{"id":292378,"date":"2025-08-12T06:59:00","date_gmt":"2025-08-12T04:59:00","guid":{"rendered":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/?p=292378"},"modified":"2025-08-12T08:08:43","modified_gmt":"2025-08-12T06:08:43","slug":"comment-negocie-poutine-comprendre-la-doctrine-gromyko","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/2025\/08\/12\/comment-negocie-poutine-comprendre-la-doctrine-gromyko\/","title":{"rendered":"Comment n\u00e9gocie Poutine ? Comprendre la doctrine Gromyko"},"content":{"rendered":"\n
Ce texte sign\u00e9 par l’\u00e9crivain et journaliste russe Leonid Mletchine est issu d’une biographie consacr\u00e9e \u00e0 l\u2019ancien ministre des Affaires \u00e9trang\u00e8res Evgueni Primakov<\/a>, sans doute la personnalit\u00e9 la plus influente pour comprendre la g\u00e9opolitique russe de l’\u00e8re allant d\u2019Eltsine \u00e0 Poutine <\/span>1<\/sup><\/a><\/span><\/span>.<\/p>\n\n\n\n Dans cet extrait, Mletchine analyse l’\u00e9volution de la diplomatie sovi\u00e9tique \u00e0 travers plusieurs personnalit\u00e9s, de Trotski \u00e0 Gromyko, en insistant sur les styles de n\u00e9gociation et les strat\u00e9gies de chacun, \u00e0 l’aide de plusieurs sources confidentielles. \u00c0 travers cette lecture, on comprend que les tactiques de n\u00e9gociation de Poutine ou Lavrov sont le r\u00e9sultat d\u2019une vision de la diplomatie diam\u00e9tralement oppos\u00e9e \u00e0 l\u2019image qu\u2019on en a en Europe. Sa matrice fut celui qu\u2019on surnommait le \u00ab marteau \u00bb de Staline : Molotov.<\/p>\n\n\n\n C\u2019est dans ce texte que l\u2019on trouve la formulation la plus compl\u00e8te de \u00ab la doctrine Gromyko \u00bb, consign\u00e9e par \u00e9crit par l\u2019un de ses assistants.<\/p>\n\n\n\n \u00ab Premi\u00e8rement, exigez le maximum et n’ayez pas honte d’exag\u00e9rer dans vos demandes. Exigez m\u00eame ce qui ne vous a jamais appartenu. Deuxi\u00e8mement, pr\u00e9sentez des ultimatums. Menacez de guerre, n’\u00e9pargnez pas les menaces, puis proposez des n\u00e9gociations comme issue \u00e0 la situation : il y aura toujours, en Occident, des gens pour mordre \u00e0 l’hame\u00e7on. Troisi\u00e8mement, une fois les pourparlers engag\u00e9s, ne c\u00e9dez pas d’un pouce. Vos interlocuteurs finiront par vous offrir une partie de ce que vous avez demand\u00e9. Mais m\u00eame alors, ne signez pas : poussez pour obtenir davantage, et ils accepteront. Lorsque vous aurez obtenu la moiti\u00e9 ou les deux tiers de ce qui ne vous appartenait pas, vous pourrez vous consid\u00e9rer comme un diplomate. \u00bb<\/p>\n\n\n\n L\u2019actuelle Haute-Repr\u00e9sentante Kaja Kallas l\u2019avait rappel\u00e9 il y a deux ans \u00e0 la Conf\u00e9rence de Munich, \u00e9tablissant une continuit\u00e9 directe entre la m\u00e9thode de Gromyko et celle de Poutine <\/span>2<\/sup><\/a><\/span><\/span>.<\/p>\n\n\n\n Dans la semaine de la rencontre entre Poutine et Trump en Alaska, il est essentiel de relire \u2014 et de comprendre \u2014 l\u2019influence de cette doctrine sur la mani\u00e8re de n\u00e9gocier de Vladimir Poutine.<\/p>\n\n\n\n Selon Trotski, le prol\u00e9tariat mondial n\u2019avait pas besoin de diplomatie : les travailleurs se comprendraient directement sans passer par des interm\u00e9diaires. L\u00e9on Davidovitch d\u00e9testait notamment la diplomatie secr\u00e8te. Apr\u00e8s lui, l’habitude s’installa de conclure discr\u00e8tement un accord tout en proclamant publiquement le contraire.<\/p>\n\n\n\n Nomm\u00e9 commissaire du peuple aux Affaires \u00e9trang\u00e8res, Trotski entendait d\u00e9manteler l’ordre diplomatique et militaire d\u2019ancien r\u00e9gime. Il publia ainsi plusieurs trait\u00e9s secrets conclus par la Russie tsariste dans la Pravda<\/em> pour d\u00e9noncer la diplomatie imp\u00e9rialiste et provoquer un scandale international, misant sur une r\u00e9volution mondiale.<\/p>\n\n\n\n Lors des n\u00e9gociations de Brest-Litovsk (entre 1917 et 1918), L\u00e9on Trotski qui \u00e9tait \u00e0 la t\u00eate de la d\u00e9l\u00e9gation sovi\u00e9tique employa une tactique non conventionnelle et d\u00e9lib\u00e9r\u00e9ment provocatrice : il refusa de signer tout trait\u00e9 en proclamant un \u00e9tat d\u00e9fini comme n\u2019\u00e9tant \u00ab ni guerre, ni paix \u00bb, qu’il pensait susceptible de provoquer une r\u00e9volution en Europe. Cette solution se soldera par un \u00e9chec et la position de Trotski sera totalement renvers\u00e9e par la pratique stalinienne du pouvoir.<\/p>\n\n\n\n Cette r\u00e9putation est temp\u00e9r\u00e9e par l’historiographie plus r\u00e9cente. Le g\u00e9n\u00e9ral Max von Hoffmann, chef de l’\u00e9tat-major allemand au moment de Brest-Litovsk, montrait dans ses M\u00e9moires que Trotski aurait plut\u00f4t fait preuve d’habilet\u00e9, d’imagination et de capacit\u00e9 d’improvisation lors des n\u00e9gociations. Ce t\u00e9moignage est confirm\u00e9 par les historiens, notamment Sydney Bailey, Robert Service ou Borislav Chernev.<\/p>\n\n\n\n\n Staline admirait le style diplomatique britannique, mais le consid\u00e9rait simplement comme l’art de la tromperie pouss\u00e9 \u00e0 son plus haut degr\u00e9 de perfection : \u00ab Les paroles d’un diplomate ne doivent avoir aucun rapport avec ses actes ; sinon, qu’est-ce que cette diplomatie ? Les mots sont une chose, les actes en sont une autre\u2026 Une diplomatie sinc\u00e8re est aussi impossible qu\u2019une eau s\u00e8che ou qu\u2019un bois de fer. \u00bb<\/p>\n\n\n\n Cette citation provient d’un article sign\u00e9 par Iossif Vissarionovitch Djougachvili publi\u00e9 dans le num\u00e9ro 30, dat\u00e9 du 12 (25) janvier 1913 du journal \u0421\u043e\u0446\u0438\u0430\u043b-\u0434\u0435\u043c\u043e\u043a\u0440\u0430\u0442 (Social-D\u00e9mocrate<\/em>) et figure \u00e9galement dans les \u0153uvres compl\u00e8tes de Staline <\/span>3<\/sup><\/a><\/span><\/span>.<\/p>\n\n\n\n Le tyran rouge y attaque la diplomatie bourgeoise et son double discours : \u00ab Lorsque les diplomates bourgeois se pr\u00e9parent \u00e0 la guerre, ils se mettent \u00e0 clamer haut et fort la paix et les relations amicales. Si un ministre des Affaires \u00e9trang\u00e8res commence \u00e0 se crucifier pour une \u2018conf\u00e9rence de paix\u2019, sachez que son gouvernement a d\u00e9j\u00e0 pass\u00e9 commande de nouveaux cuirass\u00e9s et monoplans. \u00bb<\/p>\n\n\n\n Le style stalinien de n\u00e9gociation imite donc ce qu\u2019il pr\u00e9tend combattre en masquant ses intentions. Pour appliquer cette m\u00e9thode, il peut compter sur son conseiller le plus chevronn\u00e9 et le plus retors : Viatcheslav Molotov (1890-1986), qui invente ce que sera la diplomatie sovi\u00e9tique jusqu\u2019\u00e0 la fin de l\u2019URSS.<\/p>\n\n\n\n L\u2019art de la n\u00e9gociation constitue le sommet de la diplomatie. <\/p>\n\n\n\n L\u2019\u00e9cole sovi\u00e9tique de la n\u00e9gociation fut fond\u00e9e par Viatcheslav Molotov. Ce dernier n\u2019\u00e9tait pas diplomate au sens traditionnel du terme : il ne cherchait ni \u00e0 charmer ses interlocuteurs, ni \u00e0 se faire des amis ou des alli\u00e9s. Obstin\u00e9 et m\u00e9ticuleux, il conduisait les pourparlers de mani\u00e8re dure et inflexible. Il disait ce qu\u2019il jugeait n\u00e9cessaire, et lorsque ses interlocuteurs le contredisaient, il r\u00e9p\u00e9tait inlassablement la m\u00eame chose, tel un gramophone, jusqu\u2019\u00e0 les exasp\u00e9rer. Il faisait preuve d\u2019une t\u00e9nacit\u00e9 hors du commun, pr\u00eat \u00e0 camper sur ses positions jusqu\u2019\u00e0 l\u2019\u00e9puisement complet. <\/p>\n\n\n\n Ce n\u2019est qu\u2019apr\u00e8s avoir tout tent\u00e9 \u2014 y compris menacer de rompre les n\u00e9gociations \u2014 qu\u2019il consentait \u00e0 une concession. Il l\u2019emportait par l\u2019usure.<\/p>\n\n\n\n V\u00e9t\u00e9ran de la diplomatie sovi\u00e9tique, Molotov \u2014 \u00ab Aunt Molly \u00bb (tante Molly) comme finirent par l\u2019appeler les diplomates britanniques \u2014 \u00e9tait aussi surnomm\u00e9 le \u00ab marteau \u00bb \u2014 en r\u00e9f\u00e9rence \u00e0 la sonorit\u00e9 de son nom : en russe, marteau se dit molotok<\/em>. Ses techniques de d\u00e9stabilisation relevaient le plus souvent de la r\u00e9p\u00e9tition inlassable des m\u00eames questions ou consistait \u00e0 couper court \u00e0 toute discussion, voire \u00e0 reporter sans cesse une r\u00e9union pour faire craquer ses interlocuteurs.<\/p>\n\n\n\n C\u2019est ce qu\u2019il fit avec Georges Bidault, qui tentait d\u2019imposer la pr\u00e9sence de la France \u00e0 la conf\u00e9rence de Potsdam. Comme le rapporte le Secr\u00e9taire d\u2019\u00c9tat am\u00e9ricain John Foster Dulles : \u00ab L’objectif de Molotov \u00e9tait de pousser [Bidault] \u00e0 quitter la conf\u00e9rence. \u00c0 cette fin, Molotov tenta de porter outrage \u00e0 l’honneur fran\u00e7ais par une s\u00e9rie de petites remarques d\u00e9sobligeantes. Il lui arrivait aussi de demander un report sans en informer Bidault. Ce dernier, qui se pr\u00e9sentait ponctuellement \u00e0 l’heure pr\u00e9vue, attendait avec une impatience croissante que ses coll\u00e8gues se manifestent, avant de retourner \u00e0 son h\u00f4tel. \u00c0 plusieurs reprises, il fut sur le point de rentrer \u00e0 Paris. \u00bb<\/p>\n\n\n\n Dans ses M\u00e9moires (War or Peace<\/em>, 1957), le m\u00eame Dulles raconte comment l\u2019homme de Staline avait r\u00e9ussi \u00e0 percer la personnalit\u00e9 d\u2019Ernest Bevin, le Secr\u00e9taire d\u2019\u00c9tat aux Affaires \u00e9trang\u00e8res britanniques. Bevin, \u00e9crit Dulles \u00ab \u00e9tait bluffeur et chaleureux, col\u00e9rique mais prompt \u00e0 se repentir. Monsieur Molotov le traitait comme un matador traite un taureau, lui lan\u00e7ant des piques successives pour le provoquer jusqu’\u00e0 ce qu’il explose. \u00c0 un certain point, Bevin fut tellement provoqu\u00e9 qu’il finit par dire que Molotov parlait comme Hitler… Molotov bondit et se dirigea vers la porte. Bevin, contrit, s’empressa d’expliquer ses paroles v\u00e9h\u00e9mentes et, en signe de sinc\u00e9rit\u00e9, c\u00e9da sur le point litigieux. \u00bb <\/span>4<\/sup><\/a><\/span><\/span><\/p>\n\n\n\n Cette intransigeance et ce refus de revoir ses positions pouvaient sembler des qualit\u00e9s. En politique, cependant, elles causaient souvent du tort au pays, car elles se heurtaient \u00e0 une \u00e9gale fermet\u00e9 du c\u00f4t\u00e9 adverse. \u00c0 Washington, Molotov trouva ainsi des adversaires \u00e0 la hauteur de son ent\u00eatement.<\/p>\n\n\n\n Molotov a assist\u00e9 \u00e0 plus de deux mille r\u00e9unions dans le bureau priv\u00e9 du dirigeant sovi\u00e9tique entre 1928 et 1953 <\/span>5<\/sup><\/a><\/span><\/span>. S\u2019il excelle dans le r\u00f4le de \u00ab num\u00e9ro 2 \u00bb de Staline \u2014 il tombera en disgr\u00e2ce sous Khrouchtchev et mourra en 1986 \u2014 sa pratique brutale des n\u00e9gociations est surtout mise au service d\u2019un projet id\u00e9ologique dont on retrouve une continuit\u00e9 jusqu\u2019\u00e0 Poutine ou Sourkov<\/a>. En 1946, dans son livre Probl\u00e8mes de politique \u00e9trang\u00e8re<\/em>, il \u00e9crit qu\u2019\u00ab il est parfois difficile de faire la distinction entre le d\u00e9sir de s\u00e9curit\u00e9 et le d\u00e9sir d’expansion. \u00bb<\/p>\n\n\n\n Comme le montre l\u2019un des plus importants historiens de la p\u00e9riode, Geoffrey Roberts, citant le diplomate britannique Sir William Seeds, Molotov \u2014 qui ne parlait aucune autre langue que le russe \u2014 \u00e9tait un homme \u00ab pour qui l’id\u00e9e m\u00eame de n\u00e9gocier \u2014 distincte de la pure imposition de la volont\u00e9 du chef de son parti \u2014 \u00e9tait totalement \u00e9trang\u00e8re. \u00bb <\/span>6<\/sup><\/a><\/span><\/span><\/p>\n\n\n\n Pourtant face \u00e0 lui, notamment lors des conf\u00e9rences de Yalta, Washington et de Dumbarton Oaks en 1944, ses interlocuteurs am\u00e9ricains \u2014 Cordell Hull, puis Edward Stettinius \u2014 se montr\u00e8rent tout aussi d\u00e9termin\u00e9s, ce qui limita l\u2019efficacit\u00e9 de cette tactique de l\u2019usure.<\/p>\n\n\n\n L\u2019impact du style Staline-Molotov fut profond sur le minist\u00e8re des Affaires \u00e9trang\u00e8res et le r\u00e9seau diplomatique sovi\u00e9tque. Comme l\u2019a montr\u00e9 l\u2019historienne Sabine Dullin, cette strat\u00e9gie eut pour cons\u00e9quence un appauvrissement des comp\u00e9tences : \u00ab Ni Staline, ni Molotov n\u2019entendaient laisser une grande marge de man\u0153uvre \u00e0 leurs ambassadeurs et ils se m\u00e9fiaient des positions jug\u00e9es \u00ab opportunistes \u00bb des diplomates exp\u00e9riment\u00e9s de la p\u00e9riode pr\u00e9c\u00e9dente qui servirent le temps de la guerre et de la Grande Alliance. \u00bb <\/span>7<\/sup><\/a><\/span><\/span> \u00c0 la fin de sa vie, Molotov, conscient du faible niveau g\u00e9n\u00e9ral des diplomates sovi\u00e9tiques avec l\u2019\u00e9tranger, l\u2019expliqua par leur inexp\u00e9rience : elle fut en fait une cons\u00e9quence et non une cause de cette politique.<\/p>\n\n\n\n Les diplomates \u00e9trangers ne faisaient pas confiance \u00e0 Andre\u00ef Vychinski ; ils savaient qu\u2019aucun accord n\u2019\u00e9tait possible avec lui et qu\u2019aucun compromis n\u2019\u00e9tait atteignable. Vychinski ne cherchait m\u00eame pas \u00e0 convaincre ses interlocuteurs d\u2019accepter les propositions sovi\u00e9tiques : il se contentait d\u2019invectiver et d\u2019insulter.<\/p>\n\n\n\n Stalinien loyaliste \u00e0 l\u2019extr\u00eame \u2014 il est connu pour avoir \u00e9t\u00e9 le procureur g\u00e9n\u00e9ral pendant les Grandes Purges \u2014 Andre\u00ef Vychinski fut ministre des Affaires \u00e9trang\u00e8res de l\u2019URSS de 1949 \u00e0 1953 avant d\u2019\u00eatre nomm\u00e9 repr\u00e9sentant permanent de l\u2019Union sovi\u00e9tique au Conseil de S\u00e9curit\u00e9 des Nations unies.<\/p>\n\n\n\n Vychinski \u00e9tait familier des tirades contre les \u00c9tats-Unis, notamment \u00e0 la tribune de l’Assembl\u00e9e g\u00e9n\u00e9rale des \u2014 alors jeunes \u2014 Nations unies, r\u00e9unie \u00e0 Paris. Il inaugure une pratique brutale de l\u2019invective directe dans l\u2019ar\u00e8ne internationale de l\u2019ordre post-Seconde Guerre mondiale. S’adressant dans les yeux aux d\u00e9l\u00e9gu\u00e9s am\u00e9ricains Eleanor Roosevelt, John Foster Dulles, Warren Austin et George Marshall, Vychinski y accusa par exemple les \u00c9tats-Unis d’\u00eatre en train de pr\u00e9parer une guerre atomique contre l’Union sovi\u00e9tique.<\/p>\n\n\n\n Par cette pratique du mart\u00e8lement, de l\u2019invective \u00e0 la limite de l\u2019insulte, il incarne une forme de radicalit\u00e9 du style de Molotov qui finira toutefois par susciter la d\u00e9fiance de ses interlocuteurs.<\/p>\n\n\n\n\n Dmitri Chepilov, plus jeune, ouvert et loin d\u2019\u00eatre fig\u00e9 dans ses habitudes, savait \u00e9couter son interlocuteur et, lorsqu\u2019il jugeait ses arguments raisonnables, lui donnait raison. Les diplomates \u00e9trangers, habitu\u00e9s \u00e0 Molotov et Vychinski, furent surpris de rencontrer un homme \u00ab normal \u00bb.<\/p>\n\n\n\n Dmitri Chepilov fut ministre des Affaires \u00e9trang\u00e8res de l\u2019Union sovi\u00e9tique entre 1956 et 1957 \u2014 alors que Molotov avait repris ce poste pour quelques ann\u00e9es au moment de la mort de Staline, Khrouchtchev profita de la crise de Suez pour l\u2019en \u00e9vincer.<\/p>\n\n\n\n Il est notamment connu pour \u00eatre l\u2019auteur du \u00ab plan Chepilov \u00bb en r\u00e9ponse \u00e0 la doctrine Eisenhower sur le Moyen-Orient. Comme le laisse entendre Mletchine, il est surtout un ministre de transition, suppos\u00e9 marquer une rupture avec la m\u00e9thode Molotov.<\/p>\n\n\n\n Gromyko avait \u00e9t\u00e9 form\u00e9 \u00e0 l\u2019\u00e9cole de Molotov. Dans de rares moments de franchise, il donnait des conseils \u00e0 ses jeunes assistants. <\/p>\n\n\n\n L\u2019un d\u2019eux, Oleg Alexe\u00efevitch Grinevski, les consigna par \u00e9crit : Fond\u00e9e sur la menace et sur la croyance tenace que les Occidentaux finissent toujours par y c\u00e9der, la tactique de n\u00e9gociation de Gromyko, qui raffine et th\u00e9orise la pratique de Molotov, r\u00e9side surtout dans le troisi\u00e8me point : ne jamais c\u00e9der sur aucun point.<\/p>\n\n\n\n Sur l\u2019Ukraine, contrairement \u00e0 ce que peut affirmer l\u2019administration am\u00e9ricaine et malgr\u00e9 l\u2019apparence d\u2019\u00eatre entr\u00e9e en \u00ab n\u00e9gociations \u00bb, la Russie de Poutine n\u2019a jamais chang\u00e9 de ligne : elle exige une capitulation de l\u2019Ukraine et une d\u00e9capitation de son pouvoir souverain. C\u2019est la raison pour laquelle Volodymyr Zelensky a encore d\u00e9clar\u00e9 le 11 ao\u00fbt qu\u2019il consid\u00e9rait qu\u2019aucune concession ne serait susceptible de faire reculer Vladimir Poutine.<\/p>\n\n\n\n Voici les recommandations que Gromyko p\u00e8re donna \u00e0 son fils lorsqu\u2019il partait travailler \u00e0 l\u2019\u00e9tranger : Surnomm\u00e9 comme Molotov \u00ab Monsieur Non \u00bb, Gromyko correspond \u00e0 un id\u00e9al du diplomate sovi\u00e9tique qui est diam\u00e9tralement \u00e0 l\u2019oppos\u00e9 des traditions europ\u00e9ennes \u2014 fran\u00e7aise ou britannique par exemple \u2014 o\u00f9 la diplomatie est synonyme de savoir-vivre, de connaissance du monde, de r\u00e9seaux… <\/p>\n\n\n\n Comme le r\u00e9sume encore Sabine Dullin : \u00ab La m\u00e9thode de Molotov dans la conduite des Affaires \u00e9trang\u00e8res ne n\u00e9cessite pas autant que dans la p\u00e9riode pr\u00e9c\u00e9dente une compr\u00e9hension du mode de pens\u00e9e de l\u2019autre. Il s\u2019agit en effet, le plus souvent, non pas d\u2019aller sur le terrain de la partie adverse mais de camper sur ses positions et de forcer le camp adverse \u00e0 venir \u00e0 soi. Dans les circonstances de l\u2019apr\u00e8s-guerre, avoir des diplomates connaissant mal le monde ext\u00e9rieur, imperm\u00e9ables \u00e0 ses charmes de par une stricte \u00e9ducation politique et, de ce fait, non influen\u00e7ables, pouvait s\u2019av\u00e9rer un atout dans la diplomatie de guerre froide. \u00bb <\/span>8<\/sup><\/a><\/span><\/span><\/p>\n\n\n\n\n Gromyko surpassait Molotov en habilet\u00e9 \u2014 ce que reconnut un observateur aussi avis\u00e9 que l\u2019ancien Secr\u00e9taire d\u2019\u00c9tat am\u00e9ricain Henry Kissinger. Selon lui, Gromyko ne croyait ni aux inspirations soudaines ni aux man\u0153uvres habiles : cela contredisait sa prudence inn\u00e9e. Infatigable et imperturbable, il ne se mettait en col\u00e8re qu\u2019\u00e0 dessein. Jamais il ne commen\u00e7ait une n\u00e9gociation sans avoir \u00e9tudi\u00e9 le dossier : engager la discussion avec lui sans conna\u00eetre \u00e0 fond les documents relevait du suicide, avouait Kissinger.<\/p>\n\n\n\n Henry Kissinger<\/a> consacra un important discours \u00e0 l\u2019occasion du centenaire de Gromyko en 2009 \u2014 le qualifiant \u00e9galement \u00ab d\u2019ami \u00bb \u2014 dans lequel il louait l\u2019intelligence et l\u2019efficacit\u00e9 du diplomate sovi\u00e9tique : \u00ab Andre\u00ef Gromyko renvoyait l’image d’un homme tr\u00e8s aust\u00e8re, tr\u00e8s professionnel, tr\u00e8s correct, et c’\u00e9tait vrai. C’\u00e9tait ainsi. Mais j’aimerais ajouter qu’il \u00e9tait \u00e9galement tr\u00e8s intelligent, toujours bien pr\u00e9par\u00e9 et qu’il ne perdait jamais son sang-froid. Il avait un sens de l’humour formidable, qui ne se remarquait pas au premier abord, mais qui, une fois qu’on le connaissait, nous aidait \u00e9norm\u00e9ment dans nos discussions. \u00bb<\/p>\n\n\n\n Dans le m\u00eame discours, il reconna\u00eet \u00e9galement combien il en co\u00fbte \u00e0 Gromyko d\u2019appliquer parfois un changement de ligne sur telle ou telle position qu\u2019il avait jusque l\u00e0 inflexiblement tenue : \u00ab quand on lui donnait l’ordre de changer de position, il \u00e9tait \u00e9vident que cela le mettait mal \u00e0 l’aise. \u00bb<\/p>\n\n\n\n Gromyko attachait une grande importance au travail pr\u00e9paratoire \u2014 rassemblait lui-m\u00eame la documentation n\u00e9cessaire pour \u00eatre pr\u00eat le moment venu. Il ne d\u00e9daignait pas les t\u00e2ches ingrates, ce qui lui permettait souvent de dominer des diplomates moins pr\u00e9par\u00e9s. Il ne laissait aucune place \u00e0 l\u2019improvisation, bien qu\u2019elle fasse partie int\u00e9grante de la diplomatie \u2014 car, en pleine guerre froide, elle pouvait \u00eatre dangereuse. Il pouvait n\u00e9gocier des heures durant sans rien oublier, gardant presque tout en m\u00e9moire : seul un flot de chiffres techniques le poussait \u00e0 consulter ses notes. Bien qu\u2019il ma\u00eetris\u00e2t l\u2019anglais, il exigeait toujours une traduction : pendant que l\u2019interpr\u00e8te parlait, il gagnait un temps pr\u00e9cieux pour r\u00e9fl\u00e9chir \u00e0 sa r\u00e9ponse.<\/p>\n\n\n\n La grande attention port\u00e9e aux travaux pr\u00e9paratoires est \u00e9galement not\u00e9e par Kissinger. Plusieurs t\u00e9moignages de diplomates rapportent \u00e9galement que Gromyko \u00e9tait adepte, pendant leurs r\u00e9unions, des longues lectures de notes savamment r\u00e9dig\u00e9es et pr\u00e9par\u00e9es, r\u00e9cit\u00e9es ou lues, \u00e0 la virgule pr\u00e8s, sans lever les yeux de sa feuille.<\/p>\n\n\n\n D\u2019une patience infinie, Gromyko s\u2019effor\u00e7ait d\u2019\u00e9puiser ses interlocuteurs, marchandant sur chaque point. Il comptait sur leur impatience et ne conc\u00e9dait rien avant qu\u2019ils ne soient pr\u00eats \u00e0 c\u00e9der. Il savait \u00e9changer de petites concessions contre d\u2019importantes contreparties, et se montrait d\u2019autant plus inflexible qu\u2019il voulait para\u00eetre moins d\u00e9sireux de parvenir \u00e0 un accord que ses partenaires am\u00e9ricains.<\/p>\n\n\n\n Comme au poker, il commen\u00e7ait toujours par camper sur ses positions, puis \u00e9num\u00e9rait les exigences jug\u00e9es excessives par Washington, avant de louer la patience et la g\u00e9n\u00e9rosit\u00e9 de son propre gouvernement : une sorte d\u2019ouverture rituelle. Les n\u00e9gociations devenaient ainsi une \u00e9preuve de r\u00e9sistance. \u00c0 la fin, il pouvait reformuler subtilement la position adverse, en la rapprochant de la sienne, afin de cr\u00e9er un pr\u00e9c\u00e9dent pour la rencontre suivante.<\/p>\n\n\n\n Malgr\u00e9 la continuit\u00e9 formelle et tactique de Molotov \u00e0 Poutine en passant par Gromyko, l\u2019analyse ne doit pas manquer ce qui demeure une diff\u00e9rence fondamentale entre la p\u00e9riode sovi\u00e9tique et la F\u00e9d\u00e9ration de Russie sous le poutinisme.<\/p>\n\n\n\n Comme le rel\u00e8ve Mletchine \u00e0 la fin de ce texte, l\u2019inflexibilit\u00e9 et la fermeture qui ont fini par devenir une doctrine de la diplomatie de l\u2019URSS pouvait en partie s\u2019expliquer par un syst\u00e8me extr\u00eamement hi\u00e9rarchis\u00e9, certes centr\u00e9 sur la figure du soviet supr\u00eame mais, apr\u00e8s la mort de Staline, \u00e9galement tributaire d\u2019une logique administrative et bureaucratique avec un fort effet inertiel.<\/p>\n\n\n\n La diplomatie poutinienne, port\u00e9e par Lavrov<\/a> ou Patrushev<\/a> \u2014 qui proph\u00e9tisait d\u00e9but 2025 que \u00ab l\u2019Ukraine pourrait cesser d\u2019exister cette ann\u00e9e \u00bb \u2014 peut d\u00e9ployer cette intransigeance d\u2019autant plus efficacement qu\u2019elle ne porte qu\u2019un seul th\u00e8me et ne r\u00e9pond qu\u2019\u00e0 une seule volont\u00e9 : celle de Vladimir Poutine d\u2019agrandir le territoire de la Russie.<\/p>\n\n\n\n Cependant, avec le temps, cette tactique se retourna contre lui : ses partenaires \u00e9trangers comprirent que, s\u2019ils tenaient bon, ils pouvaient le pousser \u00e0 faire des concessions. Craignant que les n\u00e9gociations ne s\u2019\u00e9ternisent ou ne s\u2019effondrent au dernier moment, il signait parfois trop vite, de peur d\u2019avoir \u00e0 rendre des comptes au Politburo pour un \u00e9chec.<\/p>\n\n\n\n Jamais il ne prenait d\u2019initiative sans instructions, et m\u00eame lorsqu\u2019elles pr\u00e9voyaient la possibilit\u00e9 de compromis, il r\u00e9pugnait \u00e0 s\u2019en servir. Cette rigidit\u00e9 lui fit parfois manquer l\u2019occasion de conclure \u00e0 des conditions favorables. Il pouvait aussi s\u2019enfermer dans des promesses irr\u00e9alistes faites \u00e0 Brejnev, au point de devoir sacrifier l\u2019essentiel pour sauver l\u2019accord. Comme l\u2019\u00e9crit l\u2019ancien ambassadeur Valentin Falin, \u00ab accul\u00e9 \u2014 souvent par lui-m\u00eame \u2014, il ne jugeait pas indigne de sacrifier des valeurs fondamentales \u00bb. En poursuivant les gains mineurs, il lui arrivait de perdre l\u2019essentiel.<\/p>\n","protected":false},"excerpt":{"rendered":" \u00ab Exigez le maximum et n’ayez pas honte d’exag\u00e9rer dans vos demandes. N’\u00e9pargnez pas les menaces, puis proposez des n\u00e9gociations comme issue \u00e0 la situation : il y aura toujours, en Occident, des gens pour mordre \u00e0 l’hame\u00e7on. \u00bb<\/p>\n Dans une semaine historique, l\u2019histoire longue de la diplomatie sovi\u00e9tique peut aider \u00e0 comprendre comment n\u00e9gocier avec Poutine.<\/p>\n","protected":false},"author":10,"featured_media":292384,"comment_status":"closed","ping_status":"closed","sticky":false,"template":"templates\/post-speeches.php","format":"standard","meta":{"_acf_changed":true,"_trash_the_other_posts":false,"footnotes":""},"categories":[3715],"tags":[],"geo":[550],"class_list":["post-292378","post","type-post","status-publish","format-standard","hentry","category-doctrines-de-la-russie-de-poutine","staff-le-grand-continent","geo-russie"],"acf":[],"yoast_head":"\nTrotski, Staline et l\u2019apprentissage sovi\u00e9tique de la diplomatie<\/h2>\n\n\n\n
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\n <\/picture>\n Molotov et la naissance de l\u2019\u00e9cole sovi\u00e9tique de la n\u00e9gociation<\/h2>\n\n\n\n
\r\n <\/picture>\r\n \n L\u2019interr\u00e8gne Chepilov et Vychinski<\/h2>\n\n\n\n
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\n <\/picture>\n Gromyko, le consolidateur de l\u2019\u00e9cole molotovienne<\/h2>\n\n\n\n
\u2014 Premi\u00e8rement, exigez le maximum et ne soyez pas g\u00ean\u00e9s dans vos demandes. Exigez m\u00eame ce qui ne vous a jamais appartenu. Deuxi\u00e8mement, pr\u00e9sentez des ultimatums. Menacez de guerre, n\u2019\u00e9pargnez pas les menaces, puis proposez des n\u00e9gociations comme issue \u00e0 la situation : il y aura toujours, en Occident, des gens pour mordre \u00e0 l\u2019hame\u00e7on. Troisi\u00e8mement, une fois les pourparlers engag\u00e9s, ne c\u00e9dez pas d\u2019un pas. Vos interlocuteurs finiront par vous offrir une partie de ce que vous avez demand\u00e9. Mais m\u00eame alors, ne signez pas : poussez pour obtenir davantage, et ils accepteront. Lorsque vous aurez obtenu la moiti\u00e9 ou les deux tiers de ce qui ne vous appartenait pas, vous pourrez vous consid\u00e9rer comme un diplomate.<\/p>\n\n\n\n
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\u2014 Dans un collectif, adopte une attitude \u00e9gale envers tous ; ne te mets pas en avant, sois modeste. \u00c9coute plus que tu ne parles. L\u2019important, c\u2019est d\u2019entendre ton interlocuteur, pas toi-m\u00eame. Si tu n\u2019es pas s\u00fbr qu\u2019il faille parler, mieux vaut te taire. Et surtout, ne te lie pas d\u2019amiti\u00e9 avec des \u00e9trangers : pour les politiciens et les diplomates, c\u2019est un fardeau inutile.<\/p>\n\n\n\n
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