{"id":275582,"date":"2025-04-28T05:56:00","date_gmt":"2025-04-28T03:56:00","guid":{"rendered":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/?p=275582"},"modified":"2025-04-28T10:34:19","modified_gmt":"2025-04-28T08:34:19","slug":"amerique-faillite","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/2025\/04\/28\/amerique-faillite\/","title":{"rendered":"La faillite de l\u2019\u00c9tat en Am\u00e9rique"},"content":{"rendered":"\n
En janvier 1989, dans son discours d\u2019adieu \u00e0 la Nation, Ronald Reagan esquissait sa vision des \u00c9tats-Unis : une lumi\u00e8re dans les t\u00e9n\u00e8bres, une \u00ab cit\u00e9 sur la colline \u00bb selon l\u2019image forg\u00e9e par le puritain John Winthrop au XVIIe si\u00e8cle.<\/p>\n\n\n\n
Trente-six ans plus tard, cette vision est devenue un lointain mirage.<\/p>\n\n\n\n
En 2025, alors que l\u2019administration Trump s\u2019acharne \u00e0 d\u00e9manteler les institutions am\u00e9ricaines dans la h\u00e2te et la fureur, l\u2019h\u00e9g\u00e9monie strat\u00e9gique acquise par Washington dans la s\u00e9quence qui avait suivi la chute de l\u2019URSS s\u2019effrite dangereusement. L\u2019id\u00e9al r\u00eav\u00e9 par Reagan \u2014 une \u00ab fi\u00e8re cit\u00e9 b\u00e2tie sur des rochers plus solides que l\u2019oc\u00e9an, battue par les vents, b\u00e9nie de Dieu et o\u00f9 les peuples vivent en paix \u00bb \u2014 sonne aujourd\u2019hui comme la relique poussi\u00e9reuse d\u2019un \u00e2ge r\u00e9volu.<\/p>\n\n\n\n
Vu d\u2019Europe, ce malaise am\u00e9ricain ne repr\u00e9sente peut-\u00eatre que le d\u00e9but d\u2019un cataclysme strat\u00e9gique aux proportions insoup\u00e7onn\u00e9es \u2014 un effondrement int\u00e9rieur susceptible de faire imploser l\u2019Union elle-m\u00eame.<\/p>\n\n\n\n
Pour s\u2019y pr\u00e9parer, les dirigeants europ\u00e9ens devraient conna\u00eetre ses origines.<\/p>\n\n\n\n
Car si une majorit\u00e9 d\u2019entre eux, de Copenhague \u00e0 Bruxelles en passant par Paris et Berlin, ont \u00e9t\u00e9 pris de court par la brutalit\u00e9 avec laquelle Trump a limog\u00e9 des milliers de fonctionnaires et ferm\u00e9 des pans entiers de l\u2019administration, cette crise de l\u2019\u00c9tat en Am\u00e9rique ne date pas d\u2019hier.<\/p>\n\n\n\n
Elle s\u2019est mise en marche d\u00e8s les ann\u00e9es 1980, aliment\u00e9e par une polarisation politique de plus en plus f\u00e9roce. Tandis que les successeurs de Reagan r\u00e9affirmaient le leadership am\u00e9ricain en Europe apr\u00e8s la chute du mur de Berlin, un malaise croissant gagnait les \u00c9tats-Unis : la mondialisation \u2014 per\u00e7ue comme une menace pour les emplois am\u00e9ricains \u2014 allait devenir le principal clivage \u00e0 Washington.<\/p>\n\n\n\n La bataille acharn\u00e9e pour dissoudre l\u2019\u00c9tat am\u00e9ricain est en train de redessiner ses relations avec le reste du monde.<\/p>Alexander Clarkson<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Dans ce climat anxiog\u00e8ne, la r\u00e9cession du d\u00e9but des ann\u00e9es 1990 scelle le sort de George H. W. Bush, battu en 1992 par Bill Clinton. Au printemps de la m\u00eame ann\u00e9e, les \u00e9meutes de Los Angeles, d\u00e9clench\u00e9es par la violence polici\u00e8re, font \u00e9clater la col\u00e8re afro-am\u00e9ricaine en Am\u00e9rique du Nord. En parall\u00e8le, un ressentiment grandissant vise les travailleurs immigr\u00e9s venus d\u2019Am\u00e9rique latine. Le discours de Pat Buchanan sur la \u00ab guerre culturelle \u00bb \u00e0 la convention r\u00e9publicaine de 1992, tout en choquant alors une partie de l\u2019opinion, r\u00e9v\u00e8le qu\u2019une dynamique irr\u00e9versible est en marche : la droite am\u00e9ricaine est en train de se radicaliser.<\/p>\n\n\n\n M\u00eame si les \u00c9tats-Unis dominaient encore les march\u00e9s financiers et la r\u00e9volution technologique, des attentats perp\u00e9tr\u00e9s par l\u2019extr\u00eame droite \u2014 comme celui d\u2019Oklahoma City en 1995 \u2014 annon\u00e7aient un basculement : la haine des institutions d\u00e9mocratiques et de l\u2019ordre mondial lib\u00e9ral gagnait du terrain jusque dans les marges rurales et p\u00e9riurbaines du pays.<\/p>\n\n\n\n Le 6 janvier 2021, lorsque des \u00e9meutiers d\u2019extr\u00eame droite tentent d\u2019emp\u00eacher la transmission du pouvoir \u00e0 Joe Biden, c\u2019est toute la promesse de Reagan qui part en fum\u00e9e. <\/p>\n\n\n\n Le mal est profond, ancr\u00e9. Aujourd\u2019hui, il se manifeste par l\u2019entrelacement toxique entre une d\u00e9mocratie int\u00e9rieure dysfonctionnelle et des bouleversements globaux \u2014 commerce, s\u00e9curit\u00e9, influence \u2014 qui rongent les \u00c9tats-Unis de l\u2019int\u00e9rieur.<\/p>\n\n\n\n Impossible de comprendre ce qui est en jeu pour l\u2019ordre mondial sans faire le lien entre ces deux fronts.<\/p>\n\n\n\n Car la bataille acharn\u00e9e pour dissoudre l\u2019\u00c9tat am\u00e9ricain est en train de redessiner ses relations avec le reste du monde.<\/p>\n\n\n\n Pour l\u2019Europe, c\u2019est une menace colossale.<\/p>\n\n\n\n Longtemps colonne vert\u00e9brale du syst\u00e8me d\u2019alliances occidentales, les \u00c9tats-Unis semblent un pays de plus en plus fragile. Si certains esp\u00e8rent encore que les ann\u00e9es Trump ne seront qu\u2019un accident de parcours, les signes s\u2019accumulent : ce que vivent les \u00c9tats-Unis aujourd\u2019hui, c\u2019est peut-\u00eatre une d\u00e9composition structurelle de leur ordre constitutionnel.<\/p>\n\n\n\n Et \u00e0 mesure que la situation empire \u00e0 Washington, l\u2019Europe se retrouve face \u00e0 des questions urgentes, potentiellement existentielles : et si les \u00c9tats-Unis cessaient d\u2019\u00eatre un partenaire fiable, non pas pour quelques ann\u00e9es \u2014 mais pour de bon ? Quelles seraient les cons\u00e9quences d\u2019un effondrement de l\u2019\u00c9tat en Am\u00e9rique sur la s\u00e9curit\u00e9 et l\u2019\u00e9conomie europ\u00e9ennes ? Comment se pr\u00e9parer \u00e0 un tel sc\u00e9nario ?<\/p>\n\n\n\n Ce que vivent les \u00c9tats-Unis aujourd\u2019hui, c\u2019est peut-\u00eatre une d\u00e9composition structurelle de leur ordre constitutionnel.<\/p>Alexander Clarkson<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Les alli\u00e9s comme les adversaires des \u00c9tats-Unis ont \u00e9t\u00e9 pris de court par la vitesse \u00e0 laquelle l\u2019\u00e9quipe Trump a d\u00e9mantel\u00e9 les structures de l\u2019\u00c9tat f\u00e9d\u00e9ral. <\/p>\n\n\n\n \u00c0 Washington, cette aversion pour les rouages \u00e9l\u00e9mentaires du gouvernement n\u2019est pourtant pas apparue avec le trumpisme. Depuis plus d\u2019un demi-si\u00e8cle, le Parti r\u00e9publicain a sem\u00e9, patiemment, une hostilit\u00e9 diffuse envers l\u2019\u00c9tat lui-m\u00eame \u2014 ses agents, ses lois, son existence m\u00eame.<\/p>\n\n\n\n Pendant ce temps, en Europe et en Asie, des dirigeants politiques ont poursuivi, t\u00eate baiss\u00e9e \u2014 et souvent feignant de ne rien voir \u2014 une collaboration de plus en plus \u00e9troites avec la nouvelle porte d\u2019entr\u00e9e \u00e9conomique des \u00c9tats-Unis : la Silicon Valley.<\/p>\n\n\n\n Aveugl\u00e9s par les promesses de modernisation, ils ont pr\u00e9f\u00e9r\u00e9 ignorer que certains techno-c\u00e9saristes avec qui ils passaient des contrats colossaux, comme Peter Thiel ou Elon Musk, viraient peu \u00e0 peu vers un autoritarisme affich\u00e9 et assum\u00e9<\/a>.<\/p>\n\n\n\n Car avant m\u00eame que Trump n\u2019arrive au pouvoir en 2016, l\u2019inqui\u00e9tude montait d\u00e9j\u00e0. Les guerres men\u00e9es par George W. Bush en Afghanistan et en Irak avaient d\u00e9tourn\u00e9 l\u2019attention des fractures internes : pendant qu\u2019on parlait de terrorisme, de p\u00e9trole et d\u2019axe du mal, les fondations de l\u2019\u00c9tat am\u00e9ricain commen\u00e7aient \u00e0 se fissurer.<\/p>\n\n\n\n Lors de son premier mandat, l\u2019arrogance spectaculaire de Trump a monopolis\u00e9 toute l\u2019attention. <\/p>\n\n\n\n Dans l\u2019ombre, des figures plus aguerries comme James Mattis \u00e0 la D\u00e9fense ou Steve Mnuchin au Tr\u00e9sor tenaient tant bien que mal la boutique. Avant la pand\u00e9mie de Covid-19, cette r\u00e9sistance institutionnelle avait pu laisser croire que les \u00c9tats-Unis tiendraient bon. Beaucoup d\u2019Europ\u00e9ens s\u2019accrochaient alors \u00e0 l\u2019id\u00e9e que cette crise de gouvernance, bien visible pourtant, n\u2019\u00e9tait qu\u2019un passage \u00e0 vide.<\/p>\n\n\n\n Mais une fois Biden \u00e9lu en 2020, certains observateurs am\u00e9ricains, plus lucides, continu\u00e8rent \u00e0 tirer la sonnette d\u2019alarme.<\/p>\n\n\n\n Edward Knudsen, notamment, d\u00e9crivait un engrenage dangereux : la d\u00e9gradation des indicateurs sociaux \u2014 comme l\u2019augmentation des in\u00e9galit\u00e9s \u2014 \u00e9rode la confiance et la responsabilit\u00e9 d\u00e9mocratique, ce qui fragilise les institutions de gouvernance\u2026 aggravant en retour la situation \u00e9conomique.<\/p>\n\n\n\n Collecter des imp\u00f4ts, fournir des services publics, prot\u00e9ger le pays : tout cela repose sur la capacit\u00e9 de l\u2019\u00c9tat. Sans recettes fiscales, sans personnels comp\u00e9tents, sans administration efficace, aucune administration \u2014 d\u00e9mocrate ou r\u00e9publicaine \u2014 ne peut appliquer son programme.<\/p>\n\n\n\n Cette capacit\u00e9 \u00e9tatique est la base de tout : la cr\u00e9dibilit\u00e9 des titres financiers am\u00e9ricains, la puissance de feu de l\u2019arm\u00e9e, l\u2019efficacit\u00e9 des institutions internes. Aujourd\u2019hui, avec la mont\u00e9e de la polarisation politique et l\u2019effondrement des structures, les \u00c9tats-Unis risquent de voir cette capacit\u00e9 s\u2019effondrer totalement, avec des cons\u00e9quences majeures pour l\u2019ordre mondial.<\/p>\n\n\n\n Alors que l\u2019administration Trump s\u2019emploie \u00e0 d\u00e9manteler les institutions qu\u2019elle juge hostiles \u00e0 son programme, les \u00c9tats-Unis semblent pris dans une dynamique que Carolyn Nordstrom d\u00e9crivait d\u00e9j\u00e0 en 2008 : \u00ab \u2026des syst\u00e8mes financiers pr\u00e9sent\u00e9s comme l\u00e9gaux, mais en r\u00e9alit\u00e9 fa\u00e7onn\u00e9s par des actions extra-l\u00e9gales non r\u00e9gul\u00e9es, ne peuvent rester stables\u2026 lorsque des services essentiels comme la nourriture, l\u2019eau potable, le logement s\u00fbr, les m\u00e9dicaments, les transports critiques et la s\u00e9curit\u00e9 ne peuvent plus \u00eatre assur\u00e9s \u2014 les institutions perdent toute viabilit\u00e9. \u00bb<\/p>\n\n\n\n\n Bien avant que Trump n\u2019annonce sa premi\u00e8re candidature \u00e0 la pr\u00e9sidence en juin 2015, un encha\u00eenement de tendances politiques, juridiques et institutionnelles avait d\u00e9j\u00e0 pr\u00e9par\u00e9 le terrain \u00e0 cette vision dystopique d\u2019un \u00c9tat en faillite.<\/p>\n\n\n\n Parmi tous ces facteurs, c\u2019est probablement la polarisation extr\u00eame de la vie politique depuis les ann\u00e9es 1990 qui aura eu l\u2019effet le plus destructeur \u00e0 long terme.<\/p>\n\n\n\n D\u00e8s l\u2019\u00e9lection de Bill Clinton en 1992, une part significative de la droite conservatrice exprimait une frustration profonde \u2014 pas seulement politique, mais existentielle. Rapidement, m\u00eame des \u00e9lus r\u00e9publicains mod\u00e9r\u00e9s et des commentateurs influents ont commenc\u00e9 \u00e0 contester la l\u00e9gitimit\u00e9 de tout gouvernement qui ne partageait pas leur vision : un conservatisme culturel solidement ench\u00e2ss\u00e9 dans une id\u00e9ologie de rejet de l\u2019\u00c9tat.<\/p>\n\n\n\n Sous la houlette de Newt Gingrich, devenu chef de la majorit\u00e9 r\u00e9publicaine \u00e0 la Chambre apr\u00e8s les \u00e9lections de mi-mandat de 1994, un nouveau style a \u00e9merg\u00e9 pour bloquer le fonctionnement de l\u2019\u00c9tat : prendre en otage les organes \u00e9l\u00e9mentaires du gouvernement, instaurer le blocage comme m\u00e9thode, et imposer des coupes budg\u00e9taires radicales en d\u00e9pit de l\u2019opposition du pr\u00e9sident Clinton.<\/p>\n\n\n\n Cette strat\u00e9gie de chantage parlementaire s\u2019est rapidement institutionnalis\u00e9e. De style marginal, elle est devenue un mod\u00e8le qui s\u2019est industrialis\u00e9 \u00e0 Washington. Sous Clinton, puis sous Obama et sous Biden, les l\u00e9gislateurs r\u00e9publicains les plus align\u00e9s sur l\u2019extr\u00eame droite ont utilis\u00e9 les m\u00eames leviers pour paralyser l\u2019\u00c9tat : emp\u00eacher l\u2019adoption du budget, bloquer les nominations, saboter les trait\u00e9s.<\/p>\n\n\n\n Sans recettes fiscales, sans personnels comp\u00e9tents, sans administration efficace, aucune administration \u2014 d\u00e9mocrate ou r\u00e9publicaine \u2014 ne peut appliquer son programme.<\/p>Alexander Clarkson<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Avec le temps, ce qui aurait \u00e9t\u00e9 per\u00e7u autrefois comme une attaque grave voire impensable contre la stabilit\u00e9 d\u00e9mocratique \u2014 menacer le gouvernement de shutdown<\/em>, c\u2019est-\u00e0-dire en paralyser le fonctionnement \u2014 est devenu une pratique banale. Un signe suppl\u00e9mentaire de la d\u00e9composition institutionnelle. Une habitude qui a port\u00e9 la confiance des citoyens dans les autorit\u00e9s publiques \u00e0 des niveaux historiquement bas, avant m\u00eame la r\u00e9\u00e9lection de Trump en 2024.<\/p>\n\n\n\n Cette paralysie chronique, nourrie par la rh\u00e9torique r\u00e9publicaine d\u00e9non\u00e7ant la corruption et la d\u00e9cadence des institutions f\u00e9d\u00e9rales, a aggrav\u00e9 les dysfonctionnements internes.<\/p>\n\n\n\n Aux \u00c9tats-Unis, chaque pr\u00e9sident peut nommer plus de 4 000 responsables politiques dans les administrations \u2014 l\u00e0 o\u00f9, dans d\u2019autres d\u00e9mocraties, ces fonctions restent confi\u00e9es \u00e0 une haute fonction publique neutre.<\/p>\n\n\n\n Or avec la disparition d\u2019un consensus constitutionnel entre les partis, chaque alternance entra\u00eene des revirements brutaux, aussi bien dans la politique int\u00e9rieure que dans la strat\u00e9gie internationale. \u00c0 cela s\u2019ajoute un changement de discours id\u00e9ologique : la droite radicale ne cherche plus \u00e0 r\u00e9former<\/em> l\u2019\u00c9tat, mais \u00e0 le d\u00e9l\u00e9gitimer<\/em> enti\u00e8rement \u2014 en le pr\u00e9sentant comme l\u2019origine de tous les maux.<\/p>\n\n\n\n Ce climat a produit un sous-investissement chronique : salaires bloqu\u00e9s, budgets r\u00e9duits \u00e0 peau de chagrin, retard dans la transition num\u00e9rique. Avec une cons\u00e9quence alarmante : une h\u00e9morragie des talents. L\u00e0 encore, il n\u2019a pas fallu attendre la premi\u00e8re victoire de Donald Trump en 2016 pour que les jeunes dipl\u00f4m\u00e9s, les experts et les hauts fonctionnaires les plus qualifi\u00e9s quittent l\u2019administration pour rejoindre un secteur priv\u00e9 mieux pay\u00e9 et moins clivant.<\/p>\n\n\n\n Depuis la r\u00e9\u00e9lection de Trump en 2024, cette fuite s\u2019est acc\u00e9l\u00e9r\u00e9e.<\/p>\n\n\n\n De jeunes responsables r\u00e9publicains plus radicaux, appuy\u00e9s par le soutien technologique et infrastructurel des milliardaires de la Silicon Valley, ont entrepris de scier m\u00e9thodiquement les fondations les plus solides de l\u2019\u00c9tat. Les meilleurs profils, lass\u00e9s ou inquiets, quittent le navire.<\/p>\n\n\n\n Des agences cruciales comme USAID ou le minist\u00e8re de l\u2019\u00c9ducation sont vid\u00e9es de leur substance, rendues exsangues, voire supprim\u00e9es. La comp\u00e9tence est marginalis\u00e9e. M\u00eame les institutions vitales \u00e0 la s\u00e9curit\u00e9 nationale manquent d\u00e9sormais d\u2019expertise suffisante pour r\u00e9pondre aux menaces de plus en plus complexes qui s\u2019abattent sur les \u00c9tats-Unis.<\/p>\n\n\n\n Cette d\u00e9gradation g\u00e9n\u00e9ralis\u00e9e touche aussi la justice. Autrefois per\u00e7ue comme un pilier de stabilit\u00e9 aux \u00c9tats-Unis \u2014 notamment pendant la guerre froide \u2014 elle a \u00e9t\u00e9, elle aussi, contamin\u00e9e par la logique de la polarisation partisane extr\u00eame. Depuis la fin des ann\u00e9es 1980, la politisation des nominations judiciaires a nourri la d\u00e9fiance, aussi bien chez les D\u00e9mocrates que chez les R\u00e9publicains. Les combats autour des juges de la Cour supr\u00eame sont devenus existentiels : interpr\u00e9ter la loi est devenu moins important que de faire triompher une ligne politique.<\/p>\n\n\n\n Or comme l\u2019ont soulign\u00e9 Miles Armaly et Elizabeth Lane en 2023 : plus le public per\u00e7oit la Cour comme influenc\u00e9e par des crit\u00e8res partisans, id\u00e9ologiques, et extra-judiciaires, plus il doute de l\u2019ind\u00e9pendance r\u00e9elle du pouvoir judiciaire.<\/p>\n\n\n\n M\u00eame les institutions vitales \u00e0 la s\u00e9curit\u00e9 nationale manquent d\u00e9sormais d\u2019expertise suffisante pour r\u00e9pondre aux menaces de plus en plus complexes qui s\u2019abattent sur les \u00c9tats-Unis.<\/p>Alexander Clarkson<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Cette \u00e9rosion de confiance fragilise encore davantage la l\u00e9gitimit\u00e9 de l\u2019\u00c9tat y compris aux yeux des \u00e9lecteurs les plus mod\u00e9r\u00e9s, autrefois garants politiques du mod\u00e8le f\u00e9d\u00e9ral.<\/p>\n\n\n\n Si les attaques contre l\u2019\u00c9tat de droit et les capacit\u00e9s \u00e9tatiques des \u00c9tats-Unis refl\u00e8tent les ambitions autoritaires d\u2019une partie de l\u2019entourage de Trump, leurs cons\u00e9quences pourraient \u00eatre inverses \u00e0 celles que recherchent les tenants du Projet 2025 ou du mouvement MAGA.<\/p>\n\n\n\n C\u2019est l\u2019un des paradoxes les plus criants de la th\u00e9orie du pouvoir de la nouvelle \u00e9lite contre-r\u00e9volutionnaire \u00e0 Washington : en th\u00e9orie, politiser l\u2019administration fiscale, la police f\u00e9d\u00e9rale ou les agences de s\u00e9curit\u00e9 leur aurait permis de s\u00e9curiser une emprise durable sur le pouvoir ; en pratique, le chaos provoqu\u00e9 par cette approche pr\u00e9cipit\u00e9e<\/a> affaiblit l\u2019appareil d\u2019\u00c9tat au point de le rendre inop\u00e9rant.<\/p>\n\n\n\n L\u00e0 o\u00f9 la Russie de Poutine, la Turquie d\u2019Erdogan ou la Hongrie d\u2019Orban ont consolid\u00e9 leur autoritarisme en capturant les institutions progressivement, l\u2019administration Trump s\u2019acharne dans une strat\u00e9gie de destruction massive et sans m\u00e9thode<\/a>. Le r\u00e9sultat est aujourd\u2019hui explicite : un gouvernement central d\u00e9bord\u00e9, divis\u00e9, en sous-effectif et, surtout, incapable d\u2019imposer son autorit\u00e9.<\/p>\n\n\n\n [Le paradoxe de l\u2019autorit\u00e9 au c\u0153ur du trumpisme : lire notre entretien avec Curtis Yarvin<\/a>]<\/strong><\/em><\/p>\n\n\n\n Si la r\u00e9pression visible \u2014 notamment contre les migrants \u2014 attire l\u2019attention du monde, elle masque un fait plus grave : les infrastructures fiscales sont d\u00e9grad\u00e9es et les march\u00e9s financiers deviennent m\u00e9fiants. Or aucun projet autoritaire ne peut tenir sans un minimum de stabilit\u00e9 budg\u00e9taire.<\/p>\n\n\n\n Si cette tendance se poursuit, des \u00c9tats puissants comme la Californie, l\u2019Illinois ou l\u2019\u00c9tat de New York \u2014 tous dirig\u00e9s par des d\u00e9mocrates \u2014 pourraient \u00eatre tent\u00e9s de renforcer leur contr\u00f4le sur des leviers essentiels de gouvernance : la police, la fiscalit\u00e9, les circuits logistiques. Face \u00e0 eux, un pouvoir f\u00e9d\u00e9ral affaibli continuerait \u00e0 courir apr\u00e8s des objectifs autoritaires sans avoir les moyens des ambitions imp\u00e9rialistes de Washington.<\/p>\n\n\n\n Dans le pire des sc\u00e9narios, ce bras de fer entre centre f\u00e9d\u00e9ral et \u00c9tats f\u00e9d\u00e9r\u00e9s pourrait d\u00e9passer le simple blocage institutionnel. Il pourrait d\u00e9g\u00e9n\u00e9rer et glisser vers une fragmentation r\u00e9elle de l\u2019autorit\u00e9 \u2014 voire une guerre civile.<\/p>\n\n\n\n L\u2019acc\u00e9l\u00e9ration du processus de destruction de l\u2019\u00c9tat am\u00e9ricain depuis la r\u00e9\u00e9lection de Trump a d\u00e9j\u00e0 des cons\u00e9quences profondes sur la place des \u00c9tats-Unis dans le monde.<\/p>\n\n\n\n Comme toutes les grandes puissances confront\u00e9es \u00e0 l\u2019\u00e9rosion de leur h\u00e9g\u00e9monie, la survie de la domination \u00e9conomique et militaire des \u00c9tats-Unis d\u00e9pend d\u2019abord de leur stabilit\u00e9 politique interne. Or pour leurs alli\u00e9s europ\u00e9ens au premier chef, les implications d\u2019un effondrement potentiel de l\u2019Union am\u00e9ricaine sont immenses.<\/p>\n\n\n\n Depuis 1945, la capacit\u00e9 de l\u2019OTAN \u00e0 dissuader la Russie et d\u2019autres acteurs mena\u00e7ants pour l\u2019Alliance repose sur un postulat de base : les \u00c9tats-Unis sont un acteur stable, organis\u00e9, nucl\u00e9aire dot\u00e9 d\u2019un commandement militaire disciplin\u00e9, et pr\u00eat \u00e0 s\u2019engager durablement.<\/p>\n\n\n\n Mais apr\u00e8s trente ann\u00e9es d\u2019une polarisation n\u00e9faste pour Washington, et trois mois de casse m\u00e9thodique de l\u2019appareil d\u2019\u00c9tat par l\u2019administration Trump, ce pr\u00e9suppos\u00e9 vacille. Les \u00c9tats-Unis sont d\u00e9sormais l\u2019organe malade de l\u2019Alliance atlantique. Et m\u00eame si un futur gouvernement am\u00e9ricain d\u00e9cidait de reb\u00e2tir son r\u00e9seau de partenariats historiques, ses alli\u00e9s d\u2019hier seraient en droit de douter : peut-on signer \u00e0 long terme avec un pays donc le syst\u00e8me politique est aussi instable et polaris\u00e9.<\/p>\n\n\n\n La coh\u00e9sion interne des \u00c9tats-Unis est \u00e9galement ce qui garantit leur poids dans le commerce et les march\u00e9s financiers mondiaux.<\/p>\n\n\n\n Depuis la Seconde Guerre mondiale, le dollar et les bons du Tr\u00e9sor am\u00e9ricain sont devenus les piliers du syst\u00e8me financier international \u2014 des refuges stables pour les investisseurs. Or leur solidit\u00e9 repose non seulement sur les fondamentaux \u00e9conomiques, mais aussi sur la stabilit\u00e9 politique et institutionnelle du pays. Si la crise de la capacit\u00e9 \u00e9tatique, acc\u00e9l\u00e9r\u00e9e par l\u2019impatience autoritaire de Trump, \u00e9rode cette confiance, les cons\u00e9quences pourraient \u00eatre brutales.<\/p>\n\n\n\n Un effondrement de la confiance en la capacit\u00e9 du gouvernement am\u00e9ricain \u00e0 g\u00e9rer son \u00e9conomie aurait des r\u00e9percussions consid\u00e9rables au plan mondial \u2014 que l\u2019Union aurait du mal \u00e0 contenir.<\/p>Alexander Clarkson<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Selon l\u2019analyste George Saravelos de la Deutsche Bank, cela pourrait d\u00e9clencher une dynamique de \u00ab d\u00e9dollarisation \u00bb rapide : une fuite massive hors du dollar, provoquant un choc global avant m\u00eame qu\u2019une alternative cr\u00e9dible ne soit trouv\u00e9e \u2014 et tout en sachant qu\u2019aucune autre devise, \u00e0 court terme, ne pourrait jouer le r\u00f4le de monnaie de r\u00e9serve mondiale<\/a>.<\/p>\n\n\n\n L\u2019Union, dont les \u00e9changes commerciaux et les services financiers sont profond\u00e9ment li\u00e9s aux \u00c9tats-Unis, sera directement touch\u00e9e par toute d\u00e9cision perturbatrice. Les tentatives actuelles de Trump d\u2019imposer des tarifs punitifs \u00e0 toutes les nations exportatrices \u2014 si elles sont confirm\u00e9es apr\u00e8s la \u00ab pause \u00bb de 90 jours \u2014 affecteront in\u00e9vitablement la prosp\u00e9rit\u00e9 europ\u00e9enne.<\/p>\n\n\n\n \u00c0 long terme, l\u2019Union pourrait b\u00e9n\u00e9ficier d’un d\u00e9placement des investissements mondiaux vers des actifs s\u00fbrs comme l\u2019euro ou les obligations d\u2019\u00c9tat allemandes. Mais tant que le dollar joue un r\u00f4le aussi dominant dans le commerce international et les r\u00e9serves souveraines, les banques europ\u00e9ennes, expos\u00e9es aux actifs libell\u00e9s en dollars, risquent de sombrer dans une crise financi\u00e8re mondiale. L\u2019interaction entre ce dysfonctionnement de la politique am\u00e9ricaine et les turbulences financi\u00e8res empire la situation. La politique tarifaire de Trump nuit \u00e0 la coop\u00e9ration r\u00e9glementaire avec les partenaires europ\u00e9ens et les \u00e9conomies de pays comme l\u2019Allemagne et l\u2019Irlande ont d\u00e9j\u00e0 commenc\u00e9 \u00e0 en faire les frais. <\/p>\n\n\n\n C\u2019est pourquoi, au-del\u00e0 de la perte d\u2019un alli\u00e9 strat\u00e9gique sur le plan militaire, le risque financier et \u00e9conomique pour l\u2019Union est sans doute le plus important tant l\u2019interd\u00e9pendance des syst\u00e8mes est grande : les investissements directs des entreprises am\u00e9ricaines g\u00e9n\u00e8rent des millions d’emplois en Europe et les entreprises europ\u00e9ennes d\u00e9pendent des march\u00e9s financiers am\u00e9ricains \u2014 laissant certains secteurs vuln\u00e9rables aux cons\u00e9quences du chaos am\u00e9ricain.<\/p>\n\n\n\n De plus, les entreprises europ\u00e9ennes de technologie et d\u2019industrie s\u2019en remettent presque enti\u00e8rement aux plateformes am\u00e9ricaines sans lesquelles la plupart des acteurs continentaux ne pourraient pas tenir. \u00c0 mesure que les \u00c9tats-Unis deviennent de plus en plus hostiles et s\u2019enfoncent dans une crise interne majeure, ces d\u00e9pendances cr\u00e9ent des faiblesses strat\u00e9giques dangereuses.<\/p>\n\n\n\n Un effondrement de la confiance en la capacit\u00e9 du gouvernement am\u00e9ricain \u00e0 g\u00e9rer son \u00e9conomie aurait des r\u00e9percussions consid\u00e9rables au plan mondial \u2014 que l\u2019Union aurait du mal \u00e0 contenir. Si la liquidation des positions en dollars par les investisseurs devait d\u00e9clencher une fuite de capitaux avant que la Banque centrale europ\u00e9enne (BCE) n\u2019ait d\u00e9velopp\u00e9 des actifs s\u00fbrs, cela cr\u00e9erait une situation de p\u00e9nurie de liquidit\u00e9s financi\u00e8res, ouvrant un cas de figure comparable \u00e0 celui de la crise de 2008.<\/p>\n\n\n\n Dans un tel sc\u00e9nario et avec une R\u00e9serve f\u00e9d\u00e9rale am\u00e9ricaine ayant perdu toute fiabilit\u00e9, m\u00eame la BCE \u2014 malgr\u00e9 ses vastes ressources \u2014 aurait du mal \u00e0 contenir un tsunami de panique sur les march\u00e9s. <\/p>\n\n\n\n\nUn \u00c9tat failli dans la plus vieille d\u00e9mocratie du monde<\/h2>\n\n\n\n
\n <\/picture>\n
\n <\/picture>\n
La m\u00e9tamorphose : le chaos civil am\u00e9ricain et le risque de contamination mondiale<\/strong><\/h2>\n\n\n\n
\n <\/picture>\n