 des monarchies de plus grande envergure, comme celle de Versailles, la situation n\u2019a plus rien \u00e0 voir avec l\u2019Italie du XVI\u1d49 si\u00e8cle. Les \u00e9ditions ult\u00e9rieures du Livre du courtisan<\/em> refl\u00e8tent cette mutation : on y trouve des conseils pour se frayer un chemin dans les intrigues d\u2019une cour d\u00e9sormais tr\u00e8s diff\u00e9rente. Au XVIII\u1d49 si\u00e8cle, le contexte est encore transform\u00e9, et la posture du courtisan \u00e9volue en cons\u00e9quence.<\/p>\n\n\n\n Puis, lorsque l\u2019ouvrage est traduit en anglais et circule au XIX\u1d49 si\u00e8cle, il s\u2019adresse \u00e0 un tout autre public : celui des gentlemen<\/em> britanniques. L\u2019id\u00e9e de l\u2019aisance naturelle du gentleman<\/em> fait son chemin : cette forme de d\u00e9tente ma\u00eetris\u00e9e, de d\u00e9contraction apparente que d\u00e9crit Castiglione, devient ainsi une norme de comportement dans la bonne soci\u00e9t\u00e9 londonienne du XIX\u1d49 si\u00e8cle.<\/p>\n\n\n\n C\u2019est une question \u00e0 laquelle il m\u2019est difficile de r\u00e9pondre.<\/p>\n\n\n\n Un de mes livres pr\u00e9f\u00e9r\u00e9s est Le Neveu de Rameau<\/em>, qui traite pr\u00e9cis\u00e9ment de cette zone trouble entre marginalit\u00e9 sociale et lucidit\u00e9 critique. C\u2019est un texte qui m\u2019\u00e9meut profond\u00e9ment, mais, au-del\u00e0 de mes go\u00fbts litt\u00e9raires, je crois que cette inclination trouve aussi racine dans mon exp\u00e9rience personnelle. Lorsque je travaillais comme journaliste \u00e0 New York, j\u2019ai c\u00f4toy\u00e9 bon nombre d\u2019\u00e9crivaillons (hack writers<\/em>), souvent rel\u00e9gu\u00e9s dans ce que l\u2019on appelait alors la Police shack<\/em>, qui se trouvait en face du si\u00e8ge de la police new-yorkaise. Certains d\u2019entre eux \u00e9taient des journalistes sp\u00e9cialis\u00e9s, notamment sur la Mafia, pour des titres comme New York Magazine<\/em>. J\u2019ai toujours \u00e9prouv\u00e9 de la sympathie pour ces figures de l\u2019ombre et un vif int\u00e9r\u00eat pour le reportage de terrain, cette pratique du journalisme o\u00f9 l\u2019on est directement en contact avec les r\u00e9alit\u00e9s dont on parle. Cela m\u2019a peut-\u00eatre pr\u00e9dispos\u00e9 \u00e0 m\u2019int\u00e9resser \u00e0 la litt\u00e9rature dite \u00ab mineure \u00bb ou marginale.<\/p>\n\n\n\n Un autre tournant majeur a \u00e9t\u00e9 mon immersion dans les papiers de la Soci\u00e9t\u00e9 typographique de Neuch\u00e2tel, \u00e0 l\u2019occasion d\u2019un projet de biographie sur Jacques-Pierre Brissot. Ils conservaient 119 lettres in\u00e9dites de Brissot, et leur lecture m\u2019a fait reconsid\u00e9rer l\u2019ensemble de sa trajectoire avant la R\u00e9volution fran\u00e7aise. Ce provincial, originaire de Chartres, fils d\u2019un p\u00e2tissier, nourrissait de tr\u00e8s hautes ambitions intellectuelles. Il aspirait \u00e0 devenir philosophe, soumettait ses textes \u00e0 l\u2019Acad\u00e9mie, faisait relier ses ouvrages pour les envoyer \u00e0 Catherine II de Russie, sollicitait le patronage de Voltaire et des membres de l\u2019Acad\u00e9mie fran\u00e7aise\u2026 Mais chaque \u00e9tape fut un \u00e9chec. Ruin\u00e9, il se mit \u00e0 r\u00e9diger des pamphlets, certains diffamatoires, ce qui attira l\u2019attention de la police.<\/p>\n\n\n\n Les \u00e9crivains des bas-fonds litt\u00e9raires \u2014 ces Rousseaux du ruisseau \u2014 \u00e9taient d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9ment pauvres.<\/p>Robert Darnton<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n J\u2019ai pu reconstituer cette trajectoire \u00e0 travers des documents d\u2019archives saisissants : un inspecteur de police lui conseilla un jour de dispara\u00eetre quelque temps, faute de quoi il risquait une lettre de cachet. Il y eut donc des n\u00e9gociations, des compromis entre lui et les autorit\u00e9s, avant que, finalement, Brissot ne soit arr\u00eat\u00e9 pour ses liens avec des libellistes op\u00e9rant depuis Londres. J\u2019ai retrouv\u00e9 les transcriptions de ses interrogatoires \u00e0 la Bastille, et il appara\u00eet clairement qu\u2019il \u00e9tait d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9 financi\u00e8rement, qu\u2019il multipliait les contacts douteux, et \u2014 c\u2019est une hypoth\u00e8se que j\u2019ai explor\u00e9e \u2014 qu\u2019il aurait \u00e9t\u00e9 lib\u00e9r\u00e9 parce qu\u2019il accepta de devenir informateur pour la police.<\/p>\n\n\n\n Le futur chef de file des Girondins avait donc d\u2019abord \u00e9t\u00e9 un \u00e9crivaillon. Et il n\u2019\u00e9tait pas seul. J\u2019ai dress\u00e9 une longue liste de ces figures pass\u00e9es de l\u2019\u00e9criture clandestine \u00e0 la politique r\u00e9volutionnaire : Fabre d\u2019\u00c9glantine, Collot d\u2019Herbois, Billaud-Varenne, Gorsas, Carra, Marat dans une certaine mesure, et bien s\u00fbr H\u00e9bert. Ce Grub Street<\/em> fran\u00e7ais, ce monde des marges litt\u00e9raires n\u2019avait encore jamais \u00e9t\u00e9 v\u00e9ritablement \u00e9tudi\u00e9 \u2014 or, il a nourri l\u2019imaginaire r\u00e9volutionnaire.<\/p>\n\n\n\n En g\u00e9n\u00e9ral, on insiste sur l\u2019influence qu\u2019aurait eue la philosophie des Lumi\u00e8res sur la R\u00e9volution, mais on a n\u00e9glig\u00e9 le r\u00f4le de ces pamphlets diffamatoires, de cette litt\u00e9rature violente, personnelle, scandaleuse. Ce sont pourtant eux qui, dans bien des cas, ont contribu\u00e9 \u00e0 d\u00e9l\u00e9gitimer l\u2019ordre existant plus puissamment que les trait\u00e9s abstraits.<\/p>\n\n\n\n En travaillant sur les archives de Neuch\u00e2tel, j\u2019ai \u00e9galement d\u00e9couvert une cat\u00e9gorie particuli\u00e8re dans le commerce du livre : celle des livres philosophiques. Mais cette d\u00e9signation ne recouvrait pas les \u0153uvres de Voltaire ou de Rousseau. Il s\u2019agissait de textes bien plus radicaux, parfois attribu\u00e9s \u00e0 d\u2019obscurs auteurs comme Helv\u00e9tius, mais surtout de pamphlets politiques et de litt\u00e9rature \u00e9rotique. Dans certains catalogues internes de libraires, on trouvait par exemple Th\u00e9r\u00e8se philosophe<\/em> \u2014 un roman pornographique, certes, mais qui comporte aussi des id\u00e9es philosophiques \u2014 aux c\u00f4t\u00e9s du Syst\u00e8me de la nature<\/em> d\u2019Holbach ou de la Vie priv\u00e9e de Louis XV.<\/em> Ces ouvrages, bien plus subversifs, \u00e9taient trait\u00e9s \u00e0 part, avec des circuits de diffusion discrets, parce qu\u2019ils \u00e9taient per\u00e7us comme v\u00e9ritablement dangereux.<\/p>\n\n\n\n Ainsi, d\u2019un c\u00f4t\u00e9, des \u00e9crivains marginaux ; de l\u2019autre, une litt\u00e9rature illicite mais tr\u00e8s demand\u00e9e. \u00c0 mes yeux, ces deux p\u00f4les se rejoignent en ce qu\u2019ils ont constitu\u00e9 un ferment puissant de la R\u00e9volution fran\u00e7aise. <\/p>\n\n\n\n Il y aurait \u00e9norm\u00e9ment \u00e0 dire. Bien s\u00fbr, certains pamphlets \u00e9taient bel et bien r\u00e9dig\u00e9s par des ennemis d\u00e9clar\u00e9s du gouvernement \u2014 dans les milieux parlementaires, par exemple. Mais j\u2019ai la conviction que la majorit\u00e9 d\u2019entre eux furent \u00e9crits dans un but avant tout lucratif. Ces \u00e9crivains des bas-fonds litt\u00e9raires \u2014 ces Rousseaux du ruisseau \u2014 \u00e9taient d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9ment pauvres. Et il existait une demande soutenue pour une litt\u00e9rature scandaleuse, sulfureuse et subversive.<\/p>\n\n\n\n Quand on lit certains de ces textes, on est frapp\u00e9 \u00e0 la fois par leur qualit\u00e9 d\u2019\u00e9criture et par leur pouvoir de sid\u00e9ration. Prenez par exemple les Anecdotes sur Madame la comtesse du Barry\u202f<\/em> : c\u2019est un texte tr\u00e8s bien \u00e9crit, mais profond\u00e9ment choquant pour l\u2019\u00e9poque. L\u2019id\u00e9e que la ma\u00eetresse officielle du roi ait eu une carri\u00e8re de prostitu\u00e9e, m\u00eame de haut rang, heurtait profond\u00e9ment les repr\u00e9sentations morales de la monarchie. Ce livre, qui selon mes recherches fut un v\u00e9ritable best-seller, regorgeait de d\u00e9tails scabreux sur la cour, les ministres proches de Madame du Barry \u2014 Choiseul, Maupeou, Terray \u2014 et alimentait autant le voyeurisme que l\u2019indignation politique.<\/p>\n\n\n\n Un autre exemple, encore plus frappant, est la Vie priv\u00e9e de Louis XV<\/em>. En quatre volumes, ce texte retrace de mani\u00e8re incroyablement pr\u00e9cise et document\u00e9e l\u2019histoire du r\u00e8gne, de 1715 \u00e0 1774. C\u2019est un ouvrage \u00e0 la fois scandaleux et s\u00e9rieux. Il connut un succ\u00e8s consid\u00e9rable, fut rapidement traduit et tr\u00e8s bien diffus\u00e9 \u00e0 l\u2019\u00e9tranger. \u00c0 Harvard, nous conservons un exemplaire de la traduction anglaise, qui porte, sur la page de titre, le nom de son propri\u00e9taire : George Washington. Celui-ci n\u2019a jamais quitt\u00e9 les \u00c9tats-Unis, donc il l\u2019a probablement achet\u00e9 sur place, ce qui montre que ce genre de textes circulait bien au-del\u00e0 de l\u2019Europe, jusque dans les colonies am\u00e9ricaines. Ce petit d\u00e9tail m\u2019a toujours paru sid\u00e9rant : un futur pr\u00e9sident lisant une chronique scandaleuse sur Louis XV, au m\u00eame titre que des milliers d\u2019autres lecteurs anonymes.<\/p>\n\n\n\n Ce ph\u00e9nom\u00e8ne illustre l\u2019existence d\u2019un v\u00e9ritable commerce international de la litt\u00e9rature subversive. Bien entendu, cela ne veut pas dire qu\u2019il faille minimiser l\u2019importance des grands penseurs des Lumi\u00e8res \u2014 Montesquieu, Diderot, Rousseau, Voltaire \u2014 auxquels je consacre d\u2019ailleurs de longs d\u00e9veloppements dans certains de mes ouvrages. Mais il existe, en parall\u00e8le, un autre monde : celui de la litt\u00e9rature clandestine et marginale, qui, elle aussi, a contribu\u00e9 \u00e0 la d\u00e9l\u00e9gitimation de l\u2019Ancien R\u00e9gime. Ce monde-l\u00e0 m\u00e9rite d\u2019\u00eatre pris au s\u00e9rieux. Il est peut-\u00eatre moins noble, mais il fut, \u00e0 sa mani\u00e8re, tout aussi r\u00e9volutionnaire.<\/p>\n\n\n\n Je dirais que depuis la chute du mur de Berlin, le monde de la communication a \u00e9t\u00e9 profond\u00e9ment boulevers\u00e9. Et cela, nous le devons en grande partie aux r\u00e9seaux sociaux. C\u2019est tout \u00e0 fait remarquable \u2014 et en un sens, bouleversant \u2014 de constater le d\u00e9clin de la presse \u00e9crite. J\u2019aime profond\u00e9ment les journaux. Mais si vous entrez aujourd\u2019hui dans une grande gare, vous n\u2019y trouverez pratiquement plus de kiosques \u00e0 journaux. Les gens ne lisent plus la presse : ils consultent leur smartphone, o\u00f9 s\u2019affiche une information filtr\u00e9e, souvent produite par des individus qui s\u2019imaginent journalistes, alors qu\u2019ils expriment avant tout leurs pr\u00e9f\u00e9rences id\u00e9ologiques, parfois leurs passions les plus brutes.<\/p>\n\n\n\n Ce que nous perdons, c\u2019est une forme d\u2019information trait\u00e9e de mani\u00e8re professionnelle \u2014 celle qu\u2019offraient les journaux \u2014 au profit d\u2019un mode de transmission bien plus biais\u00e9, \u00e9motionnel, et orient\u00e9. Des politiciens habiles savent parfaitement en tirer parti. On dit souvent que Donald Trump est stupide ; je pense au contraire qu\u2019il est redoutablement intelligent dans sa mani\u00e8re d\u2019exploiter les m\u00e9dias. Il a un langage, une gestuelle, une mise en sc\u00e8ne de soi \u2014 avec cette coiffure, ce teint artificiel \u2014 qui fonctionne pour une large part de l\u2019opinion.<\/p>\n\n\n\n Les m\u00e9dias \u00e9lectroniques ont, de fait, totalement transform\u00e9 le monde tel qu\u2019il existait encore en 1989. L\u2019Internet tel que nous le connaissons n\u2019a vraiment commenc\u00e9 \u00e0 se d\u00e9velopper qu\u2019\u00e0 partir de 1991. Et tout ce qui a suivi \u2014 le tri algorithmique de l\u2019information, l\u2019\u00e9mergence des r\u00e9seaux sociaux et de l\u2019intelligence artificielle \u2014 est extraordinairement r\u00e9cent. De ce point de vue, nous vivons une mutation des moyens de communication plus radicale encore que celle provoqu\u00e9e en son temps par Gutenberg.<\/p>\n\n\n\n Au XVIIIe si\u00e8cle, il existe un v\u00e9ritable commerce international de la litt\u00e9rature subversive.<\/p>Robert Darnton<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Je dirais que la situation est aujourd\u2019hui tr\u00e8s diff\u00e9rente, ne serait-ce que parce que chacun peut d\u00e9sormais diffuser des messages en un clic. Il existe bien s\u00fbr, si l\u2019on veut, des aventuriers du num\u00e9rique : des individus qui exploitent ces canaux et parviennent \u00e0 en tirer profit. Peut-on vraiment les consid\u00e9rer comme les h\u00e9ritiers de Grub Street ? Peut-\u00eatre\u2026 mais j\u2019aurais tendance \u00e0 penser que la comparaison est un peu forc\u00e9e.<\/p>\n\n\n\n Ce sont de nouvelles cr\u00e9atures, c\u2019est-\u00e0-dire des acteurs tr\u00e8s capables dans la manipulation des techniques qui permettent de capter l\u2019int\u00e9r\u00eat des lecteurs ou des auditeurs. Il existe une certaine analogie, sans doute, mais la condition est fondamentalement diff\u00e9rente de celle de ces pauvres diables du XVIII\u1d49 si\u00e8cle, qui survivaient dans des mansardes ou des caves, souvent au bord de la mis\u00e8re. Pendant la Terreur, l\u2019abb\u00e9 Gr\u00e9goire, au cours d\u2019un d\u00e9bat, affirmait que \u00ab le vrai g\u00e9nie est toujours sans-culotte \u00bb et plaidait pour que la R\u00e9publique accorde un revenu national aux \u00e9crivains du peuple. Le mot sans-culotte lui-m\u00eame provient d\u2019un obscur \u00e9crivain alimentaire, Gilbert, mort avant la R\u00e9volution, en 1785 si je me souviens bien, et que l\u2019on surnommait Gilbert le sans-culotte parce qu\u2019il \u00e9tait trop pauvre pour s\u2019acheter une culotte. Il y a donc, de fait, un lien direct entre la figure du mis\u00e9rable \u00e9crivain de Grub Street<\/em> et celle du sans-culotte r\u00e9volutionnaire.<\/p>\n\n\n\n En r\u00e9alit\u00e9, j\u2019ai choisi ce mot sur les conseils de mon ancien tuteur \u00e0 Oxford, il y a bien longtemps. En anglais britannique, temper<\/em> d\u00e9signe non seulement une disposition d\u2019esprit g\u00e9n\u00e9rale, mais renvoie aussi, de mani\u00e8re plus concr\u00e8te, \u00e0 un processus de trempe du m\u00e9tal \u2014 l\u2019acier que l\u2019on renforce en le chauffant puis en le refroidissant. C\u2019est donc un terme fort, qui \u00e9voque \u00e0 la fois la r\u00e9sistance, la tension et la transformation. Il fonctionne bien en anglais, m\u00eame s\u2019il se traduit difficilement en fran\u00e7ais, en italien ou en allemand.<\/p>\n\n\n\n La principale diff\u00e9rence, par rapport \u00e0 la notion d\u2019opinion publique<\/em>, tient au fait que je cherche \u00e0 saisir quelque chose de plus large. Nous disposons d\u2019excellentes \u00e9tudes sur l\u2019opinion publique, et je m\u2019en inspire volontiers, mais mon propos est autre. L\u2019humeur inclut l\u2019opinion, certes, mais elle renvoie surtout \u00e0 la formation d\u2019une vision collective du monde. Sous cet angle, il rejoint en partie ce que la tradition fran\u00e7aise des ann\u00e9es 1970 appelait mentalit\u00e9<\/em>, ou ce que Durkheim d\u00e9signait par conscience collective<\/em>. C\u2019est bien de cela qu\u2019il s\u2019agit : une mani\u00e8re partag\u00e9e de percevoir le cours des choses, un cadre commun de compr\u00e9hension du r\u00e9el.<\/p>\n\n\n\n Naturellement, il pouvait exister plusieurs visions concurrentes. Mais \u00e0 Paris, entre 1748 et 1789, on assiste \u00e0 un processus de simplification radicale. Les nuances du d\u00e9bat politique et administratif s\u2019effacent progressivement. \u00c0 travers les gazettes, les nouvelles, les discussions dans les caf\u00e9s ou sur les march\u00e9s, les pr\u00eaches, les performances oratoires dans la rue, se diffuse peu \u00e0 peu une conviction univoque : celle que le gouvernement sombre dans l\u2019arbitraire et le despotisme.<\/p>\n\n\n\n On peut suivre cette \u00e9volution sur quatre d\u00e9cennies. Vers 1787-1788, toutes les couches de l\u2019opinion parisienne \u2014 y compris les plus \u00e9clair\u00e9es \u2014 en viennent \u00e0 croire que le pouvoir minist\u00e9riel devient despotique. Condorcet, par exemple, qui avait soutenu au d\u00e9part le minist\u00e8re de Lom\u00e9nie de Brienne, finit, apr\u00e8s les \u00e9meutes et leur r\u00e9pression \u00e0 l\u2019\u00e9t\u00e9 1788, par d\u00e9noncer lui aussi le despotisme et appeler \u00e0 combattre le minist\u00e8re. C\u2019est l\u00e0, \u00e0 mes yeux, le moment crucial : la formation d\u2019une conviction collective selon laquelle le gouvernement a perdu sa l\u00e9gitimit\u00e9. Cette perception n\u2019impliquait pas une attaque directe contre le roi, ni une rupture avec le principe de loyaut\u00e9 monarchique ; elle visait le \u00ab despotisme minist\u00e9riel \u00bb. Mais elle n\u2019en constituait pas moins une remise en cause profonde de l\u2019ordre politique.<\/p>\n\n\n\n On en voit les effets jusque dans la culture pamphl\u00e9taire. Prenez par exemple Calonne : son programme de r\u00e9formes, rejet\u00e9 par l\u2019Assembl\u00e9e des notables, \u00e9tait en r\u00e9alit\u00e9 assez progressiste. Pourtant, au moment de sa disgr\u00e2ce et de sa fuite en Angleterre, une avalanche de pamphlets d\u00e9ferla, le pr\u00e9sentant comme un despote corrompu, abusant de son pouvoir. Autrement dit, la perception publique divergeait radicalement du contenu r\u00e9el des politiques.<\/p>\n\n\n\n C\u2019est ce processus \u2014 cette lente cristallisation d\u2019une sensibilit\u00e9 politique \u2014 que j\u2019ai cherch\u00e9 \u00e0 retracer, \u00e9pisode apr\u00e8s \u00e9pisode, sur quarante ans. Il aboutit \u00e0 l\u2019\u00e9mergence d\u2019un sentiment collectif d\u2019ill\u00e9gitimit\u00e9 du syst\u00e8me dans son ensemble. Et je crois que ce basculement fut d\u00e9cisif dans la gen\u00e8se de la R\u00e9volution fran\u00e7aise.<\/p>\n\n\n\n L\u2019humeur inclut l\u2019opinion, certes, mais elle renvoie surtout \u00e0 la formation d\u2019une vision collective du monde.<\/p>Robert Darnton<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n J\u2019aime \u00e9norm\u00e9ment le travail d\u2019Arlette Farge, et je partage tout \u00e0 fait sa mani\u00e8re d\u2019envisager les choses. Elle a pass\u00e9 encore plus de temps que moi dans les archives de la police, mais j\u2019y ai moi aussi consacr\u00e9 des ann\u00e9es, \u00e0 lire des dizaines et des dizaines de dossiers. Ces sources sont d\u2019une richesse fascinante, mais elles varient \u00e9norm\u00e9ment selon les cas.<\/p>\n\n\n\n Par exemple, j\u2019ai \u00e9tudi\u00e9 en d\u00e9tail le travail d\u2019un inspecteur de la librairie, Joseph d\u2019H\u00e9mery, vers 1750. D\u2019H\u00e9mery prenait son r\u00f4le tr\u00e8s au s\u00e9rieux. Il avait fait imprimer des fiches comportant des rubriques standardis\u00e9es qu\u2019il remplissait ensuite \u00e0 la main. Chaque fiche constituait un rapport sur un \u00e9crivain actif \u00e0 Paris, et il en a recens\u00e9 environ cinq cents \u2014 depuis Montesquieu, Diderot, Rousseau ou Voltaire jusqu\u2019aux auteurs les plus obscurs, ces pauvres diables de Grub Street<\/em> dont nous parlions plus t\u00f4t.<\/p>\n\n\n\n J\u2019ai consacr\u00e9 une longue \u00e9tude \u00e0 cette v\u00e9ritable enqu\u00eate polici\u00e8re sur la vie litt\u00e9raire, une sorte de sociologie polici\u00e8re<\/em> avant la lettre. J\u2019en ai publi\u00e9 les r\u00e9sultats dans Le Grand Massacre des chats <\/em>et j\u2019ai \u00e9galement mis en ligne l\u2019ensemble des rapports de d\u2019H\u00e9mery. C\u2019est un exemple de documentation polici\u00e8re d\u2019un type tr\u00e8s diff\u00e9rent de celle qu\u2019analyse Arlette Farge, mais qui \u00e9claire \u00e0 sa mani\u00e8re les conditions sociales et intellectuelles de la production litt\u00e9raire.<\/p>\n\n\n\n J\u2019ai aussi pass\u00e9 beaucoup de temps \u00e0 lire les interrogatoires de prisonniers de la Bastille. Ils ob\u00e9issent \u00e0 une forme fixe : question, r\u00e9ponse, question, r\u00e9ponse<\/em> ; chaque page est ensuite paraph\u00e9e par le d\u00e9tenu pour en certifier l\u2019exactitude. Lire ces \u00e9changes est absolument captivant : on voit les policiers tendre leurs filets, manipuler les r\u00e9ponses ; les prisonniers tentent de s\u2019en sortir, se contredisent, d\u00e9noncent parfois des complices. Ces documents, dans leur pr\u00e9cision presque th\u00e9\u00e2trale, sont des microdrames de la surveillance et de la parole contrainte.<\/p>\n\n\n\n Et puis, il y a les d\u00e9couvertes inattendues \u2014 ce que Farge appelle si bien le hasard des archives<\/em>. J\u2019en ai fait l\u2019exp\u00e9rience \u00e0 la Biblioth\u00e8que de l\u2019Arsenal : alors que je cherchais tout autre chose, je suis tomb\u00e9 sur un \u00e9norme dossier intitul\u00e9 L\u2019Affaire des Quatorze<\/em>. Il s\u2019agissait d\u2019une vaste enqu\u00eate polici\u00e8re men\u00e9e vers 1750 sur la circulation de po\u00e8mes et de chansons s\u00e9ditieuses. \u00c0 l\u2019origine, l\u2019ordre venu de Versailles \u00e9tait tr\u00e8s simple : retrouver l\u2019auteur d\u2019un po\u00e8me dont on ne connaissait que le premier vers, Monstre dont la noire furie…<\/em> \u2014 et de l\u00e0 remonter tout le r\u00e9seau.<\/p>\n\n\n\n L\u2019enqu\u00eate prit une ampleur consid\u00e9rable. J\u2019en ai finalement tir\u00e9 un livre entier, car ce dossier ouvrait une perspective totalement nouvelle sur la communication politique au XVIIIe si\u00e8cle : comment des chansons populaires pouvaient v\u00e9hiculer, \u00e0 travers les march\u00e9s, les cabarets ou la rue, une vision critique du pouvoir royal. M\u00eame les classes populaires, en chantant des couplets satiriques sur la marquise de Pompadour, participaient \u00e0 la formation d\u2019un regard collectif sur la monarchie.<\/p>\n\n\n\n Ce sont ces voix plurielles, souvent dissonantes, capt\u00e9es par la police presque malgr\u00e9 elle \u2014 que j\u2019essaie d\u2019approcher ce que j\u2019appelle une humeur : une mani\u00e8re partag\u00e9e de sentir, de juger et de comprendre le monde \u00e0 un moment donn\u00e9.<\/p>\n\n\n\n L\u2019ambition du livre est d\u2019embrasser l\u2019ensemble de la population des \u00e9crivains, et non plus seulement celle du Grub Street<\/em>. Mais je commence par un chapitre o\u00f9 je critique mon propre travail ant\u00e9rieur sur le sujet, et o\u00f9 je r\u00e9ponds aussi \u00e0 mes critiques. L\u2019article que j\u2019avais publi\u00e9 en 1971, il y a tr\u00e8s longtemps maintenant, avait suscit\u00e9 un d\u00e9bat assez vif. Certains chercheurs ont \u00e9crit des articles contre lui. Plusieurs de ces critiques \u00e9taient tout \u00e0 fait justifi\u00e9es.<\/p>\n\n\n\n L\u2019Institut d\u2019\u00e9tudes avanc\u00e9es de Paris m\u2019a d\u2019ailleurs invit\u00e9, il y a quelques ann\u00e9es, \u00e0 revenir sur cet article et \u00e0 en faire une sorte d\u2019auto-critique. J\u2019ai accept\u00e9, et j\u2019ai donc relu mon texte de 1971 avec un regard neuf. J\u2019ai admis certains reproches, modifi\u00e9 certains arguments, et int\u00e9gr\u00e9 ces r\u00e9flexions dans le nouveau livre, qui tente de consid\u00e9rer la totalit\u00e9 du monde des \u00e9crivains.<\/p>\n\n\n\n Cela pose d\u2019embl\u00e9e une question fondamentale : qu\u2019est-ce qu\u2019un \u00e9crivain ? J\u2019ai choisi de retenir la d\u00e9finition contemporaine, celle que l\u2019on trouve dans les dictionnaires du XVIII\u1d49 si\u00e8cle : un \u00e9crivain est quelqu\u2019un qui a \u00e9crit un livre.<\/em> C\u2019est une d\u00e9finition simple, peut-\u00eatre trop, mais elle a le m\u00e9rite d\u2019\u00eatre op\u00e9ratoire. J\u2019ai donc pris pour source principale La France litt\u00e9raire<\/em>, une sorte de Bottin des auteurs, publi\u00e9e \u00e0 plusieurs reprises durant la seconde moiti\u00e9 du si\u00e8cle. J\u2019en ai suivi attentivement les \u00e9ditions successives pour mesurer l\u2019\u00e9volution num\u00e9rique et sociale de cette population.<\/p>\n\n\n\n On dispose de biographies innombrables des grands auteurs du XVIII\u1d49 si\u00e8cle, mais on ignore souvent combien d\u2019\u00e9crivains existaient r\u00e9ellement, comment ils vivaient, et quelle place ils occupaient dans la soci\u00e9t\u00e9 d\u2019Ancien R\u00e9gime. En m\u2019appuyant sur La France litt\u00e9raire<\/em> \u2014 que Voltaire qualifiait d\u2019ouvrage \u00ab de biblioth\u00e8que \u00bb, c\u2019est-\u00e0-dire digne de s\u00e9rieux \u2014, j\u2019ai pu \u00e9tablir des estimations solides. Fait amusant : Voltaire refusa d\u2019abord de fournir des informations sur lui-m\u00eame, mais constata ensuite que tout le monde consultait le volume ; il se r\u00e9signa donc, dans la troisi\u00e8me \u00e9dition, \u00e0 y figurer.<\/p>\n\n\n\n Les classes populaires, en chantant des couplets satiriques sur la marquise de Pompadour, participaient \u00e0 la formation d\u2019un regard collectif sur la monarchie.<\/p>Robert Darnton<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Les chiffres montrent une croissance spectaculaire : la population des \u00e9crivains passe, selon mes estimations, d\u2019environ 1 200 individus au milieu du si\u00e8cle \u00e0 pr\u00e8s de 3 000 \u00e0 la veille de 1789. Cette expansion se refl\u00e8te jusque dans la litt\u00e9rature pol\u00e9mique. J\u2019en donne un exemple particuli\u00e8rement savoureux \u00e0 partir du d\u00e9bat que suscita Le Petit Almanach de nos Grands Hommes<\/em> d\u2019Antoine de Rivarol, texte d\u2019une ironie mordante qui tourne en d\u00e9rision cette foule d\u2019auteurs m\u00e9diocres. J\u2019en fais dialoguer la verve satirique avec un contrepoint : Fabre d\u2019\u00c9glantine, son adversaire, qui lui r\u00e9pond en 1787\u20141788, puis \u00e0 nouveau apr\u00e8s 1789, lorsque le contexte r\u00e9volutionnaire reconfigure totalement les positions. Cette joute litt\u00e9raire illustre \u00e0 mes yeux un ph\u00e9nom\u00e8ne plus large : la prise de conscience, \u00e0 la fin de l\u2019Ancien R\u00e9gime, de l\u2019explosion num\u00e9rique et sociale du monde des lettres, et du brouillage des fronti\u00e8res entre les \u00ab grands \u00e9crivains \u00bb et les travailleurs de la plume.<\/p>\n\n\n\n Le c\u0153ur du livre est consacr\u00e9 \u00e0 l\u2019\u00e9tude des carri\u00e8res. J\u2019y examine trois figures : l\u2019un a connu la r\u00e9ussite et atteint le sommet du champ litt\u00e9raire ; un autre s\u2019est maintenu dans la moyenne ; et un troisi\u00e8me est rest\u00e9 au bas de l\u2019\u00e9chelle. Je les ai choisies \u00e0 la fois parce qu\u2019elles sont repr\u00e9sentatives et parce que les archives permettent de retracer pr\u00e9cis\u00e9ment leur trajectoire, avant et apr\u00e8s 1789, lorsque les conditions de la vie litt\u00e9raire se trouvent enti\u00e8rement boulevers\u00e9es.<\/p>\n\n\n\n Il s\u2019agit donc d\u2019un projet ambitieux : une v\u00e9ritable sociologie historique des \u00e9crivains du XVIII\u1d49 si\u00e8cle. J\u2019y dialogue d\u2019ailleurs avec les travaux de Alain Viala, notamment son remarquable Naissance de l\u2019\u00e9crivain<\/em>, consacr\u00e9 au XVII\u1d49 si\u00e8cle. Nous divergeons sur certains points, mais son approche reste fondamentale, et je crois que mon livre prolonge ce chantier dans le si\u00e8cle suivant, avec des donn\u00e9es beaucoup plus abondantes. En somme, La Condition d\u2019\u00e9crivain<\/em> cl\u00f4t un cycle de recherche commenc\u00e9 il y a plus d\u2019un demi-si\u00e8cle : apr\u00e8s avoir \u00e9tudi\u00e9 les \u00e9diteurs, les libraires, les censeurs, les contrebandiers et les lecteurs, j\u2019en viens enfin aux auteurs. <\/p>\n\n\n\n Ce livre ach\u00e8ve ainsi la s\u00e9rie que j\u2019avais r\u00eav\u00e9 d\u2019\u00e9crire il y a cinquante ans : l\u2019exploration compl\u00e8te du circuit de la communication litt\u00e9raire.<\/p>\n\n\n\n Je n\u2019ai jamais cru \u00e0 une histoire culturelle fond\u00e9e sur la vision h\u00e9ro\u00efque des grands hommes et des grands livres<\/em>. Mais il y eut bel et bien de grands hommes \u2014 Diderot, par exemple, que j\u2019admire profond\u00e9ment \u2014 et ils ont \u00e9crit de grands livres. Ces ouvrages ont exerc\u00e9 une influence consid\u00e9rable sur leurs contemporains.<\/p>\n\n\n\n J\u2019ai m\u00eame des donn\u00e9es chiffr\u00e9es sur la diffusion des \u0153uvres de Voltaire. Et, au-del\u00e0 des chiffres, des anecdotes nombreuses illustrent les luttes acharn\u00e9es entourant la publication des \u0153uvres compl\u00e8tes de Rousseau apr\u00e8s sa mort en 1778. C\u2019est une histoire \u00e0 la fois dr\u00f4le et r\u00e9v\u00e9latrice : la demande \u00e9tait telle que les \u00e9diteurs se disputaient les derniers manuscrits de Voltaire et de Rousseau, morts la m\u00eame ann\u00e9e. Il y eut des espions, des pots-de-vin, des intrigues dignes d\u2019un roman policier pour mettre la main sur ces textes. Beaumarchais y joue d\u2019ailleurs un r\u00f4le central.<\/p>\n\n\n\n Tout cela montre \u00e0 quel point les \u0153uvres des Lumi\u00e8res ont r\u00e9ellement touch\u00e9 leurs lecteurs. Ce n\u2019\u00e9taient pas des textes pour c\u00e9nacle, mais de v\u00e9ritables livres \u00e0 succ\u00e8s. Il en va de m\u00eame pour l\u2019Encyclop\u00e9die<\/em>. Dans mon premier grand ouvrage, j\u2019ai tent\u00e9 de mesurer concr\u00e8tement sa diffusion : nombre d\u2019\u00e9ditions, tirages, abonn\u00e9s, r\u00e9seaux de distribution. On constate qu\u2019\u00e0 partir des ann\u00e9es 1770, les \u00e9ditions en format r\u00e9duit \u2014 in-quarto<\/em>, in-octavo<\/em> \u2014 connaissent une diffusion massive. Ce qui, dans les ann\u00e9es 1750, avait provoqu\u00e9 un immense scandale devient alors un produit largement tol\u00e9r\u00e9, voire banal, par le gouvernement.<\/p>\n\n\n\n Pourquoi ? Parce que le contexte politique et intellectuel a chang\u00e9 : le pouvoir ne se sent plus menac\u00e9. Mais cela prouve bien que la philosophie<\/em> des Lumi\u00e8res a \u00e9t\u00e9 une force r\u00e9elle, concr\u00e8te, profond\u00e9ment ancr\u00e9e dans la soci\u00e9t\u00e9. Elle a eu des lecteurs, des effets, une histoire mat\u00e9rielle.<\/p>\n\n\n\n L\u2019\u00e9tude des pamphlets, des \u00e9crits clandestins, du journalisme ou de la litt\u00e9rature des bas-fonds n\u2019est donc pas une mise en cause des Lumi\u00e8res : c\u2019en est le compl\u00e9ment. Comprendre les Lumi\u00e8res, c\u2019est comprendre aussi leur envers, leurs marges, et la mani\u00e8re dont ces deux mondes se sont nourris l\u2019un l\u2019autre.<\/p>\n\n\n\n Oui \u2014 enfin, en partie. Le propos de ce livre, et de mes recherches sur la censure en g\u00e9n\u00e9ral, n\u2019\u00e9tait pas simplement de la condamner ou de plaider pour la libert\u00e9 de la presse, m\u00eame si je suis \u00e9videmment en faveur de cette libert\u00e9. Il s\u2019agissait plut\u00f4t de comprendre, de l\u2019int\u00e9rieur, le fonctionnement concret d\u2019un syst\u00e8me de censure : comment il op\u00e9rait, comment ses acteurs concevaient leur r\u00f4le, et comment ils l\u2019articulaient \u00e0 une culture politique plus large.<\/p>\n\n\n\n Les archives fran\u00e7aises sont, de ce point de vue, d\u2019une richesse extraordinaire. On y trouve des dizaines de m\u00e9moires et de lettres \u00e9chang\u00e9es entre censeurs, permettant de saisir la mani\u00e8re dont ils d\u00e9finissaient leur mission, souvent avec un m\u00e9lange de z\u00e8le, de prudence et de culture litt\u00e9raire. Dans le cas de l\u2019Inde britannique du XIX\u1d49 si\u00e8cle, j\u2019ai \u00e9galement \u00e9tudi\u00e9 un corpus consid\u00e9rable de rapports administratifs. Et puis, il y a eu mon exp\u00e9rience en Allemagne de l\u2019Est.<\/p>\n\n\n\n J\u2019y ai pass\u00e9 un an, l\u2019ann\u00e9e m\u00eame de la chute du mur. Des amis \u00e9crivains est-allemands m\u2019ont un jour demand\u00e9 : \u00ab Souhaiteriez-vous rencontrer des censeurs ? \u00bb J\u2019ai r\u00e9pondu : \u00ab Bien s\u00fbr que oui. \u00bb Peu apr\u00e8s, je me retrouvais dans un bureau de la Klara-Zetkin-Strasse, \u00e0 Berlin-Est, en train d\u2019interviewer deux d\u2019entre eux, juste apr\u00e8s la chute du mur. La conversation fut passionnante. Je ne cherchais pas \u00e0 les accuser, mais \u00e0 comprendre leur logique, leur perception du travail qu\u2019ils accomplissaient.<\/p>\n\n\n\n Plus tard, au printemps 1990, j\u2019ai pu acc\u00e9der aux archives du Parti communiste \u2014 litt\u00e9ralement en me pr\u00e9sentant et en disant : \u00ab Je voudrais consulter vos fonds. \u00bb Le r\u00e9gime s\u2019\u00e9tait effondr\u00e9, et personne ne savait vraiment comment g\u00e9rer ces documents. Cette exp\u00e9rience m\u2019a profond\u00e9ment marqu\u00e9 : elle m\u2019a convaincu qu\u2019il fallait aborder la censure comme un objet anthropologique, en la repla\u00e7ant dans son environnement institutionnel et symbolique.<\/p>\n\n\n\n Les trois syst\u00e8mes que j\u2019ai \u00e9tudi\u00e9s \u2014 la France d\u2019Ancien R\u00e9gime, l\u2019Inde coloniale et la RDA \u2014 pratiquaient ind\u00e9niablement la censure, mais selon des logiques tr\u00e8s diff\u00e9rentes. Leurs objectifs, leurs structures et leurs conceptions de la v\u00e9rit\u00e9 divergeaient radicalement. C\u2019est cela que j\u2019ai voulu montrer : la censure comme pratique sociale situ\u00e9e, non comme abstraction morale.<\/p>\n\n\n\n Quant \u00e0 la situation am\u00e9ricaine, c\u2019est \u00e0 la fois comparable et tr\u00e8s diff\u00e9rente. Il n\u2019existe pas, au niveau f\u00e9d\u00e9ral, de processus officiel de censure des livres. Mais \u00e0 l\u2019\u00e9chelle des \u00c9tats, on observe des formes de contr\u00f4le inqui\u00e9tantes. De nombreuses l\u00e9gislatures locales ont adopt\u00e9 des lois interdisant non pas la vente des livres, mais leur usage dans les biblioth\u00e8ques publiques ou dans les \u00e9coles. Ces derni\u00e8res ann\u00e9es, la plupart de ces interdictions ont vis\u00e9 des ouvrages traitant d\u2019homosexualit\u00e9 ou de questions transgenres : c\u2019est fascinant, et en m\u00eame temps consternant. L\u2019objet de la censure n\u2019est plus le communisme ou la subversion politique, comme au temps de la Guerre froide, mais la sexualit\u00e9 et le genre. Cette obsession contemporaine r\u00e9v\u00e8le beaucoup sur les angoisses culturelles am\u00e9ricaines.<\/p>\n\n\n\n On pourrait aussi mentionner les attaques contre les universit\u00e9s sous l\u2019administration Trump : demandes d\u2019enqu\u00eates sur les politiques d\u2019admission, les recrutements, voire les contenus d\u2019enseignement. Peut-on appeler cela \u00ab censure \u00bb ? Je crois que oui, au moins en germe : c\u2019est le d\u00e9but d\u2019une tentative pour instaurer un contr\u00f4le autoritaire de l\u2019\u00e9ducation et, au-del\u00e0, de la production intellectuelle.<\/p>\n\n\n\n C\u2019est une \u00e9volution tr\u00e8s inqui\u00e9tante. Il existe une r\u00e9sistance, vigoureuse et organis\u00e9e, et j\u2019esp\u00e8re qu\u2019elle l\u2019emportera. Mais je crois que nous assistons \u00e0 la mise en place progressive d\u2019un appareil plus centralis\u00e9 de contr\u00f4le de la communication, de l\u2019enseignement et des m\u00e9dias.<\/p>\n\n\n\n En ce sens, oui, la censure demeure une menace r\u00e9elle. Mais non, elle n\u2019a pas encore, aux \u00c9tats-Unis, la coh\u00e9rence institutionnelle des r\u00e9gimes que j\u2019ai \u00e9tudi\u00e9s pour le XVIII\u1d49 ou le XX\u1d49 si\u00e8cle. C\u2019est plut\u00f4t un d\u00e9sordre inqui\u00e9tant de censures locales, morales, id\u00e9ologiques \u2014 dont il faut n\u00e9anmoins prendre toute la mesure.<\/p>\n","protected":false},"excerpt":{"rendered":" Dans son dernier ouvrage chez Gallimard, l\u2019historien des Lumi\u00e8res brise une idole : le m\u00e9tier d\u2019\u00e9crivain.<\/p>\n Du XVIIIe si\u00e8cle \u00e0 aujourd’hui, entretien au long cours sur un mythe europ\u00e9en.<\/p>\n","protected":false},"author":10,"featured_media":301133,"comment_status":"closed","ping_status":"closed","sticky":false,"template":"templates\/post-reviews.php","format":"standard","meta":{"_acf_changed":false,"_trash_the_other_posts":false,"footnotes":""},"categories":[2024],"tags":[],"geo":[1917],"class_list":["post-301131","post","type-post","status-publish","format-standard","hentry","category-histoire","staff-baptiste-roger-lacan","geo-europe"],"acf":[],"yoast_head":"\nVous vous \u00eates tr\u00e8s t\u00f4t tourn\u00e9 vers ce que l\u2019on pourrait appeler les \u00ab bas-fonds \u00bb de la litt\u00e9rature, plut\u00f4t que vers les auteurs canoniques qui ont longtemps constitu\u00e9 la mati\u00e8re premi\u00e8re de l\u2019histoire litt\u00e9raire. Qu\u2019est-ce qui vous a attir\u00e9 vers cette autre face de la production litt\u00e9raire ?<\/h3>\n\n\n\n
Vous avez montr\u00e9, dans vos travaux, que nombre de pamphlets hostiles au pouvoir ne r\u00e9pondaient pas seulement \u00e0 des convictions id\u00e9ologiques, mais aussi \u2014 et peut-\u00eatre surtout \u2014 \u00e0 des imp\u00e9ratifs \u00e9conomiques. Que nous dit cette pr\u00e9carit\u00e9 du travail litt\u00e9raire au XVIII\u1d49 si\u00e8cle sur la porosit\u00e9 entre critique politique et opportunisme, \u00e0 la veille de la R\u00e9volution fran\u00e7aise ?<\/h3>\n\n\n\n
Vous avez travaill\u00e9 comme journaliste, et dans Derni\u00e8re danse sur le mur<\/em>, vous reveniez sur cette exp\u00e9rience. Comment comprenez-vous l\u2019\u00e9volution de ce m\u00e9tier ? <\/h3>\n\n\n\n
Et diriez-vous que Grub Street<\/em> s\u2019est transform\u00e9e ? Peut-on parler aujourd\u2019hui d\u2019un \u00ab Grub Street<\/em> 2.0 \u00bb ? <\/h3>\n\n\n\n
Dans L\u2019Humeur r\u00e9volutionnaire<\/em>, vous d\u00e9veloppez la notion d\u2019humeur collective (temper<\/em>) \u2014 une disposition diffuse, historiquement situ\u00e9e \u2014 pour d\u00e9crire la mani\u00e8re dont les Parisiens r\u00e9agirent aux \u00e9v\u00e9nements entre 1748 et 1789. En quoi votre usage de l\u2019humeur se distingue-t-il de notions plus classiques comme la mentalit\u00e9, la conscience collective ou le Zeitgeist<\/em> ? Et qu\u2019autorise-t-il \u00e0 penser que ces cat\u00e9gories ne permettaient pas ?<\/h3>\n\n\n\n
Dans Le Go\u00fbt de l\u2019archive<\/em>, Arlette Farge explique comment les r\u00e9ponses \u00e0 une simple question de police sur la capacit\u00e9 \u00e0 lire r\u00e9v\u00e9laient souvent tout un spectre de situations, \u00e9chappant \u00e0 la dichotomie lettr\u00e9\/illettr\u00e9. Dans votre propre usage des archives polici\u00e8res pour reconstruire les lecteurs, les auditeurs et les publics de rue, comment abordez-vous cette ambigu\u00eft\u00e9 ? Comment parvient-on \u00e0 approcher une humeur collective \u00e0 partir de ces documents ?<\/h3>\n\n\n\n
Dans La Condition d\u2019\u00e9crivain<\/em>, vous revenez sur votre c\u00e9l\u00e8bre th\u00e8se de \u00ab Grub Street \u00bb. Votre prosopographie \u00e9largie confirme-t-elle l\u2019id\u00e9e d\u2019un \u00ab prol\u00e9tariat litt\u00e9raire \u00bb compl\u00e8tement herm\u00e9tique, ou r\u00e9v\u00e8le-t-elle au contraire des trajectoires plus fluides entre \u00e9crivains alimentaires, journalistes, dramaturges et philosophes ?<\/h3>\n\n\n\n
Votre travail met souvent en lumi\u00e8re la dissonance entre les id\u00e9aux des Lumi\u00e8res et les r\u00e9alit\u00e9s rugueuses du quotidien : scandale, censure, pauvret\u00e9, calomnie. Parfois, on se demande ce qu\u2019il reste des Lumi\u00e8res lorsque l\u2019on en d\u00e9pouille les mythes fondateurs.<\/h3>\n\n\n\n
Dans Derni\u00e8re danse sur le mur<\/em>, un de vos textes \u00e9voquait la censure. Vous y montriez qu\u2019elle prend des formes radicalement diff\u00e9rentes selon les contextes culturels, les structures institutionnelles et les objectifs politiques. Pensez-vous que cette approche comparative pourrait aussi aider \u00e0 comprendre certaines formes contemporaines de pression sur l\u2019\u00e9dition, la recherche ou l\u2019enseignement aux \u00c9tats-Unis ? <\/h3>\n\n\n\n