{"id":255806,"date":"2024-12-24T14:12:57","date_gmt":"2024-12-24T13:12:57","guid":{"rendered":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/?p=255806"},"modified":"2024-12-25T16:29:10","modified_gmt":"2024-12-25T15:29:10","slug":"ouverte-a-la-vie-ouverte-au-monde-une-conversation-avec-thomas-mann-sur-la-montagne-magique","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/2024\/12\/24\/ouverte-a-la-vie-ouverte-au-monde-une-conversation-avec-thomas-mann-sur-la-montagne-magique\/","title":{"rendered":"\u00ab Ouverte \u00e0 la vie, ouverte au monde \u00bb, une conversation avec Thomas Mann sur La Montagne magique"},"content":{"rendered":"\n
La Montagne magique a 100 ans. Pour c\u00e9l\u00e9brer cet anniversaire, pendant les vacances de No\u00ebl, le Grand Continent publie une s\u00e9rie d\u2019extraits et d\u2019entretiens pour lire ou relire ce sommet de la litt\u00e9rature europ\u00e9enne. Pour recevoir tous les \u00e9pisodes de cette s\u00e9rie, <\/em>abonnez-vous<\/em><\/a><\/p>\n\n\n\n Quand il parle comme quand il \u00e9crit, Thomas Mann est d\u2019une vivacit\u00e9, d\u2019une souplesse intellectuelle, d\u2019une s\u00fbret\u00e9 dans l\u2019expression et le raisonnement que je n\u2019ai rencontr\u00e9es qu\u2019une seule fois<\/em> <\/span>1<\/sup><\/a><\/span><\/span>. O\u00f9 ? \u00c0 Lausanne, chez C.F. Ramuz, le grand \u00e9crivain vaudois. La ressemblance me sauta imm\u00e9diatement aux yeux.<\/em><\/p>\n\n\n\n J\u2019ai une m\u00e8re portugaise. Mais je crois que l\u2019\u00e9l\u00e9ment latin ne marque pas seulement mon aspect physique, mais aussi, \u00e0 l\u2019\u00e9vidence, toute ma cr\u00e9ation artistique.<\/p>\n\n\n\n Bien s\u00fbr, ma position face aux personnages de La montagne magique<\/em> est pleine de r\u00e9serves. Je ne renoncerais \u00e0 aucun d\u2019eux, ils se compl\u00e8tent les uns les autres, m\u00eame sur le plan intellectuel, ils constituent la pl\u00e9nitude du monde\u2026 Mais j\u2019ai donn\u00e9 tout cela \u00e0 Hans Castorp. Certes, c\u2019est un jeune homme qui a besoin d\u2019\u00eatre \u00e9duqu\u00e9, et qui est \u00e9ducable, mais il est en m\u00eame temps malin et rou\u00e9. Dans sa relation avec la mort et le vice appara\u00eet d\u00e9j\u00e0 une sorte de complaisance, une ouverture, une audace \u2014 la volont\u00e9 de tout exp\u00e9rimenter jusqu\u2019au bout. Mais, comme chez tous les aventuriers, son rapport aux principes est plein de r\u00e9ticence et de rouerie. Il ne veut pas s’engager. D\u00e8s que Settembrini le presse, il \u00e9lude la d\u00e9cision, non sans malice. Cette attitude me semble correspondre \u00e0 la situation de l’Allemagne qui est entre deux chaises \u2014 et en ce sens il y a chez Hans Castorp quelque chose de profond\u00e9ment allemand.<\/p>\n\n\n\n Je voulais opposer un peu de nature \u00e0 l\u2019id\u00e9al et \u00e0 l\u2019abstrait.<\/p>Thomas Mann<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Joachim incarne un autre aspect de la germanit\u00e9. Certes, il ne faut pas  voir en lui un personnage symbolique ou all\u00e9gorique. Mais le symbole et l’all\u00e9gorie se fondent toujours dans la cr\u00e9ation vivante. C’est en ce sens, seulement sous-entendu, que Joachim, tenaill\u00e9 par le d\u00e9sir de quitter la sph\u00e8re inanim\u00e9e des montagnes pour redescendre dans le pays plat, incarne la notion prussienne du \u00ab service \u00bb \u2014 un culte qui, d\u00e9passant le cadre du m\u00e9tier professionnel, s’est mis au \u00ab service \u00bb de la vie.<\/p>\n\n\n\n Oui, Hans Castorp est beaucoup plus int\u00e9ressant. Pour lui, servir, c’est faire des exp\u00e9riences. Il ne r\u00e9siste pas au mal.<\/p>\n\n\n\n Ce qu\u2019il a apport\u00e9 avec lui de na\u00efvet\u00e9, il s’en d\u00e9barrasse bien vite. Par exemple, il est arriv\u00e9 avec un immense respect pour la mort. Or il perd de plus en plus ses illusions. Il s’agit, pour l’essentiel, de l’histoire d’une d\u00e9sillusion.<\/p>\n\n\n\n Il ne se d\u00e9cide pour le positif qu’avec des h\u00e9sitations. Mais il s’en approche une fois, il est m\u00eame en plein dedans. Cela au moment o\u00f9 il est le plus proche de la mort, dans le chapitre intitul\u00e9 Neige<\/em><\/a>. Il y fait un r\u00eave, celui d’une belle humanit\u00e9, r\u00eave dans lequel est pour ainsi dire anticip\u00e9e la synth\u00e8se des univers de Settembrini et de Naphta. C’est un pr\u00e9curseur sacrifi\u00e9. Il ne lui est pas enti\u00e8rement donn\u00e9 de vivre cette nouvelle notion d’humanit\u00e9. Il dispara\u00eet dans la guerre. Mais avant de dispara\u00eetre il pressent quelque chose.<\/p>\n\n\n\n Oui, il existe une parent\u00e9 secr\u00e8te entre Proust et moi. Cela tient sans doute \u00e0 la mani\u00e8re proustienne de romantiser le quotidien, d’isoler le d\u00e9tail insignifiant et de lui conf\u00e9rer une singularit\u00e9. Moi aussi, je suis moins pour les grandes choses que pour les petites. C\u2019est ce qui explique l\u2019amour du microscopique chez Proust et chez moi.<\/p>\n\n\n\n Non, je ne crois pas que mon Hans Castorp, s\u2019il devait avoir surv\u00e9cu \u00e0 la guerre, succomberait \u00e0 l\u2019influence russe. Il est trop libre pour cela, trop soucieux d\u2019\u00e9quilibre. Aujourd\u2019hui, en ce moment pr\u00e9cis, il pencherait plut\u00f4t en faveur de l\u2019Occident. L\u2019Allemagne, situ\u00e9e entre l\u2019Est et l\u2019Ouest, est le pays du milieu. Cette situation immuable a pour cons\u00e9quence un louvoiement constant. Il faut toujours pr\u00e9server la possibilit\u00e9 d\u2019une synth\u00e8se sup\u00e9rieure. Je suis, bien s\u00fbr, ravi par les r\u00e9sultats de Locarno, mais j\u2019y vois seulement, grossi, le jeu qui se d\u00e9roule \u00e0 l\u2019\u00e9chelle r\u00e9duite dans La montagne magique<\/em>. <\/p>\n\n\n\n Il existe une parent\u00e9 secr\u00e8te entre Proust et moi.<\/p>Thomas Mann<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n La bienveillance que l\u2019Allemagne a rencontr\u00e9e \u00e0 Locarno prend ses racines dans la peur du bolchevisme. Les efforts de Settembrini et de Naphta pour accaparer l\u2019\u00e2me de Hans Castorp r\u00e9pondent tout \u00e0 fait aux efforts politiques des puissances antinomiques de l\u2019Est et de l\u2019Ouest pour accaparer\u2026 l\u2019\u00e2me de l\u2019Allemagne. Celle-ci se trouve aujourd\u2019hui dans l\u2019obligation, aussi d\u00e9licate que caract\u00e9ristique, de choisir \u2014 sans pouvoir choisir. Le danger qu\u2019elle se laisse trop s\u00e9duire par l\u2019une des parties subsiste toujours. Sa v\u00e9ritable mission serait plut\u00f4t une troisi\u00e8me voie\u2026 Mais aujourd\u2019hui, en ce qui me concerne, je penche en pleine conscience du c\u00f4t\u00e9 occidental.<\/p>\n\n\n\n La synth\u00e8se est dans l\u2019avenir. Notre t\u00e2che, \u00e0 nous les a\u00een\u00e9s, dans la mesure o\u00f9 nous aimons la vie, est de ne pas perdre le contact avec l\u2019avenir. Je vois deux grands moyens qui nous permettent, \u00e0 nous les a\u00een\u00e9s, de garder de bons rapports avec cet avenir : Nietzsche et la Russie.<\/p>\n\n\n\n La tradition allemande est floue, cach\u00e9e. Mais Nietzsche a vu quelque chose de sp\u00e9cifiquement allemand dans le pr\u00e9lude des Ma\u00eetres Chanteurs<\/em>. C\u2019est l\u00e0 que la tradition allemande se serait r\u00e9v\u00e9l\u00e9e.<\/p>\n\n\n\n Je vois deux grands moyens qui nous permettent, \u00e0 nous les a\u00een\u00e9s, de garder de bons rapports avec cet avenir : Nietzsche et la Russie.<\/p>Thomas Mann<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Il n\u2019est gu\u00e8re possible de l\u2019exprimer par des mots.<\/p>\n\n\n\n \u00c0 la fois un plus et un moins. Un plus parce que les possibilit\u00e9s du devenir et de l\u2019\u00e9volution, donc les v\u00e9ritables valeurs vitales, ne sont pas rogn\u00e9es. Un moins parce que l\u2019homme allemand se voit refuser de fa\u00e7on presque tragique une forme d\u00e9finitive. En cons\u00e9quence, c\u2019est une ambition l\u00e9gitime que d\u2019exhorter la germanit\u00e9 \u00e0 trouver une forme et une claire notion d\u2019elle-m\u00eame. Comme la musique peut \u00eatre consid\u00e9r\u00e9e comme floue, et le flou comme hostile \u00e0 la forme, il y a eu de tout temps des Allemands qui ont r\u00e9sist\u00e9 \u00e0 cette dissolution dans la musique. Lorsque Nietzsche a surmont\u00e9 Wagner, ce fut un grand acte, exemplaire, sur le plan de l\u2019histoire spirituelle \u2014 et qui exigea un h\u00e9ro\u00efque effort sur lui-m\u00eame. Aujourd\u2019hui, Stefan George entretient le m\u00eame genre de rapports avec la musique, \u00e0 laquelle il fait la guerre au profit de la plastique allemande.<\/p>\n\n\n\n La r\u00e9sistance \u00e0 ce qui vient de Russie va main dans la main avec la r\u00e9sistance \u00e0 la musique. Moi aussi je me m\u00e9fie d\u2019elle aujourd\u2019hui, je suis plus soucieux de clart\u00e9 plastique et de perfection formelle. Le danger de ramollissement est trop grand.<\/p>\n\n\n\nEn tant qu\u2019\u00e9crivain, on ne peut gu\u00e8re vous comparer \u00e0 Ramuz. Mais la ressemblance est frappante quant \u00e0 l\u2019aspect ext\u00e9rieur. D\u2019autre part, Ramuz est un causeur et un improvisateur aussi brillant que vous.<\/h3>\n\n\n\n
Cela va si loin que dans votre dernier livre, La montagne magique<\/em>, l\u2019Allemand, en apparence, fait plut\u00f4t mauvaise figure. Settembrini et Naphta, et m\u00eame Peeperkorn, ont plus d\u2019envergure que Hans Castorp \u2014 sans parler de Joachim. Mais je pense que ce n\u2019est qu\u2019une apparence. L\u2019arri\u00e8re-plan de l\u2019\u0153uvre, dans votre attitude allemande r\u00e9side plut\u00f4t en arri\u00e8re-plan de l\u2019\u0153uvre, dans votre attitude envers les mondes et les anti-mondes du livre.<\/h3>\n\n\n\n
Joachim n’est-il pas allemand, lui aussi ?<\/h3>\n\n\n\n
Joachim est par trop simplet.<\/h3>\n\n\n\n
Il n\u2019est pas na\u00eff du tout.<\/h3>\n\n\n\n
Quand m\u00eame… Hans Castorp reste un \u00eatre en devenir, un \u00eatre en qu\u00eate de quelque chose. Ne met-il pas le devenir au-dessus de l’\u00eatre ?<\/h3>\n\n\n\n
Vous avez parl\u00e9 du chapitre Neige<\/em><\/a>. C’est justement l\u00e0 que votre art de la dissection psychologique atteint un sommet qui m’a fait penser \u00e0 Proust.<\/h3>\n\n\n\n
Vous venez de souligner le c\u00f4t\u00e9 positif pressenti par Hans Castorp, auquel il se serait sans doute converti plus tard. Je me repr\u00e9senterais moi-m\u00eame son \u00e9volution tout autrement. Je peux tr\u00e8s bien m\u2019imaginer qu\u2019un jour, \u00e0 Davos, je rencontre Settembrini \u2014 n\u2019a-t-il pas, gr\u00e2ce \u00e0 vous, acquis une v\u00e9ritable existence en dehors du roman ? Je ne laisserais certainement pas passer l\u2019occasion de l\u2019accabler d\u2019innombrables questions. Et si Settembrini, de son c\u00f4t\u00e9, me demandait o\u00f9 est Hans Castorp, je lui r\u00e9pondrais sans h\u00e9siter : Oui, je l\u2019ai rencontr\u00e9 un jour \u00e0 Hambourg ; mais il a chang\u00e9 de nom, il vit sous celui de\u2026 Christian Wahnschaffe.<\/h3>\n\n\n\n
En louvoyant constamment, l\u2019Allemagne court le risque de se disperser. Ce n\u2019est quand m\u00eame pas un hasard si elle n\u2019a jamais encore connu une synth\u00e8se durable. <\/h3>\n\n\n\n
Une synth\u00e8se nationale n\u2019est concevable que si elle est obtenue d\u2019une tradition perceptible. Il y a bien une tradition allemande dans laquelle est enferm\u00e9 le germe de la synth\u00e8se \u00e0 venir. Mais son cours est souterrain. On ne la conna\u00eet pas, et personne ne semble vouloir se donner la peine de l\u2019amener enfin \u00e0 la conscience et de faire qu\u2019elle soit perceptible \u00e0 tous.<\/h3>\n\n\n\n
En quoi consiste l\u2019\u00e9l\u00e9ment allemand de ce pr\u00e9lude ?<\/h3>\n\n\n\n
Peut-\u00eatre n\u2019est-ce donc que le devenir. Est-ce que l\u2019impossibilit\u00e9 de d\u00e9finir clairement ce qui est allemand est un manque ou une richesse ?<\/h3>\n\n\n\n
Donc, \u00e0 l\u2019opposition Est-Ouest r\u00e9pond, sur un autre plan, l\u2019opposition musique-plastique ?<\/h3>\n\n\n\n
Si aujourd\u2019hui vous accordez la pr\u00e9f\u00e9rence \u00e0 l\u2019\u00e9l\u00e9ment plastique, qui s\u2019identifie dans une large mesure au monde occidental, vous penchez donc, en d\u2019autres termes, en faveur de Settembrini ?<\/h3>\n\n\n\n