Le lien entre le 7 octobre et la chute du r\u00e9gime \u00e0 Damas est assez simple \u00e0 comprendre. Tout d\u2019abord, la guerre en Syrie n\u2019a jamais \u00e9t\u00e9 r\u00e9gl\u00e9e. L\u2019accord tripartite d\u2019Astana en 2018 entre la Russie, la Turquie et l\u2019Iran \u2013 les trois \u00c9tats lourdement impliqu\u00e9s au sol \u2013 r\u00e9unissait des puissances qui avaient des objectifs distincts, malgr\u00e9 une union de circonstance li\u00e9e \u00e0 la lutte contre Daech. Dans cette situation, la pr\u00e9sence d\u2019importantes forces militaires ont cadenass\u00e9 la r\u00e9gion, avec d\u2019un c\u00f4t\u00e9 les rebelles r\u00e9unis \u00e0 Idlib sous protection turque, dont Hayat Tahrir al-Cham (HTC), de l\u2019autre, le r\u00e9gime soutenu par la Russie et l\u2019Iran, et au nord, les forces kurdes. <\/p>\n\n\n\n
Tout cela reste en place jusqu\u2019au 7 octobre. Apr\u00e8s cette date, un conflit indirect \u00e9clate entre l\u2019Iran et Isra\u00ebl, qui s\u2019intensifie avec l\u2019invasion isra\u00e9lienne du Liban \u00e0 la fin de cet \u00e9t\u00e9. \u00c0 ce moment, l\u2019Iran est oblig\u00e9 de rapatrier une bonne partie des troupes d\u2019\u00e9lite du Hezbollah qui \u00e9tait dans le nord de la Syrie, ce qui d\u00e9garnit cette r\u00e9gion, pour les conduire au Liban afin de lutter contre Isra\u00ebl. D\u2019autre part, depuis la guerre en Ukraine et le d\u00e9mant\u00e8lement de Wagner<\/a>, les Russes ont \u00e9galement d\u00e9garni le front syrien. Les forces de HTC se sont donc trouv\u00e9es face \u00e0 une opportunit\u00e9, un vide \u2014 un r\u00e9gime devenu vuln\u00e9rable. Cela fait un an que l\u2019organisation se pr\u00e9pare, constatant une \u00e9volution du rapport de force en sa faveur.\u00a0C\u2019est un exemple typique de changement de rapport de force sur le terrain qui permet \u00e0 des groupes islamistes qui \u00e9voluent \u00e0 mar\u00e9e basse de se projeter dans un activisme \u00e0 mar\u00e9e haute <\/span>1<\/sup><\/a><\/span><\/span>.<\/p>\n\n\n\n En quatorze mois, tout ce qui repr\u00e9sentait le soutien \u00e0 l\u2019Iran dans cette r\u00e9gion-l\u00e0 a \u00e9t\u00e9 remis en question. Le Hamas a \u00e9t\u00e9 tr\u00e8s largement d\u00e9capit\u00e9, le Hezbollah est en grande partie d\u00e9mantel\u00e9 au Liban et le r\u00e9gime syrien est tomb\u00e9. L\u2019axe qui allait de T\u00e9h\u00e9ran \u00e0 Beyrouth est remplac\u00e9 par un vide dont le c\u0153ur est la Syrie. <\/p>\n\n\n\n Cette situation de vide, seulement partiellement rempli par HTC et ses affid\u00e9s, rappelle la situation historique syrienne avant le coup d’\u00c9tat du parti Baas en 1963. La Syrie \u00e9tait alors au c\u0153ur du Moyen-Orient, sujette aux coups d’\u00c9tat, susceptible d\u2019\u00eatre touch\u00e9e par les mouvements pan arabiques comme par les mouvements pan islamistes, objet des influences contradictoires du bloc de l\u2019Est et du bloc de l\u2019Ouest, et donc marqu\u00e9e par une instabilit\u00e9 chronique.<\/p>\n\n\n\n L\u2019axe qui allait de T\u00e9h\u00e9ran \u00e0 Beyrouth est remplac\u00e9 par un vide dont le c\u0153ur est la Syrie. <\/p>Hugo Micheron<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n En raison de son instabilit\u00e9, la Syrie a \u00e9t\u00e9 le lieu des recompositions g\u00e9opolitiques du Moyen-Orient pendant la premi\u00e8re guerre froide. Sous le r\u00e9gime de fer des Assad, la Syrie a export\u00e9 hors de ses fronti\u00e8res son instabilit\u00e9 interne en jouant un r\u00f4le d\u00e9terminant dans la guerre civile libanaise \u00e0 partir de \u00a0l\u2019invasion du pays du C\u00e8dre en 1978.<\/p>\n\n\n\n Par cons\u00e9quent, la fin du r\u00e9gime de Bachar el-Assad signifie certes la fin de l\u2019influence de l\u2019Iran sur le pays, mais aussi la suppression d\u2019un loquet g\u00e9opolitique sur l\u2019ensemble de la r\u00e9gion. La Syrie redevient, comme elle l\u2019a \u00e9t\u00e9 par le pass\u00e9, le c\u0153ur de la reconfiguration g\u00e9opolitique en cours au Moyen-Orient, dans un contexte de deuxi\u00e8me guerre froide entre les \u00c9tats-Unis et la Chine<\/a>.<\/p>\n\n\n\n Les id\u00e9ologies en circulation \u00e0 l\u2019\u00e9poque \u00e9taient domin\u00e9es par la r\u00e9f\u00e9rence aux mod\u00e8les sovi\u00e9tiques ou capitaliste et lib\u00e9ral, le r\u00e9gime Baas s\u2019alignant apr\u00e8s 1963 sur la premi\u00e8re. Aujourd\u2019hui, le paysage est plus morcel\u00e9, avec des r\u00e9f\u00e9rences aux diff\u00e9rentes nuances d\u2019islamisme parmi les populations arabes sunnites qui sont majoritaires.<\/p>\n\n\n\n Avant de savoir qui pourrait gouverner la Syrie demain, il est donc n\u00e9cessaire de se demander si une nouvelle stabilit\u00e9 peut sortir de cet interr\u00e8gne syrien. <\/p>\n\n\n\n\n Il existe deux principales branches du djihad, \u00e0 partir desquelles de tr\u00e8s nombreuses variantes se d\u00e9ploient. La premi\u00e8re est celle du djihad global d’Al-Qa\u00efda, souvent per\u00e7u comme la matrice originelle. Cette forme de djihad a \u00e9t\u00e9 la premi\u00e8re \u00e0 obtenir une visibilit\u00e9 internationale, avec des racines dans le Bureau des services \u00e0 Peshawar, fond\u00e9 en 1984 par Abdallah Azzam, avec Oussama Ben Laden comme principal financier. \u00c0 partir de 1996, Al-Qa\u00efda a port\u00e9 l’id\u00e9e de djihad global, c’est-\u00e0-dire un djihad men\u00e9 par une organisation nomade visant \u00e0 combattre les puissances occidentales, notamment les \u00c9tats-Unis, en multipliant les attaques \u00e0 travers le monde \u00e0 l\u2019encontre des int\u00e9r\u00eats am\u00e9ricains, surtout au Moyen-Orient. En frappant les \u00c9tats-Unis, ils esp\u00e8rent r\u00e9duire progressivement l\u2019influence am\u00e9ricaine et faire tomber les r\u00e9gimes arabes qui s’opposent localement aux djihadistes.<\/p>\n\n\n\n Ce djihad global, th\u00e9oris\u00e9 par Ayman al-Zawahiri et port\u00e9 par Ben Laden et Al-Qa\u00efda, s’est essouffl\u00e9 \u00e0 partir des ann\u00e9es 2000, c\u00e9dant la place \u00e0 une deuxi\u00e8me branche, celle de Daech, qui trouve ses origines dans le djihad en Irak men\u00e9 par Abou Moussab Al-Zarqaoui, l\u2019\u00c9tat islamique d\u2019Irak, et avant lui dans le Groupe islamique arm\u00e9 (GIA) alg\u00e9rien. L\u2019id\u00e9ologie de cette forme de djihad s\u2019inspire des th\u00e8ses popularis\u00e9es par Abou Mohammed al-Maqdisi, \u00e0 Peshawar \u00e9galement, \u00e0 la fin des ann\u00e9es 1980. Contrairement \u00e0 Al-Qa\u00efda, ce djihadisme est ancr\u00e9 dans un territoire, pr\u00f4ne une id\u00e9ologie mill\u00e9nariste et souhaite l’acc\u00e9l\u00e9ration de la dynamique apocalyptique. Surtout, il est \u00ab exclusiviste \u00bb, ceux qui ne le rejoignent pas, sont rapidement d\u00e9sign\u00e9s comme des ennemis \u00e0 \u00e9liminer.<\/p>\n\n\n\n Avant de savoir qui pourrait gouverner la Syrie demain, il est n\u00e9cessaire de se demander si une nouvelle stabilit\u00e9 peut sortir de cet interr\u00e8gne syrien.<\/p>Hugo Micheron<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Ce djihadisme exclusiviste et territorialis\u00e9 implique une purification \u00ab morale \u00bb imm\u00e9diate et rigoureuse des territoires sur lesquels ils se projettent via<\/em> l\u2019interpr\u00e9tation la plus rigoriste maximaliste possible de la charia, ce qui conduit souvent \u00e0 des massacres, non seulement contre les r\u00e9gimes en place, mais aussi contre tous ceux qui ne rejoignent pas les z\u00e9lotes dans leur travail de renouveau religieux, moral, et politique. Cette tendance totalitaire aboutit r\u00e9guli\u00e8rement dans l\u2019ultraviolence et les pers\u00e9cutions de masse. C\u2019est ce sc\u00e9nario auquel on a assist\u00e9 en Alg\u00e9rie lors de la guerre civile avec le GIA, en Irak avec des massacres de sunnites et chiites, et avec Daech, qui en s’opposant \u00e0 tous, a fini par d\u00e9clencher des conflits internes, s’autod\u00e9truisant sous sa propre violence. On perd souvent de vue que Daech a \u00e9t\u00e9 certes vaincu par des forces ext\u00e9rieures, mais s’est aussi effondr\u00e9 \u00e0 cause de sa propre dynamique interne et des conflits fratricides jusqu\u2019au plus haut niveau de l\u2019organisation. S\u2019il existait des scissions avec d\u2019autres groupes \u2014 comme Jabhat al-Nosra qui deviendra par la suite HTC \u2014 les dirigeants de l\u2019\u00c9tat islamique ont commenc\u00e9 \u00e0 sombrer dans les r\u00e8glements et des purges internes \u00e0 partir de 2017. C\u2019est une \u00e9volution assez courante chez les mouvements fortement mill\u00e9naristes.\u00a0<\/p>\n\n\n\n En 2003, Al-Joulani a 19 ans et rejoint l’\u00c9tat islamique d’Irak \u2014 la deuxi\u00e8me branche du djihad mentionn\u00e9e plus haut. Apr\u00e8s avoir \u00e9t\u00e9 incarc\u00e9r\u00e9 et pass\u00e9 du temps en contact avec les futurs dirigeants de Daech dans les prisons am\u00e9ricaines, il est envoy\u00e9 en Syrie en 2011. Il consid\u00e8re alors que l’\u00e9chec de l’\u00c9tat islamique d’Irak s\u2019explique notamment par son id\u00e9ologie exclusiviste et apocalyptique et par son hostilit\u00e9 extr\u00eame envers les groupes qui ne le rejoignent pas. Il tire certaines le\u00e7ons des \u00e9checs r\u00e9currents de cette deuxi\u00e8me branche du jihadisme, exclusiviste.<\/p>\n\n\n\n Son approche a alors consist\u00e9 \u00e0 ancrer le djihad localement en Syrie en tenant compte de sa complexit\u00e9 sociale \u2014 plusieurs communaut\u00e9s religieuses et ethniques y cohabitent. Il consid\u00e8re que pour que le djihad r\u00e9ussisse, il faut essentialiser la lutte contre Bachar al-Assad, point de convergence de toutes les r\u00e9bellions et limiter territorialement le jihad \u00e0 la Syrie. Apr\u00e8s avoir cr\u00e9\u00e9 Jabhat al-Nosra, filiale locale d’Al-Qa\u00efda, il s\u2019est ainsi alli\u00e9 aux divers groupes rebelles.\u00a0<\/p>\n\n\n\n \u00c0 partir de l’\u00e9t\u00e9 2012, il a apport\u00e9 une discipline de fer \u00e0 la r\u00e9bellion syrienne. Jabhat al-Nosra se distinguait en effet par son efficacit\u00e9 militaire, attirant \u00e0 elle des combattants d\u00e9sillusionn\u00e9s par le manque de structure et par la corruption de l’arm\u00e9e syrienne libre et d’autres groupes islamistes. Des combattants libanais que j\u2019ai rencontr\u00e9s et qui souhaitaient rejoindre la r\u00e9bellion contre Bachar el-Assad en Syrie se plaignaient du chaos qui r\u00e9gnaient au sein de l\u2019arm\u00e9e syrienne libre. La strat\u00e9gie djihadiste de Jabhat al-Nosra, qui deviendra plus tard HTC, est donc bas\u00e9e sur une culture militaire forte et une discipline rigoureuse \u2014 tout en tenant compte des complexit\u00e9s sociopolitiques locales pour favoriser son enracinement en Syrie.<\/p>\n\n\n\n Fort de cette dynamique, ces premiers djihadistes ont \u00e9t\u00e9 rejoints par des groupes syriens, mais aussi par des groupes \u00e9trangers \u2014 notamment les Irakiens qui avaient envoy\u00e9 al-Joulani en Syrie \u2014 et par des djihadistes \u00e9trangers qui ont commenc\u00e9 \u00e0 converger vers la Syrie \u00e0 partir de 2012. Ces combattants voyaient en Syrie la possibilit\u00e9 d\u2019un nouveau jihad d’une ampleur extraordinaire et se sont retrouv\u00e9s sous la direction de Joulani qui privil\u00e9giait un djihad plut\u00f4t national \u2014 similaire aux djihads locaux des ann\u00e9es 1990.<\/p>\n\n\n\n Ainsi, l\u2019approche nationale de al-Joulani s\u2019est heurt\u00e9e \u00e0 l’arriv\u00e9e en Syrie de djihadistes globaux, venant de divers horizons, y compris d’Europe, convaincus que soutenir les Syriens dans leur combat \u00e9tait juste une \u00e9tape dans le cadre d\u2019une lutte mondiale. Les \u00e9trangers \u00e9taient par ailleurs souvent en lien avec les djihadistes irakiens, qui voyaient eux dans le conflit syrien n\u2019ont pas tant une opportunit\u00e9 de faire tomber Assad, que le moyen de construire un califat islamique \u00e0 cheval sur l\u2019Irak et la Syrie. Joulani s’opposait \u00e0 cette derni\u00e8re approche.<\/p>\n\n\n\n \u00c0 partir de 2016, Joulani a identifi\u00e9 les causes de son \u00e9chec : l’intervention russe, le soutien des Iraniens, mais aussi le caract\u00e8re repoussoir de Daech \u2014 notamment en raison des attentats en Europe et de la d\u00e9capitation d\u2019un Am\u00e9ricain en 2014, qui a impliqu\u00e9 \u00e0 nouveau l\u2019administration am\u00e9ricaine en Syrie.<\/p>Hugo Micheron<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n \u00c0 partir d’avril 2013, un important conflit a \u00e9clat\u00e9 entre Jabhat al-Nosra, fid\u00e8le \u00e0 Joulani qui pr\u00f4nait un djihad syrien, et une partie de sa base fid\u00e8le \u00e0 l\u2019id\u00e9al de l\u2019\u00c9tat islamique d\u2019Irak et qui voyait la Syrie comme une opportunit\u00e9 pour fonder un \u00c9tat islamique \u00e0 cheval sur la Syrie et l\u2019Irak. Ce conflit \u2014 qu\u2019on appelle fitna<\/em> \u2014 a conduit \u00e0 des batailles fratricides entre partisans de chaque tendance dans la r\u00e9gion d\u2019Alep \u00e0 l\u2019\u00e9t\u00e9 2013. La question centrale tournait autour de l’all\u00e9geance de Joulani. C\u2019est assez facile \u00e0 comprendre. L\u2019enjeu \u00e9tait le suivant : est-ce que Joulani \u00e9tait le chef de la branche syrienne d\u2019al-Qa\u00efda comme il le pr\u00e9tendait, et en ce sens l\u00e0, l\u2019\u00e9gal d\u2019Abou Bakr al-Baghdadi qu\u2019il consid\u00e9rait comme le chef de la branche irakienne d\u2019al-Qa\u00efda ? Ou bien, est-ce que Joulani \u00e9tait encore l\u2019\u00e9missaire d\u2019Abou Bakr al-Baghdadi en Syrie et donc, de ce point de vue, un lieutenant sans aucune autonomie ? Dans ce cas l\u00e0, il devait ob\u00e9ir \u00e0 Abou Bakr al-Baghdadi qui voulait annoncer la cr\u00e9ation de l\u2019\u00c9tat islamique en Irak et en Syrie\u2026 Joulani a refus\u00e9 cette situation, Baghdadi a refus\u00e9 de reconna\u00eetre Joulani comme un \u00e9gal, et les heurts entre les partisans des deux projets jihadistes, l\u2019un syrien, l\u2019un vers la construction d\u2019un \u00c9tat islamique ont explos\u00e9.<\/p>\n\n\n\n Ce d\u00e9saccord manifeste donc bien deux conceptions diff\u00e9rentes du djihad : celle de Daech, sous la direction de Baghdadi, aspirant \u00e0 un califat universel, et celle, plus localis\u00e9e, de Joulani, voulant adapter le djihad au contexte syrien.<\/p>\n\n\n\n\n Ce conflit a provoqu\u00e9 un schisme en 2013, quand les partisans de Daech ont quitt\u00e9 Alep pour s’\u00e9tendre vers l’est, prendre Raqqa, Deir ez-Zor, puis Mossoul, et proclamer le 29 juin 2014 la cr\u00e9ation de l’\u00c9tat islamique en Irak et en Syrie, accomplissement de leur logique mill\u00e9nariste. De leur c\u00f4t\u00e9, les partisans de Joulani, principalement syriens, rest\u00e9s \u00e0 Alep, ont commenc\u00e9 \u00e0 perdre du terrain face au r\u00e9gime alli\u00e9 \u00e0 l’Iran et \u00e0 la Russie, et se sont repli\u00e9s dans la province d’Idlib \u00e0 partir de 2016.<\/p>\n\n\n\n \u00c0 partir de 2016, Joulani a identifi\u00e9 les causes de son \u00e9chec : l’intervention russe, le soutien des Iraniens, mais aussi le caract\u00e8re repoussoir de Daech \u2014 notamment en raison des attentats en Europe et de la d\u00e9capitation d\u2019un Am\u00e9ricain en 2014, qui a impliqu\u00e9 \u00e0 nouveau l\u2019administration am\u00e9ricaine en Syrie. Les horreurs de Daesh ont conduit au d\u00e9sengagement international du soutien \u00e0 la r\u00e9bellion syrienne, facilitant le maintien au pouvoir d’Assad. Il consid\u00e9rait \u00e9galement que les actes de Daech avaient permis aux Russes de l\u00e9gitimer leur soutien \u00e0 Assad en faisant passer l\u2019id\u00e9e que le maintien du r\u00e9gime \u00e9tait moins pire que l\u2019expansion de Daech.<\/p>\n\n\n\n Apr\u00e8s l\u2019intervention turc dans le nord de la Syrie, Joulani rompt avec Al-Qa\u00efda en 2016 et s\u2019engage dans un processus de rel\u00e9gitimation de son discours, en \u00e9tablissant des alliances avec des groupes rebelles locaux, principalement sous influence turque. Il \u00e9tablit alors un ordre politico-religieux dur mais stable \u00e0 Idlib et estime que pour assurer un avenir p\u00e9renne, il doit parvenir \u00e0 mettre en place un modus vivendi<\/em> avec la Turquie \u2014 qui lui offre une protection indirecte contre les risques de bombardements russes.<\/p>\n\n\n\n Joulani rompt avec Al-Qa\u00efda en 2016 et s\u2019engage dans un processus de normalisation, en \u00e9tablissant des alliances avec des groupes rebelles locaux, principalement sous influence turque.<\/p>Hugo Micheron<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Joulani reprend alors son objectif de \u00ab syrianiser \u00bb le djihad en Syrie. C\u2019est pourquoi il all\u00e8ge sa m\u00e9thode, abandonne toute connotation trop ostensiblement jihadiste dans son discours et dans son apparat, tout en conservant un objectif ostensiblement salafiste. Dans la province d\u2019Idlib, il reconstruit son mouvement et pr\u00e9pare un discours politique porteur \u00e0 l\u2019international, dans une phase que je qualifie de \u00ab mar\u00e9e basse \u00bb et qui a dur\u00e9 pr\u00e8s de huit ans \u2014 avant d\u2019attendre son heure.<\/p>\n\n\n\n Aujourd\u2019hui, Joulani semble avoir compris que les Occidentaux ne souhaitent pas s’engager dans de nouveaux conflits au Moyen-Orient et sont pr\u00eats \u00e0 accorder du cr\u00e9dit \u00e0 tout ce qui pourrait les rassurer. Pour ce faire, il a su habilement jouer sur la communication, probablement en se formant aux techniques m\u00e9diatiques en Turquie. Sa transformation en une figure nouvelle l’a aid\u00e9 \u00e0 susciter des doutes et \u00e0 convaincre certains qu’il \u00e9tait d\u00e9sormais un homme diff\u00e9rent. De ce point de vue l\u00e0, Joulani semble s\u2019\u00eatre inspir\u00e9 de ce qu\u2019on fait les Talibans en Afghanistan, qui, sit\u00f4t au pouvoir, ont dit avoir rompu avec l\u2019objectif du djihad global et lutter contre les groupes terroristes sur leur sol. De m\u00eame, al-Joulani met en place un djihadisme pragmatique qui a su se syrianiser autant que possible et souhaite multiplier les gages pour ne pas alerter les pays occidentaux.\u00a0<\/p>\n\n\n\n Son parcours est celui d\u2019un militant salafiste syrien, ancr\u00e9 localement, reflet de toutes les complexit\u00e9s du pays et de son histoire contemporaine.<\/p>\n\n\n\n Joulani est le produit d’une \u00e9volution du djihadisme syrien, dans un contexte qui lui est propre. Son mod\u00e8le, compte tenu de sa r\u00e9ussite fulgurante, pourrait inspirer d’autres groupes \u00e0 travers le monde, comme cela a \u00e9t\u00e9 le cas pour les Talibans. Il est important de comprendre une chose : Joulani n\u2019est pas un mod\u00e9r\u00e9, mais un acteur pragmatique ayant compris les n\u00e9cessit\u00e9s du terrain. Les djihadistes ne sont pas uniquement des fanatiques mill\u00e9naristes assoiff\u00e9s de sang ; ils sont capables de s\u2019adapter aux contraintes et d\u2019\u00e9laborer des strat\u00e9gies sur le long terme.<\/p>\n\n\n\n Le discours de Joulani \u00e0 la mosqu\u00e9e des Omeyyades est \u00e0 cet \u00e9gard extraordinaire. Contrairement \u00e0 Baghdadi, qui avait proclam\u00e9 le califat \u00e0 la mosqu\u00e9e de Nouri \u00e0 Mossoul, Joulani a choisi de ne pas prendre une posture provocatrice. Son discours \u00e9voquait, au contraire, \u00ab le retour de la justice \u00bb et \u00ab grand jour pour la Umma \u00bb \u2014 un discours, au fond, qui se voulait unificateur avec une symbolique islamique forte, \u00e0 m\u00eame de plaire \u00e0 tout le monde. Il s\u2019en sort sur les deux tableaux : ceux qui le per\u00e7oivent comme mod\u00e9r\u00e9 \u00eatre confort\u00e9s dans leur avis ; ceux qui comprennent la port\u00e9e islamiste de son message voient qu’il atteint l’objectif historique de tous les djihadistes en Syrie : la mosqu\u00e9e des Omeyyades.<\/p>\n\n\n\n Joulani n\u2019est pas un mod\u00e9r\u00e9, mais un acteur pragmatique ayant compris les n\u00e9cessit\u00e9s du terrain.<\/p>Hugo Micheron<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Le discours de Joulani n’est pas du tout nationaliste. Il ne se r\u00e9f\u00e8re quasiment jamais \u00e0 la Syrie en tant que nation. Au contraire, il \u00e9voque \u00ab la communaut\u00e9 des croyants \u00bb et nomme son groupe Hayat Tahrir al-Cham, c\u2019est-\u00e0-dire litt\u00e9ralement \u00ab Organisation de lib\u00e9ration du Cham \u00bb d\u2019apr\u00e8s le nom de la province islamique m\u00e9di\u00e9vale. C\u2019est aussi un terme commun pour d\u00e9signer la Syrie et Damas, mais ce n\u2019est encore une fois pas un terme qui joue sur les deux tableaux. Joulani a \u00e9tabli \u00e0 Idlib un pouvoir religieux, avec la charia comme loi et des juges religieux.<\/p>\n\n\n\n Ce mod\u00e8le ne s’inscrit pas dans la logique d’un islam national, souvent d\u00e9fendu par les r\u00e9volutionnaires de 2011, qui se projettent dans un cadre national multiethnique et multiconfessionnel \u00e0 l\u2019image de la grande diversit\u00e9 syrienne. Joulani op\u00e8re dans une logique islamiste, s\u2019appuyant sur une interpr\u00e9tation rigoriste de la charia. Il subit aussi la pression de groupes alli\u00e9s dont certains sont extr\u00eamement radicaux et n\u2019ont pas grand-chose \u00e0 envier \u00e0 l\u2019\u00c9tat islamique. M\u00eame s’il pourrait chercher \u00e0 r\u00e9aliser un \u00e9quilibre, cela ne dessine pas un chemin vers une transition d\u00e9mocratique en Syrie.<\/p>\n\n\n\n\n J\u2019en parle beaucoup dans le livre. De nombreux individus que j’ai rencontr\u00e9s \u00e9taient des anciens combattants de Jabhat al-Nosra, le pr\u00e9d\u00e9cesseur de HTC, car ce groupe \u00e9tait parmi les premiers \u00e0 accueillir des combattants europ\u00e9ens. Beaucoup de ces djihadistes avaient initialement rejoint Jabhat al-Nosra en 2013 avant de basculer vers Daech lors de la scission entre les deux groupes. Entre 2013 et 2014, les \u00e9trangers \u2014 en particulier les Europ\u00e9ens \u2014 devenaient de plus en plus nombreux au sein du Front al-Nosra, ce qui inqui\u00e9tait Joulani. Il comprenait que leur pr\u00e9sence risquait de perturber la dynamique du djihad syrien et de rediriger le projet vers un califat islamique, celui de l\u2019\u00c9tat islamique, ce qu\u2019il voulait \u00e0 tout prix \u00e9vit\u00e9 comme expliquait pr\u00e9c\u00e9demment.<\/p>\n\n\n\n Les affrontements fratricides entre les combattants de Jabhat al-Nosra et ceux qui soutenaient Daech ont \u00e9t\u00e9 extr\u00eamement violents. Certains djihadistes se sont retrouv\u00e9s \u00e0 s’affronter face \u00e0 ceux qu’ils avaient rejoint comme des fr\u00e8res : l\u2019un d\u2019entre eux raconte avoir combattu celui avec qui il avait rompu le je\u00fbne du Ramadan quelques semaines auparavant !<\/p>\n\n\n\n Joulani lui-m\u00eame \u00e9tait per\u00e7u parmi les djihadistes fran\u00e7ais de mani\u00e8re ambivalente : pour certains, il est consid\u00e9r\u00e9 comme un leader r\u00e9fl\u00e9chi, tandis que d’autres le voyaient comme un tra\u00eetre. En effet, la propagande de Daech d\u00e9peint les membres d’Al-Nosra comme des l\u00e2ches et des apostats, qui ont abandonn\u00e9 le projet de l\u2019\u00c9tat islamique en cours de route, et contribu\u00e9 ainsi \u00e0 sa d\u00e9faite finale. Daesh et ses affid\u00e9s d\u00e9testent Joulani comme ils d\u00e9testent les Talibans.<\/p>\n\n\n\n M\u00eame s’il pourrait chercher \u00e0 r\u00e9aliser un \u00e9quilibre, le projet de Joulani ne dessine pas un chemin vers un syst\u00e8me d\u00e9mocratique en Syrie.<\/p>Hugo Micheron<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Pour r\u00e9pondre \u00e0 cette question, il est essentiel de prendre du recul sur la situation g\u00e9opolitique et le tissu socio-\u00e9conomique de la r\u00e9gion. Depuis la premi\u00e8re partie de la guerre en Syrie, on a observ\u00e9 un axe structurant pro-chiite, reliant T\u00e9h\u00e9ran \u00e0 Beyrouth, en passant par Bagdad et Damas. Cet axe a fa\u00e7onn\u00e9 une partie significative de la g\u00e9opolitique r\u00e9gionale.\u00a0<\/p>\n\n\n\n Mais l\u2019existence de cet axe en a fait oublier un autre, l\u2019axe d\u2019impuissance<\/em> sunnite reliant Tripoli au Liban, Alep, Raqqa en Syrie et Mossoul en Irak. Cette r\u00e9gion est un des c\u0153urs du sunnisme historique moyen-oriental, dont la population ressent une grande incertitude et une d\u00e9possession \u00e0 la suite de d\u00e9cennies de conflits, notamment depuis l’invasion am\u00e9ricaine en Irak et la guerre en Syrie. Les d\u00e9placements massifs, la violence extr\u00eame des combats, les bombardements du r\u00e9gime et les pers\u00e9cutions de Daech ont rendu leur avenir tr\u00e8s incertain. Le sentiment le plus r\u00e9pandu parmi les musulmans sunnites qui y repr\u00e9sentent la majorit\u00e9 de la population est celui d\u2019une d\u00e9possession politique, religieuse et identitaire, qui n\u2019est pas sans rappeler celui qui domine \u00e0 Gaza et dans les territoires palestiniens, bien que les causes soient diff\u00e9rentes et la comparaison de fait, limit\u00e9e. Les sympathies pour des projets islamistes sont profondes. Enfin, le mod\u00e8le de l\u2019\u00c9tat-nation y est remis en question dans toute la r\u00e9gion.<\/p>\n\n\n\n Toutes les conditions y sont r\u00e9unies pour l\u2019\u00e9mergence de groupes terroristes.<\/p>\n\n\n\n HTC est issu de cette histoire. Pourra-t-il canaliser ce besoin de structuration politique et \u00e9conomique au sein d’une r\u00e9gion d\u00e9j\u00e0 hautement militaris\u00e9e, habit\u00e9e par des groupes arm\u00e9s aux agendas vari\u00e9s, m\u00eame avec l\u2019aide de la Turquie et du Qatar ? S\u2019ils n\u2019arrivent pas \u00e0 structurer ce vide, les risques d\u2019instabilit\u00e9 seront tr\u00e8s importants.<\/p>\n\n\n\n L’opportunit\u00e9 du \u00ab d\u00e9gel \u00bb de la crise syrienne pourrait marquer un retour des man\u0153uvres g\u00e9opolitiques au Moyen-Orient. Il ne faut pas envisager ces dynamiques sous une optique strictement nationale. La crise syrienne est int\u00e9gr\u00e9e dans un sch\u00e9ma transnational englobant le Liban, l’Irak et les territoires palestiniens. Le cadre de l’\u00c9tat-nation est de plus en plus contest\u00e9 et les identit\u00e9s fa\u00e7onn\u00e9es par les conflits pr\u00e9dominent, rendant difficile l’\u00e9tablissement d’une nouvelle organisation politique stable. Est-ce qu\u2019une ou plusieurs forces r\u00e9gionales structureront ce vide ? Ou bien est-ce que le vide structurera par d\u00e9faut un nouvel ordre r\u00e9gional fortement volatile et violent ?\u00a0\u00a0<\/p>\n\n\n\n\nQuelles analogies historiques pourraient nous aider \u00e0 comprendre la situation actuelle ? <\/h3>\n\n\n\n
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\n <\/picture>\n Retournons un peu en arri\u00e8re pour mieux comprendre l\u2019origine et les \u00e9volution d\u2019Abou Mohammed al-Joulani. Dans quelle histoire du djihadisme HTC se situe-t-il ? <\/h3>\n\n\n\n
Comment situer dans ce tableau l\u2019organisation Hayat Tahrir al-Cham ? <\/h3>\n\n\n\n
Comment la scission entre Jabhat al-Nostra et l\u2019\u00c9tat islamique au Levant s\u2019est-elle op\u00e9r\u00e9e ? <\/h3>\n\n\n\n
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\n <\/picture>\n La structuration de HTC et son \u00e9volution pourrait-elle devenir un mod\u00e8le pour d\u2019autres mouvements ? <\/h3>\n\n\n\n
Quelle est la place de la Syrie dans le discours de Al-Joulani ?<\/h3>\n\n\n\n
![\"Abu](\"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/wp-content\/uploads\/sites\/2\/2024\/12\/SIPA_ap22923428_000091-scaled.jpg\")
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\n <\/picture>\n Comment les recherches que vous avez men\u00e9es pour l\u2019\u00e9criture de votre ouvrage Le djihadisme fran\u00e7ais<\/em>, Syrie, quartiers, prison<\/em> permettent-elles de comprendre HTC ? <\/h3>\n\n\n\n
Quelles causes du djihadisme syrien disparaissent avec la chute du r\u00e9gime de Bachar el Assad ? Quelles sont celles au contraire qui demeurent et auxquelles Joulani va devoir faire face ? <\/h3>\n\n\n\n
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\n <\/picture>\n ![\"Les](\"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/wp-content\/uploads\/sites\/2\/2024\/12\/SIPA_ap22923866_000019-scaled.jpg\")
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