{"id":260398,"date":"2025-01-28T17:00:00","date_gmt":"2025-01-28T16:00:00","guid":{"rendered":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/?p=260398"},"modified":"2025-01-28T19:01:45","modified_gmt":"2025-01-28T18:01:45","slug":"freres-deternite-en-eternite-8-points-sur-la-rhetorique-derdogan-en-syrie-entre-unite-musulmane-et-discours-neo-ottoman","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/2025\/01\/28\/freres-deternite-en-eternite-8-points-sur-la-rhetorique-derdogan-en-syrie-entre-unite-musulmane-et-discours-neo-ottoman\/","title":{"rendered":"\u00ab Fr\u00e8res d\u2019\u00e9ternit\u00e9 en \u00e9ternit\u00e9 \u00bb, 8 points sur la rh\u00e9torique d\u2019Erdogan en Syrie"},"content":{"rendered":"\n
Dans ses discours, R. T. Erdogan \u00e9voque souvent la question de l’unit\u00e9 de la r\u00e9gion syrienne, et au-del\u00e0, du Moyen-Orient. En quoi fait-il \u00e9cho \u00e0 l’histoire ottomane ? Pr\u00e9cisons d’abord que les Ottomans \u2014 les hommes du sultan et les lettr\u00e9s qui employaient le turc \u2014 ne parlent pas de Syrie avant le milieu du XIXe<\/sup> si\u00e8cle. \u00c0 l’image des Occidentaux qui, depuis le temps des Croisades, font usage du terme \u00ab Syrie \u00bb, d’origine grecque, des Arabes grecs-orthodoxes rattach\u00e9s au patriarcat d\u2019Antioche utilisent le vocable \u00ab Suriyya<\/em> \u00bb au XVIIIe<\/sup> si\u00e8cle, pour se r\u00e9f\u00e9rer \u00e0 l’espace dans lequel ils habitent. Pour leur part, les Ottomans d\u00e9signent la r\u00e9gion sous l’expression \u00ab bilad al-Cham<\/em> \u00bb (\u00ab pays de Damas \u00bb) \u2014 des d\u00e9bats opposent les sp\u00e9cialistes sur l\u2019importance ou non d’un tel usage dans les sources arabes et ottomanes. En tout cas, ce pays couvre un territoire plus vaste que la Syrie actuelle. Non seulement il inclut d’autres provinces que la r\u00e9gion de Damas (notamment le mont Liban, la r\u00e9gion d’Alep et le d\u00e9sert de Syrie), mais il s’\u00e9tend sur des territoires aujourd’hui ext\u00e9rieurs \u00e0 la Syrie (Turquie, Liban, Jordanie, Isra\u00ebl et Palestine). <\/p>\n\n\n\n Les Ottomans ne parlent pas de Syrie avant le milieu du XIXe si\u00e8cle<\/p>Olivier Bouquet<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Jusqu’\u00e0 la fin de l’administration ottomane en 1918, les limites des provinces (eyalet <\/em>ou vilayet<\/em>) et gouvernorats (liva <\/em>ou sancak<\/em>) sont r\u00e9guli\u00e8rement modifi\u00e9es. En 1660 par exemple, Sa\u00efda devient le chef-lieu d’une province autonome. En v\u00e9rit\u00e9, la d\u00e9signation S\u00fcriye<\/em> est surtout employ\u00e9e par les militaires et administrateurs civils turcophones, dont Muhammad Ali, tr\u00e8s au fait des travaux d\u2019antiquisants europ\u00e9ens. Son usage se g\u00e9n\u00e9ralise \u00e0 partir de la cr\u00e9ation du vilayet<\/em> de Syrie en 1865. S’\u00e9tendant d’Alep \u00e0 Aqaba, c’est l’une des plus vastes provinces de l’Empire \u2014 m\u00eame apr\u00e8s la cr\u00e9ation du vilayet <\/em>de Beyrouth en 1888. Par ailleurs, en 1861\/1864 et 1872 respectivement, la mutasarrrifiya<\/em> du Liban et le sancak <\/em>de J\u00e9rusalem sont d\u00e9tach\u00e9s de la Syrie pour suivre un double processus d’autonomie r\u00e9gionale et de d\u00e9pendance internationale. <\/p>\n\n\n\n La conqu\u00eate ottomane de la Syrie, Palestine et \u00c9gypte en 1516 aboutit \u00e0 la destruction de l’Empire mamelouk et ouvre le contr\u00f4le de La Mecque et de M\u00e9dine, \u00ab les deux saints sanctuaires \u00bb, dont le sultan devient l’insigne protecteur. Elle est suivie par la tenue de recensements, conform\u00e9ment aux usages : une fois le contr\u00f4le militaire \u00e9tabli sur une r\u00e9gion conquise, l’objectif du sultan est d’\u00e9valuer les ressources du pays, d’y implanter l’administration en fonction d’un r\u00e8glement provincial appel\u00e9 kanunname<\/em>, et de trouver le meilleur moyen d’y pr\u00e9lever l’imp\u00f4t. En \u00c9gypte, un kanunname <\/em>est dress\u00e9 en 1525, mais il ne conduit pas \u00e0 la mise en place d’une administration fiscale centralis\u00e9e. Clef de la mer Rouge et des lieux saints, province r\u00e9put\u00e9e riche, l’\u00c9gypte contribue au Tr\u00e9sor imp\u00e9rial par l’envoi d’un tribut annuel forfaitaire. Aux XVIIe<\/sup>-XVIIIe<\/sup> si\u00e8cles, le pouvoir du Caire est structur\u00e9 par la rivalit\u00e9 de grandes Maisons. Pour faire respecter ses exigences, la Porte est contrainte d’envoyer de temps \u00e0 autre un pacha \u00e0 poigne accompagn\u00e9 d’une forte troupe. Au XIXe<\/sup> si\u00e8cle, le Caire s’\u00e9mancipe pour de bon de la Porte jusqu’\u00e0 lui faire la guerre en 1831. <\/p>\n\n\n\n \u00c0 Damas, une grande famille, les \u02bfAzm, sans doute d\u2019origine turque sinon kurde, impose certes plusieurs de ses membres au poste de gouverneur g\u00e9n\u00e9ral au XVIIIe<\/sup> si\u00e8cle, mais l’administration financi\u00e8re et les grands juges han\u00e9fites demeurent sous le contr\u00f4le d’Istanbul. Pendant quatre si\u00e8cles, les provinces syriennes restent une pi\u00e8ce majeure du dispositif territorial ottoman. Comme en Anatolie ou dans les Balkans, les conqu\u00e9rants turcs implantent dans plusieurs r\u00e9gions de Syrie un outil peu employ\u00e9 au Proche-Orient : le timar<\/em>, concession fiscale en \u00e9change de services, g\u00e9n\u00e9ralement militaires, rendus au sultan. Au XVIIe<\/sup> si\u00e8cle, des taxes dites extraordinaires (n\u00fcz\u00fcl<\/em> et avar\u0131z<\/em>) sont lev\u00e9es avec efficacit\u00e9 dans l‘eyalet <\/em>d’Alep. Les corps d’\u00e9lite s’\u00e9toffent de milliers de soldats qui s’implantent profond\u00e9ment dans l’\u00e9conomie urbaine. <\/p>\n\n\n\n La conqu\u00eate ottomane de la Syrie, Palestine et \u00c9gypte en 1516 aboutit \u00e0 la destruction de l’Empire mamelouk et ouvre le contr\u00f4le de La Mecque et de M\u00e9dine, \u00ab les deux saints sanctuaires \u00bb, dont le sultan devient l’insigne protecteur.<\/p>Olivier Bouquet<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Alors que des forces locales imposent de nouvelles dynasties \u00e0 Bagdad ou Tunis, les vali<\/em>-s directement rattach\u00e9 \u00e0 Istanbul font d’Alep \u00ab la plus ottomane des principales villes arabes de l’Empire \u00bb <\/span>1<\/sup><\/a><\/span><\/span>. La r\u00e9gion commande l\u2019acc\u00e8s terrestre aux provinces asiatiques. Elle est une base arri\u00e8re essentielle des exp\u00e9ditions men\u00e9es contre les Safavides. Damas se situe davantage sur une route nord-sud : \u00e0 partir de 1708, le vali<\/em> de Damas contr\u00f4le directement la caravane vers les lieux saints. Celle-ci est compos\u00e9e de milliers de p\u00e8lerins venus d’Anatolie, d’Alep et d’Iran. \u00c0 Alep, dans la continuit\u00e9 de leurs pr\u00e9d\u00e9cesseurs mamelouks, les pachas d\u00e9veloppent de grands vakf<\/em>-s au moyen desquels ils d\u00e9ploient une activit\u00e9 architecturale remarquable, \u00e0 l\u2019instar des splendides khans largement d\u00e9truits par les bombardements ; des oul\u00e9mas syriens partent se former \u00e0 Istanbul ; le grand commerce b\u00e9n\u00e9ficie du dynamisme des Arabes chr\u00e9tiens, des Levantins et de la protection accrue des consuls europ\u00e9ens.\u00a0<\/p>\n\n\n\n Au XIXe<\/sup> si\u00e8cle, la Syrie continue d’\u00eatre int\u00e9gr\u00e9e \u00e0 l’Empire, malgr\u00e9 la multitude des r\u00e9voltes qui y surviennent et l’\u00e9mergence d’un nationalisme arabe actif en fin de p\u00e9riode. Les gouverneurs (mutasarr\u0131f<\/em>) des sancak<\/em>-s de Syrie sont souvent recrut\u00e9s dans les provinces d\u2019Anatolie orientale et centrale. Ils y appliquent des mesures des r\u00e9formes dites des Tanzimat<\/em> (\u00ab r\u00e9organisations \u00bb, 1839-1876) ; les nouvelles \u00e9coles secondaire (r\u00fc\u015fdiye<\/em>) et les tribunaux civils (nizami<\/em>) s’y d\u00e9veloppent autant voire davantage que dans certaines parties de l’est anatolien <\/span>2<\/sup><\/a><\/span><\/span>.<\/p>\n\n\n\n Au XIXe<\/sup> si\u00e8cle, la Syrie continue d’\u00eatre int\u00e9gr\u00e9e \u00e0 l’Empire, malgr\u00e9 la multitude des r\u00e9voltes qui y surviennent et l’\u00e9mergence d’un nationalisme arabe actif en fin de p\u00e9riode.<\/p>Olivier Bouquet<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Ces rappels historiques invitent \u00e0 d\u00e9placer la r\u00e9flexion du terrain de la g\u00e9opolitique, qui concentre la plupart des analyses, \u00e0 l’histoire des populations de la r\u00e9gion \u00e0 l’\u00e9poque ottomane, qui en suscite tr\u00e8s peu. Cette histoire est g\u00e9ographique et ne peut faire l’\u00e9conomie d’un sujet essentiel : la s\u00e9dentarisation des nomades et ses incidences \u00e0 long terme sur la d\u00e9mographie locale. <\/p>\n\n\n\n Dans la foul\u00e9e des conqu\u00eates de Selim Ier<\/sup>, les nomades turkm\u00e8nes renouent avec un grand nomadisme montagnard d\u00e9j\u00e0 en cours \u00e0 l\u2019\u00e9poque mamelouke \u2014 plusieurs grandes familles des montagnes syriennes install\u00e9es au Liban en sont issues. Ils quittent les s\u00e9jours d\u2019\u00e9t\u00e9 des hauts plateaux anatoliens pour gagner la steppe nord-syrienne ou chercher plus au sud des p\u00e2turages d\u2019hiver. Des groupes qui hivernent dans la plaine cilicienne et estivent dans la steppe centre-anatolienne jusque dans la r\u00e9gion de Konya font l\u2019objet d\u2019un contr\u00f4le ottoman plus \u00e9troit. Avec l\u2019arr\u00eat des conqu\u00eates dans la seconde moiti\u00e9 du XVIe<\/sup> si\u00e8cle, Istanbul estime indispensable de mettre ces groupes nomades \u00e0 contribution fiscale et militaire. Une chasse aux nomades est organis\u00e9e qui oblige les r\u00e9calcitrants \u00e0 travailler aux ouvrages de fortification ou dans les mines. Ils servent \u00e9galement \u00e0 la turquification de Chypre conquise en 1571. <\/p>\n\n\n\n La politique ottomane de s\u00e9dentarisation eut des incidences durables dans la r\u00e9gion : la r\u00e9duction de la pr\u00e9sence turkm\u00e8ne sur le temps long a laiss\u00e9 place \u00e0 un renforcement des groupes arabes et des tribus kurdes.\u00a0<\/p>Olivier Bouquet<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Les gouverneurs voient dans les nomades de mauvais payeurs, favorisent les s\u00e9dentaires qui fournissent des ressources plus stables et restreignent les parcours des troupeaux. Face aux pressions autoritaires accrues de s\u00e9dentarisation, plusieurs conf\u00e9d\u00e9rations turkm\u00e8nes se disloquent, tandis que des nomades d\u2019affiliation chiite trouvent refuge aupr\u00e8s du nouvel \u00c9tat safavide, et que des groupes sunnites de plus faible envergure s\u2019infiltrent en Anatolie occidentale. \u00c0 la fin du XVIIe<\/sup> si\u00e8cle, la Porte cherche \u00e0 tout prix \u00e0 fixer des nomades dans les quartiers d\u2019hiver occup\u00e9s jadis par des groupes turkm\u00e8nes dans la plaine cilicienne mais aussi, plus au sud, dans les bassins de l\u2019Oronte (r\u00e9gions de Hama et de Homs) et de l\u2019Euphrate (autour de Raqqa). <\/p>\n\n\n\n C\u2019est un \u00e9chec : r\u00e9tifs \u00e0 l\u2019id\u00e9e d\u2019affronter chaque ann\u00e9e les chaleurs estivales, les nomades install\u00e9s de force s\u2019enfuient vers le plateau anatolien. Pour assurer la d\u00e9fense de la fronti\u00e8re orientale et faire face au vide strat\u00e9gique laiss\u00e9 par le d\u00e9part d\u2019\u00e9l\u00e9ments chiites vers la Perse et la dislocation de grandes conf\u00e9d\u00e9rations, la Porte engage une politique accentu\u00e9e de renomadisation : exempt\u00e9es d\u2019imp\u00f4ts, sous r\u00e9serve de fournir une milice permanente, des tribus kurdes sunnites prolongent les grandes migrations nord-sud des conf\u00e9d\u00e9rations turkm\u00e8nes disparues.<\/p>\n\n\n\n Ainsi la politique ottomane de s\u00e9dentarisation eut des incidences durables dans la r\u00e9gion : la r\u00e9duction de la pr\u00e9sence turkm\u00e8ne sur le temps long a laiss\u00e9 place \u00e0 un renforcement des groupes arabes et des tribus kurdes. <\/p>\n\n\n\n Il est n\u00e9cessaire de garder ceci \u00e0 l’esprit pour comprendre la vision qu\u2019ont les diplomates turcs de la r\u00e9gion. R. T. Erdo\u011fan d\u00e9crit certes le nord du Croissant fertile comme l’espace commun de quatre peuples. Ainsi dans son discours du 5 janvier dernier, il d\u00e9clame : \u00ab Turcs, Kurdes, Arabes, Perses, nous sommes les anciens propri\u00e9taires de cette g\u00e9ographie. Nous sommes ensemble depuis des si\u00e8cles, nous sommes ensemble, nous partageons un pass\u00e9 commun \u00bb <\/span>3<\/sup><\/a><\/span><\/span>. Cependant, dans l’esprit de celui qui est avant tout un pr\u00e9sident turc, la fronti\u00e8re turco-syrienne est la mat\u00e9rialisation intangible et d\u00e9finitive d’un espace de souverainet\u00e9 au profit des seuls Turcs, dont font partie les Kurdes. Preuve en est que les autorit\u00e9s turques arr\u00eatent r\u00e9guli\u00e8rement des citoyens syriens kurdes, y compris du c\u00f4t\u00e9 syrien de la fronti\u00e8re au motif qu’ils seraient des tra\u00eetres (hain<\/em>-s).<\/p>\n\n\n\n Dans l’esprit de celui qui est avant tout un pr\u00e9sident turc, la fronti\u00e8re turco-syrienne est la mat\u00e9rialisation intangible et d\u00e9finitive d’un espace de souverainet\u00e9 au profit des seuls Turcs, dont font partie les Kurdes.<\/p>Olivier Bouquet<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n R. T. Erdogan envisage les questions internationales \u00e0 l’aune de la situation int\u00e9rieure, son domaine prioritaire et son souci principal. Il ne faut pas accorder une importance d\u00e9mesur\u00e9e aux ambitions et aux amplitudes du n\u00e9o-ottomanisme, comme le font un grand nombre d’analystes. <\/p>\n\n\n\n En revanche, il faut comprendre sur quoi repose l’ancrage historique de la \u00ab nouvelle Turquie<\/a> \u00bb. Cette expression a \u00e9t\u00e9 le cadre d’une rh\u00e9torique active de l’AKP \u00e0 l’approche des \u00e9ch\u00e9ances \u00e9lectorales de 2023, conclues par une victoire sans appel aux pr\u00e9sidentielles comme aux l\u00e9gislatives. Sur un temps plus long, elle oriente officiellement la trajectoire de l’AKP vers deux \u00e9v\u00e9nements comm\u00e9moratifs : les 600 ans de la conqu\u00eate de Constantinople en 2053 ; le mill\u00e9naire de la bataille Manzikert en 2071, premi\u00e8re victoire de troupes turques contre les arm\u00e9es byzantines, et donc chr\u00e9tiennes. Elle dispose d’un espace r\u00e9f\u00e9rentiel que R. T. Erdo\u011fan aime, qui consiste \u00e0 parcourir la galerie des trente six souverains ottomans. <\/p>\n\n\n\n Les conqu\u00eates ottomanes mobilis\u00e8rent la moiti\u00e9 d’entre eux, dans un espace occup\u00e9 aujourd’hui par une trentaine d’\u00c9tats. Pour la Syrie, le pr\u00e9sident turc privil\u00e9gie bien s\u00fbr la figure de Selim Ier<\/sup>. Il a aussi choisi ce sultan pour nommer le troisi\u00e8me pont du Bosphore inaugur\u00e9 en 2016. Ce pont marque la jonction de la Thrace avec l’Anatolie et, au-del\u00e0, avec l’Asie. Selim Ier<\/sup> a d\u00e9fait les Safavides d’Iran \u00e0 \u00c7ald\u0131ran en 1514, avant de prendre la Syrie en 1516. Or, aujourd’hui, R. T. Erdo\u011fan entend s’impliquer pleinement dans la reconstruction syrienne, en profitant de l’affaiblissement de T\u00e9h\u00e9ran. <\/p>\n\n\n\n La rh\u00e9torique de la nouvelle Turquie oriente officiellement la trajectoire de l’AKP vers deux \u00e9v\u00e9nements comm\u00e9moratifs : les 600 ans de la conqu\u00eate de Constantinople en 2053 ; le mill\u00e9naire de la bataille Manzikert en 2071, premi\u00e8re victoire de troupes turques contre les arm\u00e9es byzantines, et donc chr\u00e9tiennes.\u00a0<\/p>Olivier Bouquet<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Enfin, avant de devenir sultan en 1512, Selim Ier<\/sup> gouvernait la province de Trabzon, sur la mer Noire. Le 5 <\/sup>janvier dernier, c\u2019est justement \u00e0 Trabzon que R. T. Erdo\u011fan, a rendu un hommage appuy\u00e9 \u00e0 Selim Ier<\/sup> avant d’en venir \u00e0 la question syrienne. <\/p>\n\n\n\n Faisant r\u00e9guli\u00e8rement la critique de l’imp\u00e9rialisme des Am\u00e9ricains et du colonialisme des Fran\u00e7ais et des Anglais, le pr\u00e9sident turc se garde bien d’\u00e9voquer directement les grandes dates de la pr\u00e9sence ottomane en Syrie. Il sait bien que le HTC ne doit sa victoire qu’\u00e0 lui-m\u00eame et il est peu probable que les services turcs aient anticip\u00e9 la rapidit\u00e9 et le succ\u00e8s du blitzgrieg<\/em> du d\u00e9but d\u00e9cembre 2024. \u00c0 la recherche d’une normalisation r\u00e9gionale, il pr\u00e9f\u00e8re ancrer son propos dans une g\u00e9ographie moyen-orientale \u00e0 grande \u00e9chelle, l’\u00e9loge d’une civilisation musulmane sur le temps long et la mise en avant d’un patrimoine commun, comme le montre son discours tenu au lendemain de la prise de Damas : \u00ab Les mausol\u00e9es, les ponts, les fontaines, les khans et les mosqu\u00e9es qui ornent la Syrie d’un bout \u00e0 l’autre sont les signes de notre fraternit\u00e9 qui s’\u00e9tend d’\u00e9ternit\u00e9 en \u00e9ternit\u00e9 \u00bb <\/span>4<\/sup><\/a><\/span><\/span>.<\/p>\n\n\n\n R. T. <\/strong>Erdo\u011fan situe constamment la Syrie dans un nouveau grand Moyen-Orient \u2014 aucun de ses discours n’omet de lier les menaces qui p\u00e8sent sur Damas \u00e0 la situation de l’Irak, comme l\u2019a montr\u00e9 la r\u00e9ception r\u00e9cente de Masrour Barzani\u00a0\u00e0 Ankara, ou aux drames de Gaza. Il pense et d\u00e9fend l’action de son pays dans un espace musulman, \u00e0 construire pour les musulmans. : \u00ab Nous ne permettrons pas que de nouveaux murs soient \u00e9rig\u00e9s entre nous et nos fr\u00e8res et s\u0153urs avec lesquels nous partageons la m\u00eame g\u00e9ographie et vivons c\u00f4te \u00e0 c\u00f4te depuis des milliers d’ann\u00e9es \u00bb <\/span>5<\/sup><\/a><\/span><\/span>. Ankara entend lib\u00e9rer les Palestiniens de J\u00e9rusalem, ville sainte de l’islam sunnite, et des territoires occup\u00e9s du joug isra\u00e9lien, non pas en tant qu’ils sont Arabes, mais en tant qu’ils sont musulmans opprim\u00e9s et lamin\u00e9s par plus d’un si\u00e8cle de manipulations \u00ab occidentales \u00bb et \u00ab sionnistes \u00bb \u2014 c\u00f4t\u00e9 palestinien, on note des proximit\u00e9s troublantes entre plusieurs ordres religieux et les confr\u00e9ries derviches anatoliennes. En plus d’\u00eatre nationaliste, c\u2019est-\u00e0-dire ax\u00e9e sur le traitement de la question kurde, la politique syrienne de la Turquie d\u00e9fend l’islam politique comme outil de contestation radicale du \u00ab Grand jeu \u00bb des XIXe <\/sup>et XXIe<\/sup> si\u00e8cles. Elle se veut comptable de l’action des Occidentaux, \u00e0 la fois sur le temps long et le temps court.\u00a0<\/p>\n\n\n\n Les accords Sykes-Picot de 1916 sont pour l’AKP un \u00e9v\u00e9nement d\u00e9cisif dans le d\u00e9p\u00e8cement de l’Empire ottoman. Ils sont consid\u00e9r\u00e9s comme la matrice honnie du soutien des occidentaux apport\u00e9 aux Kurdes contre la Turquie, aujourd’hui comme hier.<\/p>Olivier Bouquet<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n On en revient toujours \u00e0 ceci : les accords Sykes-Picot de 1916 sont pour l’AKP un \u00e9v\u00e9nement d\u00e9cisif dans le d\u00e9p\u00e8cement de l’Empire ottoman. Ils sont consid\u00e9r\u00e9s comme la matrice honnie du soutien des occidentaux apport\u00e9 aux Kurdes contre la Turquie, aujourd’hui comme hier. Le pr\u00e9sident turc fait le lien entre deux instrumentalisations : celle des minorit\u00e9s (les millets) \u00e0 la fin de l’Empire ; celle des forces kurdes depuis la cr\u00e9ation du PKK. En outre, il ne cesse de rappeler que la Turquie s’est retrouv\u00e9e en premi\u00e8re ligne en Syrie, apr\u00e8s que les occidentaux ont d\u00e9cid\u00e9 en 2013 de ne pas intervenir militairement contre Bachar el-Assad, ce qu’il a v\u00e9cu comme une trahison et qui reste pour lui l’une des causes principales de l’activisme kurde des deux c\u00f4t\u00e9s de la fronti\u00e8re. <\/p>\n\n\n\n La comparaison avec le cas libyien permet de mieux saisir les diff\u00e9rentes rh\u00e9toriques mobilis\u00e9es par le pouvoir turc dans son environnement r\u00e9gional. Depuis le soutien apport\u00e9 par Ankara au gouvernement d’entente nationale dirig\u00e9 par Fayez el-Sarraj (2016-2021), la politique de la Turquie en Libye a mobilis\u00e9 plusieurs r\u00e9f\u00e9rences \u00e0 l’histoire ottomane en M\u00e9diterran\u00e9e orientale et \u00e0 l’administration du sultan en Tripolitaine et en Cyr\u00e9na\u00efque (1551-1911). Rattach\u00e9 aux objectifs \u00e9nerg\u00e9tiques et territoriaux poursuivis en mer Eg\u00e9e et aux ambitions d’une politique africaine conduite \u00e0 grande \u00e9chelle, cet argumentaire a eu un succ\u00e8s mitig\u00e9. On le comprend pour des raisons historiques : la Sublime Porte ne s’est jamais implant\u00e9e durablement en Libye au-del\u00e0 des c\u00f4tes ; elle a surtout cherch\u00e9 \u00e0 s\u00e9curiser son approvisionnement en esclaves via Tripoli ; les dignitaires ottomans ont laiss\u00e9 peu de traces architecturales de leur passage ; entre 1711 et 1835, Istanbul a perdu le contr\u00f4le de cet espace domin\u00e9 par la dynastie des Qaramanli. La g\u00e9ographie n’a pas non plus favoris\u00e9 la politique de l’AKP : s\u00e9par\u00e9e de la Turquie par les \u00e9tendues de la M\u00e9diterran\u00e9e, la Libye est rest\u00e9e \u00e9loign\u00e9e des centres d’int\u00e9r\u00eat de l’opinion publique turque.<\/p>\n\n\n\n Le 5 janvier dernier, R. T. Erdo\u011fan s’adresse aux Syriens : \u00ab Nous sommes tous fr\u00e8res d’\u00e9ternit\u00e9 en \u00e9ternit\u00e9. Personne ne se mettra entre nous. Personne ne pourra briser cette ancienne unit\u00e9 qui est la n\u00f4tre \u00bb.<\/p>Olivier Bouquet<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Le cas de la Syrie est\u00a0 tr\u00e8s diff\u00e9rent. Les m\u00e9dias turcs \u00e9voquent souvent le pass\u00e9 ottoman, voire pr\u00e9-ottoman, de ce pays. En outre, une partie de l’opinion publique voit Alep comme une ville historiquement turque et consid\u00e8re que des centaines de milliers de Turkm\u00e8nes vivent encore en Syrie, oubliant qu’ils ont \u00e9t\u00e9 largement arabis\u00e9s depuis le XVIe<\/sup> si\u00e8cle. Sur les cha\u00eenes d’information continue, des experts de questions militaires commentent \u00e0 longueur de soir\u00e9e des cartes en gros plan du nord syrien. Tel fut le cas lors de l’affaire du mausol\u00e9e de Suleyman Chah. Situ\u00e9 \u00e0 35 km au sud de la fronti\u00e8re turco-syrienne et plac\u00e9 sous la garde permanente d’un petit contingent turc, il abritait les cendres du mythique grand-p\u00e8re d’Osman, fondateur de la dynastie ottomane. En 2014, il fut menac\u00e9 par la progression des troupes de l’\u00c9tat islamique. En f\u00e9vrier 2015, Ankara a men\u00e9 une op\u00e9ration militaire pour \u00e9vacuer toute pr\u00e9sence turque et relocaliser le mausol\u00e9e de l’autre c\u00f4t\u00e9 de la fronti\u00e8re. Les m\u00e9dias turcs ont suivi de pr\u00e8s l’op\u00e9ration et, deux mois plus tard, un livre publi\u00e9 dans l’urgence par un universitaire important a document\u00e9 l’histoire de ce mausol\u00e9e <\/span>6<\/sup><\/a><\/span><\/span>.<\/p>\n\n\n\n Autre diff\u00e9rence avec la Libye, les argumentaires n\u00e9o-ottomans s’adossent ais\u00e9ment \u00e0 une rh\u00e9torique \u00e0 la fois s\u00e9curitaire \u2014 les \u00e9volutions de la question kurde comme \u00e9tant li\u00e9es \u00e0 toute forme de \u00ab terrorisme \u00bb \u2014 et islamique \u2014 les \u00e9migr\u00e9s syriens de Turquie sont pr\u00e9sent\u00e9s comme des \u00ab fr\u00e8res \u00bb (karde\u015f<\/em> <\/span>7<\/sup><\/a><\/span><\/span>) qui doivent \u00eatre, \u00e0 ce titre, accueillis comme le furent avant eux les muhacir<\/em>, musulmans chass\u00e9s des anciens territoires ottomans. Le 5 janvier dernier, R. T. Erdo\u011fan s’adresse aux Syriens : \u00ab Nous sommes tous fr\u00e8res d’\u00e9ternit\u00e9 en \u00e9ternit\u00e9. Personne ne se mettra entre nous. Personne ne pourra briser cette ancienne unit\u00e9 qui est la n\u00f4tre \u00bb <\/span>8<\/sup><\/a><\/span><\/span>. Toutefois, le pr\u00e9sident de l’AKP est convaincu que la d\u00e9faite de son parti aux \u00e9lections municipales de 2024 \u00e0 Istanbul et Ankara est due au rejet de la pr\u00e9sence des \u00e9migr\u00e9s syriens par une part croissante de ses concitoyens. Il voit d\u00e9sormais comme une victoire, contre l’opposition et aux yeux de l’Occident, la perspective d’un retour d’une majorit\u00e9 de Syriens dans leur pays. En outre, la gestion d’Idlib, territoire tenu par les rebelles, mena\u00e7ait d’avoir des incidences directes sur la d\u00e9fense de l’int\u00e9grit\u00e9 territoriale turque. Les probl\u00e8mes se situent d\u00e9sormais dans des parties plus orientales de la fronti\u00e8re turco-syrienne : c’est autant un soulagement pour R. T. Erdo\u011fan qu’une \u00e9pine en moins dans le contentieux avec la Russie qui, apr\u00e8s l’offensive d’octobre 2019, faisait g\u00e9ographiquement tampon entre les FDS et les positions turques.<\/p>\n\n\n\n En somme, la position officielle d’Ankara est claire : s’il s’agit de faire la guerre, c’est, encore et toujours, contre le \u00ab terrorisme \u00bb, c’est-\u00e0-dire dans le cas o\u00f9 la situation ne serait pas r\u00e9gl\u00e9e dans le nord de la Syrie. Car la Turquie a trois priorit\u00e9s dans le nord syrien et irakien : les Kurdes, les Kurdes et les Kurdes. Elle y d\u00e9tient aussi des int\u00e9r\u00eats estim\u00e9s essentiels \u00e0 l’\u00e9quilibre de son commerce ext\u00e9rieur \u2014 c’est un point commun avec la Libye dont la Turquie est l’un des premiers partenaires en mati\u00e8re d’\u00e9nergie, de d\u00e9fense, d\u2019alimentation et d’infrastructures. Cela explique les prises de positions d’Ankara souvent offensives. Le 8 janvier dernier, le ministre des Affaires \u00e9trang\u00e8res Hakan Fidan a d\u00e9clar\u00e9 qu’une op\u00e9ration militaire pourrait \u00eatre envisag\u00e9e contre le YPG si ses cadres ne d\u00e9sarmaient pas leurs milices. Toutefois, ce type d’action militaire est toujours d\u00e9licat pour Ankara. Depuis la fondation de la R\u00e9publique en 1923, la Turquie n’a jamais d\u00e9velopp\u00e9 une arm\u00e9e de projection, est rarement intervenue hors de ses fronti\u00e8res et s’est souvent appuy\u00e9e sur des suppl\u00e9tifs, en Libye comme en Syrie. <\/p>\n\n\n\n Depuis la fondation de la R\u00e9publique en 1923, la Turquie n’a jamais d\u00e9velopp\u00e9 une arm\u00e9e de projection, est rarement intervenue hors de ses fronti\u00e8res et s’est souvent appuy\u00e9e sur des suppl\u00e9tifs, en Libye comme en Syrie.\u00a0<\/p>Olivier Bouquet<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n D’o\u00f9 une activit\u00e9 diplomatique intense : la Turquie est le premier pays \u00e0 avoir envoy\u00e9 un repr\u00e9sentant officiel \u00e0 Damas. Le nouveau ministre des Affaires \u00e9trang\u00e8res syrien, Asaad el-Chibani, est dipl\u00f4m\u00e9 d’une universit\u00e9 turque ; il a accord\u00e9 sa premi\u00e8re visite officielle au Premier ministre qatari, alli\u00e9 d’Ankara ; il n’ignore pas que la Turquie a condamn\u00e9e tr\u00e8s t\u00f4t le r\u00e9gime d’Assad ; que d\u00e8s septembre 2012 le pr\u00e9sident Erdo\u011fan avait promis qu’il irait un jour prier \u00e0 la Mosqu\u00e9e des Omeyyades, dans une Damas lib\u00e9r\u00e9e du joug des Assad \u2014 ce qui lui avait valu les railleries de l’opposition k\u00e9maliste dans son pays ; et qu’il partage la vision des islamistes syriens sur la responsabilit\u00e9 des occidentaux dans le d\u00e9p\u00e8cement de l’Empire ottoman au d\u00e9but du XXe<\/sup> si\u00e8cle comme dans les difficult\u00e9s des musulmans sunnites au Proche-Orient au d\u00e9but du si\u00e8cle suivant.<\/p>\n\n\n\n Remerciements : Olivier Bouquet remercie Stefan Winter pour ses commentaires \u00e9clairants. <\/p>\n","protected":false},"excerpt":{"rendered":" Depuis la chute de Bachar el-Assad le 8 d\u00e9cembre 2024 et l\u2019arriv\u00e9e au pouvoir du mouvement HTC, la Turquie est au centre des recompositions g\u00e9opolitiques \u00e0 venir au Proche-Orient \u2014 entre unit\u00e9 musulmane et discours n\u00e9o-ottoman.<\/p>\n Pour Olivier Bouquet, cette influence doit \u00eatre replac\u00e9e dans le temps long de la pr\u00e9sence ottomane dans la r\u00e9gion.<\/p>\n","protected":false},"author":10,"featured_media":260428,"comment_status":"closed","ping_status":"closed","sticky":false,"template":"templates\/post-studies.php","format":"standard","meta":{"_acf_changed":false,"_trash_the_other_posts":false,"footnotes":""},"categories":[1731],"tags":[],"geo":[530],"class_list":["post-260398","post","type-post","status-publish","format-standard","hentry","category-politique","staff-olivier-bouquet","geo-asie-intermediaire"],"acf":[],"yoast_head":"\n2 \u2014 Les conqu\u00eates de 1516 et l\u2019implantation de l\u2019administration ottomane en Syrie<\/h2>\n\n\n\n
3 \u2014 Alep ou \u00ab la plus ottomane des principales villes arabes de l’Empire \u00bb\u00a0<\/h2>\n\n\n\n
4 \u2014 Un espace partag\u00e9 par les populations, ou domin\u00e9 par les Turcs ?\u00a0<\/h2>\n\n\n\n
5 \u2014 Selim Ier<\/sup>, conqu\u00e9rant de la Syrie, et r\u00e9f\u00e9rence privil\u00e9gi\u00e9e d\u2019Erdogan<\/h2>\n\n\n\n
6 \u2014 Du discours n\u00e9o-ottoman \u00e0 la valorisation d\u2019une civilisation musulmane commune<\/h2>\n\n\n\n
7 \u2014 Pourquoi la rh\u00e9torique n\u00e9o-ottomane fonctionne-t-elle mieux en Syrie qu\u2019en Libye ?<\/h2>\n\n\n\n
8 \u2014 La Turquie et l’avenir de la Syrie<\/h2>\n\n\n\n