Apr\u00e8s avoir \u00e9t\u00e9 au fondement du projet europ\u00e9en avec le charbon, l\u2019acier et le nucl\u00e9aire, l’\u00e9nergie a peu \u00e0 peu \u00e9t\u00e9 oubli\u00e9e de l’int\u00e9gration europ\u00e9enne.<\/p>\n\n\n\n
L\u2019Europe de l\u2019\u00e9nergie est longtemps rest\u00e9e prisonni\u00e8re de la d\u00e9pendance \u00e9nerg\u00e9tique du continent envers la Russie. Ce long r\u00e9veil \u00e9nerg\u00e9tique \u2014 des origines de l\u2019Europe \u00e0 la d\u00e9cision historique de se lib\u00e9rer du gaz russe \u2014 a culmin\u00e9 dans une d\u00e9cision marqu\u00e9e par l’unit\u00e9, la rapidit\u00e9 et la d\u00e9termination des \u00c9tats europ\u00e9ens red\u00e9finissant ainsi l’avenir d\u2019une politique \u00e9nerg\u00e9tique qui s\u2019av\u00e8re plus que jamais essentielle pour l\u2019avenir de l\u2019Union europ\u00e9enne et de ses citoyens.<\/p>\n\n\n\n
L\u2019\u00e9nergie a \u00e9t\u00e9 le terreau sur lequel l\u2019Europe, apr\u00e8s la Seconde Guerre mondiale, a pris racine.<\/p>\n\n\n\n
C\u2019est elle qui est \u00e0 la base des premiers socles sur lesquels s\u2019est d\u00e9velopp\u00e9e la construction europ\u00e9enne et ses ferments sont \u00e0 chercher dans la Communaut\u00e9 europ\u00e9enne du charbon et de l\u2019acier (CECA). \u00c0 travers cet instrument unique en son genre, le projet de coop\u00e9ration entre les six pays fondateurs prend forme. Plus encore, c\u2019est \u00e0 travers la CECA que les principes, les institutions et la philosophie actuelle de l\u2019Union s\u2019\u00e9laborent. Elle est un projet de reconstruction d\u2019une Europe d\u00e9vast\u00e9e \u2014 une reconstruction solidaire. La force industrielle et la puissance de la France et de l\u2019Allemagne avaient le charbon et l\u2019acier comme base. \u00c0 travers la coop\u00e9ration \u00e9conomique dans des secteurs si strat\u00e9giques, l\u2019objectif politique sous-jacent est bien d\u2019\u00e9loigner \u00e0 tout jamais le spectre de la guerre et d\u2019ouvrir la voie de la paix \u00e0 travers l\u2019int\u00e9gration europ\u00e9enne.<\/p>\n\n\n\n
Le Trait\u00e9 de Rome sign\u00e9 en 1957, fondateur de la coop\u00e9ration europ\u00e9enne, comportait \u00e9galement un volet nucl\u00e9aire. L\u2019\u00e9nergie nucl\u00e9aire reconnue comme strat\u00e9gique, la Communaut\u00e9 Euratom est cr\u00e9\u00e9e pour promouvoir la coop\u00e9ration \u00e0 des fins pacifiques. Cependant, le trait\u00e9 ne conf\u00e8re aucune comp\u00e9tence explicite \u00e0 l’\u00e9chelle europ\u00e9enne pour l’int\u00e9gration \u00e9nerg\u00e9tique au sens large : l’Europe n’a pas de politique \u00e9nerg\u00e9tique unifi\u00e9e, laissant chaque \u00c9tat membre g\u00e9rer selon ses int\u00e9r\u00eats nationaux.<\/p>\n\n\n\n
L\u2019Europe de l\u2019\u00e9nergie a besoin d\u2019un march\u00e9 commun pour exister et une fen\u00eatre d\u2019opportunit\u00e9 se pr\u00e9sente le 17 f\u00e9vrier 1986 avec l\u2019Acte unique europ\u00e9en. Si celui-ci ne contient pas de disposition sp\u00e9cifique concernant une politique \u00e9nerg\u00e9tique commune, il pr\u00e9voit la cr\u00e9ation pour 1992 d\u2019un march\u00e9 int\u00e9rieur sans fronti\u00e8res pour tous les produits et services. Cette ouverture peut \u00eatre consid\u00e9r\u00e9e comme la premi\u00e8re \u00e9tape de l\u2019Europe de l\u2019\u00e9nergie. Elle vise \u00e0 faire \u00e9voluer le trait\u00e9 de Rome et pose les principes d\u2019une plus grande int\u00e9gration : le principe de majorit\u00e9 qualifi\u00e9e remplace celui de l\u2019unanimit\u00e9, permettant de lever bon nombre de blocages institutionnels. D\u00e8s lors, la Commission europ\u00e9enne commence \u00e0 identifier les obstacles \u00e0 un march\u00e9 int\u00e9rieur de l’\u00e9nergie. L\u2019id\u00e9e de march\u00e9 commun de l\u2019\u00e9nergie n\u2019est pas nouvelle : elle est inscrite d\u00e8s 1955 dans la d\u00e9claration de Messine qui pr\u00e9voit que des mesures doivent \u00eatre prises \u00ab pour d\u00e9velopper les \u00e9changes de gaz et de courant <\/em>\u00e9lectrique propres \u00e0 augmenter la rentabilit\u00e9 des investissements et \u00e0 r\u00e9duire le co\u00fbt des fournitures. <\/span>1<\/sup><\/a><\/span><\/span> \u00bb<\/p>\n\n\n\n Le secteur de l\u2019\u00e9nergie, sauf celui du charbon et du p\u00e9trole, est organis\u00e9 autour des monopoles publics nationaux, avec tr\u00e8s peu d\u2019\u00e9changes transfrontaliers. Ces monopoles ont b\u00e9n\u00e9fici\u00e9 d\u2019une forte l\u00e9gitimit\u00e9 politique, \u00e9conomique et morale, puisqu\u2019ils ont contribu\u00e9 \u00e0 la reconstruction de l\u2019Europe apr\u00e8s la guerre. Il existe un lien fort, presque existentiel, entre le secteur \u00e9nerg\u00e9tique \u2014 consid\u00e9r\u00e9 comme un bien strat\u00e9gique \u2014 et la souverainet\u00e9 nationale. L\u2019\u00e9nergie est s\u00fbre et abondante car les monopoles y veillent. La Cour de justice, \u00e0 travers son arr\u00eat Almelo<\/em> de 1994, reconna\u00eet que l\u2019\u00e9nergie n\u2019est pas un service public mais un bien auquel s\u2019appliquent les r\u00e8gles de la concurrence. C\u2019est Jacques Delors, alors pr\u00e9sident de la Commission<\/a>, qui proposa de cr\u00e9er un march\u00e9 europ\u00e9en de l\u2019\u00e9nergie. Il s\u2019agit d\u2019ouvrir \u00e0 la concurrence les march\u00e9s nationaux et sortir du monopole d\u2019une seule entreprise nationale qui g\u00e8re l\u2019ensemble de la cha\u00eene \u00e9nerg\u00e9tique : approvisionnement, transport, distribution. Progressivement, l\u2019\u00e9nergie devient une affaire commune \u2014 un \u00e9l\u00e9ment de solidarit\u00e9 et de pr\u00e9occupations des \u00c9tats membres.<\/p>\n\n\n\n Mais la construction du march\u00e9 europ\u00e9en de l\u2019\u00e9nergie est un des projets les plus ambitieux de l\u2019Union, tant le contr\u00f4le de l’\u00e9nergie est li\u00e9 \u00e0 la souverainet\u00e9 nationale. Les investissements dans les infrastructures sont par nature strat\u00e9giques. Malgr\u00e9 des progr\u00e8s substantiels, trente ans apr\u00e8s son lancement, le constat d\u2019Enrico Letta, ancien Premier ministre italien missionn\u00e9 en 2024 pour faire des recommandations sur l\u2019avenir du march\u00e9 europ\u00e9en, est tr\u00e8s clair : en l\u2019\u00e9tat, le manque d\u2019int\u00e9gration \u00e9nerg\u00e9tique est un des facteurs de la comp\u00e9titivit\u00e9 d\u00e9clinante de l\u2019Union<\/a> <\/span>2<\/sup><\/a><\/span><\/span>. <\/p>\n\n\n\n Le \u00ab facteur russe \u00bb est une source de division durable entre les \u00c9tats europ\u00e9ens, ancr\u00e9e dans des perceptions historiques divergentes de la Russie.<\/p>\n\n\n\n Dans le domaine \u00e9nerg\u00e9tique, cette d\u00e9pendance s’est progressivement install\u00e9e d\u00e8s les ann\u00e9es 1960. L\u2019Union sovi\u00e9tique commence alors \u00e0 exporter massivement du gaz et du p\u00e9trole, d’abord vers les pays du Conseil d\u2019assistance \u00e9conomique mutuelle (Comecon), aujourd’hui int\u00e9gr\u00e9s dans l’Union europ\u00e9enne. Dans un contexte de d\u00e9tente Est-Ouest, l’\u00e9nergie devient un levier de normalisation des relations avec l’URSS, facilitant l’ouverture des flux d’hydrocarbures de l\u2019Est vers l’Ouest. L\u2019Italie, l\u2019Autriche, l\u2019Allemagne de l\u2019Ouest, la Finlande et la France deviennent ainsi des clients majeurs des exportations sovi\u00e9tiques de combustibles fossiles.<\/p>\n\n\n\n Le \u00ab facteur russe \u00bb a de fait emp\u00each\u00e9 la r\u00e9alisation de l’Union de l’\u00e9nergie.<\/p>Adina Revol<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Cette strat\u00e9gie, incarn\u00e9e par Willy Brandt \u00e0 travers l\u2019Ostpolitik<\/em>, visait \u00e0 instaurer une interd\u00e9pendance sym\u00e9trique : l\u2019Europe se rendait d\u00e9pendante du gaz russe quand la Russie se rendait d\u00e9pendante de la technologie et des devises europ\u00e9ennes. Cette vision s’est construite autour de l\u2019id\u00e9e que Moscou, per\u00e7u comme un fournisseur fiable, avait respect\u00e9 ses engagements m\u00eame dans les moments les plus tendus de la guerre froide.<\/p>\n\n\n\n Mais le \u00ab facteur russe \u00bb a de fait emp\u00each\u00e9 la r\u00e9alisation de l’Union de l’\u00e9nergie. Alors que les pays de l’Est \u2014 \u00e0 l’exception de la Hongrie \u2014 et les pays baltes, alertaient sur ses dangers, les autres \u00c9tats europ\u00e9ens, notamment l’Allemagne, la France et l’Italie, poursuivaient activement l’Ostpolitik <\/em>\u00e9nerg\u00e9tique. Cette strat\u00e9gie \u00e9tait justifi\u00e9e par une interd\u00e9pendance per\u00e7ue comme sym\u00e9trique entre l\u2019Europe et la Russie, consolidant les liens \u00e9nerg\u00e9tiques solides malgr\u00e9 les mises en garde. <\/p>\n\n\n\n En 2006, une panne g\u00e9ante d\u2019\u00e9lectricit\u00e9 paralyse pour un temps le continent. La s\u00e9curit\u00e9 \u00e9lectrique en Europe s’est d\u00e9grad\u00e9e depuis plusieurs ann\u00e9es. Alors que sa consommation cro\u00eet, les investissements ne suivent pas. D\u00e8s les ann\u00e9es 1990, l\u2019approvisionnement en \u00e9lectricit\u00e9 pose des probl\u00e8mes dans certains pays europ\u00e9ens : en cas de grand froid ou de fortes chaleurs, le r\u00e9seau montre des signes de faiblesse, obligeant les fournisseurs \u00e0 prendre des mesures d\u2019exception conjoncturelles.<\/p>\n\n\n\n Cette ann\u00e9e-l\u00e0, la d\u00e9pendance europ\u00e9enne \u00e0 l\u2019\u00e9gard de la Russie devient criante. Elle ouvre la p\u00e9riode des guerres du gaz russo-ukrainiennes et de l’utilisation par la Russie de l’\u00e9nergie comme arme politique. <\/p>\n\n\n\n La deuxi\u00e8me guerre gazi\u00e8re de 2009 renforce les inqui\u00e9tudes europ\u00e9ennes.<\/p>\n\n\n\n Plus encore que celle de 2006, elle souligne les d\u00e9pendances \u00e0 l\u2019\u00e9gard de l\u2019\u00e9nergie russe, soigneusement entretenues par Vladimir Poutine et les dirigeants de Gazprom qui ont des ann\u00e9es durant rendu le prix de leur ressource tr\u00e8s comp\u00e9titif.<\/p>\n\n\n\n Le 1er<\/sup> janvier 2009, devant le refus de Kiev d’accepter la hausse unilat\u00e9rale du prix, Gazprom met un coup d\u2019arr\u00eat soudain aux livraisons de gaz pour le march\u00e9 int\u00e9rieur ukrainien. La Russie d\u00e9nonce \u00e0 nouveau des pr\u00e9l\u00e8vements de gaz de la part des Ukrainiens. L’arr\u00eat complet des livraisons de gaz transitant par l\u2019Ukraine est act\u00e9 le 7 janvier : au total, 18 \u00c9tats membres sont touch\u00e9s. Parmi eux, sept d\u00e9pendaient exclusivement des importations de gaz russe : la Su\u00e8de, la Finlande, la Lituanie, la Lettonie, l\u2019Estonie, la Bulgarie et la Slovaquie. La Bulgarie et la Slovaquie \u00e9taient particuli\u00e8rement vuln\u00e9rables en raison d\u2019une double d\u00e9pendance : d\u2019une part, le gaz russe ne passe qu\u2019\u00e0 travers une seule route de transit \u2014 celle de l\u2019Ukraine \u2014 et d\u2019autre part, l’absence d’acc\u00e8s au march\u00e9 mondial du gaz naturel liqu\u00e9fi\u00e9 et le manque d’infrastructures emp\u00eachent les importations en provenance d\u2019autres pays europ\u00e9ens \u2014 intensifiant leur exposition aux effets de cette crise.<\/p>\n\n\n\n D\u2019autres \u00c9tats membres, tels que l\u2019Allemagne, l\u2019Italie, la Pologne et la Tch\u00e9quie, ont \u00e9galement subi des r\u00e9ductions significatives des flux de gaz. En revanche, la p\u00e9ninsule ib\u00e9rique, les pays du Benelux et le Royaume-Uni, \u00e9tant faiblement voire pas du tout approvisionn\u00e9s en gaz russe n\u2019ont \u00e9t\u00e9 que tr\u00e8s peu, voire pas du tout affect\u00e9s. De m\u00eame, les pays baltes, recevant leur gaz russe par une route distincte de celle traversant l’Ukraine, n’ont pas \u00e9t\u00e9 touch\u00e9s. Cet \u00e9pisode met en lumi\u00e8re les niveaux vari\u00e9s de d\u00e9pendance \u00e9nerg\u00e9tique des \u00c9tats membres vis-\u00e0-vis de la Russie et la vuln\u00e9rabilit\u00e9 extr\u00eame de l\u2019Union.<\/p>\n\n\n\n Alors qu\u2019il y avait suffisamment de gaz en Europe, notamment gr\u00e2ce aux importations de GNL et au gaz norv\u00e9gien, l\u2019acheminement vers l\u2019Est \u00e9tait impossible en raison d\u2019infrastructures inad\u00e9quates. Construites dans le contexte de l’Ostpolitik<\/em>, ces infrastructures permettaient uniquement le flux de gaz de la Russie vers l\u2019Ouest. <\/p>\n\n\n\n Malgr\u00e9 l\u2019inscription de la solidarit\u00e9 dans les trait\u00e9s europ\u00e9ens, celle-ci n\u2019a pu se traduire en r\u00e9alit\u00e9 pour les citoyens bulgares et slovaques, priv\u00e9s de gaz faute d\u2019infrastructures. La crise de 2009 a fait \u00e9clater au grand jour les limites de cette solidarit\u00e9 sans une Europe de l\u2019\u00e9nergie interconnect\u00e9e et sans financements europ\u00e9ens suffisants.<\/p>\n\n\n\n En 2014, la Russie de Poutine annexe ill\u00e9galement la Crim\u00e9e. L\u2019id\u00e9e d\u2019une Union de l\u2019\u00e9nergie s\u2019inscrit d\u00e9sormais dans la dynamique politique du moment : la priorit\u00e9 de l\u2019Union et des \u00c9tats membres est la s\u00e9curisation. Sous la pr\u00e9sidence de Jean-Claude Juncker<\/a>, l\u2019objectif de la cr\u00e9ation d\u2019une telle Union est revendiqu\u00e9 par la Commission europ\u00e9enne, dans le but de relever plusieurs d\u00e9fis.<\/p>\n\n\n\n Le premier est d’ordre financier. Des investissements importants et urgents sont n\u00e9cessaires \u2014 de l\u2019ordre de 200 milliards d’euros par an <\/span>3<\/sup><\/a><\/span><\/span>. L’\u00e9nergie devient ainsi un pilier essentiel du programme d’investissement de 315 milliards d’euros annonc\u00e9 par Jean-Claude Juncker.<\/p>\n\n\n\n L\u2019autre d\u00e9fi, d\u2019ordre politique, consiste \u00e0 cr\u00e9er les conditions permettant \u00e0 l\u2019Union, premier importateur mondial d\u2019\u00e9nergie, de s\u2019exprimer et d\u2019agir d\u2019une seule voix dans ses relations avec les pays tiers, en particulier avec la Russie.<\/p>\n\n\n\n Pour la premi\u00e8re fois de son histoire, l\u2019Union se dote alors d\u2019un budget cons\u00e9quent pour s\u00e9curiser son r\u00e9seau \u00e9nerg\u00e9tique. Alors m\u00eame que la Russie poutinienne redoublait d\u2019efforts pour diviser les \u00c9tats-membres, ceux-ci ont r\u00e9ussi \u00e0 investir, ensemble, depuis 2014, 4,7 milliards d\u2019euros dans 114 projets de gazoducs et terminaux GNL strat\u00e9giques. Ces infrastructures ont permis aux pays europ\u00e9ens de se pr\u00e9parer et de se montrer solidaires face \u00e0 d\u2019\u00e9ventuelles coupures d\u2019approvisionnement. <\/p>\n\n\n\n Alors que l\u2019Union europ\u00e9enne cherchait \u00e0 devenir une Union de l\u2019\u00e9nergie, des chemins d’ind\u00e9pendance nationaux se dessinaient \u2014 encourag\u00e9s par la Russie poutinienne pour diviser les Europ\u00e9ens.<\/p>\n\n\n\n Dans la continuit\u00e9 de l\u2019Ostpolitik<\/em>, l\u2019Allemagne choisit ainsi la voie du renforcement des relations bilat\u00e9rales directes avec la Russie. \u00c0 travers Nord Stream 1, Berlin pense s\u00e9curiser un approvisionnement gazier direct, s\u00fbr et tr\u00e8s abordable, essentiel pour la comp\u00e9titivit\u00e9 de son industrie. De son c\u00f4t\u00e9, la Russie de Vladimir Poutine veut \u00e9liminer le transit ukrainien en ouvrant une voie directe avec le plus grand importateur de gaz russe en Europe. <\/p>\n\n\n\n Nord Stream 1 refl\u00e8te la vision d\u2019interd\u00e9pendance pens\u00e9e comme sym\u00e9trique entre l\u2019Allemagne et la Russie. Le gazoduc a \u00e9t\u00e9 port\u00e9 par l\u2019ancien chancelier Gerhard Schr\u00f6der et inaugur\u00e9 en 2012 en pr\u00e9sence de la chanceli\u00e8re Angela Merkel, du Premier ministre fran\u00e7ais Fran\u00e7ois Fillon et du commissaire europ\u00e9en \u00e0 l\u2019\u00e9nergie de l’\u00e9poque, l\u2019Allemand G\u00fcnther Oettinger.<\/p>\n\n\n\n Le doublement de Nord Stream, connu sous le nom de Nord Stream 2, est \u00e0 l\u2019image de la d\u00e9sunion europ\u00e9enne.<\/p>\n\n\n\n Si des opposants ont point\u00e9 du doigt ses contradictions environnementales, ce sont ses implications g\u00e9opolitiques qui demeurent les plus controvers\u00e9es. Plusieurs \u00c9tats membres ont alert\u00e9 sur le r\u00f4le du gazoduc comme un levier d\u2019influence russe tant celui-ci renfor\u00e7ait consid\u00e9rablement la d\u00e9pendance \u00e9nerg\u00e9tique de l’Allemagne \u00e0 l’\u00e9gard de la Russie.<\/p>\n\n\n\n L\u2019invasion russe en Ukraine a r\u00e9v\u00e9l\u00e9 les ambitions d\u00e9stabilisatrices de Vladimir Poutine. Le 22 f\u00e9vrier 2022, en r\u00e9ponse \u00e0 la reconnaissance par la Russie des r\u00e9gions s\u00e9paratistes du Donbass en Ukraine, le chancelier allemand Olaf Scholz a \u00ab r\u00e9\u00e9valu\u00e9 \u00bb la situation du gazoduc Nord Stream 2 en suspendant le projet alors qu’il \u00e9tait pr\u00eat \u00e0 entrer en service. Alors que l\u2019Europe adopte son premier paquet de sanctions le m\u00eame jour, le coup d\u2019arr\u00eat \u00e0 Nord Stream 2 signe la fin d\u00e9finitive de l\u2019Ostpolitik<\/em>. <\/p>\n\n\n\n Le syst\u00e8me Nord Stream est devenu le symbole de l\u2019utilisation de l\u2019arsenalisation de l\u2019approvisionnement \u00e9nerg\u00e9tique par Vladimir Poutine. En r\u00e9duisant puis en coupant compl\u00e8tement les livraisons de gaz vers l\u2019Europe \u00e0 travers cette voie, le pr\u00e9sident russe a tent\u00e9 un ultime acte de chantage entre juillet et septembre 2022. Plusieurs explosions en mer Baltique ont \u00e0 ce moment-l\u00e0 rendu le syst\u00e8me d\u00e9finitivement inop\u00e9rant <\/span>4<\/sup><\/a><\/span><\/span>. <\/p>\n\n\n\n Le syst\u00e8me Nord Stream incarne les impasses de l\u2019Union de l\u2019\u00e9nergie avec la Russie et celui d\u2019une nouvelle donne dans un contexte g\u00e9opolitique changeant doubl\u00e9 de profondes mutations technologiques mondiales \u2014 incarn\u00e9es en Europe par le Pacte vert<\/a>.<\/p>\n\n\n\n La politique de Vladimir Poutine consiste \u00e0 s\u2019appuyer sur les ressources naturelles pour mener \u00e0 bien la modernisation du pays et lui redonner une stature internationale. Dans cette optique, l\u2019\u00e9nergie est utilis\u00e9e comme un outil politique autant qu\u2019un instrument \u00e9conomique. La hausse du prix des hydrocarbures au moment de l\u2019arriv\u00e9e de Vladimir Poutine au pouvoir a jou\u00e9 \u00e0 plein dans le redressement \u00e9conomique, le pla\u00e7ant dans le r\u00f4le d\u2019acteur incontournable du march\u00e9 de l\u2019\u00e9nergie.<\/p>\n\n\n\n Le secteur \u00e9nerg\u00e9tique devient d\u00e8s lors un moyen de pression voire une arme strat\u00e9gique \u00e0 part enti\u00e8re. Un pays comme la Lettonie a pu en faire l\u2019exp\u00e9rience en 2002 quand Moscou a arr\u00eat\u00e9 les pompes qui alimentent les ports baltes pour obliger les Lettons \u00e0 accepter l\u2019achat par la soci\u00e9t\u00e9 russe Rosneft du port p\u00e9trolier de Ventspils. La Russie a \u00e9galement d\u00e9clench\u00e9 une crise gazi\u00e8re et p\u00e9troli\u00e8re avec la Bi\u00e9lorussie. Sans oublier les v\u00e9ritables guerres gazi\u00e8res avec l\u2019Ukraine. Parall\u00e8lement, elle m\u00e8ne une v\u00e9ritable diplomatie \u00e9nerg\u00e9tique en Asie centrale pour mettre en \u0153uvre une politique de \u00ab coop\u00e9ration \u00bb avec ses voisins eurasiatiques. Le pays cherche \u00e0 mettre en \u00e9chec les tentatives des \u00c9tats-Unis, de l\u2019Union europ\u00e9enne et m\u00eame de la Chine d\u2019acc\u00e9der directement aux ressources \u00e9nerg\u00e9tiques de la Caspienne, dont le contr\u00f4le renforce Moscou comme acteur essentiel du march\u00e9 du gaz et dans une moindre mesure du p\u00e9trole.<\/p>\n\n\n\n Vladimir Poutine ne s\u2019est pas priv\u00e9 d\u2019utiliser le gaz comme levier d\u2019influence g\u00e9opolitique. \u00c0 la suite de l\u2019invasion de la Crim\u00e9e en 2014, il a inond\u00e9 le march\u00e9 europ\u00e9en de gaz bon march\u00e9 pour accro\u00eetre encore la d\u00e9pendance des Europ\u00e9ens et freiner leur volont\u00e9 de diversification, avec un objectif unique : resserrer l\u2019\u00e9tau sur le march\u00e9 europ\u00e9en au moment opportun. De fait, les importations de gaz russe ont augment\u00e9 apr\u00e8s l\u2019annexion ill\u00e9gale de la Crim\u00e9e en 2014. On comprend ais\u00e9ment pourquoi les Europ\u00e9ens n’ont pas alors impos\u00e9 de sanctions : leur d\u00e9pendance \u00e9nerg\u00e9tique \u00e9tait trop \u00e9lev\u00e9e, et le principe des sanctions est de causer davantage de tort \u00e0 l’\u00e9conomie russe qu’\u00e0 l’\u00e9conomie europ\u00e9enne. Cela a confort\u00e9 Vladimir Poutine dans sa strat\u00e9gie vis-\u00e0-vis de l\u2019Europe.<\/p>\n\n\n\n Les importations de gaz russe ont augment\u00e9 apr\u00e8s l\u2019annexion ill\u00e9gale de la Crim\u00e9e en 2014.<\/p>Adina Revol<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Le 24 f\u00e9vrier 2022, Vladimir Poutine lance son \u00ab op\u00e9ration sp\u00e9ciale \u00bb en Ukraine.<\/p>\n\n\n\n Une nouvelle strat\u00e9gie \u00e9nerg\u00e9tique europ\u00e9enne doit se dessiner rapidement. Les \u00c9tats europ\u00e9ens, autrefois divis\u00e9s sur le \u00ab facteur russe \u00bb, prennent une d\u00e9cision historique \u00e0 Versailles les 10 et 11 mars 2022 : se lib\u00e9rer de la d\u00e9pendance au gaz russe. Cette d\u00e9cision, qui surprend m\u00eame Vladimir Poutine, marque un tournant. L’Europe, souvent per\u00e7ue comme lente, d\u00e9montre qu’elle peut agir avec rapidit\u00e9 et d\u00e9termination lorsque son avenir est en jeu.<\/p>\n\n\n\n Si cette d\u00e9cision est si rapide, c\u2019est que l\u2019Europe s\u2019\u00e9tait pr\u00e9par\u00e9e \u00e0 une rupture d\u2019approvisionnement russe. Lorsque Vladimir Poutine a choisi d\u2019utiliser l\u2019\u00e9nergie comme levier g\u00e9opolitique en avril 2022 en coupant les approvisionnements en gaz vers la Bulgarie, le pays n\u2019a subi aucune interruption, b\u00e9n\u00e9ficiant du soutien de l\u2019ensemble de l\u2019Union.<\/p>\n\n\n\n Mais un arr\u00eat rapide est hors de port\u00e9e, car des \u00e9volutions si notables ne peuvent se faire en quelques mois. Si les chefs d\u2019\u00c9tat ont vis\u00e9 un affranchissement de deux tiers du gaz russe pour la fin de l\u2019ann\u00e9e 2022, l\u2019arr\u00eat du dernier tiers, le plus difficile \u00e0 remplacer, pour 2027. Cette d\u00e9cision historique fut rapidement mise en \u0153uvre par la Commission europ\u00e9enne avec le plan RePowerEU. Diversification des partenaires \u00e9nerg\u00e9tiques, achat group\u00e9 de gaz, d\u00e9veloppement acc\u00e9l\u00e9r\u00e9 des renouvelables, r\u00e9novation massive des b\u00e2timents : ces actions appuy\u00e9es par les investissements du plan de relance post-pand\u00e9mique et des aides d\u2019\u00c9tat massives ont permis \u00e0 l\u2019Europe de faire face \u00e0 une crise \u00e9nerg\u00e9tique sans pr\u00e9c\u00e9dent provoqu\u00e9e par le chantage poutinien. Elle est acc\u00e9l\u00e9r\u00e9e par Vladimir Poutine lui-m\u00eame qui d\u00e9cide de couper le robinet aux plus faibles d\u2019abord \u2014 en commen\u00e7ant par la Bulgarie \u2014 pour essayer dans un ultime \u00e9lan de d\u00e9sunir les Europ\u00e9ens. Mais ce chantage n\u2019a fait qu\u2019acc\u00e9l\u00e9rer le mouvement initi\u00e9 \u00e0 Versailles.<\/p>\n\n\n\n L\u2019adage selon lequel l\u2019Europe se construit dans les crises se v\u00e9rifie encore une fois. <\/p>\n\n\n\n L\u2019Europe de l\u2019\u00e9nergie est d\u00e9finitivement achev\u00e9e \u00e0 Versailles. Les dirigeants ont compris l\u2019importance g\u00e9opolitique de l\u2019\u00e9nergie et ont su donner une r\u00e9ponse ferme \u00e0 l\u2019instrumentalisation de celle-ci par Vladimir Poutine. Autrefois un obstacle \u00e0 l’Union de l’\u00e9nergie, le \u00ab facteur russe \u00bb en est finalement devenu le moteur.<\/p>\n\n\n\n La rupture avec le gaz russe a un co\u00fbt. <\/p>\n\n\n\n C\u2019est un effort in\u00e9dit \u2014 des investissements n\u00e9cessaires de 210 milliards d\u2019euros d\u2019ici 2027 <\/span>5<\/sup><\/a><\/span><\/span> \u2014 qui illustre bien les pr\u00e9occupations europ\u00e9ennes quant \u00e0 la s\u00e9curit\u00e9 \u00e9nerg\u00e9tique. C\u2019est le prix pour sortir de la d\u00e9pendance et entamer le chemin de l\u2019autonomie strat\u00e9gique. Au total, 300 milliards suppl\u00e9mentaires sont mobilis\u00e9s par l\u2019Union, dont 72 sous forme de subventions.<\/p>\n\n\n\n Il faut aussi tenir compte des efforts financiers propres \u00e0 chacun des \u00c9tats. La mise en \u0153uvre d\u2019un grand nombre de mesures reste en effet du ressort des \u00c9tats membres et n\u00e9cessite des r\u00e9formes et des investissements cibl\u00e9s.<\/p>\n\n\n\n Alors est-il si pertinent de rompre avec la Russie ? Un chiffre souvent cit\u00e9 par les opposants \u00e0 la fin de la d\u00e9pendance \u00e9nerg\u00e9tique russe \u00e0 l’\u00e9t\u00e9 2022 est celui de 160 milliards d\u2019euros : paradoxalement, jamais les revenus du gaz et du p\u00e9trole n\u2019ont \u00e9t\u00e9 aussi \u00e9lev\u00e9s pour Moscou qu\u2019en 2022. La r\u00e9ponse reste malgr\u00e9 tout affirmative. Le chantage exerc\u00e9 par Poutine n\u2019a ensuite pas tard\u00e9 \u00e0 se retourner contre ses int\u00e9r\u00eats : en 2023, Gazprom a enregistr\u00e9 une perte record de 6,4 milliards d\u2019euros et les importations europ\u00e9ennes par gazoducs ont chut\u00e9, ne repr\u00e9sentant plus que 8 % en 2024. De plus, les Europ\u00e9ens se sont accord\u00e9s pour interdire d\u00e8s mars 2025 l\u2019acc\u00e8s de leurs ports au GNL russe destin\u00e9 \u00e0 l\u2019Asie. Vladimir Poutine a ainsi perdu le march\u00e9 europ\u00e9en. D\u00e9sormais, l\u2019Europe bloque m\u00eame son acc\u00e8s aux ports pour ses ambitions vers le march\u00e9 asiatique.<\/p>\n\n\n\n La rupture avec le gaz russe marque une acc\u00e9l\u00e9ration du Pacte vert et r\u00e9v\u00e8le pleinement sa dimension g\u00e9opolitique.<\/p>\n\n\n\n Les \u00e9nergies renouvelables jouent un r\u00f4le clef dans la r\u00e9duction de la d\u00e9pendance au gaz russe et la transition vers une \u00e9nergie plus verte en Europe, alliant int\u00e9r\u00eats g\u00e9opolitiques et objectifs climatiques. Mais leur d\u00e9veloppement se heurte \u00e0 de nombreux obstacles \u2014 des r\u00e9sistances les plus locales aux d\u00e9fis industriels mondiaux pos\u00e9s par la d\u00e9pendance vis-\u00e0-vis de la Chine. En nous lib\u00e9rant de la d\u00e9pendance aux fossiles russes, il est donc essentiel de ne pas cr\u00e9er une nouvelle d\u00e9pendance \u00ab verte \u00bb envers la Chine.<\/p>\n\n\n\n En l\u2019\u00e9tat, la Chine domine le march\u00e9 des renouvelables. L\u2019Union s\u2019est dot\u00e9e d\u2019une loi europ\u00e9enne pour renforcer la production locale des technologies strat\u00e9giques \u2013 c\u2019est le plan industriel accompagnant le Pacte vert. \u00c0 l\u2019horizon 2030, 40 % des technologies vertes devront \u00eatre produites en Europe. Des alliances industrielles ont \u00e9t\u00e9 cr\u00e9\u00e9es, des outils de d\u00e9fense commerciale pour contrer la concurrence d\u00e9loyale ont \u00e9t\u00e9 mis en place, et de nouvelles r\u00e8gles de passation de march\u00e9s int\u00e9grant des crit\u00e8res de durabilit\u00e9 ont \u00e9t\u00e9 instaur\u00e9es. Mais cette strat\u00e9gie est-elle suffisante ? Le r\u00f4le de l\u2019innovation sera d\u00e9terminant, la concurrence ne pourra pas se faire sur les technologies du pass\u00e9.<\/p>\n\n\n\n En nous lib\u00e9rant de la d\u00e9pendance aux fossiles russes, il est essentiel de ne pas cr\u00e9er une nouvelle d\u00e9pendance \u00ab verte \u00bb envers la Chine.<\/p>Adina Revol<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Si le chantage poutinien a sonn\u00e9 le r\u00e9veil des Europ\u00e9ens, la prochaine \u00e9tape passera par une politique industrielle ambitieuse ; la souverainet\u00e9 \u00e9nerg\u00e9tique doit \u00e9galement s’appuyer sur un march\u00e9 europ\u00e9en de l’\u00e9nergie pleinement op\u00e9rationnel.<\/p>\n\n\n\n2 \u2014 Le facteur russe : catalyseur des divisions europ\u00e9ennes<\/h2>\n\n\n\n
3 \u2014 L\u2019Europe \u00e0 court d\u2019\u00e9nergie russe : le lent r\u00e9veil \u00e9nerg\u00e9tique europ\u00e9en<\/h2>\n\n\n\n
4 \u2014 Divis\u00e9e\u2026 mais unie : la complexit\u00e9 de l’Union de l\u2019\u00e9nergie<\/h2>\n\n\n\n
5 \u2014 Les gazoducs de la discorde : la division europ\u00e9enne \u00e0 son paroxysme<\/h2>\n\n\n\n
6 \u2014 L\u2019imp\u00e9rialisme russe d\u00e9voil\u00e9 : l’\u00e9nergie comme arme<\/h2>\n\n\n\n
7 \u2014 L\u2019Europe unie face \u00e0 Poutine : une r\u00e9ponse d\u00e9termin\u00e9e<\/h2>\n\n\n\n
8 \u2014 Le prix de la rupture \u00e9nerg\u00e9tique<\/h2>\n\n\n\n
9 \u2014 Le risque chinois : l’\u00e9nergie verte comme levier de puissance<\/h2>\n\n\n\n
10 \u2014 L’\u00e9nergie : au c\u0153ur de l’avenir et de l’unit\u00e9 europ\u00e9enne<\/h2>\n\n\n\n