a priori<\/em> de son p\u00e8re, de ce \u00ab bon Denis \u00bb mais aussi de sa m\u00e8re d\u2019une certaine mani\u00e8re, ou d\u2019un \u00e9tat pass\u00e9 de sa m\u00e8re en bonne sant\u00e9, de son mari aussi, de la jeunesse de son amour envers lui \u2014 et m\u00eame d\u2019un \u00ab je \u00bb qui se cherche lui-m\u00eame. Que cherche vraiment la narratrice ? Tout cela \u00e0 la fois ? <\/h3>\n\n\n\nLa narratrice cherche et m\u00e8ne une sorte de qu\u00eate pour essayer de trouver d’abord qui est ce bon Denis dont sa m\u00e8re lui dit qu’il l’a \u00e9lev\u00e9e jusqu’\u00e0 ses deux ans \u2014 et dont la narratrice n’a pas le moindre souvenir.<\/p>\n\n\n\n
Il s\u2019agit d\u2019une qu\u00eate aussi d’un p\u00e8re qu’elle a tr\u00e8s peu connu puisqu’il a quitt\u00e9 la famille avant sa premi\u00e8re ann\u00e9e. <\/p>\n\n\n\n
\u00c0 un moment, la qu\u00eate ou l’enqu\u00eate sur les deux hommes se m\u00eale : le bon Denis a \u00e9t\u00e9 un bon p\u00e8re selon les dires de la m\u00e8re et, toujours selon les dires de la m\u00e8re, le vrai p\u00e8re a \u00e9t\u00e9 un mauvais p\u00e8re. Mais la m\u00e8re, soit qu’elle ne le souhaite pas et se cache derri\u00e8re des souvenirs de plus en plus n\u00e9buleux du fait de son grand \u00e2ge, soit qu’elle ne s’en souvienne v\u00e9ritablement pas, est incapable \u2014 ou refuse \u2014 de lui d\u00e9crire en quoi ce Denis \u00e9tait bon.<\/p>\n\n\n\n
De m\u00eame, sa m\u00e8re se refuse \u00e0 lui dire pr\u00e9cis\u00e9ment en quoi le vrai p\u00e8re \u00e9tait un homme mauvais et cette narratrice, en effet, tente d’explorer ces deux pistes. <\/p>\n\n\n\n
Mais la piste du p\u00e8re est difficile \u00e0 suivre parce qu’elle n’a que tr\u00e8s peu d’\u00e9l\u00e9ments sur lui.<\/p>\n\n\n\n
La piste du \u00ab bon Denis \u00bb ne se r\u00e9v\u00e8le-elle pas finalement tout aussi difficile \u00e0 suivre ? <\/h3>\n\n\n\n La piste du bon Denis est m\u00eame encore plus difficile \u00e0 suivre parce qu’au fil du r\u00e9cit, Denis est moins un homme r\u00e9el qu’une sorte de figure qui lie les quatre fragments du livre.<\/p>\n\n\n\n
C’est une figure qui se m\u00e9tamorphose aussi selon les dires des uns et des autres. C’est plut\u00f4t une apparition qu’un vrai \u00eatre humain. Mais le probl\u00e8me est que ceux qui ont approch\u00e9 cette apparition \u2014 plut\u00f4t celles d’ailleurs \u2014 sont incapables de pr\u00e9ciser en quoi cette figure \u00e9tait bonne.<\/p>\n\n\n\n
C’est un peu comme si la bont\u00e9 proclam\u00e9e de Denis avait \u00e9t\u00e9 si intense que tout le monde autour s’en retrouve aveugl\u00e9. <\/p>\n\n\n\nLa bont\u00e9 peut ne pas \u00eatre absolument gentille ni bienveillante. Elle se situe ailleurs. <\/p>Marie NDiaye<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\nEst-il plus difficile de d\u00e9crire la bont\u00e9 de quelqu’un que sa m\u00e9chancet\u00e9 ? <\/h3>\n\n\n\n En tout cas, c\u2019est le probl\u00e8me qu’ont ces personnages du livre. Ils sont absolument incapables de donner les d\u00e9tails de cette qualit\u00e9 qu’ils nomment bont\u00e9. <\/p>\n\n\n\n
Et oui, c’est sans doute plus difficile de parler de cette bont\u00e9 que ce que je pr\u00e9f\u00e9rerais appeler la mauvaiset\u00e9 ; je n’ai pas envie de dire m\u00e9chancet\u00e9, parce que m\u00e9chancet\u00e9 serait peut-\u00eatre au niveau d\u2019une certaine fa\u00e7on de la gentillesse alors que la bont\u00e9, ce n’est pas de la gentillesse.<\/p>\n\n\n\n
La gentillesse, on peut la d\u00e9crire par des actes, des propos, etc., de m\u00eame que la m\u00e9chancet\u00e9. La bont\u00e9 s’opposerait plut\u00f4t au mal.<\/p>\n\n\n\n
C’est pour cela qu’elle est difficile \u00e0 d\u00e9crire, parce que la bont\u00e9 peut ne pas \u00eatre absolument gentille ni bienveillante. Elle se situe ailleurs. <\/p>\n\n\n\n
Et c’est cet ailleurs que la narratrice essaie de comprendre. <\/p>\n\n\n\n
Parall\u00e8lement, on peut aussi avoir l\u2019impression que le livre s\u2019\u00e9crit contre tout manich\u00e9isme : apr\u00e8s ce pr\u00e9suppos\u00e9 initial du bon d\u2019un c\u00f4t\u00e9 et du mauvais de l\u2019autre, au fil de la lecture les fronti\u00e8res entre les deux s\u2019effacent \u2014 ou du moins, se brouillent. <\/h3>\n\n\n\n Oui, tout \u00e0 fait. Par exemple, \u00e0 la fin de la premi\u00e8re partie, la narratrice craint de rencontrer le bon Denis, elle craint m\u00eame pour sa vie \u2014 qu’elle soit physique ou psychique.<\/p>\n\n\n\n
Elle redoute la pr\u00e9sence de cet homme bon comme elle redouterait la pr\u00e9sence du diable. <\/p>\n\n\n\n
Alors qu’elle le cherchait pr\u00e9c\u00e9demment, \u00e0 ce moment-l\u00e0 elle tente de le fuir. Elle craint plus que tout l’approche de ce feu, de cette incandescence que repr\u00e9sente aussi le bon Denis.<\/p>\n\n\n\n
Est-ce que vous diriez que la narratrice \u00e9volue dans une sorte d’environnement, du moins dans la premi\u00e8re partie, assez hostile ? Une esp\u00e8ce de dualit\u00e9 semble s\u2019installer dont d\u00e9coulerait une certaine solitude de la narratrice face aux silences de sa m\u00e8re, de son mari, face \u00e0 l\u2019absence des autres \u2014 de son p\u00e8re, de ce \u00ab bon Denis \u00bb dont elle cherche la trace. <\/h3>\n\n\n\n C’est une solitude qui vient du fait que le mari de la narratrice, sa m\u00e8re et certains protagonistes qu’elle rencontre \u00e0 travers Internet se d\u00e9robent aux questions. <\/p>\n\n\n\n
Il ne s\u2019agit pas d\u2019une solitude de fait, c’est une solitude par rapport \u00e0 ces interrogations. <\/p>\n\n\n\n
Dans les trois autres parties du livre, me semble-t-il, Denis reprend la figure d’un homme bon de mani\u00e8re plus simple, sans cette dualit\u00e9, sans cette confusion terrifiante entre la bont\u00e9 et le mal.<\/p>\n\n\n\n
C’est un Denis instituteur qui encourage la jeune m\u00e8re \u00e0 poursuivre ses \u00e9tudes. C’est un Denis qui, \u00e0 la fin, se r\u00e9v\u00e8le \u00eatre un demi-fr\u00e8re bon, de mani\u00e8re non-ambigu\u00eb. <\/p>\n\n\n\nJ’ai toujours aim\u00e9 la litt\u00e9rature des reflets dans un \u0153il d’or, des miroitements. <\/p>Marie NDiaye<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\nPourrait-on dire que la dualit\u00e9 ou la conflictualit\u00e9 avec cet environnement, avec cet entourage est m\u00eame un souci existentiel, dans le sens de vital ? Vous avez parl\u00e9 de cette fin de la premi\u00e8re partie o\u00f9 effectivement la narratrice semble vouloir vivre, \u00e0 tout prix, \u00ab ardemment \u00bb m\u00eame \u2014 m\u00eame au prix de la vie des autres, de son mari notamment. Les autres doivent-ils s\u2019annuler d\u2019une certaine fa\u00e7on pour que la narratrice puisse \u2014 enfin \u2014 \u00e9clore ?<\/h3>\n\n\n\n Oui, c’est vrai, je n’y avais pas r\u00e9fl\u00e9chi ainsi. <\/p>\n\n\n\n
L’effacement du mari comme celui de la m\u00e8re est, en effet, une possibilit\u00e9 pour la narratrice de se lib\u00e9rer d’une vie contrainte, d’une ancienne vie qui n\u2019est pas malheureuse \u2014 mais r\u00e9duite. <\/p>\n\n\n\n
Et elle craint plus que tout finalement l’\u00e9treinte de ce bon Denis, l’\u00e9treinte de cette bont\u00e9 terrible qui peut-\u00eatre serait plus nuisible que b\u00e9n\u00e9fique. <\/p>\n\n\n\n
Dans la deuxi\u00e8me et tr\u00e8s belle partie du livre \u2014 avec ces bouts de phrases sans points finaux qui s’entrem\u00ealent \u2014 souhaitiez-vous repr\u00e9senter des sortes de branches qui elles aussi s\u2019entrem\u00ealent avec cette id\u00e9e peut-\u00eatre de jouer sur l\u2019arbre g\u00e9n\u00e9alogique ? On sent dans cette partie une volont\u00e9 justement d\u2019aller \u00e0 la racine, aux origines de votre famille, de vos parents. <\/h3>\n\n\n\n Pour la premi\u00e8re partie, je r\u00e9ponds en disant la narratrice. <\/p>\n\n\n\n
Pour la deuxi\u00e8me et la troisi\u00e8me parties, je peux tout \u00e0 fait dire \u00ab je \u00bb parce que la dimension fictionnelle y est tr\u00e8s mince.<\/p>\n\n\n\n
Je me suis rendu compte que les enfances respectives de mon p\u00e8re et de ma m\u00e8re, bien que tr\u00e8s diff\u00e9rentes d’apparence, puisque l’une se d\u00e9roule en Beauce et l’autre au S\u00e9n\u00e9gal dans les ann\u00e9es 1930, avaient des points communs. Le plus important d\u2019entre eux a \u00e9t\u00e9, je crois, leur rage de l’\u00e9tude, leur volont\u00e9 opini\u00e2tre d’apprendre alors que rien autour d’eux ne les y encourageait. On pourrait m\u00eame dire : alors que tout les emp\u00eachait. <\/p>\n\n\n\n
Ils avaient tous deux cette volont\u00e9 acharn\u00e9e d’apprendre, d’\u00eatre enseign\u00e9s, qui leur venait d’eux-m\u00eames \u2014 et aussi d’instituteurs providentiels, mais principalement d\u2019eux-m\u00eames. Au fond, il s\u2019agissait d\u2019une volont\u00e9 assez miraculeuse de s’extraire d’un milieu qui les aurait r\u00e9duits \u00e0 une existence difficile.<\/p>\n\n\n\n
Je me suis rendu compte que c’\u00e9tait cela qui faisait de leurs enfances quelque chose de semblable. Et c\u2019est cela qui les a amen\u00e9s \u00e0 faire des \u00e9tudes sup\u00e9rieures auxquelles \u2014 c’est le moins qu’on puisse dire \u2014 ils n’\u00e9taient absolument pas destin\u00e9s. <\/p>\n\n\n\n
Dans cette deuxi\u00e8me partie surgissent des points communs, mais aussi des diff\u00e9rences dans l\u2019histoire de vos parents avec une esp\u00e8ce de comparaison en faux miroir qui se met en place entre l\u2019enfance de votre m\u00e8re et celle de votre p\u00e8re. Que cherchiez-vous par ce proc\u00e9d\u00e9 qui met en avant une explication disons sociologique au d\u00e9part brutal de votre p\u00e8re \u00e0 votre naissance ? Un lien de causalit\u00e9 para\u00eet \u00eatre pr\u00e9sent\u00e9 par le r\u00e9cit de son enfance difficile : \u00ab Lui, il se glissait l\u00e9ger hors d\u2019une maison o\u00f9 il ne trouvait ni nourriture ni piti\u00e9 \u00bb, puis \u00ab Il n\u2019\u00e9prouverait jamais ni piti\u00e9 ni compassion, et la tendresse lui serait un sentiment \u00e9tranger \u00bb (cela est r\u00e9p\u00e9t\u00e9 un plus loin puis encore \u00e0 la toute fin de la deuxi\u00e8me partie), \u00ab enfant \u00e9trange, mal venu \u00bb et : \u00ab Car, lui, sa m\u00e8re l\u2019avait donn\u00e9 \u00e0 une autre femme \u00bb (p. 57-62). Mais dans la troisi\u00e8me partie vous annulez aussit\u00f4t cette lecture en disant que cette enfance difficile ne pardonne rien \u2014 ne l\u2019\u00ab acquitte \u00bb pas.<\/h3>\n\n\n\n J\u2019annule cette lecture mais pour mieux y revenir d\u2019une certaine fa\u00e7on. Dans la troisi\u00e8me partie du livre, il y a cette tension autour d\u2019un \u00ab j’ai toujours cru \u00bb. J’ai toujours cru que l’enfance difficile de mon p\u00e8re n’excusait pas ses manquements.<\/p>\n\n\n\n
Mais \u00ab j’ai toujours cru \u00bb, c’est du pass\u00e9. \u00c0 la fin, il y a cette compr\u00e9hension justement \u2014 ou en tout cas cette manifestation soudain d’une clairvoyance. <\/p>\n\n\n\nLe bon Denis, \u00e7a peut d\u00e9j\u00e0 \u00eatre nous. Sauf que la bont\u00e9 \u00e9videmment ne peut pas \u00eatre dite par soi-m\u00eame<\/p>Marie NDiaye<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\nCe que je veux dire c\u2019est que les manquements divers d’une vie d’adulte par ailleurs miraculeusement r\u00e9ussie, s’explique aussi ou se justifie par une enfance dans laquelle il n’y avait jamais eu d\u2019amour, de tendresse, d\u2019attention. Au contraire m\u00eame, l\u2019enfance dont il est question \u00e9tait plut\u00f4t faite de coups, de maltraitances. <\/p>\n\n\n\n
Je comprends que mon p\u00e8re, qui a eu une vie incroyable \u2014 c’est-\u00e0-dire la mis\u00e8re la plus grande et puis apr\u00e8s, la r\u00e9ussite la plus miraculeuse \u2014 n’avait pas les ressources humaines pour \u00eatre, en plus de cela, un homme, un bon p\u00e8re, un bon mari, un homme bon. Toutes ces ressources vitales avaient d\u00fb \u00eatre employ\u00e9es \u00e0 ne plus \u00eatre un mis\u00e9rable.<\/p>\n\n\n\n
Vous avez employ\u00e9 les termes de compr\u00e9hension, de clairvoyance. Dans la troisi\u00e8me partie, qui est un peu le c\u0153ur du livre, quelque chose se passe au niveau de la forme, le style s\u2019adoucit, devient plus fluide et rond \u2014 moins nerveux et entrecoup\u00e9. Peut-on comprendre cela comme le r\u00e9sultat de la r\u00e9v\u00e9lation, la fin de la qu\u00eate justement : la narratrice s\u2019est arr\u00eat\u00e9e de courir et respire enfin ? <\/h3>\n\n\n\n Oui, absolument. La narratrice ne court plus apr\u00e8s cette qu\u00eate ; le \u00ab je \u00bb s’est lib\u00e9r\u00e9 de cette contrainte. <\/p>\n\n\n\n
Elle respire enfin parce que la compr\u00e9hension tue toute forme de ranc\u0153ur.<\/p>\n\n\n\n
La question qu\u2019on a envie de vous poser finalement est : qui est ou qui sont les bons Denis dans le livre ? <\/h3>\n\n\n\n Il y a le Denis de la troisi\u00e8me partie : l’instituteur de la m\u00e8re-enfant qui se pr\u00e9nomme Denis. D’ailleurs, il se trouve que le coll\u00e8ge o\u00f9, enfin, la m\u00e8re r\u00e9ussit \u00e0 entrer en contact avec le \u00ab bon Denis \u00bb porte le nom de Denis Poisson ! <\/p>\n\n\n\n
Et puis si nous parlons du \u00ab bon Denis \u00bb de la premi\u00e8re partie, ce n’est pas que ce ne serait pas lui le vrai, c’est une forme de \u00ab bon Denis \u00bb, mais terrifiante \u2014 alors que les autres sont des \u00ab bons Denis \u00bb plus humains.<\/p>\n\n\n\n
Est-ce qu’au fond, tout le monde conna\u00eet la recherche \u00e0 un moment ou un autre d’un \u00ab bon Denis \u00bb comme pr\u00e9sence, comme apparition imaginaire ou comme qu\u00eate ? <\/h3>\n\n\n\n Tout le monde, je ne sais pas. Mais \u00e0 la fin de la troisi\u00e8me partie, lorsque le \u00ab je \u00bb comprend enfin ce p\u00e8re particulier, est-ce que je ne deviens pas \u00e0 ce moment-l\u00e0 bonne d’une certaine mani\u00e8re ?<\/p>\n\n\n\n
Le bon Denis, \u00e7a peut d\u00e9j\u00e0 \u00eatre nous. Sauf que la bont\u00e9 \u00e9videmment ne peut pas \u00eatre dite par soi-m\u00eame ; ce sont les autres qui la ressentent. Ce n’est pas soi-m\u00eame, \u00e9videmment, qui peut ressentir sa propre bont\u00e9. Cela n’existe pas.<\/p>\n\n\n\n
Mais je ne sais pas si on est tous en qu\u00eate d’un bon Denis. Pas forc\u00e9ment\u2026 <\/p>\n\n\n\n
Pourrait-on dire que le reflet de la m\u00e8re que la narratrice d\u00e9couvre au d\u00e9but du r\u00e9cit dans la fen\u00eatre de la chambre \u2014 et le fait que la m\u00e8re se rende compte de ce reflet pour jouer avec, symbolise ou synth\u00e9tise d\u2019une certaine mani\u00e8re ce livre ? Peut-\u00eatre m\u00eame toute votre \u0153uvre qui exploite dans toutes ses dimensions l\u2019ambigu\u00eft\u00e9, un r\u00e9el qu\u2019on croit distinguer mais qui ne cesse de s\u2019\u00e9chapper ?<\/h3>\n\n\n\n La m\u00e8re est tr\u00e8s m\u00e9contente et malheureuse d’avoir \u00e9t\u00e9 plac\u00e9e dans un Ehpad o\u00f9 elle ne souhaitait pas \u00eatre. Quand la fille est dans la chambre avec elle, la m\u00e8re parfois se d\u00e9tourne vers la fen\u00eatre et fait exprimer \u00e0 son visage toute la haine qu’elle ressent pour l’endroit \u2014 et la fille, \u00e9ventuellement. Puis elle se retourne et reprend un visage sinon avenant, en tout cas normal.<\/p>\n\n\n\n
J\u2019aime bien votre image parce qu’en effet, j’ai toujours aim\u00e9 la litt\u00e9rature des reflets dans un \u0153il d’or, des miroitements.<\/p>\n\n\n\n
Finalement, on ne sait pas pr\u00e9cis\u00e9ment lesquels refl\u00e8tent ce que serait la r\u00e9alit\u00e9, lesquels refl\u00e8tent les songes \u2014 mais la distinction entre les deux n’est pas n\u00e9cessaire \u00e0 \u00e9tablir.<\/p>\n\n\n\n
Il est int\u00e9ressant de noter que la premi\u00e8re photographie qui ouvre le livre \u2014 une sorte d\u2019incipit avant l\u2019incipit \u2014 montre la m\u00e8re qui, tournant le dos \u00e0 l\u2019objectif, est face \u00e0 une grande fen\u00eatre lumineuse mais qui ne montre rien de l\u2019ext\u00e9rieur et dans laquelle il n\u2019y a m\u00eame pas de reflet, aucun horizon.<\/h3>\n\n\n\n Une vieille femme regarde effectivement \u00e0 travers la fen\u00eatre de sa prison-Ehpad. Malgr\u00e9 cette fen\u00eatre lumineuse \u2014 ou du moins on devine la lumi\u00e8re derri\u00e8re la fen\u00eatre \u2014 on ne voit pas \u00e0 travers la vitre.<\/p>\n\n\n\n
On a bien cette id\u00e9e de prison parce que la m\u00e8re, bien qu’elle soit, bien s\u00fbr, libre de ses mouvements, consid\u00e8re sa pr\u00e9sence dans cet Ehpad comme celle d’une prisonni\u00e8re, d’une d\u00e9tenue. Et m\u00eame quand elle regarde \u00e0 travers la fen\u00eatre, elle voit moins la vitre que les barreaux qu’elle se repr\u00e9sente. <\/p>\n\n\n\nL’enqu\u00eate efface la qu\u00eate \u2014 et en supprime par l\u00e0 m\u00eame le besoin.<\/p>Marie NDiaye<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\nComment avez-vous travaill\u00e9 avec les tr\u00e8s belles photographies qui encadrent ou accompagnent le texte ?<\/h3>\n\n\n\n La collection \u00ab Traits et portraits \u00bb des \u00e9ditions Mercure de France implique \u2014 impose m\u00eame \u2014 qu’il y ait des images.<\/p>\n\n\n\n
Je dois avouer que je ne suis pas tr\u00e8s \u00e0 l’aise avec cela. <\/p>\n\n\n\n
Les images dans un livre en g\u00e9n\u00e9ral ne me disent pas grand-chose. Mais ce que j’aime dans cette collection, ce que je trouve tr\u00e8s beau, c’est que comme sa directrice Colette Fellous le dit, ce ne sont pas des images qui doivent illustrer du tout le texte, mais qui doivent \u00eatre plut\u00f4t un compagnonnage du texte. <\/p>\n\n\n\n
Je n’ai donc pas du tout travaill\u00e9 \u00e0 cette question ; j’en aurais \u00e9t\u00e9 bien incapable.<\/p>\n\n\n\n
Je me suis pli\u00e9e de tr\u00e8s bonne gr\u00e2ce \u00e0 cette n\u00e9cessit\u00e9, mais ce n’est pas quelque chose qui m’int\u00e9resse au sens o\u00f9 je suis inapte \u00e0 l’\u00eatre d’une certaine mani\u00e8re. <\/p>\n\n\n\n
En tout cas, les images accompagnent effectivement bien le texte. La premi\u00e8re photographie semble faire \u00e9cho \u00e0 la derni\u00e8re qui cl\u00f4t le r\u00e9cit est qui est cette fois-ci de nuit \u2014 ce qui montre une \u00e9volution par rapport \u00e0 la premi\u00e8re o\u00f9 il fait jour \u2014 mais elle est aussi floue. Pourrait-on presque dire qu\u2019eu \u00e9gard \u00e0 ces deux indications temporelles, une certaine unit\u00e9 de temps est respect\u00e9e entre le d\u00e9but et la fin du livre qui se d\u00e9roulerait sur une journ\u00e9e, bien que plus longue \u2014 une journ\u00e9e qui ne dure pas n\u00e9cessairement 24 heures ? <\/h3>\n\n\n\n Oui, c’est vrai. <\/p>\n\n\n\n
Entre le d\u00e9but du livre et la fin, on peut imaginer que la qu\u00eate du d\u00e9but et la qu\u00eate de la fin se r\u00e9solvent toutes deux soudain en une prise totale de libert\u00e9.<\/p>\n\n\n\n
Un autre \u00e9l\u00e9ment qui encadre le r\u00e9cit est le terme de \u00ab lucidit\u00e9 \u00bb. Quel est le rapport de la narratrice \u00e0 la lucidit\u00e9 : est-ce une qu\u00eate ou plut\u00f4t une fuite ? \u00c0 la fin, la narratrice a-t-elle retrouv\u00e9 cette lucidit\u00e9 qui \u00e9chappait notamment \u00e0 sa m\u00e8re ou \u00e0 l\u2019inverse, s\u2019en lib\u00e8re-t-elle \u2014 et c\u2019est dans ce sens qu\u2019il faudrait interpr\u00e9ter la jouissance finale de la libert\u00e9 : libres de cette lucidit\u00e9 ?<\/h3>\n\n\n\n Cette narratrice finale comprend, elle aussi comme la premi\u00e8re narratrice, que finalement la libert\u00e9 lui vient de la qu\u00eate non r\u00e9solue ; c’est-\u00e0-dire, le but de la qu\u00eate est moins dans le fait d’atteindre ce vers quoi on court que dans la qu\u00eate elle-m\u00eame en quelque sorte. <\/p>\n\n\n\n
Le fait de ne pas trouver le bon Denis, ni le vrai p\u00e8re, non seulement n’a pas d’importance, mais est peut-\u00eatre la meilleure des choses qui puisse arriver. <\/p>\n\n\n\n
Elle finit par comprendre que la qu\u00eate avait son sens en soi-m\u00eame, et qu\u2019il est peut-\u00eatre pr\u00e9f\u00e9rable qu’on ne touche pas au r\u00e9sultat, au but.<\/p>\n\n\n\n
Qu\u2019est-ce qui permet que la qu\u00eate puisse se suffire \u00e0 elle-m\u00eame et pallier ainsi l\u2019absence de r\u00e9sultat final ?<\/h3>\n\n\n\n La qu\u00eate offre peut-\u00eatre la possibilit\u00e9 de donner acc\u00e8s \u00e0 une enqu\u00eate. <\/p>\n\n\n\n
L’enqu\u00eate apporte finalement des \u00e9l\u00e9ments de compr\u00e9hension qui sont suffisants ensuite pour que la vie continue. Elle d\u00e9livre de la qu\u00eate. <\/p>\n\n\n\n
L’enqu\u00eate efface la qu\u00eate \u2014 et en supprime par l\u00e0 m\u00eame le besoin.<\/p>\n\n\n\nJe ne saurais pas \u00e9crire un vrai roman d’enqu\u00eate, un policier, parce que le genre implique une r\u00e9solution que je serais bien incapable d’imaginer.<\/p>Marie NDiaye<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\nDiriez-vous que c\u2019est le fil conducteur qui lie toute votre \u0153uvre et peut-\u00eatre m\u00eame la litt\u00e9rature : l\u2019exploration des questions, des qu\u00eates, sans y r\u00e9pondre n\u00e9cessairement, avec un travail sur l\u2019ambigu\u00eft\u00e9 dans votre cas ?<\/h3>\n\n\n\n C’est le genre de litt\u00e9rature qui me touche le plus, en effet.<\/p>\n\n\n\n
Mais il y a des formes si diverses de litt\u00e9rature que je suis toujours un peu embarrass\u00e9e de dire que ce serait une v\u00e9rit\u00e9 g\u00e9n\u00e9rale. <\/p>\n\n\n\n
On trouve de grandes \u0153uvres qui sont closes aussi, dans lesquelles les questions soulev\u00e9es se trouvent r\u00e9solues \u2014 et d’autres dans lesquelles toutes ne le sont pas. <\/p>\n\n\n\n
C’est vrai que je suis plus proche d’une litt\u00e9rature dans laquelle toutes les questions ne sont pas explicit\u00e9es. Mais ce n’est pas une question de valeur. <\/p>\n\n\n\n
\u00c0 quelles \u0153uvres closes pensez-vous par exemple ? <\/h3>\n\n\n\n Ce sont des \u0153uvres qu’on trouve peut-\u00eatre plus au XIXe si\u00e8cle. Je pense notamment aux romans de Tolsto\u00ef, je pense \u00e0 Flaubert, aux s\u0153urs Bront\u00eb \u2014 quoique dans Les Hauts de Hurlevent<\/em>, ce soit moins s\u00fbr. <\/p>\n\n\n\nCes \u0153uvres r\u00e9pondaient en tant que romans \u00e0 un certain cahier des charges implicite : la fin devait \u00eatre concluante. La modernit\u00e9 nous a d\u00e9livr\u00e9 de cela. <\/p>\n\n\n\n
Mais ces \u0153uvres finies de mani\u00e8re parfois un peu arbitraire n’en sont pas moins grandes. <\/p>\n\n\n\n
Est-ce volontaire de votre part de vouloir \u00e9crire en opposition disons \u00e0 ces \u0153uvres closes en pr\u00e9f\u00e9rant l\u2019ouverture ?<\/h3>\n\n\n\n Non, pas du tout, cela m’est naturel.<\/p>\n\n\n\n
C’est pour cela que je ne saurais pas \u00e9crire un vrai roman d’enqu\u00eate, un policier, parce que le genre implique une r\u00e9solution que je serais bien incapable d’imaginer. <\/p>\n\n\n\n
D’ailleurs, j\u2019ai lu un grand nombre de policiers et ce que je pr\u00e9f\u00e8re, en g\u00e9n\u00e9ral, c’est tout ce qui pr\u00e9c\u00e8de la fin.<\/p>\n\n\n\n
M\u00eame si elle est remarquablement ficel\u00e9e, toute fin est d\u00e9cevante par rapport \u00e0 toutes les questions qui se posent avant. <\/p>\n\n\n\n
Par l\u2019acte de la r\u00e9v\u00e9lation, tout secret ne r\u00e9v\u00e8le qu\u2019il n\u2019est qu\u2019un pauvre secret. Tandis que, tant qu’on ne les conna\u00eet pas, on peut s’imaginer qu’il est plus important, plus grand, plus beau.<\/p>\n\n\n\n
Est-ce pour ne pas \u00eatre vous-m\u00eame d\u00e9\u00e7ue que la fin du Bon Denis<\/em> laisse un certain nombre de questions en suspens ? <\/h3>\n\n\n\nJe n\u2019ai pas cela en t\u00eate lorsque j’\u00e9cris puisque ce n’est pas intentionnel. <\/p>\n\n\n\n
Je n’ai aucune intention. <\/p>\n\n\n\n
Mais c’est vrai que j’aime bien en g\u00e9n\u00e9ral dans les livres, les fins qui sont non pas d\u00e9cevantes mais d\u00e9ceptives \u2014 et que cette d\u00e9ceptivit\u00e9 provoque du plaisir. <\/p>\n\n\n\n
C’est au fond le plaisir \u2014 du moins des personnages \u2014 qu’on retrouve dans les derniers mots du livre avec la \u00ab joie \u00bb qu\u2019\u00e9prouve la fille et puis : \u00ab Libres, enfin libres ! r\u00e9p\u00e9tait Denis en riant. \u00bb<\/h3>\n\n\n\n Il se cr\u00e9e une sorte d’harmonie finale avec cette libert\u00e9, cette joie que vous avez cit\u00e9e qui se manifeste dans le rire qui est le dernier mot du livre \u2014 et qui concerne cette fois-ci l\u2019autre personnage.<\/p>\n\n\n\nPar l\u2019acte de la r\u00e9v\u00e9lation, tout secret ne r\u00e9v\u00e8le qu\u2019il n\u2019est qu\u2019un pauvre secret.<\/p>Marie NDiaye<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\nOn a donc bien cette union avec deux jeunes gens, fr\u00e8re et s\u0153ur, qui courent ensemble dans la m\u00eame direction \u2014 \u00ab leurs pas unis \u00bb. <\/p>\n\n\n\n
Serait-il possible de fixer ce \u00ab bon Denis \u00bb dont les apparences, apparitions et figures changent au cours du r\u00e9cit ?<\/h3>\n\n\n\n Non, je ne crois pas. Je dirais m\u00eame : justement, il ne faut pas. <\/p>\n\n\n\n
On ne peut pas fixer une figure fantomatique, parce que le bon Denis, c’est tout cela \u00e0 la fois. Le fixer serait contradictoire. <\/p>\n\n\n\n
Ne pourrait-on pas penser que cette fin le fige d\u2019une certaine fa\u00e7on dans ce personnage de la sc\u00e8ne finale, dans les derniers mots du livre ?<\/h3>\n\n\n\n Je n’y avais pas song\u00e9\u2026 Oui, c’est possible.<\/p>\n\n\n\n
Mais je pr\u00e9f\u00e8re vous r\u00e9pondre : c’est possible, plut\u00f4t que c’est exact !<\/p>\n","protected":false},"excerpt":{"rendered":"
\u00ab L’enqu\u00eate efface la qu\u00eate \u2014 et en supprime par l\u00e0 m\u00eame le besoin. \u00bb<\/p>\n
\u00c9crire sur la bont\u00e9 est-il une t\u00e2che impossible ?<\/p>\n
Dans son nouveau roman, Marie NDiaye met en sc\u00e8ne une qu\u00eate non finie \u2014 la recherche d\u2019une ombre fuyante.<\/p>\n
Avec elle, nous avons cherch\u00e9 \u00e0 entrer dans la fabrique de cette prouesse litt\u00e9raire o\u00f9 elle parfait l\u2019art de ne pas conclure.<\/p>\n","protected":false},"author":10,"featured_media":280680,"comment_status":"closed","ping_status":"closed","sticky":false,"template":"templates\/post-interviews.php","format":"standard","meta":{"_acf_changed":true,"_trash_the_other_posts":false,"footnotes":""},"categories":[4344],"tags":[],"geo":[1917],"class_list":["post-280678","post","type-post","status-publish","format-standard","hentry","category-litterature","staff-florent-zemmouche","geo-europe"],"acf":[],"yoast_head":"\n
\u00abJ'ai toujours aim\u00e9 la litt\u00e9rature des reflets dans un \u0153il d'or, des miroitements\u00bb, une conversation avec Marie NDiaye | Le Grand Continent<\/title>\n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n\t \n\t \n\t \n \n \n \n \n\t \n\t \n\t \n