{"id":255840,"date":"2024-12-25T06:49:00","date_gmt":"2024-12-25T05:49:00","guid":{"rendered":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/?p=255840"},"modified":"2024-12-25T22:11:49","modified_gmt":"2024-12-25T21:11:49","slug":"thomas-mann-neige","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/2024\/12\/25\/thomas-mann-neige\/","title":{"rendered":"Thomas Mann : \u00ab Neige \u00bb"},"content":{"rendered":"\n
Cinq fois par jour les occupants des sept tables exprimaient un m\u00e9contentement unanime du temps qu\u2019il faisait cet hiver. On jugeait qu\u2019il ne remplissait que tr\u00e8s insuffisamment ses devoirs d\u2019hiver de la haute montagne, qu\u2019il ne fournissait pas les ressources m\u00e9t\u00e9orologiques auxquelles cette sph\u00e8re devait sa r\u00e9putation dans la mesure garantie par le prospectus, \u00e0 laquelle les anciens \u00e9taient habitu\u00e9s et que les nouveaux s\u2019\u00e9taient attendus \u00e0 trouver. On enregistrait de graves d\u00e9faillances du soleil, du rayonnement solaire, de ce facteur important de gu\u00e9rison et sans le concours duquel la gu\u00e9rison se trouvait in\u00e9vitablement retard\u00e9e\u2026 Et quoi que M. Settembrini p\u00fbt penser de la sinc\u00e9rit\u00e9 avec laquelle les h\u00f4tes de la montagne travaillaient \u00e0 leur r\u00e9tablissement et souhaitaient leur retour au pays plat, de toute fa\u00e7on ils r\u00e9clamaient leur d\u00fb, ils voulaient en avoir pour leur argent, pour celui que payaient leurs parents et leurs \u00e9poux, et ils murmuraient dans les conversations \u00e0 table, en ascenseur et dans le hall. Aussi la direction g\u00e9n\u00e9rale comprenait-elle parfaitement qu\u2019il lui incombait de rem\u00e9dier \u00e0 cette situation et de la compenser par d\u2019autres avantages. On fit l\u2019acquisition d\u2019un nouvel appareil de \u00ab soleil artificiel \u00bb, parce que les deux appareils que l\u2019on poss\u00e9dait d\u00e9j\u00e0 ne suffisaient plus aux demandes de ceux qui voulaient se faire bronzer par l\u2019\u00e9lectricit\u00e9, ce qui seyait bien aux jeunes filles et aux femmes, et pr\u00eatait aux hommes, malgr\u00e9 leur existence horizontale, un aspect magnifique de sportifs conqu\u00e9rants. M\u00eame, cette apparence donnait des avantages r\u00e9els ; les femmes, bien que pleinement renseign\u00e9es sur l\u2019origine technique et le caract\u00e8re factice de cette virilit\u00e9, \u00e9taient assez sottes ou rus\u00e9es, assez entich\u00e9es d\u2019illusion, pour se laisser enivrer et s\u00e9duire par ce mirage. \u00ab Mon Dieu \u00bb, disait Mme Sch\u0153nfeld, \u2014 une malade rousse, aux yeux rouges et qui venait de Berlin, \u2014 Mon Dieu, disait-elle le soir, dans le hall, \u00e0 un cavalier aux jambes longues et \u00e0 la poitrine creuse qui, sur sa carte de visite, libell\u00e9e en fran\u00e7ais, se donnait pour un \u00ab Aviateur dipl\u00f4m\u00e9 et enseigne de la marine allemande<\/em> \u00bb, qui \u00e9tait pourvu du pneumothorax, et qui endossait d\u2019ailleurs son smoking pour le d\u00e9jeuner et l\u2019enlevait le soir, en assurant que tel \u00e9tait l\u2019usage dans la marine, \u00ab Mon Dieu ! disait-elle, en regardant goul\u00fbment l\u2019enseigne, comme vous \u00eates admirablement bruni par le soleil artificiel ! On dirait un chasseur d\u2019aigles, ce lascar ! \u00bb \u00ab Prenez garde \u00e0 vous, ondine, chuchota-t-il \u00e0 son oreille, dans l\u2019ascenseur (et elle en eut la chair de poule), vous me payerez vos regards s\u00e9ducteurs ! \u00bb Et par les balcons, par del\u00e0 les parois de verre mat le lascar et chasseur d\u2019aigles rejoignait l\u2019ondine. <\/p>\n\n\n\n N\u00e9anmoins il s\u2019en fallait de beaucoup que le soleil artificiel f\u00fbt consid\u00e9r\u00e9 comme une compensation v\u00e9ritable \u00e0 la carence de l\u2019astre. Deux ou trois belles journ\u00e9es de soleil par mois \u2014 des journ\u00e9es qui rayonnaient il est vrai d\u2019un profond bleu de velours, derri\u00e8re les cimes blanches, avec un scintillement de diamant et une exquise br\u00fblure dans la nuque des hommes, en dissipant la grisaille du brouillard et son voile \u00e9pais, \u2014 deux ou trois journ\u00e9es depuis des semaines, c\u2019\u00e9tait trop peu pour l\u2019\u00e9tat d\u2019\u00e2me de gens dont le destin justifiait l\u2019exceptionnel besoin de r\u00e9confort et qui comptaient en leur for int\u00e9rieur sur un pacte qui, en \u00e9change du renoncement aux plaisirs et aux tourments de l\u2019humanit\u00e9 du pays plat, leur garantissait une vie sans doute inerte, mais tout \u00e0 fait facile et agr\u00e9able, insoucieuse jusqu\u2019\u00e0 la suppression du temps et favoris\u00e9e sous tous les rapports. Il n\u2019\u00e9tait gu\u00e8re utile au conseiller de rappeler combien, m\u00eame dans ces conditions, la vie au Berghof<\/em> \u00e9tait loin de rappeler le s\u00e9jour dans une mine sib\u00e9rienne, et par quels avantages l\u2019air de ces sommets, rare et l\u00e9ger comme il l\u2019\u00e9tait, de l\u2019\u00e9ther pur pour ainsi dire, pauvre en \u00e9l\u00e9ments terrestres, en \u00e9l\u00e9ments mauvais ou bons, pr\u00e9servait ses h\u00f4tes, m\u00eame en l\u2019absence du soleil, de la fum\u00e9e et des exhalaisons de la plaine. La mauvaise humeur se r\u00e9pandait et les protestations se multipliaient, les menaces de d\u00e9parts en coup de t\u00eate \u00e9taient \u00e0 l\u2019ordre du jour, et il arrivait qu\u2019elles se r\u00e9alisassent, malgr\u00e9 l\u2019exemple du retour r\u00e9cent et affligeant de Mme Salomon dont le cas n\u2019avait primitivement pas \u00e9t\u00e9 grave, encore qu\u2019il s\u2019am\u00e9lior\u00e2t lentement, mais qui, \u00e0 la suite du s\u00e9jour que la malade avait de son propre chef fait dans les courants d\u2019air de l\u2019humide Amsterdam, \u00e9tait devenu incurable.<\/p>\n\n\n\n Au lieu du soleil, on eut de la neige, de la neige en quantit\u00e9, des masses de neige si formidables que, de sa vie, Hans Castorp n\u2019en avait vu autant. L\u2019hiver dernier n\u2019avait pourtant pas laiss\u00e9 \u00e0 d\u00e9sirer \u00e0 cet \u00e9gard, mais son rendement avait \u00e9t\u00e9 faible par rapport \u00e0 celle du nouvel hiver. Par sa quantit\u00e9 monstrueuse, d\u00e9mesur\u00e9e, elle contribuait \u00e0 vous faire prendre conscience du caract\u00e8re p\u00e9rilleux et excentrique de cette r\u00e9gion. Il neigeait au jour le jour et pendant des nuits enti\u00e8res : une neige fine, sans tourbillons, mais il neigeait. Les rares sentiers praticables semblaient des chemins creux encaiss\u00e9s entre des murailles de neige plus hautes qu\u2019un homme de c\u00f4t\u00e9 et d\u2019autre, avec des plaques d\u2019alb\u00e2tre qui \u00e9taient agr\u00e9ables \u00e0 voir, scintillantes, cristallines et granuleuses et qui servaient aux pensionnaires du Berghof<\/em> \u00e0 se transmettre par l\u2019\u00e9crit et par le dessin toutes sortes de nouvelles, de plaisanteries et d\u2019allusions piquantes. Mais m\u00eame entre ces remparts on marchait encore sur une \u00e9paisseur de neige assez consid\u00e9rable, bien que l\u2019on e\u00fbt creus\u00e9 profond\u00e9ment, et l\u2019on s\u2019en rendait compte aux endroits mouvants et aux trous o\u00f9 le pied enfon\u00e7ait tout \u00e0 coup, enfon\u00e7ait facilement jusqu\u2019au genou : il fallait prendre garde de ne pas se briser une jambe. Les bancs avaient disparu, engloutis. Un morceau de dossier \u00e9mergeait encore ici ou l\u00e0 de cette tombe blanche. En bas, dans le village, le niveau des rues \u00e9tait si \u00e9trangement modifi\u00e9 que les boutiques au rez-de-chauss\u00e9e des maisons \u00e9taient devenues des caves o\u00f9 l\u2019on descendait du trottoir par des marches taill\u00e9es dans la neige.<\/p>\n\n\n\n Et il continuait de neiger sur les masses amoncel\u00e9es, au jour le jour par un froid moyen \u2014 dix \u00e0 quinze degr\u00e9s au-dessous de z\u00e9ro \u2014 qui ne vous p\u00e9n\u00e9trait pas jusqu\u2019\u00e0 la moelle ; on le sentait peu, comme s\u2019il n\u2019avait fait que cinq, ou m\u00eame deux degr\u00e9s, l\u2019absence de vent et la s\u00e9cheresse de l\u2019air l\u2019att\u00e9nuaient. Il faisait tr\u00e8s sombre le matin ; on d\u00e9jeunait \u00e0 la lumi\u00e8re artificielle des lustres en forme de lune, dans la salle aux vo\u00fbtes gaiement colori\u00e9es. Dehors \u00e9tait le n\u00e9ant gris, le monde plong\u00e9 dans une ouate blafarde qui se pressait contre les vitres, comme emball\u00e9 dans la vapeur des neiges et dans le brouillard. Invisible, la montagne ; tout au plus distinguait-on de temps en temps quelque chose des sapins les plus proches ; ils \u00e9taient l\u00e0, charg\u00e9s de neige, se perdaient rapidement dans la brume ; et, de temps \u00e0 autre, un pin, se d\u00e9chargeant de son exc\u00e8s de poids, r\u00e9pandait dans la grisaille une poussi\u00e8re blanche. Vers dix heures, le soleil paraissait comme une fum\u00e9e vaguement \u00e9clair\u00e9e au-dessus de la montagne, c\u2019\u00e9tait une vie p\u00e2le et fantomatique, un reflet blafard du monde sensible dans le n\u00e9ant du paysage m\u00e9connaissable. Mais tout restait dissous dans une d\u00e9licatesse et une p\u00e2leur spectrales, exempt de toute ligne que l\u2019\u0153il aurait pu suivre avec certitude ; les contours des cimes se perdaient, s\u2019embrumaient, s\u2019en allaient en fum\u00e9e. Les \u00e9tendues de neige \u00e9clair\u00e9es d\u2019un jour p\u00e2le qui s\u2019\u00e9tageaient les unes derri\u00e8re les autres, conduisaient le regard vers l\u2019informe. Et il arrivait alors qu\u2019un nuage \u00e9clair\u00e9, semblable \u00e0 une fum\u00e9e, flott\u00e2t longuement sans changer de forme devant une paroi rocheuse.<\/p>\n\n\n\n Vers midi, le soleil, per\u00e7ant \u00e0 moiti\u00e9 la brume, s\u2019effor\u00e7ait de dissoudre le brouillard dans l\u2019azur. Mais il \u00e9tait loin d\u2019y r\u00e9ussir quoique l\u2019on per\u00e7\u00fbt momentan\u00e9ment un soup\u00e7on de bleu de ciel, et que ce peu de lumi\u00e8re suff\u00eet \u00e0 faire scintiller de reflets adamantins le paysage d\u00e9form\u00e9 par cette aventure de neige. Vers cette heure-l\u00e0 il cessait g\u00e9n\u00e9ralement de neiger, tout comme pour permettre une vue d\u2019ensemble du r\u00e9sultat obtenu, et les rares journ\u00e9es intermittentes de soleil, quand le tourbillon faisait rel\u00e2che et que l\u2019incendie tout proche du ciel s\u2019effor\u00e7ait de fondre l\u2019exquise et pure surface de la neige nouvelle, semblaient elles aussi poursuivre le m\u00eame but. L\u2019aspect du monde \u00e9tait f\u00e9erique, pu\u00e9ril et comique. Les coussins \u00e9pais, floconneux, comme fra\u00eechement battus, qui reposaient sur les branches des arbres, les bosses du sol sous lesquelles se dissimulaient des arbres rampants ou des saillies rocheuses, l\u2019aspect accroupi, englouti, comiquement travesti du paysage produisait un monde de gnomes, ridicule \u00e0 voir et comme tir\u00e9 d\u2019un recueil de contes de f\u00e9es. Mais si la sc\u00e8ne proche o\u00f9 l\u2019on se d\u00e9pla\u00e7ait p\u00e9niblement prenait un aspect fantastique et cocasse, c\u2019\u00e9taient des impressions de grandeur et de saintet\u00e9 qu\u2019\u00e9veillait le fond plus lointain : l\u2019architecture \u00e9tag\u00e9e des Alpes couvertes de neige.<\/p>\n\n\n\n L\u2019apr\u00e8s-midi, entre deux et quatre heures, Hans Castorp \u00e9tait couch\u00e9 dans sa loge de balcon et, bien empaquet\u00e9, la nuque appuy\u00e9e sur le dossier de son excellente chaise-longue, ni trop haut ni trop bas, il regardait par-dessus la balustrade capitonn\u00e9e, la for\u00eat et la montagne. La for\u00eat de sapins, d\u2019un vert noir, couverte de neige, escaladait les pentes ; entre les arbres, le sol \u00e9tait partout capitonn\u00e9 de neige. Au-dessus s\u2019\u00e9levait la cr\u00eate rocheuse, d\u2019un gris blanch\u00e2tre, avec d\u2019immenses \u00e9tendues de neige, qu\u2019interrompaient \u00e7\u00e0 et l\u00e0 quelques rocs plus sombres et des pics qui se perdaient mollement dans les nu\u00e9es. Il neigeait doucement. Tout se brouillait de plus en plus. Le regard, se mouvant dans un n\u00e9ant ouat\u00e9, inclinait facilement au sommeil. Un frisson accompagnait l\u2019assoupissement, mais ensuite il n\u2019y avait pas de sommeil plus pur que ce sommeil dans le froid glac\u00e9, dont aucune r\u00e9miniscence inconsciente du fardeau de la vie n\u2019effleurait le repos sans r\u00eaves, parce que la respiration de l\u2019air rare, inconsistant et sans odeur ne pesait pas plus \u00e0 l\u2019organisme que la non-respiration du mort. Lorsqu\u2019on le r\u00e9veillait, la montagne avait compl\u00e8tement disparu dans le brouillard de la neige et il ne s\u2019en d\u00e9gageait plus de temps en temps, pour quelques minutes, que des fragments, une cime, une ar\u00eate rocheuse, qui se voilaient presque aussit\u00f4t. Ce jeu silencieux de fant\u00f4mes \u00e9tait des plus divertissants. Il fallait s\u2019appliquer \u00e0 une attention tr\u00e8s aigu\u00eb pour surprendre cette fantasmagorie de voiles dans ses transformations secr\u00e8tes. Sauvage et grande, d\u00e9gag\u00e9e du brouillard se d\u00e9couvrait une cha\u00eene rocheuse dont on ne voyait ni le sommet ni le pied. Mais pour peu qu\u2019on la quitt\u00e2t un instant des yeux elle s\u2019\u00e9tait \u00e9vanouie.<\/p>\n\n\n\n\n Des temp\u00eates de neige se d\u00e9cha\u00eenaient parfois, qui emp\u00eachaient absolument que l\u2019on se t\u00eent sur la galerie parce que la neige tourbillonnante envahissait le balcon lui-m\u00eame, en recouvrant tout le plancher et les meubles, d\u2019une couche \u00e9paisse. Car il y avait aussi des temp\u00eates dans cette haute vall\u00e9e entour\u00e9e de montagnes. Cette atmosph\u00e8re si inconsistante \u00e9tait agit\u00e9e par des remous, elle s\u2019emplissait d\u2019un tel grouillement de flocons que l\u2019on ne voyait plus \u00e0 un pas devant soi. Des rafales d\u2019une force \u00e0 vous couper le souffle imprimaient \u00e0 la neige un mouvement sauvage, tourbillonnant et oblique, elles la chassaient de bas en haut, du fond de la vall\u00e9e vers le ciel, la faisaient mousser en une folle sarabande ; ce n\u2019\u00e9tait plus une chute de neige, c\u2019\u00e9tait un chaos d\u2019obscurit\u00e9 noire, un monstrueux d\u00e9sordre, outrance ph\u00e9nom\u00e9nale d\u2019une r\u00e9gion en dehors de la zone mod\u00e9r\u00e9e et o\u00f9 seul le nivereau qui surgissait tout \u00e0 coup par bandes enti\u00e8res, pouvait s\u2019orienter.<\/p>\n\n\n\n Mais Hans Castorp aimait cette vie dans la neige. Il trouvait qu\u2019elle s\u2019apparentait \u00e0 beaucoup d\u2019\u00e9gards \u00e0 la vie des gr\u00e8ves maritimes : la monotonie sempiternelle du paysage \u00e9tait commune aux deux sph\u00e8res ; la neige, cette poussi\u00e8re de neige profonde, floconneuse et immacul\u00e9e, jouait ici le m\u00eame r\u00f4le qu\u2019en bas le sable d\u2019une blancheur jaun\u00e2tre ; leur contact ne salissait pas ; on faisait tomber de ses chaussures et de ses v\u00eatements cette poussi\u00e8re blanche et froide, comme l\u00e0, en bas, la poudre de pierre et de coquillage du fond de la mer, sans qu\u2019elle laiss\u00e2t une trace ; et la marche dans la neige \u00e9tait p\u00e9nible comme une promenade \u00e0 travers les dunes, \u00e0 moins que l\u2019ardeur du soleil e\u00fbt superficiellement fondu la surface, et que la nuit l\u2019e\u00fbt durcie. On y marchait alors plus l\u00e9g\u00e8rement et plus agr\u00e9ablement que sur un parquet, aussi l\u00e9g\u00e8rement et aussi agr\u00e9ablement que sur le sable lisse, ferme, asperg\u00e9 et \u00e9lastique de la lisi\u00e8re de la mer.<\/p>\n\n\n\n Mais cette ann\u00e9e c\u2019\u00e9taient des chutes massives qui limitaient pour tous, \u00e0 l\u2019exception des skieurs, les possibilit\u00e9s de se mouvoir \u00e0 l\u2019air libre. Les tranche-neige travaillaient ; mais ils avaient du mal \u00e0 d\u00e9gager les sentiers les plus fr\u00e9quent\u00e9s et la grande route de la station, de sorte que les rares chemins qui restaient praticables et qui d\u00e9bouchaient aussit\u00f4t dans une impasse, \u00e9taient tr\u00e8s fr\u00e9quent\u00e9s par des gens bien portants et des malades, par des indig\u00e8nes et des pensionnaires des h\u00f4tels internationaux. Or, les lugeurs butaient dans les jambes des pi\u00e9tons, des dames et des messieurs qui rejet\u00e9s en arri\u00e8re, les pieds en avant, poussant des cris d\u2019avertissement dont le ton t\u00e9moignait combien ils \u00e9taient p\u00e9n\u00e9tr\u00e9s de l\u2019importance de leur entreprise, glissaient sur leurs petits tra\u00eeneaux d\u2019enfant le long des pentes, en s\u2019emm\u00ealant et en chavirant, pour remonter, aussit\u00f4t arriv\u00e9s en bas, en tra\u00eenant \u00e0 la corde leur jouet \u00e0 la mode. De ces promenades Hans Castorp \u00e9tait plus que rassasi\u00e9. Il avait deux d\u00e9sirs : le plus fort \u00e9tait d\u2019\u00eatre seul avec ses pens\u00e9es et ses r\u00eaveries, dont sa loge de balcon lui aurait peut-\u00eatre, encore que d\u2019une fa\u00e7on superficielle, permis l\u2019accomplissement. Quant \u00e0 l\u2019autre, li\u00e9 au premier, c\u2019\u00e9tait le besoin de prendre un contact plus intime et plus libre avec la montagne d\u00e9vast\u00e9e par la neige pour laquelle il s\u2019\u00e9tait pris de sympathie, et ce v\u0153u ne pouvait s\u2019accomplir aussi longtemps qu\u2019il \u00e9tait celui d\u2019un pi\u00e9ton d\u00e9sarm\u00e9 et sans ailes ; car il se serait aussit\u00f4t enfonc\u00e9 jusqu\u2019\u00e0 la poitrine dans cette blancheur s\u2019il avait essay\u00e9 de pousser au del\u00e0 des sentiers usuels, creus\u00e9s \u00e0 la pelle, et dont il avait de toutes parts t\u00f4t fait d\u2019atteindre le terme.<\/p>\n\n\n\n Hans Castorp d\u00e9cida donc un jour de s\u2019acheter des skis, durant ce second hiver qu\u2019il passait ici, et d\u2019apprendre \u00e0 s\u2019en servir, dans la mesure o\u00f9 l\u2019exigeait le besoin r\u00e9el qu\u2019il \u00e9prouvait. Il n\u2019\u00e9tait pas un sportif ; il ne l\u2019avait jamais \u00e9t\u00e9, faute de dispositions physiques ; du reste, il ne faisait pas semblant de l\u2019\u00eatre, comme c\u2019\u00e9tait le cas de nombreux pensionnaires du Berghof<\/em>, qui, pour se conformer aux usages du lieu et \u00e0 la mode, se d\u00e9guisaient sottement, \u2014 les femmes notamment, Hermine Kleefeld, par exemple, qui, bien que la g\u00eane respiratoire f\u00eet constamment bleuir la pointe de son nez et ses l\u00e8vres, aimait \u00e0 para\u00eetre au lunch en pantalons de laine, et s\u2019\u00e9tendait dans cet attirail, apr\u00e8s le repas, les genoux \u00e9cart\u00e9s, dans un fauteuil d\u2019osier du hall, d\u2019une mani\u00e8re assez inconvenante. Si Hans Castorp avait sollicit\u00e9 l\u2019autorisation du conseiller pour son projet extravagant, il se serait \u00e0 coup s\u00fbr heurt\u00e9 \u00e0 un refus. Le sport \u00e9tait absolument interdit \u00e0 la communaut\u00e9 des malades, au Berghof<\/em> comme partout ailleurs, dans les \u00e9tablissements du m\u00eame ordre ; car l\u2019atmosph\u00e8re qui en apparence p\u00e9n\u00e9trait si facilement dans les poumons, imposait aux muscles du c\u0153ur des efforts suffisants ; et, en ce qui concernait Hans Castorp, sa remarque nonchalante sur \u00ab l\u2019habitude de ne pas s\u2019habituer \u00bb, \u00e9tait rest\u00e9e pleinement valable pour lui, et la tendance fi\u00e9vreuse que Rhadamante attribuait \u00e0 une tache humide, persistait obstin\u00e9ment. Sinon, qu\u2019e\u00fbt-il encore cherch\u00e9 ici ? Son d\u00e9sir et son projet \u00e9taient donc contradictoires et d\u00e9plac\u00e9s. Mais il fallait t\u00e2cher de le comprendre. Ce qui le poussait, ce n\u2019\u00e9tait pas l\u2019ambition d\u2019\u00e9galer les fats de la vie au grand air, ni les sportifs par coquetterie qui auraient, si la mode l\u2019avait voulu, apport\u00e9 le m\u00eame z\u00e8le pr\u00e9tentieux \u00e0 jouer aux cartes dans une chambre \u00e9touffante. Il se sentait d\u2019une mani\u00e8re absolue membre d\u2019une autre communaut\u00e9 beaucoup moins libre que le petit peuple des touristes ; et, d\u2019un point de vue plus large et plus nouveau encore, en vertu d\u2019une certaine dignit\u00e9 distante et imposant la retenue, il avait le sentiment que ce n\u2019\u00e9tait pas son affaire de s\u2019\u00e9battre \u00e0 la l\u00e9g\u00e8re comme ces gens-l\u00e0, et de se rouler dans la neige comme un fou. Il ne projetait pas d\u2019escapades, il avait bien l\u2019intention de garder la mesure et Rhadamante e\u00fbt parfaitement pu le lui permettre. Mais comme le jeune homme pr\u00e9voyait qu\u2019on le lui d\u00e9fendrait quand m\u00eame au nom du r\u00e8glement g\u00e9n\u00e9ral, Hans Castorp d\u00e9cida d\u2019agir \u00e0 l\u2019insu du conseiller.<\/p>\n\n\n\n Lorsque l\u2019occasion s\u2019en offrit, il fit part \u00e0 M. Settembrini de son projet. M. Settembrini faillit l\u2019embrasser de joie. \u00ab Mais oui, mais oui, naturellement, ing\u00e9nieur, faites cela pour l\u2019amour de Dieu ! Ne consultez personne et faites-le ; c\u2019est votre ange gardien qui vous a souffl\u00e9 cela ! Faites-le tout de suite, avant que vous n\u2019en ayez perdu la salutaire envie. Je vais avec vous, je vous accompagne dans le magasin, et, s\u00e9ance tenante, nous allons acheter ensemble ces ustensiles b\u00e9nis ! J\u2019aimerais, moi aussi, vous accompagner en montagne, courir avec vous, des skis ail\u00e9s aux pieds, comme Mercure, mais cela ne m\u2019est pas permis\u2026 Eh ! permis ! je le ferais bien, quand m\u00eame cela ne me serait \u00ab pas permis \u00bb, mais je ne le peux pas, je suis un homme perdu. Vous, par contre\u2026 cela ne vous fera pas de mal, pas le moindre mal, si vous \u00eates raisonnable, et si vous n\u2019allez pas trop fort. Allons, et m\u00eame si cela vous faisait un peu de mal, c\u2019est quand m\u00eame votre bon ange qui\u2026 Je n\u2019en dis pas davantage. Quelle excellente id\u00e9e ! Vous \u00eates ici depuis deux ans, et vous \u00eates encore capable d\u2019une telle id\u00e9e ! Ah non, votre fond est bon, il n\u2019y a pas de raison de douter de vous. Bravo, bravo ! Vous faites un pied de nez \u00e0 votre prince des ombres, l\u00e0-haut. Vous achetez ces skis, vous les faites envoyer chez moi ou chez Lukacek, ou chez mon marchand d\u2019\u00e9pices, en bas, dans notre maisonnette. Vous venez les chercher l\u00e0-bas, pour vous exercer, et vous glissez sur la surface des neiges\u2026 \u00bb<\/p>\n\n\n\n Ainsi fit-il. Sous les yeux de M. Settembrini qui se posa en connaisseur difficile, bien qu\u2019il n\u2019e\u00fbt aucune notion des sports, Hans Castorp fit, dans une maison sp\u00e9cialis\u00e9e de la grande rue, l\u2019emplette d\u2019une paire de jolis skis de bois de fr\u00eane, vernis en brun clair avec de magnifiques courroies et des pointes recourb\u00e9es. Il acheta \u00e9galement des b\u00e2tons \u00e0 pointes de fer et \u00e0 disques, et ne se laissa pas dissuader de tout emporter lui-m\u00eame, sur son \u00e9paule jusque chez Settembrini, o\u00f9 l\u2019on eut t\u00f4t fait de s\u2019entendre avec l\u2019\u00e9picier sur les conditions du d\u00e9p\u00f4t de cet \u00e9quipement. D\u00e9j\u00e0 renseign\u00e9, pour avoir souvent observ\u00e9 les skieurs, Hans Castorp commen\u00e7a seul, loin du grouillement des terrains d\u2019exercices, \u00e0 faire tant bien que mal son apprentissage sur une pente presque d\u00e9gag\u00e9e, non loin du sanatorium Berghof<\/em> et, de temps \u00e0 autre, M. Settembrini le regardait faire, d\u2019une certaine distance, appuy\u00e9 sur sa canne, croisant gracieusement les jambes, saluant par des bravos les progr\u00e8s du jeune homme. Tout allait bien, lorsque Hans Castorp, descendant le tournant de la route d\u00e9blay\u00e9e vers Dorf pour d\u00e9poser ses skis chez l\u2019\u00e9picier, rencontra un jour le conseiller. Behrens ne le reconnut pas, quoique l\u2019on f\u00fbt en plein jour et que le d\u00e9butant faill\u00eet buter contre lui. Le docteur s\u2019enveloppa dans un nuage de fum\u00e9e de cigare et passa.<\/p>\n\n\n\n Hans Castorp apprit que l\u2019on acquiert rapidement une pratique dont on \u00e9prouve le besoin profond. Il ne pr\u00e9tendait pas devenir un virtuose. Ce dont il avait besoin, il l\u2019eut appris en l\u2019espace de quelques jours sans s\u2019\u00e9chauffer ni s\u2019essouffler. Il avait soin de joindre les pieds comme il faut et de laisser des traces parall\u00e8les, il apprit comment au d\u00e9part l\u2019on se sert du b\u00e2ton, pour se diriger, il apprit \u00e0 franchir d\u2019un seul \u00e9lan, les bras lev\u00e9s, de menus obstacles, de petites \u00e9minences, soulev\u00e9 et replongeant comme un bateau sur une mer agit\u00e9e, et \u00e0 partir de son vingti\u00e8me essai il ne tombait plus lorsque, en pleine course, il freinait \u00e0 la T\u00e9l\u00e9mark, une jambe tendue en avant, et ployant le genou de l\u2019autre. Peu \u00e0 peu il \u00e9tendait le nombre de ses exercices. Un jour, M. Settembrini le vit dispara\u00eetre dans un brouillard blanch\u00e2tre, lui lan\u00e7a entre ses mains creuses un conseil de prudence, puis rentra satisfait en son c\u0153ur de p\u00e9dagogue.<\/p>\n\n\n\n Il faisait beau dans cette montagne, sous le signe de l\u2019hiver, il y faisait beau non pas d\u2019une mani\u00e8re douce et agr\u00e9able, mais de m\u00eame que le d\u00e9sert sauvage de la Mer du Nord est beau par un vigoureux vent d\u2019ouest. Il n\u2019y avait pas, il est vrai, de fracas de tonnerre ; au contraire, un silence de mort r\u00e9gnait, mais qui \u00e9veillait des sentiments tout \u00e0 fait voisins du recueillement. Les longues semelles flexibles de Hans Castorp le portaient dans beaucoup de directions : le long du versant gauche vers Clavadel, ou \u00e0 droite en passant devant Frauenkirch et Glaris, derri\u00e8re lesquels l\u2019ombre du massif de l\u2019Amselfluh se dessinait dans le brouillard ; \u00e9galement dans la vall\u00e9e de Dischma, ou derri\u00e8re le Berghof<\/em> en montant dans la direction du Seehorn bois\u00e9, dont la cime neigeuse s\u2019\u00e9levait seule au-dessus de la limite des arbres, et de la for\u00eat de Drusatscha, derri\u00e8re laquelle on apercevait la silhouette p\u00e2le de la cha\u00eene du Rhaeticon couverte d\u2019une neige \u00e9paisse. Il se faisait transporter avec ses patins de bois par le funiculaire jusqu\u2019\u00e0 Schatzalp et se promenait paisiblement l\u00e0-haut, exalt\u00e9 \u00e0 deux mille m\u00e8tres de hauteur, sur les plans inclin\u00e9s et miroitants d\u2019une neige poudroyante qui, par temps clair, offrait une vue \u00e9tendue et sublime sur le paysage de ses aventures.<\/p>\n\n\n\n Il se r\u00e9jouissait de sa conqu\u00eate qui rem\u00e9diait \u00e0 son impuissance et qui surmontait presque tous les obstacles. Elle l\u2019entourait de la solitude d\u00e9sir\u00e9e, de la solitude la plus profonde que l\u2019on p\u00fbt imaginer, d\u2019une solitude qui remplissait le c\u0153ur d\u2019un \u00e9loignement distant des hommes. Il y avait l\u00e0, par exemple, d\u2019un c\u00f4t\u00e9, une gorge avec des sapins, dans le brouillard de la neige, et de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9 montait une pente rocheuse, avec des masses de neige formidables, cyclop\u00e9ennes, vo\u00fbt\u00e9es et bossu\u00e9es, qui formaient des cavernes et des calottes. Le silence, lorsqu\u2019il s\u2019arr\u00eatait pour ne pas s\u2019entendre lui-m\u00eame, \u00e9tait absolu et parfait, une absence de sons ouat\u00e9e, inusit\u00e9e, jamais rencontr\u00e9e, et n\u2019existant nulle part ailleurs. Nul souffle n\u2019effleurait les arbres, ne f\u00fbt-ce que le plus l\u00e9g\u00e8rement du monde, il n\u2019y avait pas un murmure, pas une voix d\u2019oiseau. C\u2019\u00e9tait le silence \u00e9ternel que Hans Castorp \u00e9piait lorsqu\u2019il restait debout ainsi, appuy\u00e9 sur son b\u00e2ton, la t\u00eate inclin\u00e9e sur l\u2019\u00e9paule, la bouche ouverte ; et doucement, sans arr\u00eat, la neige continuait de tomber, de tomber tranquillement, sans un bruit.<\/p>\n\n\n\n Non, ce monde, en son silence insondable, n\u2019avait rien d\u2019hospitalier ; il admettait le visiteur \u00e0 ses risques et p\u00e9rils, il ne l\u2019accueillait pas, en somme, il tol\u00e9rait son intrusion, sa pr\u00e9sence d\u2019une mani\u00e8re peu rassurante, sans r\u00e9pondre de rien, et c\u2019\u00e9tait l\u2019impression d\u2019une menace muette et \u00e9l\u00e9mentaire, non pas m\u00eame d\u2019une hostilit\u00e9, mais d\u2019une indiff\u00e9rence meurtri\u00e8re qui s\u2019en d\u00e9gageait. L\u2019enfant de la civilisation, \u00e9tranger de formation et par ses origines \u00e0 cette nature sauvage, est plus sensible \u00e0 sa grandeur que son rude fils, qui a d\u00fb compter avec elle d\u00e8s son enfance et qui vit avec elle sur un pied de familiarit\u00e9 banale et calme. Ce dernier conna\u00eet \u00e0 peine la crainte religieuse avec laquelle l\u2019autre, fron\u00e7ant les sourcils, affronte la nature, crainte qui influe sur tous ses rapports intimes avec elle, et entretient constamment dans son \u00e2me une sorte de bouleversement religieux et une \u00e9motion inqui\u00e8te. Hans Castorp, dans son chandail en poil de chameau \u00e0 longues manches, dans ses bandes molleti\u00e8res et sur ses skis de luxe, se sentait fort t\u00e9m\u00e9raire d\u2019\u00e9pier ainsi ce silence originel de la nature sauvage et silencieusement meurtri\u00e8re de l\u2019hiver, et l\u2019impression de soulagement qu\u2019il \u00e9prouvait, lorsque, sur le chemin du retour, les premi\u00e8res habitations humaines reparaissaient \u00e0 travers l\u2019atmosph\u00e8re voil\u00e9e, lui faisait prendre conscience de son \u00e9tat d\u2019esprit pr\u00e9c\u00e9dent et l\u2019instruisait de ce que, des heures durant, une terreur secr\u00e8te et sacr\u00e9e avait domin\u00e9 son c\u0153ur. \u00c0 Sylt, en pantalons blancs, assur\u00e9, \u00e9l\u00e9gant et respectueux, il \u00e9tait rest\u00e9 au bord des formidables brisants comme devant une cage de lion derri\u00e8re les barreaux de laquelle la b\u00eate f\u00e9roce montre sa gueule b\u00e9ante aux terribles crocs. Puis il s\u2019\u00e9tait baign\u00e9, tandis qu\u2019un gardien pr\u00e9venait du danger par un appel de sa trompe ceux qui t\u00e9m\u00e9rairement essayaient de franchir la premi\u00e8re vague, de s\u2019approcher de la temp\u00eate mena\u00e7ante ; et le dernier d\u00e9ferlement de la cataracte vous touchait encore la nuque comme un coup de patte de fauve. Le jeune homme avait connu l\u00e0-bas le bonheur enthousiaste de l\u00e9gers contacts amoureux avec des puissances dont l\u2019\u00e9treinte l\u2019e\u00fbt d\u00e9truit. Mais ce qu\u2019il n\u2019avait pas \u00e9prouv\u00e9, c\u2019\u00e9tait la vell\u00e9it\u00e9 de pousser ce contact enivrant avec la nature meurtri\u00e8re jusqu\u2019\u00e0 la limite de l\u2019\u00e9treinte compl\u00e8te, c\u2019\u00e9tait le d\u00e9sir de se hasarder, faible mortel, encore qu\u2019arm\u00e9 et suffisamment pourvu par la civilisation, si avant dans l\u2019\u00e9norme et le terrible, ou tout au moins d\u2019\u00e9viter si longtemps de le fuir que, dans cette aventure, il risquait de fr\u00f4ler l\u2019instant critique, l\u2019instant o\u00f9 toute limite serait d\u00e9pass\u00e9e et o\u00f9 il ne s\u2019agirait plus d\u2019\u00e9cume et d\u2019un l\u00e9ger coup de patte, mais de la vague elle-m\u00eame, de la gueule, de la mer.<\/p>\n\n\n\n En un mot : Hans Castorp montrait du courage l\u00e0-haut, s\u2019il faut entendre par courage devant les \u00e9l\u00e9ments non pas un sang-froid obtus en leur pr\u00e9sence, mais un don conscient de soi- m\u00eame et une victoire remport\u00e9e par la sympathie pour eux, sur la peur de la mort. Sympathie ? En effet, Hans Castorp \u00e9prouvait, en son \u00e9troite poitrine civilis\u00e9e, de la sympathie pour les \u00e9l\u00e9ments ; et \u00e0 cette sympathie tenait la nouvelle conscience qu\u2019il avait prise de sa propre dignit\u00e9, \u00e0 consid\u00e9rer la tourbe des lugeurs, ainsi que le sentiment qu\u2019une solitude plus profonde et plus grande, moins confortable que le balcon de son h\u00f4tel \u00e9tait convenable et d\u00e9sirable pour lui. Du haut de son balcon il avait contempl\u00e9 les sommets plong\u00e9s dans le brouillard, la danse de la temp\u00eate de neige, et il avait eu honte jusqu\u2019au fond de l\u2019\u00e2me de rester un spectateur abrit\u00e9 derri\u00e8re le rempart du confort. C\u2019est pourquoi \u2014 et non point par pr\u00e9tention de sportif, ni par all\u00e9gresse physique et spontan\u00e9e, \u2014 il avait appris \u00e0 faire du ski. S\u2019il ne se sentait pas en s\u00fbret\u00e9 l\u00e0-haut, dans la grandeur et le silence de mort de ce paysage \u2014 et cet enfant de la civilisation ne s\u2019y sentait en effet pas du tout \u00e0 l\u2019aise, \u2014 son esprit et ses sens avaient d\u00e9j\u00e0 auparavant fait connaissance de l\u2019\u00e9norme et de l\u2019\u00e9trange. Un entretien avec Naphta et Settembrini n\u2019\u00e9tait gu\u00e8re plus rassurant ; il conduisait \u00e9galement hors des sentiers battus et vers les p\u00e9rils les plus graves ; et si l\u2019on pouvait parler d\u2019une sympathie de Hans Castorp pour la grande sauvagerie de l\u2019hiver, c\u2019est parce qu\u2019il \u00e9prouvait, en d\u00e9pit de sa pieuse terreur, que ce paysage \u00e9tait le d\u00e9cor le plus convenable pour m\u00fbrir les complexes de sa pens\u00e9e, que c\u2019\u00e9tait l\u00e0 un s\u00e9jour indiqu\u00e9 pour quelqu\u2019un qui, sans trop savoir comment il en \u00e9tait arriv\u00e9 l\u00e0, \u00e9tait accabl\u00e9 de la charge de \u00ab gouverner \u00bb des pens\u00e9es qui concernaient l\u2019\u00e9tat et la position de l\u2019Homo Dei<\/em>.<\/p>\n\n\n\n Il n\u2019y avait personne ici pour pr\u00e9venir l\u2019imprudent du danger en soufflant dans son cor, \u00e0 moins que M. Settembrini e\u00fbt \u00e9t\u00e9 cet homme lorsque, dans le cornet de ses mains creuses, il avait appel\u00e9 Hans Castorp qui s\u2019\u00e9loignait. Mais le jeune homme \u00e9tait plein de sympathie et de courage, il ne se souciait pas plus de l\u2019appel derri\u00e8re lui qu\u2019il ne s\u2019\u00e9tait souci\u00e9 de celui qui avait retenti \u00e0 ses oreilles certain soir de Carnaval : \u00ab Eh ingegnere, un po di ragione, sa !<\/em> \u00bb Encore toi, Satana<\/em>-p\u00e9dagogue avec ta ragione<\/em> et ta ribellione<\/em>, pensa-t-il. D\u2019ailleurs, je t\u2019aime bien. Tu as beau \u00eatre un h\u00e2bleur et un joueur d\u2019orgue de barbarie, tu es plein de bonnes intentions, des meilleures intentions, et je t\u2019aime mieux que le petit j\u00e9suite et terroriste tranchant, le tortionnaire et flagellant Espagnol avec ses lunettes \u00e0 \u00e9clairs, bien qu\u2019il ait presque toujours raison lorsque vous vous querellez, \u2014 lorsque vous vous disputez en p\u00e9dagogues ma pauvre \u00e2me, comme Dieu et le diable faisaient de l\u2019homme au moyen \u00e2ge.<\/p>\n\n\n\n Les jambes poudr\u00e9es de neige, il gravissait, appuy\u00e9 sur ses cannes, quelque blanche hauteur dont les \u00e9tendues, pareilles \u00e0 des draps, montaient par terrasses, de plus en plus hautes, conduisant on ne savait o\u00f9 ; il semblait qu\u2019elles ne menaient nulle part ; leur partie sup\u00e9rieure se perdait dans le ciel qui \u00e9tait aussi blanc et brumeux qu\u2019elles et dont on ne savait pas o\u00f9 il commen\u00e7ait ; aucune cime, aucune cr\u00eate n\u2019\u00e9tait visible, c\u2019\u00e9tait un n\u00e9ant brumeux vers quoi Hans Castorp avan\u00e7ait, et comme, derri\u00e8re lui, aussi, le monde, la vall\u00e9e habit\u00e9e par les hommes ne tarda pas \u00e0 se refermer \u00e9galement \u00e0 sa vue, comme aucun son ne lui parvenait plus de l\u00e0, sa solitude, son isolement devinrent, avant qu\u2019il s\u2019en f\u00fbt dout\u00e9, aussi profonds qu\u2019il avait pu le d\u00e9sirer, profonds jusqu\u2019\u00e0 l\u2019effroi qui est la condition pr\u00e9alable du courage. Praeterit figura hujus mundi<\/em>, se dit-il \u00e0 lui-m\u00eame, en un latin qui n\u2019\u00e9tait pas d\u2019un esprit humaniste. Cette expression lui venait de Naphta. Il s\u2019arr\u00eata et se retourna. De toutes parts on ne voyait plus rien, hormis quelques minuscules flocons de neige, qui de la blancheur des altitudes descendaient vers la blancheur de la terre, et le silence alentour \u00e9tait grandiose et impassible. Tandis que son regard se heurtait de toutes parts au vide blanc qui l\u2019aveuglait, il sentit son c\u0153ur battre, agit\u00e9 par la mont\u00e9e, ce muscle du c\u0153ur dont il avait entrevu, avec une audace peut-\u00eatre criminelle, la forme animale et le m\u00e9canisme, parmi les \u00e9clairs cr\u00e9pitants du cabinet de radioscopie. Et une sorte d\u2019\u00e9motion le saisit, une sympathie simple et fervente pour son c\u0153ur, le c\u0153ur de l\u2019homme qui bat, si seul sur ces hauteurs, dans le vide glac\u00e9, avec sa question et son \u00e9nigme.<\/p>\n\n\n\n Il s\u2019avan\u00e7ait, de plus en plus haut, vers le ciel. Parfois il enfon\u00e7ait la partie sup\u00e9rieure de son b\u00e2ton \u00e0 pointe dans la neige et voyait une lueur bleue jaillir de la profondeur du trou, et poursuivre le b\u00e2ton lorsqu\u2019il le retirait. Cela l\u2019amusait ; il pouvait rester longtemps arr\u00eat\u00e9 pour reproduire toujours de nouveau ce petit ph\u00e9nom\u00e8ne optique. C\u2019\u00e9tait une \u00e9trange et d\u00e9licate lumi\u00e8re des montagnes et des profondeurs, d\u2019un bleu verd\u00e2tre, claire comme la glace, et pourtant ombreuse et myst\u00e9rieusement attirante. Elle le faisait penser \u00e0 la couleur et \u00e0 la lumi\u00e8re de certains yeux, de deux yeux brid\u00e9s, ceux de son destin, et que M. Settembrini avait, du point de vue humaniste, qualifi\u00e9 de fentes tartares et d\u2019\u00ab yeux de loup des steppes \u00bb, de deux yeux qu\u2019il avait contempl\u00e9s autrefois, et qu\u2019il avait in\u00e9luctablement retrouv\u00e9s, des yeux de Hippe et de Clawdia Chauchat. \u00ab Volontiers, dit-il \u00e0 mi-voix dans le silence. Mais ne me le casse pas : Il est \u00e0 visser, tu sais<\/em>. \u00bb Et, en pens\u00e9e, il entendait derri\u00e8re lui d\u2019\u00e9loquentes exhortations \u00e0 \u00eatre raisonnable.<\/p>\n\n\n\n Sur sa droite, \u00e0 une certaine distance, la for\u00eat se perdait dans le brouillard. Il se tourna dans cette direction pour avoir un but terrestre devant les yeux, au lieu d\u2019une transcendance blanch\u00e2tre, et tout \u00e0 coup il glissa sans avoir le moins du monde vu venir une d\u00e9clivit\u00e9 du sol. L\u2019aveuglante monotonie l\u2019emp\u00eacha de rien reconna\u00eetre de la forme du terrain. On ne voyait rien ; tout se fondait sous les yeux. Des obstacles tout \u00e0 fait impr\u00e9vus le soulevaient. Il s\u2019abandonnait \u00e0 la pente, sans distinguer \u00e0 l\u2019\u0153il son degr\u00e9 d\u2019inclinaison.<\/p>\n\n\n\n Le bois qui l\u2019avait attir\u00e9, \u00e9tait situ\u00e9 au-del\u00e0 de la gorge o\u00f9 il venait de descendre sans s\u2019en rendre compte. Son fond, couvert d\u2019une neige molle, s\u2019inclinait du c\u00f4t\u00e9 de la montagne, comme il s\u2019en rendit compte lorsqu\u2019il la suivit un instant dans cette direction. Il descendait. Les pentes de part et d\u2019autre s\u2019\u00e9levaient de plus en plus, comme un chemin creux, le pli du terrain semblait le conduire au sein de la montagne. Puis les pointes de son v\u00e9hicule se redress\u00e8rent de nouveau ; le terrain remontait, bient\u00f4t il n\u2019y eut plus de paroi lat\u00e9rale \u00e0 gravir ; la course sans chemin de Hans Castorp conduisait de nouveau, par une \u00e9tendue ouverte de montagnes, vers le ciel.<\/p>\n\n\n\n Il vit la for\u00eat de sapins d\u2019un c\u00f4t\u00e9, derri\u00e8re et sous lui, il prit cette direction, et atteignit en une descente rapide les sapins charg\u00e9s de neige qui, dispos\u00e9s en forme de coin, s\u2019avan\u00e7aient comme une avant-garde de la for\u00eat, disparaissant plus bas dans le brouillard, dans l\u2019\u00e9tendue libre. Sous leurs branches, il fuma une cigarette en se reposant, l\u2019\u00e2me toujours un peu oppress\u00e9e, tendu et angoiss\u00e9 par le silence trop profond, par cette solitude aventureuse, mais fier de les avoir conquis par son courage, conscient des droits que sa dignit\u00e9 lui donnait sur ce paysage.<\/p>\n\n\n\n C\u2019\u00e9tait l\u2019apr\u00e8s-midi, vers les trois heures. Aussit\u00f4t apr\u00e8s le repas il s\u2019\u00e9tait mis en route, d\u00e9cid\u00e9 \u00e0 manquer une partie de la grande cure de repos et le go\u00fbter, et dans l\u2019intention d\u2019\u00eatre de retour avant la tomb\u00e9e de la nuit. Il se sentit heureux \u00e0 la pens\u00e9e qu\u2019il avait encore devant lui plusieurs heures pour vagabonder librement \u00e0 travers ces sites grandioses. Il avait un peu de chocolat dans la poche de ses breeches<\/em>, et un petit flacon de porto dans la poche de sa veste.<\/p>\n\n\n\n Il pouvait \u00e0 peine distinguer o\u00f9 en \u00e9tait le soleil, tant le brouillard \u00e9tait \u00e9pais autour de lui. En arri\u00e8re, du c\u00f4t\u00e9 de la vall\u00e9e, venant de l\u2019angle montagneux que l\u2019on ne voyait plus les nuages s\u2019obscurcirent, le brouillard de plus en plus bas paraissait s\u2019avancer. Il semblait que ce f\u00fbt de la neige, que l\u2019on d\u00fbt s\u2019attendre \u00e0 plus de neige encore, pour r\u00e9pondre \u00e0 quelque besoin urgent, que l\u2019on d\u00fbt s\u2019attendre \u00e0 une vraie temp\u00eate de neige. Et, en effet, les petits flocons silencieux tombaient d\u00e9j\u00e0 plus abondants.<\/p>\n\n\n\n Hans Castorp s\u2019avan\u00e7a pour en recueillir quelques-uns sur sa manche et, naturaliste-amateur, il les consid\u00e9ra d\u2019un \u0153il exerc\u00e9. Ils semblaient de minuscules lambeaux informes, mais il avait eu assez souvent leurs pareils sous son excellente loupe, et il savait parfaitement de quels pr\u00e9cieux et pr\u00e9cis petits joyaux ils se composaient, des bijoux, des \u00e9toiles, des agrafes de diamants, comme le joaillier le plus appliqu\u00e9 n\u2019e\u00fbt pas su en composer de plus riches et de plus minutieusement sertis ; cette l\u00e9g\u00e8re et floconneuse poudre blanche dont les masses pesaient sur la for\u00eat, couvraient l\u2019\u00e9tendue et par-dessus laquelle se portaient ses raquettes de bois, \u00e9tait, \u00e0 la v\u00e9rit\u00e9, tr\u00e8s diff\u00e9rente sur la gr\u00e8ve de la mer dans son pays du sable auquel elle faisait penser. On savait, en effet, que ce n\u2019\u00e9tait pas de grains de pierre qu\u2019elle se composait, mais de myriades de parcelles d\u2019eau, concentr\u00e9es en une multitude uniforme et cristalline, de parcelles de la substance inorganique qui faisait surgir le plasma vital, le corps des plantes et de l\u2019homme \u2014 et parmi ces myriades d\u2019\u00e9toiles magiques, dans leur imp\u00e9n\u00e9trable splendeur sacr\u00e9e, invisible et nullement destin\u00e9e au regard humain, aucune n\u2019\u00e9tait semblable \u00e0 l\u2019autre ; une ardeur infinie d\u2019inventeur dans la transformation et le d\u00e9veloppement raffin\u00e9 d\u2019un seul et m\u00eame th\u00e8me fondamental, de l\u2019hexagone \u00e0 c\u00f4t\u00e9s et \u00e0 angles \u00e9gaux, r\u00e9gnait l\u00e0 ; mais en eux-m\u00eames, chacun de ces froids produits \u00e9tait d\u2019une uniformit\u00e9 absolue et d\u2019une r\u00e9gularit\u00e9 glaciale, et c\u2019\u00e9tait m\u00eame l\u00e0 ce qu\u2019il y avait d\u2019inqui\u00e9tant, d\u2019antiorganique et d\u2019hostile \u00e0 la vie ; ils \u00e9taient trop r\u00e9guliers, la substance organis\u00e9e ne l\u2019\u00e9tait jamais au m\u00eame degr\u00e9, la vie r\u00e9pugnait \u00e0 une pr\u00e9cision si exacte qu\u2019elle jugeait mortelle, c\u2019\u00e9tait le myst\u00e8re m\u00eame de la mort et Hans Castorp croyait comprendre pourquoi des constructeurs de temples de l\u2019antiquit\u00e9 avaient expr\u00e8s, et en secret, pr\u00e9vu certaines infractions \u00e0 la sym\u00e9trie dans la disposition de leurs colonnades.<\/p>\n\n\n\n\n Il prit son \u00e9lan, glissa sur ses skis, descendit le long de la lisi\u00e8re de la for\u00eat, sur l\u2019\u00e9paisse couche de neige de la pente, vers le brouillard, se laissa entra\u00eener, montant et glissant, et continua d\u2019errer, sans but et sans h\u00e2te, \u00e0 travers l\u2019\u00e9tendue morte, qui, avec ses terrains ondul\u00e9s, avec sa v\u00e9g\u00e9tation s\u00e8che qui se composait des taches d\u2019arbres de pins, avec son horizon limit\u00e9 par de douces \u00e9minences, ressemblait si \u00e9trangement \u00e0 un paysage de dunes. Hans Castorp hochait la t\u00eate avec satisfaction lorsqu\u2019il s\u2019arr\u00eatait et se repaissait de cette ressemblance ; et la chaleur de son visage, son envie de frissonner, l\u2019\u00e9trange et enivrant m\u00e9lange d\u2019excitation et de fatigue qu\u2019il \u00e9prouvait, il les supportait avec sympathie, parce que tout cela le faisait penser intimement \u00e0 des impressions famili\u00e8res que lui avait \u00e9galement dispens\u00e9es l\u2019air marin, qui fouettait les nerfs et qui, lui aussi, \u00e9tait satur\u00e9 d\u2019\u00e9l\u00e9ments soporifiques. Il prenait avec satisfaction conscience de son ind\u00e9pendance ail\u00e9e, de son libre vagabondage. Il n\u2019y avait devant lui aucun chemin qu\u2019il e\u00fbt \u00e9t\u00e9 oblig\u00e9 de suivre, il n\u2019y en avait pas davantage derri\u00e8re lui pour le ramener l\u00e0 d\u2019o\u00f9 il \u00e9tait venu. Il y avait eu, au d\u00e9but, des poteaux, des b\u00e2tons, des jalons plant\u00e9s dans la neige, mais Hans Castorp n\u2019avait pas tard\u00e9 \u00e0 se lib\u00e9rer intentionnellement de cette tutelle, parce que tout cela le faisait penser \u00e0 l\u2019homme \u00e0 la trompette, et ne lui semblait pas correspondre \u00e0 ses rapports intimes avec la grande solitude sauvage de l\u2019hiver.<\/p>\n\n\n\n Derri\u00e8re des \u00e9minences rocheuses couvertes de neige entre  lesquelles il passa, tournant tant\u00f4t \u00e0 droite, tant\u00f4t \u00e0 gauche, s\u2019\u00e9tendaient un plan inclin\u00e9, puis un plan horizontal et puis ce fut la haute montagne dont les gorges et les d\u00e9fil\u00e9s, mollement capitonn\u00e9s, paraissaient accessibles et tentants. Oui, la tentation des lointains et des altitudes, des solitudes qui s\u2019ouvraient toujours de nouveau, \u00e9tait forte dans le c\u0153ur de Hans Castorp, et au risque de s\u2019attarder, il p\u00e9n\u00e9trait toujours plus avant dans le silence sauvage, dans l\u2019\u00e9trange, dans la sph\u00e8re p\u00e9rilleuse, sans se soucier de ce que, entre temps, sa tension et son angoisse int\u00e9rieures se fussent chang\u00e9es en une v\u00e9ritable peur \u00e0 l\u2019aspect de l\u2019obscurit\u00e9 pr\u00e9matur\u00e9e et croissante du ciel, qui \u00e9tendait comme des voiles gris sur la contr\u00e9e. Cette peur lui fit comprendre que, jusqu\u2019\u00e0 ce moment, il s\u2019\u00e9tait secr\u00e8tement efforc\u00e9 de perdre m\u00eame le sens de l\u2019orientation, et d\u2019oublier dans quelle direction \u00e9taient situ\u00e9s la vall\u00e9e et le bourg, et il y avait r\u00e9ussi aussi compl\u00e8tement qu\u2019il avait pu le souhaiter. Du reste, il pouvait se dire que, s\u2019il rebroussait chemin aussit\u00f4t et que, s\u2019il descendait toujours \u00e0 val, il atteindrait rapidement la vall\u00e9e, sinon exactement le Berghof<\/em>. En ce cas il arriverait trop t\u00f4t, n\u2019aurait pas employ\u00e9 tout son temps, tandis que, si la temp\u00eate de neige le surprenait, il \u00e9tait en effet probable qu\u2019il ne retrouverait plus le chemin du retour. Mais il se refusait \u00e0 prendre pr\u00e9matur\u00e9ment la fuite, de quelque poids que pes\u00e2t sur lui la peur, sa crainte sinc\u00e8re des \u00e9l\u00e9ments. Ce n\u2019\u00e9tait gu\u00e8re l\u00e0 agir en sportif ; car le sportif engage la lutte avec les \u00e9l\u00e9ments aussi longtemps qu\u2019il s\u2019en sent le ma\u00eetre ; il reste prudent, et c\u2019est \u00eatre sage que de c\u00e9der. Mais ce qui se passait dans l\u2019\u00e2me de Hans Castorp, on ne pouvait le d\u00e9signer que d\u2019un mot : d\u00e9fi ! Et quoique ce mot implique des sentiments bl\u00e2mables, m\u00eame si \u2014 ou surtout si \u2014 la vell\u00e9it\u00e9 criminelle qu\u2019il d\u00e9signe est li\u00e9e \u00e0 une peur sinc\u00e8re, on peut cependant comprendre, pour peu que l\u2019on r\u00e9fl\u00e9chisse humainement, qu\u2019au tr\u00e9fonds de l\u2019\u00e2me d\u2019un jeune homme et d\u2019un homme qui a v\u00e9cu pendant des ann\u00e9es \u00e0 la fa\u00e7on de notre h\u00e9ros, bien des choses s\u2019amassent et s\u2019accumulent, qui, un jour ou l\u2019autre, font explosion en un : \u00ab Allons donc ! \u00bb ou en un : \u00ab Viens-y donc ! \u00bb spontan\u00e9s, pleins d\u2019une impatience exasp\u00e9r\u00e9e, bref, se traduisent par un d\u00e9fi et un refus oppos\u00e9 \u00e0 la prudence raisonnable. Et c\u2019est donc ainsi qu\u2019il y alla carr\u00e9ment, sur ses longues pantoufles, qu\u2019il glissa encore le long de cette pente, et remonta sur le coteau suivant o\u00f9 se dressait, \u00e0 quelque distance, un chalet de bois, un fenil ou une marcairie, au toit charg\u00e9 de fragments de rocher, tourn\u00e9 vers la montagne suivante, dont le dos \u00e9tait h\u00e9riss\u00e9 de sapins, et derri\u00e8re lequel de hautes cimes s\u2019\u00e9chafaudaient dans une brume confuse. Devant lui, la paroi parsem\u00e9e de quelques groupes d\u2019arbres se dressait roide ; mais, en obliquant vers la droite, on pouvait la contourner \u00e0 moiti\u00e9 par une pente mod\u00e9r\u00e9e, pour passer derri\u00e8re elle et voir ce qui viendrait apr\u00e8s. C\u2019est donc \u00e0 cette exploration que Hans Castorp commen\u00e7a par s\u2019appliquer, apr\u00e8s que, devant la plate-forme du chalet, il fut encore descendu dans un ravin plus profond dont la pente s\u2019inclinait de droite \u00e0 gauche.<\/p>\n\n\n\n Il venait \u00e0 peine de reprendre la mont\u00e9e, lorsque, \u2014 ainsi qu\u2019on avait pu le pr\u00e9voir, \u2014 la tourmente de neige et la temp\u00eate \u00e9clat\u00e8rent de la plus belle mani\u00e8re ; bref, la temp\u00eate de neige \u00e9tait l\u00e0 qui avait depuis longtemps menac\u00e9, si l\u2019on peut parler de \u00ab menace \u00bb \u00e0 propos de ces \u00e9l\u00e9ments aveugles et ignorants, qui ne tendent nullement \u00e0 nous an\u00e9antir, ce qui par comparaison e\u00fbt \u00e9t\u00e9 relativement r\u00e9confortant, mais auxquels les cons\u00e9quences de leur action \u00e9taient indiff\u00e9rentes de la mani\u00e8re la plus exorbitante.<\/p>\n\n\n\n \u00ab H\u00e9, l\u00e0-bas, pensa Hans Castorp, et il s\u2019arr\u00eata lorsque le premier coup de vent passa \u00e0 travers l\u2019\u00e9pais tourbillon de neige et l\u2019atteignit. En voil\u00e0 un souffle, il vous glace la moelle. \u00bb <\/p>\n\n\n\n Et en effet ce vent \u00e9tait d\u2019une esp\u00e8ce tout \u00e0 fait d\u00e9testable : le froid effrayant qui r\u00e9gnait \u2014 environ vingt degr\u00e9s au-dessous de z\u00e9ro, \u2014 n\u2019\u00e9tait insensible et ne paraissait doux que lorsque l\u2019air d\u00e9pourvu d\u2019humidit\u00e9 \u00e9tait calme et immobile comme d\u2019habitude ; mais aussit\u00f4t qu\u2019un coup de vent l\u2019agitait, il vous entaillait la chair comme \u00e0 coups de couteau, et lorsqu\u2019il en \u00e9tait comme \u00e0 pr\u00e9sent, \u2014 car le premier coup de vent qui avait balay\u00e9 la neige n\u2019avait \u00e9t\u00e9 qu\u2019un pr\u00e9curseur, \u2014 sept fourrures n\u2019auraient pas suffi \u00e0 mettre vos os \u00e0 l\u2019abri d\u2019une \u00e9pouvante mortelle et glaciale ; or, Hans Castorp ne portait pas sept fourrures, mais un seul chandail de laine qui, en d\u2019autres circonstances, lui avait parfaitement suffi et qui lui avait m\u00eame pes\u00e9 au moindre rayon de soleil. D\u2019ailleurs, la bourrasque le battait de c\u00f4t\u00e9 et dans le dos, de sorte qu\u2019il n\u2019\u00e9tait pas recommandable de retourner et de le recevoir en pleine figure ; et comme cette consid\u00e9ration se m\u00ealait \u00e0 son obstination et au \u00ab allons donc ! \u00bb r\u00e9solu de son \u00e2me, le fol jeune homme continuait toujours d\u2019avancer entre les sapins clairsem\u00e9s, afin de parvenir de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9 de la montagne qu\u2019il avait entrepris de gravir.<\/p>\n\n\n\n Mais ce n\u2019\u00e9tait pas un plaisir, car l\u2019on ne distinguait rien de la danse des flocons qui, sans qu\u2019on les v\u00eet tomber, emplissaient tout l\u2019espace de leur multitude tourbillonnante et dense ; le vagues glac\u00e9es qui la traversaient faisaient br\u00fbler les oreilles d\u2019une douleur aigu\u00eb, paralysaient les membres et engourdissaient les mains, de sorte que l\u2019on ne savait plus si l\u2019on tenait encore son b\u00e2ton ferr\u00e9, ou non. La neige, par derri\u00e8re, p\u00e9n\u00e9trait sous son collet, fondait le long de son dos, se posait sur ses \u00e9paules, et couvrait son flanc droit. Il lui semblait qu\u2019il allait se figer ici en un bonhomme de neige, son b\u00e2ton raide \u00e0 la main. Sa situation \u00e9tait insupportable, malgr\u00e9 les conditions relativement favorables : pour peu qu\u2019il se retourn\u00e2t, ce serait pis ; et pourtant le chemin du retour apparaissait comme une t\u00e2che difficile, qu\u2019il e\u00fbt mieux valu entreprendre sans tarder.<\/p>\n\n\n\n Il s\u2019arr\u00eata donc, haussa les \u00e9paules avec col\u00e8re, et retourna ses skis. Le vent contraire lui coupa aussit\u00f4t la respiration, de sorte qu\u2019il ex\u00e9cuta encore une fois ce demi-tour compliqu\u00e9, pour reprendre haleine avant d\u2019affronter \u00e0 nouveau, mieux pr\u00e9par\u00e9, l\u2019ennemi impassible. La t\u00eate baiss\u00e9e et en m\u00e9nageant prudemment son souffle, il r\u00e9ussit \u00e0 se mettre en marche dans la direction oppos\u00e9e, surpris, bien qu\u2019il se f\u00fbt attendu au pire, par la difficult\u00e9 de la marche, qui tenait avant tout \u00e0 ce qu\u2019il \u00e9tait aveugl\u00e9 et n\u2019arrivait pas \u00e0 souffler. \u00c0 tout moment, il \u00e9tait contraint de s\u2019arr\u00eater, premi\u00e8rement pour reprendre haleine \u00e0 l\u2019abri de l\u2019ouragan, ensuite parce que, la t\u00eate baiss\u00e9e et les yeux clignotants, il ne voyait rien dans cette obscurit\u00e9 blanche, et devait prendre garde de ne pas se heurter \u00e0 des arbres, de ne pas s\u2019enfoncer \u00e0 travers des obstacles. Les flocons lui volaient en quantit\u00e9 \u00e0 la figure, et y fondaient, de sorte que sa peau se gla\u00e7ait. Ils volaient dans sa bouche o\u00f9 ils fondaient avec un go\u00fbt faiblement aqueux, ils volaient contre ses paupi\u00e8res qui se fermaient convulsivement, ils inondaient ses yeux et lui coupaient la vue, qui, du reste, ne lui e\u00fbt servi de rien, parce que le champ visuel \u00e9tait voil\u00e9 d\u2019un rideau si \u00e9pais, et que toute cette aveuglante blancheur paralysait de toute mani\u00e8re le sens de la vue. C\u2019\u00e9tait dans le n\u00e9ant blanc et tourbillonnant qu\u2019il regardait, lorsqu\u2019il se for\u00e7ait \u00e0 voir. De temps \u00e0 autre seulement des fant\u00f4mes du monde ph\u00e9nom\u00e9nal en \u00e9mergaient : un buisson de pins nains, la vague silhouette du fenil aupr\u00e8s duquel il venait de passer.<\/p>\n\n\n\n Il le laissa derri\u00e8re lui, et s\u2019effor\u00e7a de trouver le chemin du retour, par-del\u00e0 le coteau o\u00f9 se dressait le chalet. Mais il n\u2019y avait pas de chemin. Garder une orientation, l\u2019orientation approximative de la maison et de la vall\u00e9e, \u00e9tait davantage une question de chance que d\u2019intelligence, parce que, si l\u2019on r\u00e9ussissait \u00e0 voir la main devant ses yeux, on ne voyait m\u00eame pas jusqu\u2019aux pointes de ses skis ; et quand m\u00eame on les aurait mieux vues il n\u2019en aurait pas moins \u00e9t\u00e9 extr\u00eamement difficile de progresser, en raison de tant d\u2019obstacles : la figure pleine de neige, le vent adverse qui vous coupait le souffle, qui vous emp\u00eachait d\u2019aspirer comme d\u2019expirer, et vous obligeait \u00e0 tout moment \u00e0 vous d\u00e9tourner pour reprendre haleine. On se demande qui serait parvenu \u00e0 avancer ainsi. Quant \u00e0 Hans Castorp, \u2014 et il n\u2019en e\u00fbt pas \u00e9t\u00e9 diff\u00e9remment d\u2019un autre, plus fort que lui, \u2014 il s\u2019arr\u00eatait, il haletait, clignotait en exprimant l\u2019eau de ses cils, il tapotait pour faire tomber la cuirasse de neige qui s\u2019\u00e9tait \u00e9tendue sur lui, et avait le sentiment que c\u2019\u00e9tait une pr\u00e9somption insens\u00e9e de pr\u00e9tendre avancer en de telles conditions.<\/p>\n\n\n\n Hans Castorp avan\u00e7ait quand m\u00eame, c\u2019est-\u00e0-dire il se d\u00e9pla\u00e7ait. Mais se d\u00e9pla\u00e7ait-il utilement, se d\u00e9pla\u00e7ait-il dans la bonne direction, et n\u2019e\u00fbt-il pas \u00e9t\u00e9 moins hasardeux pour lui de rester o\u00f9 il \u00e9tait (mais ceci semblait tout aussi impraticable), c\u2019est ce qu\u2019on pouvait se demander. La vraisemblance th\u00e9orique inclinait dans le sens contraire, et, pratiquement parlant, il sembla bient\u00f4t \u00e0 Hans Castorp que ce n\u2019\u00e9tait pas le bon chemin qu\u2019il suivait, \u00e0 savoir : le coteau plat que, montant du ravin, il avait gagn\u00e9 \u00e0 grand\u2019peine, et qu\u2019il s\u2019agissait avant tout de gravir \u00e0 nouveau. La partie plate avait \u00e9t\u00e9 trop courte, il montait d\u00e9j\u00e0 de nouveau. Apparemment, l\u2019ouragan qui venait du Sud-Ouest de la r\u00e9gion de l\u2019entr\u00e9e de la vall\u00e9e, l\u2019avait d\u00e9tourn\u00e9 de son  chemin par sa furieuse pression contraire. C\u2019\u00e9tait une fausse avance qui depuis quelque temps d\u00e9j\u00e0 l\u2019\u00e9puisait. \u00c0 l\u2019aveuglette, envelopp\u00e9 d\u2019une nuit tourbillonnante et blanche, il p\u00e9n\u00e9trait \u00e0 grand\u2019peine plus avant dans cette menace indiff\u00e9rente.<\/p>\n\n\n\n \u00ab Tu parles ! \u00bb dit-il entre les dents, et il s\u2019arr\u00eata. Il ne s\u2019exprima pas d\u2019une fa\u00e7on plus path\u00e9tique, bien qu\u2019il e\u00fbt un instant le sentiment qu\u2019une main de glace s\u2019\u00e9tendait vers son c\u0153ur qui sursauta et battit ensuite contre ses c\u00f4tes, \u00e0 coups aussi rapides que le jour o\u00f9 Rhadamante avait d\u00e9couvert chez lui une tache humide. Car il comprenait qu\u2019il n\u2019avait pas le droit de prononcer de grands mots et de faire de grands gestes, puisque c\u2019\u00e9tait lui-m\u00eame qui avait lanc\u00e9 le d\u00e9fi, et que tout ce que la situation avait d\u2019inqui\u00e9tant ne venait que de lui. \u00ab Pas mal \u00bb, dit-il, et il sentit que ses traits, les muscles qui commandaient l\u2019expression de son visage n\u2019ob\u00e9issaient plus \u00e0 l\u2019\u00e2me et n\u2019\u00e9taient plus capables de rien exprimer, ni crainte, ni col\u00e8re, ni m\u00e9pris, car ils \u00e9taient gel\u00e9s. \u00ab Et alors ? \u00bb Descendre par ici, obliquement, et suivre cette saillie, tout droit, exactement contre le vent. \u00ab C\u2019est plus vite dit que fait \u00bb, poursuivit-il, haletant et \u00e0 mots entrecoup\u00e9s, mais en r\u00e9alit\u00e9 parlant \u00e0 mi-voix, tout en se remettant en marche. Pourtant il faut que quelque chose se fasse, je ne peux pas m\u2019asseoir et attendre, sinon, je serai bient\u00f4t recouvert par ces masses hexagonales et uniformes, et Settembrini, s\u2019il arrivait avec son petit cor pour me chercher, me trouverait accroupi ici, les yeux vitreux, un bonnet de neige pos\u00e9 de travers sur la t\u00eate\u2026 Il remarqua qu\u2019il se parlait \u00e0 lui-m\u00eame, et d\u2019une mani\u00e8re assez \u00e9trange. Il se l\u2019interdit donc, mais recommen\u00e7a, bien que ses l\u00e8vres fussent si lourdes qu\u2019il renon\u00e7ait \u00e0 s\u2019en servir, et parlait sans consonnes labiales, ce qui lui rappela une situation d\u00e9j\u00e0 ancienne et une circonstance o\u00f9 il en avait \u00e9t\u00e9 de m\u00eame. \u00ab Tais-toi, et t\u00e2che d\u2019avancer \u00bb, dit-il, et il ajouta : \u00ab Il me semble que tu radotes, et que tu n\u2019as plus le cerveau tr\u00e8s clair, c\u2019est grave \u00e0 tous les \u00e9gards. \u00bb<\/p>\n\n\n\n Mais que ce f\u00fbt grave au point de vue des chances qu\u2019il avait d\u2019en r\u00e9chapper, c\u2019\u00e9tait l\u00e0 une simple constatation critique, venant comme d\u2019une personne \u00e9trang\u00e8re, d\u00e9sint\u00e9ress\u00e9e encore que pr\u00e9occup\u00e9e. Pour sa part naturelle, il \u00e9tait fort enclin \u00e0 s\u2019abandonner \u00e0 cette confusion qui voulait prendre possession de lui avec la fatigue croissante, mais il prenait conscience de cette tendance et s\u2019attardait \u00e0 m\u00e9diter sur elle. \u00ab C\u2019est la conscience alt\u00e9r\u00e9e de quelqu\u2019un qui se trouve pris dans une temp\u00eate de neige et qui ne retrouve plus son chemin, pensait-il tout en peinant et il pronon\u00e7ait des phrases d\u00e9cousues, hors d\u2019haleine, en \u00e9vitant par discr\u00e9tion des expressions plus claires. Les gens qui en entendent parler ensuite s\u2019imaginent que c\u2019est effroyable, mais oublient que la maladie \u2014 et mon \u00e9tat est en quelque sorte une maladie \u2014 dresse son homme de fa\u00e7on \u00e0 pouvoir s\u2019entendre avec lui. Il y a des ph\u00e9nom\u00e8nes de sensibilit\u00e9 diminu\u00e9e, des \u00e9tourdissements bienfaisants, des exp\u00e9dients naturels, oui parfaitement\u2026 Mais il faut les combattre, car ils sont \u00e0 double face, ils sont \u00e9quivoques au supr\u00eame degr\u00e9 ; veut-on les appr\u00e9cier, tout d\u00e9pend du point de vue. Ils sont profitables et bienfaisants lorsque le chemin est \u00e0 jamais perdu, mais ils sont tr\u00e8s malfaisants et dangereux pour peu qu\u2019il soit encore question de retrouver son chemin, comme chez moi qui ne songe pas, qui, dans mon c\u0153ur aux battements tumultueux, ne songe nullement \u00e0 me laisser recouvrir par cette cristallom\u00e9trie stupide et r\u00e9guli\u00e8re\u2026 \u00bb<\/p>\n\n\n\n En effet, il \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 sensiblement \u00e9prouv\u00e9 et combattait un commencement de confusion dans ses perceptions, d\u2019une mani\u00e8re elle-m\u00eame confuse et fi\u00e9vreuse. Il ne s\u2019effraya pas, comme il e\u00fbt d\u00fb, en homme bien portant, s\u2019effrayer lorsqu\u2019il s\u2019aper\u00e7ut qu\u2019il avait de nouveau d\u00e9vi\u00e9 de sa voie plane, cette fois apparemment dans le sens de la pente du coteau. Car il se laissa glisser, ayant le vent obliquement contre lui, et bien que pour le moment mieux e\u00fbt valu ne pas se laisser aller, cela lui semblait plus commode. \u00ab \u00c7a ira, pensa-t-il. Je reprendrai la bonne direction un peu plus bas. \u00bb Et c\u2019est ce qu\u2019il fit, ou crut faire, ou ne le crut pas lui-m\u00eame ; ou (ce qui est encore plus inqui\u00e9tant), il commen\u00e7ait \u00e0 lui \u00eatre indiff\u00e9rent de le faire ou de ne pas le faire. Tel \u00e9tait l\u2019effet des absences d\u2019esprit \u00e9quivoques qu\u2019il ne combattait que mollement. Ce m\u00e9lange de fatigue et d\u2019\u00e9motion qui formait l\u2019\u00e9tat ordinaire et familier d\u2019un h\u00f4te dont l\u2019acclimatation consistait \u00e0 ne pas s\u2019habituer s\u2019\u00e9tait si nettement d\u00e9clar\u00e9 qu\u2019il ne pouvait plus \u00eatre question de lutter par la r\u00e9flexion contre ces absences. Pris de vertige, il tremblait d\u2019ivresse et d\u2019excitation \u00e0 peu pr\u00e8s comme il l\u2019avait fait apr\u00e8s son entretien avec Naphta et Settembrini, mais infiniment plus fort ; et ainsi lui arriva-t-il de justifier sa paresse, dans la r\u00e9sistance qu\u2019il opposait \u00e0 ces absences somnolentes, par des r\u00e9miniscences de certaines discussions et que, malgr\u00e9 sa r\u00e9volte m\u00e9prisante contre l\u2019id\u00e9e de se laisser recouvrir par ces masses uniformes et hexagonales, il balbutiait quelque chose en lui-m\u00eame, dont le sens ou le non-sens \u00e9tait le suivant : le sentiment du devoir qui l\u2019engageait \u00e0 combattre ces pertes de connaissance suspectes n\u2019\u00e9tait pas de la pure \u00e9thique, c\u2019\u00e9tait une mesquine conception bourgeoise de l\u2019existence et le fait d\u2019un philistin irreligieux. Le d\u00e9sir et la tentation de s\u2019\u00e9tendre et de se reposer assi\u00e9geaient son esprit sous la forme suivante : il se disait que c\u2019\u00e9tait comme pendant une temp\u00eate de sable dans le d\u00e9sert o\u00f9 les Arabes se jetaient sur leur face et tiraient le burnous par-dessus la t\u00eate. Seul, le fait qu\u2019il n\u2019avait pas de burnous et que l\u2019on ne pouvait pas bien tirer un chandail de laine par-dessus sa t\u00eate lui semblait une objection valable \u00e0 une telle conduite, bien qu\u2019il ne f\u00fbt pas un enfant et que par beaucoup de r\u00e9cits il s\u00fbt assez exactement comment l\u2019on est gel\u00e9 \u00e0 mort.<\/p>\n\n\n\n Apr\u00e8s un d\u00e9part d\u2019une vitesse moyenne sur un terrain plut\u00f4t plat, il montait de nouveau, et la pente \u00e9tait assez raide. Il se pouvait qu\u2019il ne f\u00eet pas fausse route, car le chemin qui menait \u00e0 vall\u00e9e devait lui aussi monter par endroits, et quant au vent, il avait sans doute tourn\u00e9 capricieusement, car Hans Castorp l\u2019avait de nouveau dans le dos, et il y trouvait un avantage. \u00c9tait-ce la temp\u00eate qui le courbait en avant ou \u00e9tait-ce ce plan d\u00e9clive voil\u00e9 par un cr\u00e9puscule de neige, blanc et tendre, qui exer\u00e7ait une attraction sur son corps ? On n\u2019aurait besoin que de lui c\u00e9der, de s\u2019abandonner \u00e0 cette attirance, et la tentation \u00e9tait grande, aussi grande, dangereuse, typique, qu\u2019elle passait pour \u00eatre ; mais cette notion n\u2019enlevait rien \u00e0 sa force vivante et effective. Cette attirance se targuait de droits particuliers, elle ne voulait pas se laisser ranger parmi les donn\u00e9es g\u00e9n\u00e9rales de l\u2019exp\u00e9rience, elle ne voulait pas s\u2019y reconna\u00eetre, elle se d\u00e9clarait unique et incomparable dans son insistance, \u2014 sans pouvoir nier, il est vrai, qu\u2019elle \u00e9tait une inspiration \u00e9manant d\u2019un certain c\u00f4t\u00e9, une suggestion venant d\u2019un \u00eatre en v\u00eatements d\u2019un noir espagnol, avec une collerette ronde et pliss\u00e9e d\u2019une blancheur de neige, image \u00e0 laquelle se rattachaient toutes sortes d\u2019impressions sombres, j\u00e9suitiques, tranchantes et hostiles \u00e0 l\u2019humanit\u00e9, toutes sortes de souvenirs de torture et de bastonnade, choses dont M. Settembrini avait horreur, mais par quoi il ne faisait que se rendre ridicule, avec sa rengaine d\u2019orgue de barbarie et sa ragione<\/em>\u2026<\/p>\n\n\n\n Mais Hans Castorp se comporta vaillamment et r\u00e9sista \u00e0 la tentation de se laisser aller. Il ne voyait rien, il luttait et avan\u00e7ait ; utilement ou non, il peinait pour sa part et se d\u00e9pla\u00e7ait au m\u00e9pris des liens qui lui pesaient et dont la temp\u00eate glac\u00e9e chargeait de plus en plus ses membres. Comme la mont\u00e9e devenait trop raide, il tourna de c\u00f4t\u00e9, sans trop s\u2019en rendre compte, et suivit ainsi pendant quelque temps la pente. Ouvrir ses paupi\u00e8res convuls\u00e9es \u00e9tait un effort dont il avait \u00e9prouv\u00e9 l\u2019inutilit\u00e9, ce qui n\u2019encourageait gu\u00e8re \u00e0 le renouveler. N\u00e9anmoins, il voyait de temps en temps quelque chose : des pins qui se rapprochaient, un ruisseau ou un foss\u00e9 dont la noirceur se dessinait entre les rebords de neige qui la surplombaient ; et lorsque, pour changer, il descendit de nouveau une pente, affrontant d\u2019ailleurs une fois de plus le vent, il aper\u00e7ut en avant de lui, \u00e0 quelque distance, flottant librement, en quelque sorte balay\u00e9e par des voiles confus, l\u2019ombre d\u2019une b\u00e2tisse humaine. Aspect bien venu et consolant ! Il avait vaillamment pein\u00e9 malgr\u00e9 tous les obstacles, jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019il e\u00fbt revu des constructions de main d\u2019homme qui l\u2019avertissaient que la vall\u00e9e habit\u00e9e devait \u00eatre proche. Peut-\u00eatre y avait-il des hommes l\u00e0-bas, peut-\u00eatre pourrait-on entrer chez eux, sous leur toit attendre la fin de la tourmente, et en cas de besoin se procurer un compagnon ou un guide, si l\u2019obscurit\u00e9 naturelle \u00e9tait tomb\u00e9e dans l\u2019intervalle. Il marcha vers cette chose presque chim\u00e9rique et qui souvent manquait de dispara\u00eetre dans l\u2019obscurit\u00e9 de l\u2019heure. Il dut encore fournir une ascension \u00e9puisante contre le vent, pour l\u2019atteindre, et se convainquit, arriv\u00e9 l\u00e0, avec des sentiments de r\u00e9volte, d\u2019\u00e9tonnement, d\u2019effroi et de vertige, que c\u2019\u00e9tait la hutte bien connue, le fenil au toit charg\u00e9 de pierres que, par toutes sortes de d\u00e9tours et au prix des plus vaillants efforts, il avait regagn\u00e9.<\/p>\n\n\n\n Que diable ! De lourds jurons tomb\u00e8rent des l\u00e8vres raidies de Hans Castorp qui omettait les sons labiaux. Pour s\u2019orienter, il tourna autour de la hutte, en s\u2019aidant de son b\u00e2ton, et constata qu\u2019il l\u2019avait de nouveau atteinte par derri\u00e8re et que par cons\u00e9quent, durant une bonne heure, selon son estimation, il s\u2019\u00e9tait livr\u00e9 \u00e0 la plus pure et \u00e0 la plus inutile sottise. Mais c\u2019est ainsi que cela se passait, c\u2019est ainsi que l\u2019on pouvait le lire dans les livres. On tournait en rond, on s\u2019\u00e9chinait, en s\u2019imaginant avancer, cependant que l\u2019on d\u00e9crivait en r\u00e9alit\u00e9 quelques vastes et stupides d\u00e9tours qui vous ramenaient au point donn\u00e9 comme la trompeuse orbite de l\u2019ann\u00e9e. C\u2019est ainsi que l\u2019on s\u2019\u00e9garait, c\u2019est ainsi que l\u2019on ne se retrouvait pas. Hans Castorp reconnut le ph\u00e9nom\u00e8ne traditionnel avec une certaine satisfaction, encore qu\u2019avec effroi. Il se frappa les cuisses, de col\u00e8re et de stup\u00e9faction, parce que l\u2019exp\u00e9rience s\u2019\u00e9tait reproduite si ponctuellement dans son propre cas particulier, individuel et pr\u00e9sent.<\/p>\n\n\n\n\n Le chalet d\u00e9sert \u00e9tait inaccessible, la porte \u00e9tait ferm\u00e9e, on ne pouvait y entrer d\u2019aucun c\u00f4t\u00e9. Hans Castorp r\u00e9solut n\u00e9anmoins d\u2019y demeurer provisoirement, car le rebord du toit donnait l\u2019illusion d\u2019un certain abri, et la hutte elle-m\u00eame, du c\u00f4t\u00e9 orient\u00e9 vers la montagne o\u00f9 Hans Castorp se r\u00e9fugia, offrait r\u00e9ellement une certaine protection contre la temp\u00eate lorsqu\u2019on appuyait son \u00e9paule contre le mur grossi\u00e8rement charpent\u00e9, car, par suite de la longueur des skis, il n\u2019\u00e9tait pas possible de s\u2019adosser. Accot\u00e9 de biais il restait debout, apr\u00e8s qu\u2019il eut enfonc\u00e9 son b\u00e2ton \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de lui dans la neige, les mains dans les poches, le collet de son chandail de laine relev\u00e9, se tenant en \u00e9quilibre sur la jambe avanc\u00e9e, il laissa, les yeux clos, reposer sa t\u00eate qui lui tournait sur le mur de rondins, ne regardant que de temps \u00e0 autre par-dessus son \u00e9paule par-del\u00e0 le ravin, vers la paroi rocheuse, de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9, qui apparaissait parfois confus\u00e9ment \u00e0 travers le voile de neige.<\/p>\n\n\n\n Sa situation \u00e9tait relativement confortable. \u00ab Au besoin je pourrais rester ainsi toute la nuit, se dit-il, pourvu que je change de temps \u00e0 autre de pied, que je me couche en quelque sorte sur l\u2019autre c\u00f4t\u00e9, et naturellement que je me donne un peu de mouvement dans l\u2019intervalle, ce qui est indispensable. J\u2019ai beau \u00eatre ext\u00e9rieurement engourdi, j\u2019ai quand m\u00eame accumul\u00e9 de la chaleur int\u00e9rieure gr\u00e2ce au mouvement que je me suis donn\u00e9, et mon excursion n\u2019a donc pas \u00e9t\u00e9 compl\u00e8tement inutile, encore que je me sois perdu et que j\u2019aie tourn\u00e9 tout autour de la hutte\u2026 \u00ab Perdu \u00bb, de quelle expression me suis-je donc servi ? Elle n\u2019est pas du tout n\u00e9cessaire, elle ne correspond pas \u00e0 ce qui m\u2019est arriv\u00e9, je m\u2019en suis servi tout \u00e0 fait arbitrairement parce que je n\u2019ai pas encore la t\u00eate tr\u00e8s claire ; et pourtant c\u2019est \u00e0 certains \u00e9gards, un mot juste\u2026 Il est heureux encore que je puisse supporter cela, car cette tourmente, cet ouragan de neige, ce tourbillon chaotique peuvent parfaitement durer jusqu\u2019\u00e0 demain matin, et m\u00eame s\u2019il ne dure que jusqu\u2019\u00e0 la tomb\u00e9e de la nuit, ce serait assez grave, car, la nuit, le danger de se perdre est aussi grand que dans la temp\u00eate de neige\u2026 Il devrait d\u00e9j\u00e0 faire nuit, vers six heures, tant il me semble avoir g\u00e2ch\u00e9 de temps en tournoyant. Quelle heure est-il donc ? \u00bb<\/p>\n\n\n\n Et il chercha sa montre, bien qu\u2019avec ses doigts raides et morts il ne lui f\u00fbt nullement facile de d\u00e9terrer dans ses v\u00eatements sa montre en or, \u00e0 couvercle et \u00e0 monogramme, qui faisait tic-tac, vivante et fid\u00e8le \u00e0 son devoir, ici, dans cette solitude d\u00e9sol\u00e9e, semblable en cela \u00e0 son c\u0153ur, au c\u0153ur humain si touchant dans la chaleur organique de son thorax. <\/p>\n\n\n\n Il \u00e9tait quatre heures et demie. Que diable, il \u00e9tait presque la m\u00eame heure lorsque la temp\u00eate avait commenc\u00e9. Devait-il croire qu\u2019il n\u2019avait err\u00e9 que pendant un quart d\u2019heure ? \u00ab Le temps m\u2019a paru long \u00bb, pensa-t-il. \u00ab C\u2019est ennuyeux de se perdre, semble-t-il. Mais \u00e0 cinq heures ou \u00e0 cinq heures et demie, il fait compl\u00e8tement nuit ; c\u2019est un fait qui subsiste. La temp\u00eate cessera-t-elle auparavant, assez t\u00f4t pour m\u2019\u00e9viter de me perdre \u00e0 nouveau ? Sur ce, je pourrais prendre une gorg\u00e9e de porto pour me redonner des forces. \u00bb<\/p>\n\n\n\n Il avait emport\u00e9 cette boisson pour dilettantes, uniquement parce qu\u2019on la trouvait au Berghof<\/em> en des flacons plats, et parce qu\u2019on la vendait aux excursionnistes, sans que l\u2019on e\u00fbt, il est vrai, pens\u00e9 \u00e0 ceux qui, contre la r\u00e8gle, s\u2019\u00e9gareraient dans la montagne, par la neige et le froid, et qui attendraient la nuit dans de telles conditions. Si son esprit avait \u00e9t\u00e9 plus lucide, il aurait d\u00fb se dire que, au point de vue des chances de retour, c\u2019\u00e9tait presque ce qu\u2019il e\u00fbt pu prendre de plus mauvais.<\/p>\n\n\n\n Et de fait il se le dit, apr\u00e8s avoir pris quelques gorg\u00e9es qui produisirent un effet tout semblable \u00e0 celui qu\u2019avait produit la bi\u00e8re de Kulmbach, le soir de son arriv\u00e9e, lorsque, tout en tenant des discours d\u00e9sordonn\u00e9s sur des sauces de poisson et autres sujets semblables, il avait choqu\u00e9 Settembrini, M. Lodovico, le p\u00e9dagogue qui par son regard exhortait \u00e0 la raison les fous qui se laissaient aller, et dont Hans Castorp entendait pr\u00e9cis\u00e9ment l\u2019agr\u00e9able appel de cor \u00e0 travers les airs, signe que l\u2019\u00e9loquent \u00e9ducateur s\u2019approchait \u00e0 marches forc\u00e9es pour tirer de cette folle situation l\u2019\u00e9l\u00e8ve pr\u00e9f\u00e9r\u00e9, l\u2019enfant g\u00e2t\u00e9 de la vie, et pour le ramener\u2026 Ce qui naturellement \u00e9tait absurde et ne provenait que de la bi\u00e8re de Kulmbach qu\u2019il avait bue par m\u00e9garde. Car, premi\u00e8rement, M. Settembrini n\u2019avait pas du tout de cor, il n\u2019avait que son orgue de barbarie appuy\u00e9 sur une jambe de bois, et dont il accompagnait le jeu en levant vers les maisons ses yeux humanistes ; et, deuxi\u00e8mement, il ne savait et ne remarquait absolument rien de ce qui se passait, puisqu\u2019il ne se trouvait plus au sanatorium Berghof<\/em>, mais chez Lukacek, le tailleur pour dames, dans sa petite mansarde \u00e0 la carafe d\u2019eau, au-dessus de la cellule de soie de Naphta, et n\u2019avait pas plus le droit ni le moyen d\u2019intervenir qu\u2019autrefois, la nuit de Carnaval, lorsque Hans Castorp s\u2019\u00e9tait trouv\u00e9 dans une position aussi folle et aussi grave, quand il avait rendu \u00e0 la malade Clawdia Chauchat son crayon, son porte-mine, le porte-mine de Pribislav Hippe\u2026 Qu\u2019en \u00e9tait-il du reste de sa \u00ab position \u00bb ? Pour \u00eatre dans une position, il fallait \u00eatre \u00ab pos\u00e9 \u00bb quelque part, et non pas debout, pour que ce mot pr\u00eet son sens juste et propre, au lieu d\u2019un sens purement m\u00e9taphorique. La position horizontale, telle \u00e9tait la situation qui convenait \u00e0 un membre aussi ancien de la soci\u00e9t\u00e9 des gens d\u2019en haut. N\u2019\u00e9tait-il pas habitu\u00e9 \u00e0 \u00eatre \u00e9tendu en plein air, par la neige et le froid, la nuit comme le jour ? Et il s\u2019appr\u00eatait \u00e0 se laisser choir, lorsque la conscience le p\u00e9n\u00e9tra, le saisit en quelque sorte au collet, et le maintint sur pieds, de ce que les balbutiements de sa pens\u00e9e sur la \u00ab position \u00bb devaient \u00eatre \u00e9galement mis sur le compte de la bi\u00e8re de Kulmbach, qu\u2019ils ne provenaient que de son envie impersonnelle, passant pour typiquement dangereuse, de s\u2019\u00e9tendre et de dormir, laquelle \u00e9tait sur le point de le s\u00e9duire par des sophismes et des jeux de mots.<\/p>\n\n\n\n \u00ab J\u2019ai commis l\u00e0 une maladresse, reconnut-il. Le porto n\u2019\u00e9tait pas indiqu\u00e9, ces quelques gorg\u00e9es m\u2019ont excessivement alourdi la t\u00eate, elle me tombe pour ainsi dire sur la poitrine et mes pens\u00e9es ne sont plus que divagations et plaisanteries douteuses auxquelles je ne dois pas me fier. Non seulement les pens\u00e9es qui me traversent l\u2019esprit sont douteuses, mais encore les remarques critiques que je fais sur elles, c\u2019est cela le malheur. \u00ab Son crayon \u00bb, c\u2019est-\u00e0-dire \u00ab son crayon \u00e0 elle \u00bb, et non pas le sien \u00e0 lui, on ne dit \u00ab son \u00bb que parce que crayon est au masculin, tout le reste n\u2019est que plaisanterie. Je ne sais m\u00eame pas pourquoi je m\u2019arr\u00eate \u00e0 cela. Alors que, par exemple, je devrais m\u2019inqui\u00e9ter beaucoup plus du fait que ma jambe gauche sur laquelle je m\u2019appuie, rappelle d\u2019une mani\u00e8re frappante la jambe de bois de l\u2019orgue de barbarie de Settembrini qu\u2019il pousse toujours devant soi du genou, sur le pav\u00e9, lorsqu\u2019il s\u2019approche de la fen\u00eatre et qu\u2019il tend son chapeau de velours pour que la fillette l\u00e0-haut y jette une pi\u00e8ce. Et, en m\u00eame temps, je me sens en quelque sorte attir\u00e9 par des mains immat\u00e9rielles vers la neige, pour m\u2019y coucher. Il n\u2019y a que le mouvement qui puisse rem\u00e9dier \u00e0 cela. Il faut que je me donne du mouvement pour me punir d\u2019avoir bu de la bi\u00e8re de Kulmbach et pour assouplir ma jambe de bois. \u00bb<\/p>\n\n\n\n D\u2019un mouvement d\u2019\u00e9paule il se d\u00e9tacha du mur. Mais \u00e0 peine se fut-il \u00e9loign\u00e9 du fenil, \u00e0 peine eut-il fait un pas en avant, que le vent l\u2019assaillit comme un coup de faux, et le repoussa vers l\u2019abri du mur. Sans doute \u00e9tait-ce l\u00e0 le s\u00e9jour auquel il \u00e9tait r\u00e9duit et dont il devait provisoirement se satisfaire ; et il avait la facult\u00e9 de s\u2019appuyer, pour changer, sur l\u2019\u00e9paule gauche, en se tenant sur sa jambe droite, tout en agitant un peu l\u2019autre pour la ranimer. Par un temps pareil, se dit-il, on reste chez soi. On peut s\u2019accorder un peu de changement, mais il ne faut pas pr\u00e9tendre \u00e0 du nouveau, il ne faut pas s\u2019exposer au vent. Tiens-toi tranquille et laisse pendre ta t\u00eate, puisqu\u2019elle est si lourde. Le mur est bon, les poutres sont en bois, une certaine chaleur semble m\u00eame s\u2019en d\u00e9gager, pour autant qu\u2019il peut, ici, \u00eatre question de chaleur ; une discr\u00e8te chaleur naturelle ; peut-\u00eatre n\u2019est-ce que de l\u2019imagination, peut-\u00eatre est-ce subjectif\u2026 Ah ! tous ces arbres ! Oh ! ce vivant climat des hommes vivants ! Quel parfum !\u2026<\/p>\n\n\n\n C\u2019\u00e9tait un parc qui \u00e9tait situ\u00e9 en-dessous de lui, sous le balcon sur lequel il \u00e9tait sans doute debout, un vaste parc d\u2019une luxuriance verdoyante, des arbres \u00e0 feuilles, des ormes, des platanes, des h\u00eatres, des \u00e9rables et des bouleaux, l\u00e9g\u00e8rement d\u00e9grad\u00e9s dans la coloration de leurs feuillages frais, lustr\u00e9s, et dont les cimes \u00e9taient agit\u00e9es d\u2019un l\u00e9ger murmure. Un air d\u00e9licieux, humide, embaum\u00e9 par les arbres soufflait. Une chaude bu\u00e9e de pluie passa, mais la pluie \u00e9tait \u00e9clair\u00e9e par transparence. On voyait tr\u00e8s haut dans le ciel l\u2019air rempli d\u2019un \u00e9gouttement luisant d\u2019eau. Comme c\u2019\u00e9tait beau ! Oh ! souffle du sol natal et pl\u00e9nitude du pays bas, apr\u00e8s une privation si longue ! L\u2019air \u00e9tait plein de chants d\u2019oiseaux, plein de sifflements fl\u00fbt\u00e9s, de gazouillements, de roucoulements et de sanglots d\u2019une douce et gracile ferveur, sans que le moindre oiseau f\u00fbt visible. Hans Castorp sourit, respirant avec reconnaissance. Mais tout cependant se faisait encore plus beau. Un arc-en-ciel se tendit obliquement par-dessus le paysage, complet et net, une pure splendeur, d\u2019un \u00e9clat humide, avec toutes ses couleurs qui, onctueuses comme de l\u2019huile, coulaient sur la verdure \u00e9paisse et luisante. C\u2019\u00e9tait comme de la musique, comme un son de harpes m\u00eal\u00e9es \u00e0 des fl\u00fbtes et des violons. Le bleu et le violet surtout, coulaient merveilleusement. Tout s\u2019y fondait, s\u2019y perdait magiquement, se m\u00e9tamorphosait, toujours plus beau et plus nouveau. C\u2019\u00e9tait comme ce jour, voici bien des ann\u00e9es, que Hans Castorp avait \u00e9t\u00e9 admis \u00e0 entendre un chanteur fameux dans le monde entier, un t\u00e9nor italien dont le gosier avait r\u00e9pandu sur les c\u0153urs des hommes le r\u00e9confort d\u2019un art plein de gr\u00e2ce. Il avait attaqu\u00e9 sur une note aigu\u00eb qui avait \u00e9t\u00e9 belle d\u00e8s le commencement. Mais peu \u00e0 peu, d\u2019instant en instant, cette harmonie passionn\u00e9e s\u2019\u00e9tait \u00e9largie, s\u2019\u00e9tait dilat\u00e9e et \u00e9panouie, s\u2019\u00e9tait \u00e9clair\u00e9e d\u2019une lumi\u00e8re de plus en plus rayonnante. Un \u00e0 un, des voiles que d\u2019abord on n\u2019avait pas per\u00e7us \u00e9taient en quelque sorte tomb\u00e9s ; il y en avait encore un qui, se figurait-on, allait finir par d\u00e9couvrir la lumi\u00e8re supr\u00eame et la plus pure, et puis un tout dernier voile encore, et puis un autre, supr\u00eame, qui laissa para\u00eetre une telle profusion d\u2019\u00e9clat et de splendeur baign\u00e9e de larmes qu\u2019une sourde rumeur de ravissement, ayant r\u00e9sonn\u00e9 comme une objection ou une contradiction, s\u2019\u00e9tait \u00e9lev\u00e9e de la foule, et que lui-m\u00eame, le jeune Hans Castorp, avait \u00e9t\u00e9 secou\u00e9 de sanglots. Il en \u00e9tait ainsi \u00e0 pr\u00e9sent de son paysage qui se m\u00e9tamorphosait, qui se transfigurait progressivement. L\u2019azur envahissait tout\u2026 Les voiles limpides de la pluie tombaient : une mer apparaissait, une mer, c\u2019\u00e9tait la mer du Sud, d\u2019un bleu profond et satur\u00e9, scintillante de lueurs d\u2019argent, une baie merveilleuse, ouverte d\u2019un c\u00f4t\u00e9 en une bu\u00e9e l\u00e9g\u00e8re, \u00e0 moiti\u00e9 cern\u00e9e de cha\u00eenes de montagnes d\u2019un bleu de plus en plus mat, parsem\u00e9e d\u2019\u00eeles, o\u00f9 des palmiers surgissaient, ou sur lesquelles on voyait luire de petites maisons blanches parmi les bois de cypr\u00e8s. Oh ! oh ! assez ! C\u2019\u00e9tait tout \u00e0 fait imm\u00e9rit\u00e9. Qu\u2019\u00e9tait-ce donc que cette b\u00e9atitude de lumi\u00e8re, de profonde puret\u00e9 du ciel, de fra\u00eecheur d\u2019eau ensoleill\u00e9e ? Hans Castorp n\u2019avait jamais vu cela, n\u2019avait jamais rien vu de semblable. Il avait \u00e0 peine t\u00e2t\u00e9 l\u00e9g\u00e8rement du Midi, \u00e0 l\u2019occasion de brefs voyages de vacances. Il connaissait la mer farouche, la mer blafarde, et y \u00e9tait attach\u00e9 par des sentiments pu\u00e9rils et vagues, mais il n\u2019avait jamais \u00e9t\u00e9 jusqu\u2019\u00e0 la M\u00e9diterran\u00e9e, jusqu\u2019\u00e0 Naples, jusqu\u2019en Sicile ou jusqu\u2019en Gr\u00e8ce, par exemple. N\u00e9anmoins, il se souvenait<\/em>. Oui, chose \u00e9trange, il revoyait, il reconnaissait tout cela. \u00ab Mais oui, c\u2019est bien cela ! \u00bb s\u2019\u00e9cria une voix en lui, comme s\u2019il avait port\u00e9 depuis toujours et sans le savoir ce bienheureux azur ensoleill\u00e9, comme en se le cachant \u00e0 soi-m\u00eame. Et ce \u00ab depuis toujours \u00bb \u00e9tait vaste, infiniment vaste, comme la mer ouverte \u00e0 sa gauche l\u00e0 o\u00f9 le ciel la teintait en une nuance d\u2019un violet tendre.<\/p>\n\n\n\n L\u2019horizon \u00e9tait haut, l\u2019\u00e9tendue semblait monter, ce qui provenait de ce que Hans voyait le golfe d\u2019en haut, d\u2019une certaine altitude. Les montagnes s\u2019avan\u00e7aient en promontoires, couronn\u00e9es de for\u00eats, entrant dans la mer, elles reculaient en demi-cercle, du milieu du paysage qu\u2019il apercevait jusqu\u2019\u00e0 l\u2019endroit o\u00f9 il \u00e9tait assis, et plus loin ; c\u2019\u00e9tait sur une c\u00f4te rocheuse qu\u2019il \u00e9tait assis, sur des marches de pierre chauff\u00e9es par le soleil. Devant lui le rivage descendait, moussu et pierreux, en blocs \u00e9tag\u00e9s, couvert de broussailles, vers la gr\u00e8ve basse, o\u00f9 les galets formaient entre les roseaux des baies bleu\u00e2tres, de petits ports et de petits lacs. Et cette contr\u00e9e ensoleill\u00e9e, et ces hautes rives \u00e0 l\u2019acc\u00e8s facile, et ces bassins riants, entour\u00e9s de falaises, de m\u00eame que la mer au large, jusqu\u2019aux \u00eeles o\u00f9 des barques allaient et venaient, tout \u00e9tait peupl\u00e9. Des hommes, des enfants, du soleil et de la mer s\u2019y mouvaient et s\u2019y reposaient, gais et raisonnables, une belle et jeune humanit\u00e9, si agr\u00e9able \u00e0 contempler qu\u2019\u00e0 leur vue le c\u0153ur de Hans Castorp se dilatait douloureusement et avec amour.<\/p>\n\n\n\n Des jeunes gens, des adolescents s\u2019\u00e9battaient avec des chevaux, couraient, la main aux r\u00eanes, \u00e0 c\u00f4t\u00e9 des animaux qui hennissaient et rejetaient la t\u00eate, tiraient sur les longues guides des chevaux r\u00e9tifs, ou bien, les montant sans selle, battant des talons nus les flancs de leurs montures, les poussaient dans la mer, cependant que les muscles de leur dos jouaient au soleil sous leur peau bronz\u00e9e et que les appels qu\u2019ils \u00e9changeaient, ou adressaient \u00e0 leurs b\u00eates, avaient pour quelque raison comme une sonorit\u00e9 magique. Au bord d\u2019une des baies o\u00f9 la rive se r\u00e9fl\u00e9chissait comme dans un lac des montagnes, et qui p\u00e9n\u00e9trait tr\u00e8s avant dans la terre, des jeunes filles dansaient. L\u2019une d\u2019entre elles, dont les cheveux ramass\u00e9s au-dessus de la nuque en un n\u0153ud avaient un charme particulier, \u00e9tait assise, les pieds dans un creux du terrain, et jouait sur une fl\u00fbte de p\u00e2tre, les yeux fix\u00e9s par-dessus ses doigts mobiles sur ses compagnes qui, en de longs v\u00eatements flottants, isol\u00e9es, les bras ouverts et souriantes, ou par couples, les tempes gracieusement rapproch\u00e9es, dansaient, tandis que, dans le dos de celle qui jouait de la fl\u00fbte, derri\u00e8re ce dos blanc, long, d\u00e9licat et que les mouvements de ses bras faisaient onduler, d\u2019autres s\u0153urs \u00e9taient assises, ou se tenaient enlac\u00e9es, et regardaient tout en causant paisiblement. Plus loin, de jeunes hommes s\u2019exer\u00e7aient \u00e0 tirer \u00e0 l\u2019arc. C\u2019\u00e9tait une vision heureuse et amicale que de voir les a\u00een\u00e9s enseigner aux adolescents maladroits aux chevelures boucl\u00e9es la mani\u00e8re de tendre la corde en appuyant sur la fl\u00e8che, de les voir viser avec leurs \u00e9l\u00e8ves, les soutenir lorsque le choc en retour de la fl\u00e8che vibrante les faisait chanceler en riant. D\u2019autres p\u00eachaient \u00e0 la ligne. Ils \u00e9taient \u00e9tendus sur le ventre, sur les rochers plats du rivage, et trempaient leur ligne dans la mer, bavardant paisiblement, la t\u00eate tourn\u00e9e vers leur voisin qui, le corps allong\u00e9 en une position oblique, lan\u00e7ait tr\u00e8s loin son app\u00e2t. D\u2019autres encore \u00e9taient occup\u00e9s \u00e0 pousser une barque haute dans la mer, avec ses m\u00e2ts et ses vergues, tirant, poussant et s\u2019arc-boutant. Des enfants jouaient et jubilaient entre les brise-lames. Une jeune femme, \u00e9tendue de tout son long, regardant en arri\u00e8re, d\u2019une main relevait sa robe fleurie entre les seins, en \u00e9tendant l\u2019autre au-dessus d\u2019elle vers un fruit entour\u00e9 de feuilles qu\u2019un homme aux hanches \u00e9troites, debout \u00e0 son chevet, lui offrait et lui refusait jouant de son bras tendu. Les uns \u00e9taient adoss\u00e9s \u00e0 des niches rocheuses, d\u2019autres h\u00e9sitaient au bord du bain en croisant les bras, les mains sur les \u00e9paules, en \u00e9prouvant de la pointe du pied la fra\u00eecheur de l\u2019eau. Des couples se promenaient le long du rivage et pr\u00e8s de l\u2019oreille de la jeune fille \u00e9tait la bouche de celui qui la conduisait famili\u00e8rement. Des ch\u00e8vres \u00e0 longs poils sautaient de roche en roche, gard\u00e9es par un jeune p\u00e2tre qui \u00e9tait debout sur une \u00e9minence, une main sur la hanche, s\u2019appuyant de l\u2019autre sur un long b\u00e2ton, un petit chapeau au bord relev\u00e9 en arri\u00e8re pos\u00e9 sur ses boucles brunes.<\/p>\n\n\n\n \u00ab Mais c\u2019est ravissant ! \u00bb pensa Hans Castorp, c\u2019est tout \u00e0 fait r\u00e9jouissant et captivant ! Comme ils sont jolis, bien portants, intelligents et heureux ! Mais quoi ! Ils ne sont pas seulement beaux mais ils sont encore intelligents et int\u00e9rieurement aimables. C\u2019est l\u00e0 ce qui me touche et ce qui me rend presque amoureux ; l\u2019esprit et le sens immanent \u00e0 leur \u00eatre, voudrais-je dire. L\u2019esprit dans lequel ils sont r\u00e9unis et vivent ensemble ! \u00bb Il entendait par l\u00e0 cette grande affabilit\u00e9 ; et les \u00e9gards \u00e9gaux pour tous que se t\u00e9moignaient ces hommes du soleil dans leur commerce : un respect l\u00e9ger et voil\u00e9 d\u2019un sourire qu\u2019ils se t\u00e9moignaient les uns aux autres, presque insensiblement, et pourtant en vertu d\u2019une id\u00e9e qui s\u2019\u00e9tait faite chair, d\u2019un lien de l\u2019esprit qui, manifestement, les reliait tous ; une dignit\u00e9 et une s\u00e9v\u00e9rit\u00e9 m\u00eame, mais toute r\u00e9solue en ga\u00eet\u00e9 et qui les guidait dans leurs actes et leurs abstentions comme une influence spirituelle et inexprimable d\u2019une gravit\u00e9 nullement sombre et d\u2019une pi\u00e9t\u00e9 raisonnable, encore qu\u2019elle ne manqu\u00e2t pas de toute solennit\u00e9 c\u00e9r\u00e9monieuse. Car l\u00e0-bas, sur une pierre ronde et moussue, \u00e9tait assise une jeune m\u00e8re qui avait d\u00e9graf\u00e9 sur une \u00e9paule sa robe brune et qui \u00e9tanchait la soif de son enfant. Et quiconque passait aupr\u00e8s d\u2019elle la saluait d\u2019une mani\u00e8re particuli\u00e8re qui r\u00e9sumait tout ce qui restait si expressivement inexprim\u00e9 dans la conduite g\u00e9n\u00e9rale de ces hommes : les jeunes gens, en se tournant vers la m\u00e8re et en croisant l\u00e9g\u00e8rement, rapidement et comme pour la forme, les bras sur leur poitrine et en inclinant la t\u00eate avec un sourire, les jeunes filles par une g\u00e9nuflexion \u00e9bauch\u00e9e, semblable au geste de celui qui passe devant le ma\u00eetre-autel. Mais en m\u00eame temps ils lui faisaient de cordiaux, de joyeux et vifs signes de t\u00eate, et ce m\u00e9lange de d\u00e9votion formaliste et d\u2019amiti\u00e9 enjou\u00e9e, en m\u00eame temps que la lente douceur avec laquelle la m\u00e8re, qui aidait au bambin \u00e0 t\u00e9ter sans peine en appuyant de l\u2019index sur son sein, levait les yeux, et remerciait d\u2019un sourire celle qui lui rendait hommage, achev\u00e8rent de ravir Hans Castorp. Il ne se lassait pas de regarder et il se demandait n\u00e9anmoins avec angoisse s\u2019il avait le droit de regarder, si le fait d\u2019\u00e9pier ce bonheur ensoleill\u00e9 et civilis\u00e9 n\u2019\u00e9tait pas r\u00e9pr\u00e9hensible, pour lui qui se sentait d\u00e9nu\u00e9 de noblesse, laid et balourd.<\/p>\n\n\n\n Il semblait qu\u2019il n\u2019y avait pas \u00e0 h\u00e9siter. Un bel \u00e9ph\u00e8be, dont la longue chevelure rejet\u00e9e d\u2019un c\u00f4t\u00e9 avan\u00e7ait l\u00e9g\u00e8rement sur le front et retombait sur la tempe, se tenait, exactement au-dessous de son si\u00e8ge, les bras crois\u00e9s sur la poitrine, \u00e0 l\u2019\u00e9cart de ses compagnons, ni triste ni boudeur, mais tout simplement \u00e0 l\u2019\u00e9cart des autres. L\u2019adolescent l\u2019aper\u00e7ut, leva le regard vers lui, et ses yeux pass\u00e8rent du guetteur aux images de la gr\u00e8ve, et revinrent \u00e0 lui, \u00e9piant le guetteur. Mais, tout \u00e0 coup, il regarda par-dessus sa t\u00eate dans le lointain, et aussit\u00f4t le sourire de courtoisie fraternelle et aimable qui \u00e9tait commun \u00e0 tous disparut de son beau visage \u00e0 moiti\u00e9 pu\u00e9ril, aux lignes s\u00e9v\u00e8res ; sans qu\u2019il e\u00fbt fronc\u00e9 les sourcils, une gravit\u00e9 apparut sur sa figure, une gravit\u00e9 de pierre sans expression, insondable, quelque chose de ferm\u00e9 et de mortel qui saisit Hans Castorp, \u00e0 peine rassur\u00e9, d\u2019une frayeur p\u00e2le, non sans qu\u2019il pressent\u00eet obscur\u00e9ment sa signification.<\/p>\n\n\n\n Lui aussi tourna la t\u00eate\u2026 De puissantes colonnes sans socles, faites de blocs cylindriques dans les fentes desquels per\u00e7ait de la mousse, se dressaient derri\u00e8re lui, les colonnes du portique d\u2019un temple sur les marches duquel il \u00e9tait assis. Le c\u0153ur gros il se leva, gravit les marches par le c\u00f4t\u00e9 et p\u00e9n\u00e9tra dans le portique profond, poursuivit sa marche par une voie dall\u00e9e, qui lui donna aussit\u00f4t acc\u00e8s sur un nouveau parvis. Il le traversa, et voici qu\u2019il avait devant lui le temple, \u00e9norme, verd\u00e2tre et rong\u00e9 par le temps, avec un socle de gradins roides et un fronton large qui reposait sur les chapiteaux de colonnes puissantes, presque trapues, mais s\u2019amincissant vers le haut, et de l\u2019assemblage desquels saillait parfois un bloc arrondi. Avec peine, en s\u2019aidant de ses mains et en soupirant, car son c\u0153ur se serrait de plus en plus, Hans Castorp escalada les hauts gradins et gagna la for\u00eat de colonnes. Celle-ci \u00e9tait tr\u00e8s profonde, il s\u2019y promena comme entre les troncs de la for\u00eat de h\u00eatres, en \u00e9vitant \u00e0 dessein le milieu. Mais il y revenait toujours, et il se trouva, \u00e0 l\u2019endroit o\u00f9 les rang\u00e9es de colonnes s\u2019\u00e9cartaient, en face d\u2019un groupe de statues, de deux figures de femmes en pierre, sur un socle, la m\u00e8re et la fille, semblait-il : l\u2019une, assise, plus \u00e2g\u00e9e, plus digne, tr\u00e8s cl\u00e9mente et divine, mais les sourcils plaintifs, au-dessus de ses yeux vides et sans pupille, dans une tunique pliss\u00e9e, ses cheveux ondul\u00e9s de matrone couverts d\u2019un voile ; l\u2019autre, debout, enlac\u00e9e maternellement par la premi\u00e8re, avec un visage rond de jeune fille, les bras et les mains joints et cach\u00e9s dans les plis de son p\u00e9plum.<\/p>\n\n\n\n Tandis que Hans Castorp consid\u00e9rait le groupe, son c\u0153ur, pour des raisons obscures, se faisait plus lourd, plus angoiss\u00e9, plus charg\u00e9 de pressentiments. Il osait \u00e0 peine \u2014 et il le fallait pourtant \u2014 contourner ces figures pour franchir derri\u00e8re elles la deuxi\u00e8me double rang\u00e9e de colonnes ; la porte de bronze du sanctuaire \u00e9tait ouverte et les genoux du malheureux vacill\u00e8rent devant le spectacle que d\u00e9couvrit son regard. Deux femmes aux cheveux gris \u00e0 demi nues, aux seins pendants et aux t\u00e9tines aussi longues que des doigts, se livraient l\u00e0 dedans, entre les flammes des brasiers, \u00e0 d\u2019effrayantes manipulations. Au-dessus d\u2019un bassin elles d\u00e9chiraient un petit enfant, le d\u00e9chiraient en un silence sauvage, avec leurs mains \u2014 Hans Castorp voyait les fins cheveux blonds barbouill\u00e9s de sang \u2014 et en d\u00e9voraient les morceaux en faisant craquer les petits os friables dans leurs bouches, tandis que le sang coulait de leurs affreuses l\u00e8vres. Un frisson glac\u00e9 immobilisa Hans Castorp. Il voulut couvrir ses yeux de ses mains, mais n\u2019y r\u00e9ussit pas. Il voulut s\u2019enfuir et ne le put pas. Mais voici qu\u2019elles l\u2019avaient aper\u00e7u tout en poursuivant leur abominable besogne ; elles agit\u00e8rent derri\u00e8re lui leurs poings sanglants et l\u2019injuri\u00e8rent sans voix, avec la pire grossi\u00e8ret\u00e9, en termes obsc\u00e8nes, et cela dans le patois du pays de Hans Castorp. Il se sentit mal, plus mal que jamais. D\u00e9sesp\u00e9r\u00e9ment il voulait s\u2019arracher \u00e0 cet endroit, et tel qu\u2019en faisant cet effort il \u00e9tait tomb\u00e9 accot\u00e9 \u00e0 la colonne, tel il se retrouva ayant encore dans l\u2019oreille cet affreux chuchotement criard, agripp\u00e9 \u00e0 son fenil dans la neige, couch\u00e9 sur un bras, la t\u00eate appuy\u00e9e, les pieds chauss\u00e9s de skis \u00e9tendus devant lui.<\/p>\n\n\n\n Ce n\u2019\u00e9tait cependant pas encore un v\u00e9ritable r\u00e9veil ; il clignota seulement, soulag\u00e9 d\u2019\u00eatre d\u00e9barrass\u00e9 de ces atroces m\u00e9g\u00e8res, mais il ne distinguait pas clairement \u2014 ni ne s\u2019en souciait beaucoup \u2014 s\u2019il \u00e9tait appuy\u00e9 \u00e0 une colonne de temple ou \u00e0 un fenil, et son r\u00eave se poursuivait en quelque sorte, non plus en images, mais en pens\u00e9es d\u2019une mani\u00e8re non moins os\u00e9e et bizarre.<\/p>\n\n\n\n \u00ab Il me semblait bien que c\u2019\u00e9tait un r\u00eave, radotait-il en lui-m\u00eame. R\u00eave tout \u00e0 fait charmant et effroyable. Au fond, je le savais tout le temps et je me suis tout fabriqu\u00e9 moi-m\u00eame, le parc et la belle humidit\u00e9, et ce qui est venu ensuite, le beau comme le laid, je le savais presque d\u2019avance. Mais comment peut-on savoir et se fabriquer une chose pareille, enchantement et \u00e9pouvante ? O\u00f9 ai-je pris ce beau golfe couvert d\u2019\u00eelots et ensuite l\u2019enceinte du temple vers laquelle m\u2019ont dirig\u00e9 les regards de cet agr\u00e9able jeune homme qui \u00e9tait seul ? On ne r\u00eave pas seulement avec sa propre \u00e2me, me para\u00eet-il, mais on r\u00eave de fa\u00e7on anonyme et commune, encore qu\u2019\u00e0 sa propre mani\u00e8re. La grande \u00e2me dont tu n\u2019es qu\u2019une parcelle r\u00eave \u00e0 travers toi, \u00e0 ta mani\u00e8re, de choses qu\u2019en secret elle r\u00eave toujours de nouveau \u2014 de sa jeunesse, de son esp\u00e9rance, de son bonheur, de sa paix\u2026 et de sa sc\u00e8ne sanglante. Me voici appuy\u00e9 \u00e0 ma colonne, et j\u2019ai encore dans mon corps les vrais vestiges de mon r\u00eave, le frisson glacial qui m\u2019a parcouru devant la c\u00e8ne sanglante, et aussi la joie du c\u0153ur, la joie que j\u2019ai \u00e9prouv\u00e9e devant le bonheur et les pieux usages de l\u2019humanit\u00e9 blanche. Il me revient, je l\u2019affirme, il me revient de droit d\u2019\u00eatre \u00e9tendu ici et de r\u00eaver de telles choses. J\u2019ai beaucoup appris chez les gens d\u2019ici sur la d\u00e9raison et la raison. Je me suis perdu avec Naphta et Settembrini dans les montagnes les plus dangereuses. Je sais tout de l\u2019homme. J\u2019ai scrut\u00e9 sa chair et son sang, j\u2019ai restitu\u00e9 \u00e0 la malade Clawdia le crayon de Pribislav Hippe. Mais quiconque conna\u00eet le corps, conna\u00eet la vie, conna\u00eet la mort. Et ce n\u2019est pas l\u00e0 tout, c\u2019est tout au plus un commencement, si l\u2019on se place au point de vue p\u00e9dagogique. Il faut y ajouter l\u2019autre aspect, l\u2019envers. Car tout l\u2019int\u00e9r\u00eat que l\u2019on \u00e9prouve pour la mort et la maladie n\u2019est qu\u2019une forme de l\u2019int\u00e9r\u00eat que l\u2019on \u00e9prouve pour la vie, comme le prouve du reste la facult\u00e9 humaniste de m\u00e9decine qui s\u2019adresse en un latin si courtois \u00e0 la vie et \u00e0 sa maladie, et qui n\u2019est qu\u2019une vari\u00e9t\u00e9 de cette unique, de cette grande et pressante pr\u00e9occupation que je veux appeler en toute sympathie par son nom : c\u2019est l\u2019enfant g\u00e2t\u00e9 de la vie, c\u2019est l\u2019homme, son \u00e9tat et sa position\u2026 Je le connais assez bien, j\u2019ai beaucoup appris chez ceux d\u2019en haut, je suis mont\u00e9 tr\u00e8s haut au-dessus du pays plat, au point d\u2019en avoir presque perdu le souffle ; mais du pied de ma colonne j\u2019ai une vue qui ne me semble pas mauvaise\u2026 J\u2019ai r\u00eav\u00e9 de l\u2019\u00e9tat de l\u2019homme et de sa communaut\u00e9 polie, intelligente et respectueuse, derri\u00e8re laquelle se d\u00e9roule dans le temple l\u2019affreuse sc\u00e8ne sanglante. Combien ils \u00e9taient courtois et charmants les uns \u00e0  l\u2019\u00e9gard des autres, les hommes du soleil, avec, dans le fond, cette atroce chose ! Ils en tirent une conclusion fine et fort galante. Je veux en mon \u00e2me rester avec eux et non pas avec Naphta, du reste pas davantage avec Settembrini ; tous deux sont des bavards. L\u2019un est sensuel et pervers et l\u2019autre n\u2019embouche jamais que le petit cor de la Raison et s\u2019imagine pouvoir y ramener m\u00eame les fous ; quel manque de go\u00fbt ! C\u2019est de l\u2019esprit primaire et de l\u2019\u00e9thique pure, c\u2019est de l\u2019irr\u00e9ligion, voil\u00e0 qui est entendu. Mais je ne veux pas non plus me ranger au parti du petit Naphta, \u00e0 sa religion qui n\u2019est qu\u2019un guazzabuglio<\/em> de Dieu et du Diable, du Bien et du Mal, tout juste bon pour que l\u2019individu s\u2019y pr\u00e9cipite la t\u00eate la premi\u00e8re, afin de sombrer mystiquement dans l\u2019universel. Ah, ces deux p\u00e9dagogues ! Leurs querelles et leurs d\u00e9saccords ne sont eux-m\u00eames qu\u2019un guazzabuglio <\/em>et un confus fracas de bataille dont ne se laisse pas \u00e9tourdir quiconque a le cerveau libre et le c\u0153ur pieux. Et ce probl\u00e8me de l\u2019aristocratie avec leur noblesse ! Vie ou mort, maladie, sant\u00e9, esprit et nature. Sont-ce l\u00e0 des contraires ? Je demande : sont-ce l\u00e0 des probl\u00e8mes ? Non, ce ne sont pas des probl\u00e8mes, et le probl\u00e8me de leur noblesse n\u2019en est pas un. La d\u00e9raison de la mort rel\u00e8ve de la vie, sinon la vie ne serait pas vie, et la position de l\u2019Homo Dei <\/em>est au milieu avec la d\u00e9raison et la raison, de m\u00eame que sa position est entre la communaut\u00e9 mystique et l\u2019individualisme inconsistant. Voil\u00e0 ce que j\u2019aper\u00e7ois de ma colonne. Dans cette position, il lui faut avoir avec lui-m\u00eame des rapports raffin\u00e9s, galants et aimablement respectueux, car lui seul est noble, mais les contraires ne le sont pas. L\u2019homme est ma\u00eetre des contradictions, elles existent gr\u00e2ce \u00e0 lui et, par cons\u00e9quent, il est plus noble qu\u2019elles. Plus noble que la mort, trop noble pour elle, et c\u2019est la libert\u00e9 de son cerveau. Plus noble que la vie, trop noble pour elle, et c\u2019est la pi\u00e9t\u00e9 dans son c\u0153ur. Voici que j\u2019ai rim\u00e9 un songe po\u00e9tique sur l\u2019homme. Je veux m\u2019en souvenir. Je veux \u00eatre bon. Je ne veux accorder \u00e0 la mort aucun pouvoir sur mes pens\u00e9es ! Car c\u2019est en cela que consistent la bont\u00e9 et la charit\u00e9, et en rien d\u2019autre. La mort est une grande puissance. On se d\u00e9couvre et l\u2019on marche d\u2019un pas rythm\u00e9, sur la pointe des pieds, lorsqu\u2019on l\u2019approche. Elle porte la collerette de c\u00e9r\u00e9monie du pass\u00e9 et on s\u2019habille s\u00e9v\u00e8rement et tout de noir, en son honneur. La raison est sotte en face de la Mort, car elle n\u2019est rien que Vertu, tandis que la Mort est la libert\u00e9, la d\u00e9raison, l\u2019absence de forme et la volupt\u00e9. La volupt\u00e9, dit mon r\u00eave, non pas l\u2019amour\u2026 La Mort et l\u2019amour, c\u2019est une mauvaise rime, de mauvais go\u00fbt, une rime fausse ! L\u2019amour affronte la Mort ; lui seul, non pas la vertu, est plus fort qu\u2019elle. Lui seul (pas la vertu), inspire de bonnes pens\u00e9es. La forme, elle aussi, n\u2019est faite que d\u2019amour et de bont\u00e9 : la forme et la civilisation d\u2019une communaut\u00e9 intelligente et amicale, et d\u2019un bel \u00c9tat humain \u2014 avec le sous-entendu discret de la c\u00e8ne sanglante. Oh, voil\u00e0 qui est r\u00eav\u00e9 avec clart\u00e9 et bien \u00ab gouvern\u00e9 \u00bb ! Je veux y penser. Je veux garder dans mon c\u0153ur ma foi en la Mort, mais je veux clairement me souvenir que la fid\u00e9lit\u00e9 \u00e0 la mort et au pass\u00e9 n\u2019est que vice, volupt\u00e9 sombre et antihumaine lorsqu\u2019elle commande \u00e0 notre pens\u00e9e et \u00e0 notre conduite. L\u2019homme ne doit pas laisser la Mort r\u00e9gner sur ses pens\u00e9es au nom de la bont\u00e9 et de l\u2019amour<\/em>. Et ceci pens\u00e9, je m\u2019\u00e9veille\u2026 Car j\u2019ai suivi mon r\u00eave jusqu\u2019au but. Depuis longtemps, je cherchais cette parole : \u00e0 l\u2019endroit o\u00f9 Hippe m\u2019est apparu, dans ma loge et partout. Mes recherches m\u2019ont entra\u00een\u00e9 ensuite dans les montagnes couvertes de neige. Mais voici que je la tiens. Mon r\u00eave me l\u2019aclairement r\u00e9v\u00e9l\u00e9e, de sorte que je la sais \u00e0 jamais. Oui, j\u2019en suis ravi et comme r\u00e9chauff\u00e9. Mon c\u0153ur bat fort et sait pourquoi. Il ne bat pas seulement pour des raisons physiques, il ne bat pas comme les ongles d\u2019un cadavre continuent \u00e0 pousser, il bat humainement, et vraiment il se sent heureux. C\u2019est un philtre, cette parole de r\u00eave, meilleur que le porto et que l\u2019ale, cela me coule \u00e0 travers les veines comme l\u2019amour et la vie, pour que je m\u2019arrache \u00e0 mon sommeil et \u00e0 mon r\u00eave, dont je sais naturellement qu\u2019ils mettent en grave p\u00e9ril ma jeune vie\u2026 Ouverts ! Les yeux ouverts ! Ce sont tes membres, \u00e0 toi, ces pieds-l\u00e0 dans la neige ! Rassemble-les, et debout ! Tiens\u2026 Il fait beau ! \u00bb<\/p>\n\n\n\n Elle \u00e9tait terriblement malais\u00e9e, la d\u00e9livrance des liens qui l\u2019enserraient et qui cherchaient \u00e0 le maintenir \u00e0 terre ; mais l\u2019\u00e9lan qu\u2019il avait pris \u00e9tait plus fort. Hans Castorp se jeta sur un coude, tendit \u00e9nergiquement les genoux, tira, s\u2019appuya et se redressa. Il pi\u00e9tina la neige avec ses planches, se frappa les c\u00f4tes des bras, et secoua les \u00e9paules en jetant des regards anim\u00e9s et curieux ci et l\u00e0, et vers le ciel, o\u00f9 un bleu p\u00e2le se montrait entre les voiles minces des nuages gris-bleu qui glissaient doucement et qui d\u00e9couvraient l\u2019\u00e9troite faucille de la lune. L\u00e9ger cr\u00e9puscule. Pas de temp\u00eate, pas de neige ! La paroi rocheuse de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9, avec son dos h\u00e9riss\u00e9 de sapins, \u00e9tait visible, pleinement et clairement, elle reposait en paix. L\u2019ombre montait jusqu\u2019\u00e0 mi-hauteur ; l\u2019autre moiti\u00e9 \u00e9tait d\u00e9licatement \u00e9clair\u00e9e de rose. Que se passait-il donc, et comment se comportait le monde ? \u00c9tait-ce le matin ? Et Hans Castorp avait-il pass\u00e9 la nuit dans la neige, sans mourir de froid comme on pouvait le lire dans les livres ? Aucun de ses membres n\u2019\u00e9tait mort, aucun ne se cassait avec un bruit sec, tandis qu\u2019il pi\u00e9tinait, se secouait et battait autour de lui, \u00e0 quoi il s\u2019occupait tout en s\u2019effor\u00e7ant de r\u00e9fl\u00e9chir \u00e0 sa situation. Ses oreilles, les pointes de ses doigts, ses orteils \u00e9taient sans doute engourdis, rien de plus que ce qui lui \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 souvent arriv\u00e9 en hiver, lorsqu\u2019il restait \u00e9tendu dans sa loge. Il r\u00e9ussit \u00e0 tirer sa montre. Elle marchait. Elle ne s\u2019\u00e9tait pas arr\u00eat\u00e9e comme elle avait coutume de faire lorsqu\u2019il oubliait de la remonter. Elle ne marquait pas encore cinq heures, m\u00eame de loin. Il s\u2019en fallait de douze ou treize minutes. \u00c9tonnant ! \u00c9tait-il donc possible qu\u2019il ne f\u00fbt rest\u00e9 \u00e9tendu, ici, dans la neige, que dix minutes, ou un peu plus, et qu\u2019il e\u00fbt invent\u00e9 pour lui-m\u00eame tant d\u2019images heureuses et effrayantes et tant de pens\u00e9es t\u00e9m\u00e9raires, cependant que le tumulte hexagonal se dissipait aussi vite qu\u2019il \u00e9tait survenu ? Et puis, il avait eu une chance incontestable, au point de vue du retour. Car, \u00e0 deux reprises, ses songes et ses fables avaient pris une tournure telle qu\u2019il avait sursaut\u00e9, ranim\u00e9 du coup, d\u2019abord d\u2019effroi, ensuite de joie. Il semblait que la vie e\u00fbt de bonnes intentions \u00e0 l\u2019endroit de son enfant g\u00e2t\u00e9 et \u00e9gar\u00e9.<\/p>\n\n\n\n\n \n                        <\/picture>\n
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