{"id":247155,"date":"2024-10-02T01:13:00","date_gmt":"2024-10-01T23:13:00","guid":{"rendered":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/?p=247155"},"modified":"2025-08-10T19:33:31","modified_gmt":"2025-08-10T17:33:31","slug":"la-conversion-de-j-d-vance-pourquoi-le-colistier-de-trump-est-devenu-catholique","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/2024\/10\/02\/la-conversion-de-j-d-vance-pourquoi-le-colistier-de-trump-est-devenu-catholique\/","title":{"rendered":"La conversion de J. D. Vance : pourquoi le vice-pr\u00e9sident de Trump est devenu catholique"},"content":{"rendered":"\n
Il est toujours difficile \u00e0 cette heure, neuf ans apr\u00e8s qu\u2019il a descendu l\u2019escalator de la Trump Tower pour annoncer sa candidature \u00e0 l\u2019\u00e9lection pr\u00e9sidentielle de 2016, de comprendre comment Donald Trump a su s\u2019emparer du Parti r\u00e9publicain. Sans ligne claire ni r\u00e9elles convictions, l\u2019ex-magnat de l\u2019immobilier s\u2019est construit une immense popularit\u00e9 aux \u00c9tats-Unis gr\u00e2ce \u00e0 son r\u00f4le dans la s\u00e9rie t\u00e9l\u00e9vis\u00e9e The Apprentice<\/em>, b\u00e2tissant sa r\u00e9putation en vendant une image de r\u00eave am\u00e9ricain qui s\u2019est impos\u00e9e \u00e0 la suite de la publication de son premier livre, The Art of the Deal<\/em>, en 1987.<\/p>\n\n\n\n Lorsqu\u2019il a commenc\u00e9 \u00e0 se lasser de l\u2019immobilier et de son microcosme new-yorkais, Trump a tent\u00e9 de se lancer en politique pour la premi\u00e8re fois dans les ann\u00e9es 1980. Apr\u00e8s un \u00e9chec initial, il y est revenu en 2015, profitant de l\u2019absence d\u2019un leadership clair au sein du Parti r\u00e9publicain apr\u00e8s deux mandats de Barack Obama. D\u00e8s 2011, sa pr\u00e9sence r\u00e9currente dans les salons de millions d\u2019Am\u00e9ricains via<\/em> The Apprentice<\/em> le propulse en t\u00eate des intentions de vote pour la primaire r\u00e9publicaine \u2014 \u00e0 la grande surprise des sondeurs <\/span>1<\/sup><\/a><\/span><\/span>. Dans Time to Get Tough<\/em>, une diatribe anti-Obama publie\u00e9 la m\u00eame ann\u00e9e, Trump \u00e9crit que son succ\u00e8s en tant que promoteur constitue une r\u00e9f\u00e9rence suffisante pour garantir qu\u2019il serait un bon pr\u00e9sident. Barack Obama, lui, en est un mauvais car il \u00ab n\u2019a jamais conclu d\u2019accord […] \u00e0 part pour l\u2019achat de sa maison, mais qui n\u2019\u00e9tait pas une transaction honn\u00eate \u00bb.<\/p>\n\n\n\n La carri\u00e8re politique de Trump rel\u00e8ve d\u2019un concours de circonstances qui tient probablement plus au succ\u00e8s de l\u2019entreprise cr\u00e9\u00e9e par son p\u00e8re, Fred Trump, dans les ann\u00e9es 1920 et au r\u00f4le jou\u00e9 par les producteurs de NBC Jeff Zucker et Mark Burnett qu\u2019\u00e0 une quelconque vocation. Si Donald Trump est un opportuniste, fondateur malgr\u00e9 lui d\u2019un mouvement n\u00e9buleux que l\u2019on nomme \u00ab trumpisme \u00bb faute de pouvoir le raccrocher \u00e0 autre chose, sa d\u00e9cision de nommer J.D. Vance colistier pourrait conduire \u00e0 une mutation radicale du trumpisme et donc du Parti r\u00e9publicain, qu\u2019il a enti\u00e8rement phagocyt\u00e9 en seulement neuf ann\u00e9es.<\/p>\n\n\n\n Vance est anti-lib\u00e9ral, conservateur et \u00e9galement catholique. Il a \u00e9t\u00e9 baptis\u00e9 le 11 ao\u00fbt 2019 dans le prieur\u00e9 St. Gertrude, \u00e0 Cincinnati, par le p\u00e8re Henry Stephan, un pr\u00eatre dominicain. Si Donald Trump est \u00e9lu en novembre, J. D. Vance deviendra le premier vice-pr\u00e9sident r\u00e9publicain de confession catholique. En 2009, Joe Biden est devenu le premier vice-pr\u00e9sident catholique \u00e9lu sur un ticket d\u00e9mocrate et il est \u00e0 ce jour, aux c\u00f4t\u00e9s de John F. Kennedy, le seul catholique ayant \u00e9t\u00e9 \u00e9lu pr\u00e9sident aux \u00c9tats-Unis.<\/p>\n\n\n\n Contrairement \u00e0 Biden ou JFK, Vance n\u2019est pas n\u00e9 dans une famille catholique. Ayant grandi dans une famille protestante \u00e9vang\u00e9lique fervente, o\u00f9 la foi v\u00e9cue \u00e9tait celle du charbonnier, il abandonne un temps toute croyance religieuse au cours de ses \u00e9tudes universitaires. Comme il l\u2019exprime finement, cette d\u00e9prise lui semble alors une exigence de la raison dans sa qu\u00eate de la v\u00e9rit\u00e9. Mais c\u2019est le m\u00eame cheminement intellectuel qui lui fait lire plus tard le philosophe fran\u00e7ais Ren\u00e9 Girard (1915-2003) et, surtout, saint Augustin. \u00c0 travers la lecture de La Cit\u00e9 de Dieu <\/em>et des Confessions<\/em> de l\u2019\u00e9v\u00eaque d\u2019Hippone et P\u00e8re de l\u2019\u00c9glise du IVe-Ve si\u00e8cle, il d\u00e9couvre une mani\u00e8re de vivre la foi religieuse qui ne para\u00eet plus s\u2019opposer \u00e0 la raison, mais au contraire la requiert pour la d\u00e9ployer et la justifier. Surtout, dans l\u2019itin\u00e9raire de l\u2019auteur des Confessions, il semble reconna\u00eetre sa propre qu\u00eate intellectuelle et existentielle, \u00e0 tel point qu\u2019elles constituent une forme de sous-texte de son propre r\u00e9cit de conversion. Sans surprise, c\u2019est Augustin que le nouveau baptis\u00e9 catholique choisit pour saint patron.<\/p>\n\n\n\n La conversion de Vance au catholicisme a fait l\u2019objet d\u2019un long r\u00e9cit d\u00e9taill\u00e9, que nous traduisons et commentons ligne \u00e0 ligne ci-dessous, intitul\u00e9 \u00ab Comment j’ai rejoint la R\u00e9sistance \u00bb, publi\u00e9 dans le magazine catholique am\u00e9ricain The Lamp<\/em> le 1er avril 2020, soit moins d\u2019un an apr\u00e8s son bapt\u00eame <\/span>2<\/sup><\/a><\/span><\/span>. Deux ans plus t\u00f4t, en janvier 2018, Vance d\u00e9clarait commencer \u00e0 envisager se pr\u00e9senter \u00e0 l\u2019\u00e9lection s\u00e9natoriale en Ohio, son \u00c9tat natal. Ce n\u2019est qu\u2019en janvier 2021 qu\u2019il lance officiellement sa campagne, soutenu financi\u00e8rement par son ancien patron Peter Thiel et port\u00e9 par une vague de popularit\u00e9 acquise \u00e0 la suite de la publication de son livre \u00e0 succ\u00e8s Hillbilly Elegy<\/em> (2016), adapt\u00e9 en film en novembre 2020.<\/p>\n\n\n\n La carri\u00e8re de J. D. Vance a connu une formidable acc\u00e9l\u00e9ration \u00e0 partir de 2016, qui l\u2019a hiss\u00e9 sur le ticket r\u00e9publicain, aux c\u00f4t\u00e9s de Donald Trump. Tout comme l\u2019ex-pr\u00e9sident, Vance a b\u00e9n\u00e9fici\u00e9 d\u2019un engouement inattendu, et sa fulgurante ascension tient elle aussi principalement \u00e0 une improbable succession d\u2019\u00e9v\u00e9nements. \u00c0 l\u2019inverse de son mentor, Vance porte cependant un projet de soci\u00e9t\u00e9 dont sa foi catholique constitue le socle.<\/p>\n\n\n\n Dans sa premi\u00e8re interview post-conversion donn\u00e9e \u00e0 son ami Rod Dreher, \u00e9ditorialiste conservateur ayant d\u00e9m\u00e9nag\u00e9 en Hongrie en 2022, et converti au christianisme orthodoxe, Vance parle de sa vision d\u2019un \u00ab l’\u00c9tat optimal \u00bb qui serait assez proche \u00ab de l’enseignement social catholique \u00bb<\/a> <\/span>3<\/sup><\/a><\/span><\/span>. Avant m\u00eame d\u2019avoir s\u00e9rieusement envisag\u00e9 entrer en politique, Vance \u00e9voque sa foi aussi bien comme une forme de transcendance que comme un guide pour l\u2019action publique \u2014 \u00e0 l\u2019inverse de ce \u00e0 quoi s\u2019engageait JFK, lui aussi catholique, en 1960 lors de sa campagne pr\u00e9sidentielle <\/span>4<\/sup><\/a><\/span><\/span>.<\/p>\n\n\n\n Le s\u00e9nateur de l\u2019Ohio s\u2019inscrit dans une mouvance \u00e0 l\u2019origine d\u2019un schisme au sein du Parti r\u00e9publicain, tel qu\u2019on le conna\u00eet depuis Reagan, auquel on se r\u00e9f\u00e8re souvent comme \u00ab conservatisme du bien commun \u00bb. Plut\u00f4t que d\u2019appeler \u00e0 une r\u00e9duction des d\u00e9penses, \u00e0 la d\u00e9r\u00e9gulation ainsi qu\u2019\u00e0 une limitation drastique du r\u00f4le que joue l\u2019\u00c9tat f\u00e9d\u00e9ral dans le quotidien des Am\u00e9ricains, Vance est favorable \u00e0 une forme de \u00ab big government<\/em> \u00bb. Celui-ci ne reposerait cependant pas sur des valeurs lib\u00e9rales, mais fonctionnerait comme une forme d\u2019\u00c9tat confessionnel exaltant des valeurs se r\u00e9clamant du christianisme \u2014 en r\u00e9alit\u00e9 parfois tr\u00e8s distantes de celles port\u00e9es par le Vatican, notamment l\u2019instrumentalisation de la foi \u00e0 des fins politiques par l\u2019organisation CatholicVote dont le directeur, Brian Burch, soutient Vance <\/span>5<\/sup><\/a><\/span><\/span>.<\/p>\n\n\n\n Cette forme de catholicisme joue un r\u00f4le majeur dans la mani\u00e8re dont Vance appr\u00e9hende la gouvernance et le r\u00f4le qu\u2019il serait amen\u00e9 \u00e0 jouer d\u00e8s 2025 et au-del\u00e0 si Trump \u00e9tait \u00e9lu. S\u2019il rejoint la vision plus traditionnelle du GOP de retrait des affaires du monde, de r\u00e9industrialisation et d\u2019arr\u00eat des flux migratoires, il porte \u00e9galement une vision nataliste observ\u00e9e notamment dans la Hongrie de Viktor Orb\u00e1n, s\u2019engage plus volontiers dans les guerres culturelles en mati\u00e8re d\u2019\u00e9ducation que Donald Trump et critique all\u00e8grement les familles qui s\u2019\u00e9loigneraient d\u2019un mod\u00e8le \u00ab traditionnel \u00bb comprenant une m\u00e8re, un p\u00e8re et des enfants. En juillet, Vance a notamment sugg\u00e9r\u00e9 que les parents ayant des enfants devraient avoir le droit de voter au nom de ces derniers afin d\u2019octroyer plus de poids \u00e9lectoral aux Am\u00e9ricains qui \u00ab investissent \u00bb dans l\u2019avenir des \u00c9tats-Unis.<\/p>\n\n\n\n Cette nouvelle g\u00e9n\u00e9ration d\u2019intellectuels catholiques \u2014 dont fait \u00e9galement partie le s\u00e9nateur r\u00e9publicain du Missouri Josh Hawley<\/a> \u2014 revendique pour la plupart l\u2019adjectif de post-lib\u00e9ral, souvent employ\u00e9 pour la d\u00e9crire. Dans son livre de 2023, salu\u00e9 par Vance, le politologue Patrick Deneen, un des chantres de ce courant, appelait \u00e0 un \u00ab renversement pacifique mais vigoureux \u00bb du pouvoir afin de remplacer l\u2019\u00e9lite corrompue par une nouvelle g\u00e9n\u00e9ration de dirigeants <\/span>6<\/sup><\/a><\/span><\/span>. Pour Vance, cette \u00ab reprise \u00bb du pouvoir passe par l\u2019administration mais \u00e9galement par les universit\u00e9s et autres institutions qu\u2019il faudrait \u00ab saisir afin qu\u2019elles fonctionnent r\u00e9ellement pour nos citoyens \u00bb <\/span>7<\/sup><\/a><\/span><\/span>.<\/p>\n\n\n\n L\u2019\u00c9glise catholique et ses 2 000 ans d\u2019histoire apportent \u00e0 Vance un sentiment de s\u00e9r\u00e9nit\u00e9, de constance en rupture avec un \u00ab monde moderne en constante \u00e9volution \u00bb qu\u2019il rejette <\/span>8<\/sup><\/a><\/span><\/span>. Si le catholicisme, historiquement minoritaire aux \u00c9tats-Unis, rassemble d\u00e9sormais un adulte sur cinq, cette confession est notamment de plus en plus populaire au sein de la jeune droite am\u00e9ricaine. Afin de comprendre ce courant qui pourrait \u00eatre amen\u00e9 \u00e0 constituer la colonne vert\u00e9brale du GOP dans les ann\u00e9es et d\u00e9cennies \u00e0 venir, il faut lire la mani\u00e8re dont Vance parle de sa foi et du r\u00f4le que celle-ci pourrait jouer dans la cit\u00e9.<\/p>\n\n\n\n Je me demande souvent ce que ma grand-m\u00e8re \u2014 Mamaw, comme je l’appelais \u2014 aurait pens\u00e9 du fait que son petit-fils soit devenu catholique. Nous avions l’habitude de beaucoup nous disputer sur la religion. C’\u00e9tait une femme d’une foi profonde, mais totalement d\u00e9safilli\u00e9e d’une \u00c9glise. Elle aimait Billy Graham et Donald Ison, un pr\u00e9dicateur de chez elle, dans le sud-est du Kentucky, mais d\u00e9testait la \u00ab religion organis\u00e9e \u00bb.<\/p>\n\n\n\n Billy Graham (1918-2018)<\/a> est un pasteur et pr\u00e9dicateur baptiste \u00e9vang\u00e9lique tr\u00e8s m\u00e9diatique, connu pour ses liens avec des hommes politiques aussi bien d\u00e9mocrates que r\u00e9publicains, et assez repr\u00e9sentatif de la Bible Belt<\/em> du Sud profond dont il est issu. Tr\u00e8s anticommuniste et d’un grand conservatisme soci\u00e9tal, il n’en soutint pas moins le mouvement des droits civiques.<\/p>\n\n\n\n En comparaison, le pasteur m\u00e9thodiste du Kentucky Donald Ison (mort en 2023) n’a qu’un rayonnement local.<\/p>\n\n\n\n Elle exprimait souvent son \u00e9tonnement sur le passage du message simple du p\u00e9ch\u00e9, de la r\u00e9demption et de la gr\u00e2ce aux t\u00e9l\u00e9vang\u00e9listes sur notre \u00e9cran de t\u00e9l\u00e9vision dans l’Ohio au d\u00e9but des ann\u00e9es 1990. \u00ab Ces gens sont tous des escrocs et des pervers \u00bb, me disait-elle. \u00ab Tout ce qu’ils veulent, c’est de l’argent \u00bb. Mais elle les regardait quand m\u00eame, et c\u2019\u00e9tait ce qui se rapprochait le plus d’un office religieux r\u00e9gulier, du moins lorsqu\u2019elle \u00e9tait dans l’Ohio. \u00c0 moins d’\u00eatre chez elle, dans le Kentucky, elle allait rarement au culte et, si elle le faisait, c’\u00e9tait g\u00e9n\u00e9ralement pour satisfaire ma qu\u00eate adolescente d’un attachement au christianisme autre que celui du 700 Club.<\/p>\n\n\n\n Le 700 Club, fond\u00e9 en 1966, est le principal talk show<\/em> \u00e9vang\u00e9lique am\u00e9ricain, sur le r\u00e9seau t\u00e9l\u00e9visuel CBS. J. D. Vance commente ici l’essor du t\u00e9l\u00e9vang\u00e9lisme pentec\u00f4tiste dans les ann\u00e9es 1980-1990, et analyse finement les raisons qui poussent le consommateur am\u00e9ricain moyen \u00e0 les regarder, entre adh\u00e9sion et d\u00e9s\u0153uvrement.<\/p>\n\n\n\n Comme beaucoup de gens pauvres, Mamaw a rarement vot\u00e9, consid\u00e9rant la politique comme fondamentalement corrompue. Elle appr\u00e9ciait Franklin D. Roosevelt, Harry Truman, et c’est \u00e0 peu pr\u00e8s tout. Sans surprise, une femme dont les seuls h\u00e9ros politiques \u00e9taient morts depuis des d\u00e9cennies n’aimait pas la politique en tant que telle, et se souciait encore moins de la d\u00e9rive politique du protestantisme moderne.<\/p>\n\n\n\n Franklin Delano Roosevelt (F.D.R), pr\u00e9sident d\u00e9mocrate de 1933 \u00e0 1945, tout comme son successeur Harry S. Truman (1945-1953, lui aussi d\u00e9mocrate), reste dans les m\u00e9moires comme une figure audacieuse gr\u00e2ce \u00e0 sa politique sociale \u2014 le New Deal<\/em> \u2014 tout autant qu’une r\u00e9f\u00e9rence consensuelle de vainqueur de la Seconde Guerre mondiale. J. D. Vance, en creux, semble insinuer qu’aucun d\u00e9mocrate depuis eux n’a jamais r\u00e9ussi \u00e0 devenir aussi populaire.<\/p>\n\n\n\n Mon premier contact r\u00e9el avec une \u00c9glise institutionnelle ne viendrait que plus tard, par l’interm\u00e9diaire de la congr\u00e9gation pentec\u00f4tiste de mon p\u00e8re dans le Sud-Ouest de l’Ohio. Mais bien avant cela, j’avais quelques connaissances sur le catholicisme. Je savais que les catholiques adoraient Marie. Je savais qu’ils rejetaient la seule autorit\u00e9 des \u00c9critures. Et je savais que l’Ant\u00e9christ \u2014 ou du moins, le conseiller spirituel de l’Ant\u00e9christ \u2014 serait un catholique. Ou, \u00e0 l’\u00e9poque, j’aurais dit \u00ab est \u00bb catholique \u2014 puisque j’\u00e9tais persuad\u00e9 que l’Ant\u00e9christ marchait parmi nous.<\/p>\n\n\n\n Dans ce paragraphe, J. D. Vance reprend ironiquement nombre de griefs et de pr\u00e9jug\u00e9s \u00e0 l’\u00e9gard des catholiques qui avaient cours dans le protestantisme traditionnel, et qui peuvent encore \u00eatre vivaces actuellement dans le protestantisme \u00e9vang\u00e9lique : le refus du culte marial, assimil\u00e9 \u00e0 de l’idol\u00e2trie, les catholiques \u00e9tant accus\u00e9s \u00ab d’adorer \u00bb Marie presque \u00e0 l’\u00e9gal de Dieu ; la suppos\u00e9e d\u00e9valorisation de l’autorit\u00e9 de la Bible dans le catholicisme, qui la double de celle de la Tradition exprim\u00e9e dans le Magist\u00e8re romain ; enfin, l’assimilation du pape \u00e0 l’Ant\u00e9christ lui-m\u00eame (comme figure arch\u00e9typale), ou comme figure annonciatrice (ici \u00ab conseiller \u00bb) d’un Ant\u00e9christ personnel, d\u00e9j\u00e0 crue par Luther. J. D Vance semble aussi avoir cru que l’Ant\u00e9christ \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 n\u00e9, ce qui d\u00e9note des croyances de type eschatologique ou apocalyptique.<\/p>\n\n\n\n Mamaw ne semblait pas beaucoup se soucier des catholiques. Sa fille cadette en avait \u00e9pous\u00e9 un, et elle le consid\u00e9rait comme un homme bien. Elle estimait que leur fa\u00e7on de c\u00e9l\u00e9brer le culte \u00e9tait formelle et un peu \u00e9trange, mais ce qui comptait vraiment pour elle, c’\u00e9tait J\u00e9sus. L\u2019Apocalypse chapitre 18 pouvait parler des catholiques ou d’autre chose, le plus important \u00e9tait que le catholique qu’elle connaissait aimait J\u00e9sus, et cela lui convenait.<\/p>\n\n\n\n Le chapitre 18 du Livre de l’Apocalypse d\u00e9crit en effet la chute de \u00ab Babylone la Grande, la prostitu\u00e9e fameuse \u00bb, identifi\u00e9e depuis l’origine par beaucoup de protestants \u00e0 la Rome des papes. En m\u00eame temps, J. D. Vance montre que ce vieil anticatholicisme protestant avait fini, chez sa grand-m\u00e8re, par s’effacer devant une attitude plus tol\u00e9rante, une sorte de latitudinarisme o\u00f9 l’important serait de vivre un christianisme centr\u00e9 sur J\u00e9sus.<\/p>\n\n\n\n Pourtant, Mamaw occupe une place incroyablement importante dans mon esprit \u2014 elle reste, plus de dix ans apr\u00e8s sa mort, la personne envers laquelle je me sens le plus redevable. Sans elle, je ne serais pas ici.<\/p>\n\n\n\n On touche ici \u00e0 un fait sociologique notable, de part et d’autre de l’Atlantique : l’importance des grands-parents \u2014 et bien souvent, de la figure f\u00e9minine de la grand-m\u00e8re \u2014 pour la transmission de la foi dans les soci\u00e9t\u00e9s s\u00e9cularis\u00e9es. Comme le remarquait Guillaume Cuchet, le contact avec une grand-m\u00e8re croyante et pratiquante reste souvent le seul lien subsistant avec la religion des g\u00e9n\u00e9rations parvenues \u00e0 l’\u00e2ge adulte depuis les ann\u00e9es 1990-2000. Si l\u2019historien Jean Delumeau a pu parler de \u00ab la religion de ma m\u00e8re \u00bb pour d\u00e9signer des formes traditionnelles, non-intellectualis\u00e9es de la religion chr\u00e9tienne v\u00e9cues et transmises par les femmes, il faudrait d\u00e9sormais \u00e9voquer, avec le d\u00e9calage g\u00e9n\u00e9rationnel, la \u00ab religion de nos grands-m\u00e8res \u00bb.<\/p>\n\n\n\n L\u2019attachement de Vance \u00e0 sa grand-m\u00e8re s\u2019est, \u00e0 bien des \u00e9gards, construit en opposition \u00e0 la relation difficile qu\u2019il entretenait avec ses parents. Dans une interview donn\u00e9e en 2017, Vance raconte comment sa m\u00e8re a menac\u00e9 de les tuer dans un accident de voiture apr\u00e8s avoir dit quelque chose ne lui ayant pas plu. C\u2019est apr\u00e8s cet \u00e9pisode et l\u2019arrestation de sa m\u00e8re qu\u2019il part vivre chez ses grands-parents. Il raconte dans Hillbilly Elegy<\/em> les probl\u00e8mes d\u2019addiction, notamment \u00e0 l\u2019h\u00e9ro\u00efne, auxquels sa m\u00e8re faisait face.<\/p>\n\n\n\n De mani\u00e8re un peu g\u00eanante, le Christ de l’\u00c9glise catholique m’a toujours sembl\u00e9 un peu diff\u00e9rent de celui avec lequel j’avais grandi. Un peu ennuyeux, trop formel. Le c\u00e9l\u00e8bre portrait du Christ par Sallman \u00e9tait accroch\u00e9 \u00e0 l’\u00e9tage, \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de ma chambre, et c’est ainsi que je l’ai trouv\u00e9 : personnel et gentil, mais un peu d\u00e9laiss\u00e9. Le Christ du catholicisme flottait au-dessus de nous, repr\u00e9sent\u00e9 comme un adulte ou un nourrisson, envelopp\u00e9 de rayons de lumi\u00e8re et couronn\u00e9 comme un roi. Il est impossible d’\u00e9viter le malaise qu’une femme comme Mamaw ressentait face \u00e0 ce genre de Christ. Le J\u00e9sus catholique \u00e9tait pour elle une divinit\u00e9 majestueuse, <\/strong>et elle n\u2019avait que peu d’int\u00e9r\u00eat pour les divinit\u00e9s majestueuses parce que nous n’\u00e9tions pas un peuple majestueux.<\/p>\n\n\n\n J. D. Vance fait ici r\u00e9f\u00e9rence aux \u00ab deux sources de la R\u00e9v\u00e9lation\u00ab (selon les mots du concile de Trente) que sont l’\u00c9criture biblique et la Tradition apostolique de l’\u00c9glise, dont le Magist\u00e8re romain est, dans le catholicisme, l’interpr\u00e8te fid\u00e8le, r\u00e8gle qui s’oppose au sola scriptura<\/em> protestant \u2014 l\u2019autorit\u00e9 de la Bible seule. Vatican II, par la suite, a nuanc\u00e9 cette lecture dans sa constitution dogmatique Dei Verbum<\/em> : l’\u00c9criture est l’unique source de la R\u00e9v\u00e9lation, mais il s’agit de l’\u00c9criture lue et interpr\u00e9t\u00e9e par la Tradition.<\/p>\n\n\n\n J’ai m\u00eame commenc\u00e9 \u00e0 avoir l\u2019impression que le catholicisme poss\u00e9dait une continuit\u00e9 historique avec les P\u00e8res de l’\u00c9glise \u2014 et m\u00eame avec le Christ lui-m\u00eame \u2014 que la religion non-affili\u00e9e \u00e0 une \u00c9glise de mon \u00e9ducation ne pouvait pas \u00e9galer. Pourtant, je ne pouvais me d\u00e9faire du sentiment que, si je me convertissais, je ne serais plus le petit-fils de ma grand-m\u00e8re. Je me suis donc retrouv\u00e9, pendant de nombreuses ann\u00e9es, dans une situation inconfortable, d\u00e9chir\u00e9 entre curiosit\u00e9 et m\u00e9fiance \u00e0 l’\u00e9gard du catholicisme.<\/p>\n\n\n\n Il s’agit en effet d’un argument souvent en usage en faveur du catholicisme, lequel se pr\u00e9vaut d’une certaine continuit\u00e9 historique avec les premiers temps de l’\u00c9glise id\u00e9alis\u00e9s, le temps des P\u00e8res (du Ier au VIe si\u00e8cle), voire celui des Ap\u00f4tres (Ier s.), continuit\u00e9 mat\u00e9rialis\u00e9e dans la succession apostolique des \u00e9v\u00eaques. La fid\u00e9lit\u00e9 \u00e0 l’\u00e2ge des P\u00e8res est aussi revendiqu\u00e9e dans l’anglicanisme. En regard, le christianisme non-d\u00e9nominationnel dans lequel a grandi J. D. Vance, en refusant toute hi\u00e9rarchie divinement institu\u00e9e, ne peut pas all\u00e9guer une telle continuit\u00e9.<\/p>\n\n\n\n Je suis arriv\u00e9 au catholicisme, d’une mani\u00e8re assez conventionnelle. J’ai rejoint les Marines apr\u00e8s le lyc\u00e9e, comme beaucoup de mes pairs \u2014 en fait, la seule autre personne dipl\u00f4m\u00e9e en 2003 du lyc\u00e9e de mon quartier s’est \u00e9galement engag\u00e9e au sein des Marines. Je suis parti pour l’Irak en 2005, jeune id\u00e9aliste d\u00e9termin\u00e9 \u00e0 r\u00e9pandre la d\u00e9mocratie et le lib\u00e9ralisme dans les nations plus recul\u00e9es du monde. Je suis revenu en 2006, sceptique quant \u00e0 la guerre et quant \u00e0 l’id\u00e9ologie qui la sous-tend.<\/p>\n\n\n\n Il s’agit ici d’une prise de distance avec l’id\u00e9ologie n\u00e9o-conservatrice en vogue sous les deux mandats de G. W. Bush (2001-2009) : sur ce terrain si sensible de la guerre en Irak, susceptible de diviser les r\u00e9publicains, J. D. Vance reste cependant prudent.<\/p>\n\n\n\n Dans Hillbilly Elegy<\/em>, il \u00e9crit : \u00ab comme tout hillbilly<\/em> [p\u00e9quenaud] qui se respecte, je voulais aller au Moyen-Orient pour tuer des terroristes \u00bb. Lors d\u2019un discours prononc\u00e9 en avril au S\u00e9nat contre le vote sur un paquet d\u2019assistance \u00e0 l\u2019Ukraine, Vance met en avant son exp\u00e9rience en Irak pour justifier son opposition \u00e0 la politique de l\u2019administration Biden vis-\u00e0-vis de Kiev. En cela, ses arguments ne rel\u00e8vent pas seulement d\u2019une rh\u00e9torique trumpiste outranci\u00e8re : ils ciblent la m\u00e9moire des classes moyennes heurt\u00e9es par la guerre en Irak, en Afghanistan et qui s\u2019opposent plus g\u00e9n\u00e9ralement au d\u00e9ploiement sur le temps long de forces am\u00e9ricaines \u00e0 l\u2019\u00e9tranger.<\/p>\n\n\n\n C\u2019est lors de son d\u00e9ploiement en Irak que Vance dit avoir \u00e9t\u00e9 t\u00e9moin de ses propres yeux des \u00ab mensonges \u00bb des responsables de l\u2019administration Bush. Il pointait alors notamment du doigt la disparition de communaut\u00e9s chr\u00e9tiennes historiques en Irak, citant l\u2019\u00c9vangile selon saint Matthieu : \u00ab \u2018C\u2019est \u00e0 leurs fruits que vous les reconna\u00eetrez\u2019, nous dit la Bible \u2014 quels sont les fruits de la politique \u00e9trang\u00e8re am\u00e9ricaine en ce qui concerne les populations chr\u00e9tiennes du monde entier au cours des derni\u00e8res d\u00e9cennies ? \u00bb<\/p>\n\n\n\n Mamaw \u00e9tait morte, et sans \u00c9glise et rien d\u2019autre pour m’ancrer dans la foi de ma jeunesse, je suis pass\u00e9 de d\u00e9vot \u00e0 quelqu’un qui \u00e9tait seulement nominalement religieux, jusqu\u2019\u00e0 devenir moins que \u00e7a. Lorsque j’ai quitt\u00e9 les Marines en 2007 et que j’ai commenc\u00e9 mes \u00e9tudes \u00e0 l’universit\u00e9 d’\u00c9tat de l’Ohio, j’ai lu Christopher Hitchens et Sam Harris, et j\u2019ai commenc\u00e9 \u00e0 me consid\u00e9rer comme ath\u00e9e.<\/p>\n\n\n\n Le Britannique Christopher Hitchens (1949-2011), auteur de God is not great<\/em>, et l’Am\u00e9ricain Sam Harris (n\u00e9 en 1967), auteur de The End of the Faith<\/em>, sont deux \u00e9crivains anglo-saxons connus pour leur militantisme ath\u00e9e et leur combat contre l’influence sociale des religions. Avec le biologiste britannique Richard Dawkins (n\u00e9 en 1941, auteur de The God Delusion<\/em>), ils ont pu \u00eatre d\u00e9crits comme la \u00ab sainte Trinit\u00e9 des ath\u00e9es \u00bb.<\/p>\n\n\n\n Je n’insisterai pas sur la fa\u00e7on dont j’en suis arriv\u00e9 l\u00e0, parce c\u2019est un parcours \u00e0 la fois classique et ennuyeux. Le sentiment de futilit\u00e9 que je ressentais \u00e9tait tr\u00e8s important : de plus en plus, les leaders religieux vers lesquels je me tournais affirmaient que si l\u2019on priait suffisamment et qu\u2019on croyait assez fort, Dieu r\u00e9compenserait notre foi par des richesses mat\u00e9rielles. Mais j’ai connu beaucoup de gens qui \u00e9taient profond\u00e9ment croyants et qui priaient beaucoup sans que cela se traduise par une quelconque richesse.<\/p>\n\n\n\n J. D. Vance se fait ici critique de la \u00ab th\u00e9ologie de la prosp\u00e9rit\u00e9 \u00bb adopt\u00e9e par certains t\u00e9l\u00e9vang\u00e9listes, tels que Kenneth Hagin (1917-2003) : la richesse mat\u00e9rielle et le succ\u00e8s professionnel y sont vus comme des signes manifestes d\u2019\u00e9lection divine, voire comme des r\u00e9compenses que Dieu accorderait \u00e0 qui mettrait sa foi en lui. Donald Trump a pu, \u00e0 certains moments, para\u00eetre proche de ce courant.<\/p>\n\n\n\n Il y a deux enseignements \u00e0 tirer de cette phase de ma vie, car ils ont tous deux pr\u00e9sag\u00e9 un r\u00e9veil intellectuel r\u00e9cent qui m’a finalement ramen\u00e9 au Christ. La premi\u00e8re est que, pour un enfant pauvre, en pleine ascension et issu d’une famille difficile, l’ath\u00e9isme conduit \u00e0 une rupture familiale et culturelle ind\u00e9niable. \u00catre ath\u00e9e signifie qu\u2019on ne fait plus partie de la communaut\u00e9 qui vous a form\u00e9. Pendant longtemps, j’ai cach\u00e9 mon ath\u00e9isme \u00e0 ma famille \u2014 et pas parce que cela leur aurait tenu \u00e0 c\u0153ur. Tr\u00e8s peu de membres de la famille allaient \u00e0 l’\u00e9glise, mais ils croyaient tous en quelque chose plut\u00f4t qu’en rien.<\/p>\n\n\n\n Dans ce paragraphe, J. D. Vance cerne assez finement les diff\u00e9rences du niveau d’acceptation sociale de l’ath\u00e9isme ou de l’irr\u00e9ligion en fonction de la cat\u00e9gorie socioprofessionnelle aux \u00c9tats-Unis : si les \u00e9lites sur-dipl\u00f4m\u00e9es lib\u00e9rales se montrent tr\u00e8s ouvertes au s\u00e9cularisme, et tr\u00e8s m\u00e9fiantes envers les expressions publiques de la foi chr\u00e9tienne, l’ath\u00e9isme demeure tr\u00e8s mal vu dans une Am\u00e9rique des classes populaires ou moyennes, toutes religions ou ethnies confondues. C’est l\u00e0 une diff\u00e9rence majeure avec les soci\u00e9t\u00e9s europ\u00e9ennes.<\/p>\n\n\n\n Il y avait des moyens de compenser cela, et l’un d’entre eux \u2014 du moins pour moi \u2014 a \u00e9t\u00e9 une br\u00e8ve exp\u00e9rience avec le libertarianisme. Perdre ma foi, c’\u00e9tait perdre mon conservatisme culturel, et dans un monde qui s’alignait de plus en plus avec le Parti r\u00e9publicain, ma r\u00e9ponse id\u00e9ologique a pris la forme d’une surcompensation : ayant perdu mon conservatisme culturel, je serais encore plus conservateur sur le plan \u00e9conomique. Cela est bien s\u00fbr tr\u00e8s ironique, car le programme \u00e9conomique du Parti r\u00e9publicain \u00e9tait celui qui int\u00e9ressait le moins ma famille \u2014 aucun d’entre eux ne se souciait de la r\u00e9duction des taux d’imposition des milliardaires par l’administration Bush. Le GOP est devenu une sorte d\u2019embl\u00e8me auquel je me suis attach\u00e9 de plus en plus fortement parce qu\u2019il me donnait un terrain d’entente avec ma famille. <\/strong>Et la fa\u00e7on la plus respectable de s\u2019y attacher avec mes nouveaux amis de l’universit\u00e9 \u00e9tait de croire f\u00e9rocement \u00e0 l\u2019orthodoxie \u00e9conomique n\u00e9olib\u00e9rale. Les all\u00e8gements fiscaux et les coupes dans le budget de la s\u00e9curit\u00e9 sociale \u00e9taient des moyens socialement acceptables d’\u00eatre conservateur au sein de l’\u00e9lite am\u00e9ricaine.<\/p>\n\n\n\n Ici encore, J. D. Vance tente de d\u00e9m\u00ealer les raisons socio-identitaires de ses engagements partisans pass\u00e9s : alors que son ath\u00e9isme lib\u00e9ral pourrait l’assimiler \u00e0 un transfuge de classe, l’all\u00e9geance nominale au Parti r\u00e9publicain demeure encore ce qui le rattache identitairement \u00e0 sa famille et \u00e0 son milieu d’origine ; mais Vance remarque ironiquement que la seule forme de r\u00e9publicanisme acceptable pour lui intellectuellement \u2014 et socialement pour son entourage dipl\u00f4m\u00e9 \u2014 \u00e9tait pr\u00e9cis\u00e9ment celle qui se montrait totalement incompatible avec les valeurs politiques de ses parents : un n\u00e9o-lib\u00e9ralisme \u00e9conomiciste, qui se voulait fond\u00e9 rationnellement, et un libertarianisme tr\u00e8s \u00e9loign\u00e9 du conservatisme.<\/p>\n\n\n\n Le deuxi\u00e8me enseignement tir\u00e9 est que mon abandon de la religion \u00e9tait davantage culturel qu’intellectuel. \u00c0 certains \u00e9gards, je trouvais ma religion difficile \u00e0 concilier avec la science telle qu’elle se pr\u00e9sentait \u00e0 moi. Je n’ai jamais \u00e9t\u00e9 un darwiniste classique, par exemple, notamment pour les m\u00eames raisons que celles expos\u00e9es par David Gelernter dans son excellent nouveau livre.<\/p>\n\n\n\n David Gelernter (n\u00e9 en 1955) est un professeur d’informatique \u00e0 l’universit\u00e9 de Yale, connu pour ses d\u00e9clarations tr\u00e8s controvers\u00e9es : outre son climato-scepticisme, il a \u00e9galement pris des positions anti-\u00e9volutionnistes, auxquelles J. D. Vance fait ici allusion. On ne sait pas trop ce qu’il entend ici par \u00ab darwinisme classique \u00bb, peut-\u00eatre est-ce simplement une mani\u00e8re de m\u00e9nager les anti-\u00e9volutionnistes radicaux.<\/p>\n\n\n\n Mais la th\u00e9orie de l’\u00e9volution, d\u2019une mani\u00e8re ou d\u2019une autre, m’a sembl\u00e9 plausible, et bien que j’aie d\u00e9vor\u00e9 Tornado in a Junkyard<\/em> et tous les autres ouvrages sur le cr\u00e9ationnisme Jeune-Terre, j’ai fini par ne plus pouvoir concilier ma compr\u00e9hension de la biologie avec ce que mon \u00c9glise me disait de croire. Je n’ai jamais adh\u00e9r\u00e9 au cr\u00e9ationnisme Jeune-Terre au point de penser que je devais choisir entre la biologie et la Gen\u00e8se, mais la tension entre le r\u00e9cit scientifique de notre origine et le r\u00e9cit biblique que j’avais assimil\u00e9 m’a permis de rejeter plus facilement ma foi.<\/p>\n\n\n\n Ici, J. D. Vance exprime en termes clairs qu’une des principales raisons de son d\u00e9tachement de la foi a \u00e9t\u00e9 l’adh\u00e9sion du milieu religieux dans lequel il a grandi aux th\u00e9ories cr\u00e9ationnistes, y compris parfois dans ses variantes les plus radicales dites \u00ab Jeune Terre \u00bb, qui font une lecture litt\u00e9raliste du Livre de la Gen\u00e8se \u2014 la Terre ayant selon eux \u00e9t\u00e9 cr\u00e9\u00e9e par Dieu en 7 jours il y a un peu plus de 5 000 ans. Tornado in a Junkyard<\/em> (la tornade dans une d\u00e9charge) d\u00e9signe un type d’argument fallacieux qui, \u00e0 l\u2019aide de calculs probabilistes, exclut le hasard dans l’apparition de la vie sur Terre, au profit d’un \u00ab dessein intelligent \u00bb souvent identifi\u00e9 \u00e0 la volont\u00e9 divine. Tous les partisans de l\u2019Intelligent Design<\/em> ne sont cependant pas des cr\u00e9ationnistes Jeune-Terre.<\/p>\n\n\n\n Et la v\u00e9rit\u00e9 est que je l’ai rejet\u00e9e pour la plus simple des raisons : la folie des foules. Mon nouvel ath\u00e9isme se r\u00e9sumait en grande partie \u00e0 un d\u00e9sir d’acceptation sociale parmi les \u00e9lites am\u00e9ricaines. J’ai pass\u00e9 tellement de temps avec des gens diff\u00e9rents, ayant des priorit\u00e9s diff\u00e9rentes, que je n’ai pas pu m’emp\u00eacher d’absorber certaines de leurs pr\u00e9f\u00e9rences. J’ai commenc\u00e9 \u00e0 m’int\u00e9resser au s\u00e9cularisme au moment o\u00f9 j\u2019\u00e9tais focalis\u00e9 sur le fait de quitter les Marines et mon entr\u00e9e imminente \u00e0 l’universit\u00e9. Je savais ce que les personnes instruites avaient tendance \u00e0 penser de la religion : au mieux, elle est provinciale et stupide ; au pire, elle est diabolique.<\/p>\n\n\n\n L\u2019entr\u00e9e de Vance \u00e0 Ohio State, en 2007, apr\u00e8s avoir pass\u00e9 quatre ans dans les Marines, l\u2019a moins frapp\u00e9 que son entr\u00e9e \u00e0 l\u2019\u00e9cole de droit de Yale trois ans plus tard. Dans Hillbilly Elegy<\/em>, Vance \u00e9crit qu\u2019apr\u00e8s avoir quitt\u00e9 sa ville de Middletown pour la prestigieuse universit\u00e9, il ne \u00ab reviendrait jamais vraiment \u00bb. C\u2019est en arrivant \u00e0 Yale qu\u2019il rencontre Usha Chilukuri, qui deviendra sa femme quelques ann\u00e9es plus tard, et qu\u2019il fait la connaissance de Peter Thiel, avec qui il travaillera par la suite, mais \u00e9galement qu\u2019il bascule dans \u00ab l\u2019autre camp \u00bb \u2014 celui des \u00e9lites.<\/p>\n\n\n\n Malgr\u00e9 son extraction populaire, Vance dit se sentir \u00e0 sa place \u00e0 Yale. Le myst\u00e8re qu\u2019il suscite aupr\u00e8s de ses professeurs et camarades l\u2019aide \u00e0 se construire une image de transfuge \u2014 qui a en partie justifi\u00e9 la d\u00e9cision de Trump de le choisir comme colistier, afin d\u2019\u00eatre en mesure de parler aux classes moyennes du Midwest.<\/p>\n\n\n\n Faisant \u00e9cho \u00e0 Hitchens, j’ai commenc\u00e9 \u00e0 penser et m\u00eame \u00e0 dire des choses comme : \u00ab Le cosmos chr\u00e9tien ressemble plus \u00e0 la Cor\u00e9e du Nord qu’\u00e0 l’Am\u00e9rique, et je sais o\u00f9 j’aimerais vivre \u00bb. Je m’int\u00e9grais \u00e0 ma nouvelle classe, en actes et en \u00e9motions. Je suis g\u00ean\u00e9 de l’admettre, mais la v\u00e9rit\u00e9 donne souvent une mauvaise image de son sujet.<\/p>\n\n\n\n Et si je peux dire quelque chose pour ma d\u00e9fense : ce changement n’\u00e9tait pas vraiment conscient. Je ne me suis pas dit : \u00ab Je ne serai pas chr\u00e9tien parce que les chr\u00e9tiens sont des p\u00e9quenauds et que je veux m’ancrer fermement dans la classe dominante de la m\u00e9ritocratie \u00bb. La socialisation op\u00e8re de mani\u00e8re subtile, mais de fa\u00e7on tr\u00e8s puissante. Mon fils a deux ans et, au cours des six derniers mois, alors que son intelligence sociale est mont\u00e9e en fl\u00e8che, il est pass\u00e9 du stade o\u00f9 il arrachait les poils de notre berger allemand \u00e0 celui o\u00f9 il le prend dans ses bras et l’embrasse gaiement. Une partie de cela s\u2019explique par la joie de donner et de recevoir de l’affection de la part du meilleur ami de l’homme, mais une autre partie vient aussi du fait que ma femme et moi grima\u00e7ons et nous plaignons lorsqu’il torture le chien, mais rions lorsqu’il lui montre son affection. Il r\u00e9agit un peu comme je r\u00e9agissais \u00e0 la classe \u00e9duqu\u00e9e \u00e0 laquelle j’ai lentement \u00e9t\u00e9 expos\u00e9. \u00c0 l’universit\u00e9, tr\u00e8s peu de mes amis et encore moins de mes professeurs avaient une quelconque foi religieuse. Le s\u00e9cularisme n’\u00e9tait peut-\u00eatre pas une condition sine qua non<\/em> pour rejoindre les \u00e9lites, mais elle rendait les choses plus faciles.<\/p>\n\n\n\n Dans ces deux paragraphes, J. D. Vance effectue \u00e0 nouveau un retour sur son propre parcours, et tente de d\u00e9m\u00ealer finement les raisons d’acceptabilit\u00e9 sociale \u2014 le d\u00e9sir de s’int\u00e9grer parmi les \u00e9lites lib\u00e9rales \u2014 \u00e0 l’origine de choix qu’il croyait pourtant personnels. En cela, sa r\u00e9flexion se rapproche de l’analyse sociologique, mais son introspection emprunte \u00e9galement des accents augustiniens : comme l’Augustin des Confessions<\/em>, il condamne et tente d’expliquer les errances de son moi pass\u00e9 au nom de la v\u00e9rit\u00e9 trouv\u00e9e de son moi pr\u00e9sent.<\/p>\n\n\n\n Bien s\u00fbr, si vous m’aviez dit cela quand j’avais vingt-quatre ans, j’aurais vigoureusement protest\u00e9. J’aurais cit\u00e9 non seulement Hitchens, mais aussi Russell et Ayer. Je vous aurais racont\u00e9 toutes les raisons pour lesquelles C.S. Lewis \u00e9tait un cr\u00e9tin dont les arguments ne pouvaient tenir la route que face \u00e0 des intellectuels de troisi\u00e8me ordre.<\/p>\n\n\n\n Les philosophes britanniques Bertrand Russell (1872-1970) et A. J. Ayer (1910-1989), proches de la pens\u00e9e du Cercle de Vienne, ont tous deux cherch\u00e9 \u00e0 d\u00e9montrer l’irrationalit\u00e9 des croyances religieuses \u00e0 l’aide de la logique. Par l\u00e0, on comprend \u00e9galement que J. D. Vance a connu essentiellement la philosophie analytique au cours de ses \u00e9tudes.<\/p>\n\n\n\n Je regardais Ravi Zacharias juste pour noter les probl\u00e8mes dans ses arguments, de peur qu’un chr\u00e9tien \u00e9duqu\u00e9 ne les d\u00e9ploie contre moi. J\u2019\u00e9tais fier de pouvoir surclasser l’opposition par ma logique. Au c\u0153ur de ma vision du monde, Il y avait une forme d’arrogance \u00e9motionnelle et intellectuelle.<\/p>\n\n\n\n Au contraire, l’\u00e9crivain britannique C. S. Lewis (1898-1963), essentiellement connu dans le monde francophone comme un \u00e9crivain de Fantasy, est aussi l’auteur d’une \u0153uvre consid\u00e9rable d’apolog\u00e9tique philosophique en faveur du christianisme anglican. <\/p>\n\n\n\n Cependant, je me rassurais en faisant appel \u00e0 une philosophe dont l’ath\u00e9isme et le libertarianisme me disaient tout ce que je voulais entendre : Ayn Rand. Les grands hommes, intelligents, n’\u00e9taient arrogants que s’ils avaient tort \u2014 et je n\u2019avais absolument pas tort.<\/p>\n\n\n\n Ayn Rand (1905-1982), auteur de La Gr\u00e8ve<\/em> est une autrice am\u00e9ricaine tr\u00e8s souvent invoqu\u00e9e par les libertariens pour sa \u00ab philosophie objectiviste \u00bb \u00e0 pr\u00e9tention scientifique, forme radicale de libertarianisme et d’anti-collectivisme ; elle est aussi radicalement ath\u00e9e et antireligieuse.<\/p>\n\n\n\n Mais il y avait quelques graines de doute, l’une plant\u00e9e dans mon esprit, l’autre dans mon c\u0153ur. La premi\u00e8re s\u2019est manifest\u00e9e lors d’un cours de philosophie \u00e0 l’universit\u00e9 d\u2019\u00c9tat de l’Ohio. Nous avions lu un c\u00e9l\u00e8bre d\u00e9bat \u00e9crit entre Antony Flew, R.M. Hare et Basil Mitchell. Flew, un ath\u00e9e (bien qu’il se soit r\u00e9tract\u00e9 par la suite), soutient que les \u00e9nonc\u00e9s th\u00e9ologiques \u2014 comme \u00ab Dieu aime l’homme \u00bb \u2014 sont fondamentalement infalsifiables et donc d\u00e9nu\u00e9s de sens. Parce que les croyants ne laissent aucun fait s’opposer \u00e0 leur foi, leurs points de vue ne sont pas vraiment des affirmations sur le monde. Cela correspondait tout \u00e0 fait \u00e0 mon exp\u00e9rience de ce que les croyants disent lorsqu’ils sont confront\u00e9s \u00e0 des difficult\u00e9s apparentes. Vous \u00eates confront\u00e9s \u00e0 une trag\u00e9die indescriptible ? \u00ab Les voies du Seigneur sont imp\u00e9n\u00e9trables \u00bb. Vous faites face \u00e0 la solitude et au d\u00e9sespoir ? \u00ab Dieu t’aime toujours \u00bb. Si les d\u00e9fis, r\u00e9alistes et \u00e9vidents, \u00e0 ces sentiments ont \u00e9t\u00e9 trait\u00e9s puis ignor\u00e9s par les fid\u00e8les, alors leur foi doit \u00eatre plut\u00f4t creuse. Notre classe passait le plus de temps \u00e0 discuter de la premi\u00e8re vol\u00e9e de Flew et de la r\u00e9ponse de Hare \u2014 qui, pour l’essentiel, admet le point de vue de Flew, mais soutient que les sentiments religieux sont tout de m\u00eame significatifs et potentiellement v\u00e9ritables.<\/p>\n\n\n\n Ce d\u00e9bat est en effet relativement connu dans le monde de la philosophie de la religion anglo-saxonne. Portant sur la scientificit\u00e9 de la th\u00e9ologie, et donc son caract\u00e8re \u00ab infalsifiable \u00bb, dans une perspective inspir\u00e9e des travaux de Karl Popper et de Ludwig Wittgenstein, il a oppos\u00e9 Anthony Flew (1923-2010), logicien ath\u00e9e qui, vers la fin de sa vie a \u00e9volu\u00e9 vers des positions d\u00e9istes \u2014 ce \u00e0 quoi J. D. Vance fait allusion \u2014 \u00e0 Basil Mitchell (1917-2011), professeur de philosophie de la religion \u00e0 Oxford, d\u00e9fenseur du caract\u00e8re rationnel des \u00e9nonc\u00e9s religieux. R. M. Hare (1919-2002) s’illustrant plut\u00f4t en philosophie morale et \u00e9thique, d\u00e9veloppe la th\u00e9orie du prescriptivisme (\u00e0 mi-chemin de l’utilitarisme et du kantisme).<\/p>\n\n\n\n La r\u00e9ponse de Basil Mitchell a re\u00e7u moins d’attention durant ce cours, mais ses mots restent parmi les plus puissants que j’aie jamais lus. J’y pense constamment depuis. Il commence par une parabole sur un soldat r\u00e9sistant en temps de guerre dans un territoire occup\u00e9 qui rencontre un \u00ab \u00e9tranger \u00bb. Le soldat est tellement s\u00e9duit par l’\u00e9tranger qu’il croit qu’il est le chef de la r\u00e9sistance.<\/p>\n\n\n\n Parfois, on voit l’\u00e9tranger aider les membres de la r\u00e9sistance, et le partisan est reconnaissant et dit \u00e0 ses amis : \u00ab Il est de notre c\u00f4t\u00e9 \u00bb. Parfois, on le voit en uniforme de policier livrer des patriotes \u00e0 l’occupant. Dans ce cas, ses amis murmurent contre lui, mais le partisan continue \u00e0 dire : \u00ab Il est de notre c\u00f4t\u00e9 \u00bb. Il croit toujours que, malgr\u00e9 les apparences, l’\u00e9tranger ne l’a pas tromp\u00e9. Parfois, il demande de l’aide \u00e0 l’\u00e9tranger et la re\u00e7oit. Il est alors reconnaissant. Parfois, il demande et ne re\u00e7oit pas. Il dit alors : \u00ab L’\u00e9tranger sait mieux que quiconque \u00bb. Parfois, ses amis, exasp\u00e9r\u00e9s, disent : \u00ab Alors, que faudrait-il qu’il fasse pour que tu admettes que tu avais tort et qu’il n’est pas de notre c\u00f4t\u00e9 ? \u00bb Mais le partisan refuse de r\u00e9pondre. Il ne veut pas consentir \u00e0 mettre l’\u00e9tranger \u00e0 l’\u00e9preuve. Et parfois ses amis se plaignent : \u00ab Si c’est ce que tu veux dire par il est de notre c\u00f4t\u00e9, plus vite il passe l\u2019arme \u00e0 gauche, le mieux ce sera \u00bb. Le partisan de la parabole ne laisse rien s’opposer de mani\u00e8re d\u00e9cisive \u00e0 la proposition : \u00ab L’\u00e9tranger est de notre c\u00f4t\u00e9 \u00bb. C’est parce qu’il s’est engag\u00e9 \u00e0 faire confiance \u00e0 l’\u00e9tranger. N\u00e9anmoins, il reconna\u00eet \u00e9videmment que le comportement ambigu de l’\u00e9tranger va \u00e0 l’encontre de ce qu’il croit \u00e0 son sujet. C’est pr\u00e9cis\u00e9ment cette situation qui constitue l’\u00e9preuve de sa foi.<\/em><\/p>\n\n\n\n \u00c0 l’\u00e9poque, j’ai fait de mon mieux pour ignorer la r\u00e9ponse de Mitchell. Flew avait parfaitement d\u00e9crit la foi que j’avais rejet\u00e9e. Mais Mitchell articulait une foi que je n’avais jamais rencontr\u00e9e personnellement. Le doute \u00e9tait inacceptable. J’avais pens\u00e9 que la r\u00e9ponse appropri\u00e9e \u00e0 une \u00e9preuve de foi \u00e9tait de la supprimer et de faire comme si elle n’avait jamais eu lieu. Mais voil\u00e0 que Mitchell admettait que la d\u00e9sagr\u00e9gation du monde et nos tribulations individuelles allaient \u00e0 l’encontre de l’existence de Dieu. Mais pas de mani\u00e8re d\u00e9finitive. J’ai fini par conclure que Mitchell avait gagn\u00e9 le d\u00e9bat philosophique des ann\u00e9es avant de r\u00e9aliser \u00e0 quel point son humilit\u00e9 face au doute avait affect\u00e9 ma propre foi.<\/p>\n\n\n\n Le sens de la \u00ab parabole de Mitchell \u00bb ou \u00ab parabole du partisan \u00bb n’est pas en soi \u00e9vident : plut\u00f4t qu’une justification de l’existence de Dieu, elle tend \u00e0 d\u00e9crire l\u2019attitude existentielle de certains croyants \u2014 la confiance initiale donn\u00e9e et jamais reprise malgr\u00e9 l’omnipr\u00e9sence du doute. Par certains aspects, on peut la rapprocher du pari de Pascal, ou de la doctrine augustinienne du clair-obscur des \u00c9critures.<\/p>\n\n\n\n Au fur et \u00e0 mesure que j’avan\u00e7ais dans notre hi\u00e9rarchie \u00e9ducative \u2014 passant de l’universit\u00e9 publique de l’Ohio \u00e0 la facult\u00e9 de droit de Yale \u2014, j’ai commenc\u00e9 \u00e0 m’inqui\u00e9ter du fait que mon assimilation \u00e0 la culture de l’\u00e9lite avait un co\u00fbt \u00e9lev\u00e9.<\/p>\n\n\n\n Aux \u00c9tats-Unis en effet, les universit\u00e9s les plus prestigieuses sont les huit qui composent l’Ivy League \u2014 Harvard, Princeton, Yale, Columbia, Brown, Cornell, Dartmouth, Universit\u00e9 de Pennsylvanie \u2014, et ce sont toutes des universit\u00e9s priv\u00e9es et anciennes. Au sein de ces derni\u00e8res, Yale, sans doute la plus renomm\u00e9e apr\u00e8s Harvard et Princeton, se distingue plus particuli\u00e8rement en sciences humaines et en droit \u2014 soit les mati\u00e8res \u00e9tudi\u00e9es par J. D. Vance. \u00c0 un \u00e9chelon interm\u00e9diaire se trouvent les universit\u00e9s publiques, financ\u00e9es par les \u00c9tats f\u00e9d\u00e9r\u00e9s ; l’universit\u00e9 d’\u00c9tat de l’Ohio est cependant d\u00e9j\u00e0 une des plus s\u00e9lectives des universit\u00e9s publiques.<\/p>\n\n\n\n Ma s\u0153ur m’a dit un jour que la chanson qui lui faisait penser \u00e0 moi \u00e9tait \u00ab Simple Man \u00bb de Lynyrd Skynyrd. Bien que je sois tomb\u00e9 amoureux, j’ai constat\u00e9 que les d\u00e9mons \u00e9motionnels de mon enfance m’emp\u00eachaient d’\u00eatre le partenaire que j’avais toujours voulu \u00eatre.<\/p>\n\n\n\n Chanson de ce groupe de rock sudiste qui d\u00e9crit l’incompr\u00e9hension entre les valeurs traditionnelles parentales et le d\u00e9sir de r\u00e9ussite d’un jeune homme.<\/p>\n\n\n\n L’arrogance randienne que je nourrissais \u00e0 l’\u00e9gard de mes propres capacit\u00e9s s’est \u00e9vanouie lorsque j’ai pris conscience que l’obsession de la r\u00e9ussite n’aboutirait pas \u00e0 l’accomplissement de ce qui avait compt\u00e9 le plus pour moi pendant une grande partie de ma vie : une famille heureuse et prosp\u00e8re.<\/p>\n\n\n\n Il s\u2019agit probablement ici de la plus grande constante dans la vie de Vance : la structure familiale et la stabilit\u00e9 qu\u2019elle procure a occup\u00e9 une place centrale dans sa jeunesse en Ohio, et celle-ci est d\u00e9sormais devenue l\u2019un des arguments les plus mis en avant par le colistier de Trump dans son discours. Vance abhorre ceux qui, par choix ou par conviction, d\u00e9cident de ne pas avoir de famille. Les \u00ab childless cat ladies<\/em> \u00bb \u2014 femmes \u00e0 chats sans enfants \u2014 une expression utilis\u00e9e \u00e0 plusieurs reprises par Vance depuis 2021, incarnent tout ce qui ne va pas dans l\u2019Am\u00e9rique contemporaine selon lui : une absence de foi suppos\u00e9e en l\u2019avenir, en l\u2019importance de la famille et, aussi, une \u00e9mancipation trop pouss\u00e9e des femmes qui leur permet aujourd\u2019hui d\u2019envisager une carri\u00e8re professionnelle et une vie de famille tout en n\u2019ayant pas d\u2019enfants.<\/p>\n\n\n\n En ao\u00fbt, Vance a cibl\u00e9 plusieurs personnalit\u00e9s d\u00e9mocrates sans enfants \u2014 le secr\u00e9taire aux Transports Pete Buttigieg, le s\u00e9nateur du New Jersey Cory Booker, la repr\u00e9sentante de New York Alexandria Ocasio-Cortez et la vice-pr\u00e9sidente Kamala Harris \u2014, les accusant de ne pas avoir \u00ab d\u2019engagement physique [d\u2019enfants] envers l\u2019avenir de ce pays \u00bb.<\/p>\n\n\n\n Je m’\u00e9tais immerg\u00e9e dans la logique de la m\u00e9ritocratie et je l’avais trouv\u00e9e profond\u00e9ment insatisfaisante. J’ai commenc\u00e9 \u00e0 me demander si tous ces marqueurs de r\u00e9ussite faisaient de moi une meilleure personne. J’avais \u00e9chang\u00e9 la vertu contre la r\u00e9ussite et j’avais trouv\u00e9 cette derni\u00e8re insuffisante. La femme que je voulais \u00e9pouser se souciait peu de savoir si j\u2019obtiendrais un poste \u00e0 la Cour supr\u00eame : elle voulait simplement que je sois une bonne personne.<\/p>\n\n\n\n Il est bien s\u00fbr possible que nous exag\u00e9rions nos propres insuffisances. Je n’ai jamais tromp\u00e9 ma future \u00e9pouse d\u2019alors. Je n’ai jamais \u00e9t\u00e9 violent avec elle. Mais une voix dans ma t\u00eate exigeait mieux de moi : que je fasse passer ses int\u00e9r\u00eats avant les miens, que je ma\u00eetrise mon temp\u00e9rament pour son bien, autant que pour le mien. Et j’ai commenc\u00e9 \u00e0 prendre conscience que cette voix, d’o\u00f9 qu’elle vienne, n’\u00e9tait pas la m\u00eame que celle qui m’obligeait \u00e0 grimper le plus haut possible sur l’\u00e9chelle de la m\u00e9ritocratie. Elle venait d\u2019un lieu en moi plus recul\u00e9, plus terre \u00e0 terre \u2014 et elle exigeait une r\u00e9flexion sur mes origines plut\u00f4t qu’un divorce culturel avec elles.<\/p>\n\n\n\n Dans ce passage et dans les paragraphes qui pr\u00e9c\u00e8dent, plusieurs registres s’entrem\u00ealent : peut-\u00eatre, d\u2019abord, l’habilet\u00e9 de l’homme politique, qui sait distiller des \u00e9l\u00e9ments personnels et jouer sur l’\u00e9motivit\u00e9 d\u2019un \u00e9lectorat qui place les valeurs familiales au c\u0153ur de ses pr\u00e9occupations ; le ton des confessions personnelles d’\u00e9checs initiaux et d’arrogance dont Vance se serait amend\u00e9 est aussi fait pour gagner la sympathie ; mais il y a sans doute davantage que cela : la reconnaissance des insuffisances sociales de la m\u00e9ritocratie doubl\u00e9e d’une insatisfaction existentielle devant ce qui lui \u00e9tait pr\u00e9sent\u00e9 comme la r\u00e9ussite, mais n’offre que la vacuit\u00e9. Ici encore, il y a quelque chose de tr\u00e8s augustinien dans la pr\u00e9sentation de ce parcours, et dans le th\u00e8me de la \u00ab voix \u00bb, appel int\u00e9rieur au d\u00e9passement du succ\u00e8s mat\u00e9riel.<\/p>\n\n\n\n Alors que je r\u00e9fl\u00e9chissais \u00e0 ces deux d\u00e9sirs \u2014 le d\u00e9sir de r\u00e9ussite et celui de moralit\u00e9 \u2014 et \u00e0 la mani\u00e8re dont ils s’opposaient (ou non), je suis tomb\u00e9 sur une m\u00e9ditation de Saint Augustin sur la Gen\u00e8se. J’\u00e9tais un fervent admirateur de Saint Augustin depuis qu’un th\u00e9oricien politique \u00e0 l’universit\u00e9 m’avait fait lire La Cit\u00e9 de Dieu<\/em>. Mais ses r\u00e9flexions sur la Gen\u00e8se m’ont interpell\u00e9 et m\u00e9ritent d’\u00eatre reproduites en long et en large :<\/p>\n\n\n\n Si l’\u00c9criture nous offre des v\u00e9rit\u00e9s obscures, hors de notre port\u00e9e, et qui, sans \u00e9branler la fermet\u00e9 de notre foi, pr\u00eatent \u00e0 plusieurs interpr\u00e9tations, gardons-nous d’adopter une opinion et de nous y engager assez aveugl\u00e9ment pour succomber, quand un examen approfondi nous en d\u00e9montre la fausset\u00e9 ; loin de soutenir la pens\u00e9e de l’\u00c9criture, nous ne ferions plus que soutenir une opinion personnelle, donnant notre sens particulier pour celui de l’\u00c9criture, tandis que la pens\u00e9e de l’\u00c9criture doit devenir la n\u00f4tre.<\/em><\/p>\n\n\n\n Admettons effectivement qu\u2019\u00e0 propos de ce passage, : \u00ab Dieu dit : que la lumi\u00e8re soit \u00bb les uns voient dans la lumi\u00e8re une clart\u00e9 intellectuelle, les autres, un ph\u00e9nom\u00e8ne physique. Qu\u2019il y ait une lumi\u00e8re intellectuelle qui illumine les esprits, c\u2019est un point admis dans notre foi ; quant \u00e0 l\u2019hypoth\u00e8se d\u2019une lumi\u00e8re mat\u00e9rielle cr\u00e9\u00e9e dans le ciel, ou au-dessus du ciel, ou m\u00eame avant le ciel, et susceptible de faire place \u00e0 la nuit, elle n\u2019est point contraire \u00e0 la foi, aussi longtemps qu\u2019elle n\u2019est pas renvers\u00e9e par une v\u00e9rit\u00e9 incontestable. Est-elle reconnue fausse ? L\u2019\u00c9criture ne la contenait pas ; ce n\u2019\u00e9tait que le fruit de l\u2019ignorance humaine […].<\/em><\/p>\n\n\n\n Qu\u2019arrive-t-il encore ? Le ciel, la terre et les autres \u00e9l\u00e9ments, les r\u00e9volutions, la grandeur et les distanc\u00e9s des astres, les \u00e9clipses du soleil et de la lune, le mouvement p\u00e9riodique de l\u2019ann\u00e9e et des saisons ; les propri\u00e9t\u00e9s des animaux, des plantes et des min\u00e9raux, sont l\u2019objet de connaissances pr\u00e9cises, qu\u2019on peut acqu\u00e9rir, sans \u00eatre chr\u00e9tien, par le raisonnement ou l\u2019exp\u00e9rience. Or, rien ne serait plus honteux, plus d\u00e9plorable et plus dangereux que la situation d\u2019un chr\u00e9tien, qui traitant de ces mati\u00e8res, devant les infid\u00e8les, comme s\u2019il leur exposait les v\u00e9rit\u00e9s chr\u00e9tiennes, d\u00e9biterait tant d\u2019absurdit\u00e9s, qu\u2019en le voyant avancer des erreurs grosses comme des montagnes, ils pourraient \u00e0 peine s\u2019emp\u00eacher de rire. Qu\u2019un homme provoque le rire par ses b\u00e9vues, c\u2019est un petit inconv\u00e9nient ; le mal est de faire croire aux infid\u00e8les que les \u00e9crivains sacr\u00e9s en sont les auteurs, et de leur pr\u00eater, au pr\u00e9judice des \u00e2mes dont le salut nous pr\u00e9occupe, un air d\u2019ignorance grossi\u00e8re et ridicule. Comment en effet, apr\u00e8s avoir vu un chr\u00e9tien se tromper sur des v\u00e9rit\u00e9s qui leur sont famili\u00e8res, et attribuer \u00e0 nos saints Livres ses fausses opinions, comment, dis-je, pourraient-ils embrasser, sur l\u2019autorit\u00e9 de ces m\u00eames livres, les dogmes de la r\u00e9surrection des corps, de la vie \u00e9ternelle, du royaume des cieux, quand ils s\u2019imaginent y d\u00e9couvrir des erreurs sur des v\u00e9rit\u00e9s d\u00e9montr\u00e9es par le raisonnement et l\u2019exp\u00e9rience ?<\/em> <\/span>9<\/sup><\/a><\/span><\/span><\/p>\n\n\n\n Je ne pouvais m’emp\u00eacher de penser \u00e0 la fa\u00e7on dont j’aurais r\u00e9agi \u00e0 ce passage lorsque j’\u00e9tais enfant : si quelqu’un m’avait pr\u00e9sent\u00e9 le m\u00eame argument quand j’avais 17 ans, je l’aurais trait\u00e9 d’h\u00e9r\u00e9tique. Il s’agissait d’une forme de complaisance vis-\u00e0-vis de la science, du m\u00eame type que celles \u00e0 laquelle les chr\u00e9tiens mod\u00e9r\u00e9s contemporains c\u00e8dent, et dont Bill Maher se moque \u00e0 juste titre. Pourtant, il y a 1 600 ans, une personne \u00e9crivait que mon approche de la Gen\u00e8se \u00e9tait arrogante \u2014 le genre qui pourrait d\u00e9tourner une personne de sa foi.<\/p>\n\n\n\n Bill Maher est un humoriste am\u00e9ricain, d\u2019abord proche du Parti d\u00e9mocrate puis des libertariens et critique du conformisme religieux obscurantiste de l’Am\u00e9rique profonde. J. D. Vance se sert de cette r\u00e9f\u00e9rence pour montrer que c’est d’abord le rationalisme d’Augustin qui l’a s\u00e9duit : il a d\u00e9couvert en lui un chr\u00e9tien plus rationnel que le milieu litt\u00e9raliste dans lequel il a grandi.<\/p>\n\n\n\n Il s’est av\u00e9r\u00e9 que ces paroles \u00e9taient un peu trop justes, et elles conduisirent \u00e0 la premi\u00e8re fissure dans ma proverbiale armure. J’ai commenc\u00e9 \u00e0 faire circuler cette citation parmi mes amis, qu’ils soient croyants ou non, et j’y ai \u00e9norm\u00e9ment r\u00e9fl\u00e9chi.<\/p>\n\n\n\n \u00c0 peu pr\u00e8s \u00e0 la m\u00eame \u00e9poque, j’ai assist\u00e9 \u00e0 une conf\u00e9rence de Peter Thiel dans notre \u00e9cole de droit. C’\u00e9tait en 2011, et Thiel \u00e9tait un investisseur en capital-risque affirm\u00e9 mais il n’\u00e9tait pas vraiment connu du grand public. Il encenserait plus tard mon livre et est depuis devenu un bon ami, mais je ne savais pas du tout \u00e0 quoi m’attendre \u00e0 ce moment-l\u00e0.<\/p>\n\n\n\n Peter Thiel, n\u00e9 en 1967, est un entrepreneur et investisseur en capital-risque, connu pour avoir fond\u00e9 PayPal, puis Palantir, soci\u00e9t\u00e9 sp\u00e9cialis\u00e9e dans les Big Data, et grand investisseur dans Facebook. Politiquement, il a \u00e9t\u00e9 proche d’id\u00e9es libertariennes et compagnon de route du Parti r\u00e9publicain<\/a>, mais ses prises de position iconoclastes et souvent radicales sur de nombreux sujets le rendent d\u00e9sormais inclassable, un peu \u00e0 l’exemple d’Elon Musk. Dans le passage racont\u00e9 par Vance, il para\u00eet se faire le critique des utopies technologiques de la Silicon Valley, dont il est pourtant un bon repr\u00e9sentant.<\/p>\n\n\n\n Thiel a \u00e9t\u00e9 un soutien financier et politique de Donald Trump assez inattendu au cours de la campagne de 2016. Dans un entretien donn\u00e9 \u00e0 The Atlantic<\/em> en novembre 2023, il raconte que Trump a essay\u00e9 de le convaincre de donner 10 millions de dollars <\/span>10<\/sup><\/a><\/span><\/span>. L\u2019ex-pr\u00e9sident avait notamment invoqu\u00e9 son soutien \u00e0 Vance lors de sa campagne pour l\u2019\u00e9lection au S\u00e9nat en 2022.<\/p>\n\n\n\n Au-del\u00e0 d\u2019un soutien financier, Thiel constitue \u00e9galement un pilier important de l\u2019effort de radicalisation du Parti r\u00e9publicain \u2014 que l\u2019on qualifie parfois de \u00ab Nouvelle droite \u00bb \u2014 vers des positions toujours plus conservatrices. Il participe notamment \u00e0 chaque conf\u00e9rence annuelle des nationaux-conservateurs (NatCon)<\/a> depuis 2019.<\/p>\n\n\n\n Il a d’abord parl\u00e9 en termes personnels : il a fait valoir que nous \u00e9tions de plus en plus entra\u00een\u00e9s dans des comp\u00e9titions acharn\u00e9es dans le monde professionnel. Nous \u00e9tions en concurrence pour les postes d’assistants en appel, puis pour les postes d’assistants \u00e0 la Cour supr\u00eame. Nous \u00e9tions en comp\u00e9tition pour des emplois dans des cabinets d’avocats d’\u00e9lite, puis pour devenir associ\u00e9s dans ces m\u00eames cabinets. \u00c0 chaque \u00e9tape, disait-il, nos emplois s\u2019accompagneraient d\u2019heures de travail plus longues, d\u2019ali\u00e9nation sociale, notamment par rapport \u00e0 nos pairs, et de missions dont le prestige ne compenserait pas l’absence de sens. Il a \u00e9galement affirm\u00e9 que le monde dans lequel il travaille, la Silicon Valley, consacrait trop peu de temps aux perc\u00e9es technologiques am\u00e9liorant la vie \u2014 en biologie, en \u00e9nergie et dans les transports \u2014 et trop de temps sur les logiciels et les t\u00e9l\u00e9phones portables. Tout le monde pouvait d\u00e9sormais s’envoyer des tweets ou poster des photos sur Facebook, mais il fallait tr\u00e8s longtemps pour se rendre en Europe, nous n’avions pas de rem\u00e8de contre le d\u00e9clin cognitif et la d\u00e9mence, et notre consommation d’\u00e9nergie polluait de plus en plus la plan\u00e8te. Pour lui, ces deux tendances \u2014 l’\u00e9lite professionnelle pi\u00e9g\u00e9e dans des emplois hyper concurrentiels et la stagnation technologique de la soci\u00e9t\u00e9 \u2014 \u00e9taient li\u00e9es. Si l’innovation technologique \u00e9tait le moteur d’une v\u00e9ritable prosp\u00e9rit\u00e9, nos \u00e9lites ne se sentiraient pas de plus en plus en concurrence les uns avec les autres pour un nombre d\u00e9croissant de r\u00e9sultats prestigieux.<\/p>\n\n\n\n Thiel appartient lui-m\u00eame \u00e0 la Silicon Valley mais n\u2019h\u00e9site pas \u00e0 s\u2019\u00e9lever contre les Big Tech et le monopole qu\u2019elles exercent. Il plaide notamment en faveur d\u2019une \u00ab r\u00e9pression r\u00e9publicaine \u00bb (Republican crackdown<\/em>), son ennemi jur\u00e9, dont la taille menace ses int\u00e9r\u00eats financiers. Le discours port\u00e9 par Thiel vis-\u00e0-vis des grandes entreprises technologiques \u2014 et notamment les r\u00e9seaux sociaux, comme Facebook, et le moteur de recherche de Google \u2014 converge en ce sens avec celui de Musk, qui consid\u00e8re que celles-ci \u0153uvrent contre les conservateurs notamment en manipulant les informations en amont des \u00e9lections.<\/p>\n\n\n\n Musk et Thiel partagent \u00e9galement plusieurs \u00e9l\u00e9ments biographiques : outre le fait d\u2019avoir tous deux v\u00e9cu pendant leur jeunesse en Afrique du Sud \u00e0 l\u2019\u00e9poque de l\u2019apartheid, deux des biographes des milliardaires de la tech, Max Chafkin et Walter Isaacson, racontent comment les deux hommes ont \u00e9t\u00e9 harcel\u00e9s pendant leur enfance. En grandissant, ces derniers ont adopt\u00e9 des m\u00e9canismes de d\u00e9fense qui semblent d\u00e9sormais les attirer vers le portrait sombre de l\u2019Am\u00e9rique que dresse aujourd’hui Donald Trump. Thiel r\u00e9p\u00e8te depuis plusieurs ann\u00e9es qu\u2019il ne se fie qu\u2019au candidat portant le discours le plus pessimiste car \u00ab si vous \u00eates trop optimiste, cela montre que vous n’\u00eates pas dans le coup \u00bb.<\/p>\n\n\n\n L’intervention de Peter reste le moment le plus marquant de mon s\u00e9jour \u00e0 la facult\u00e9 de droit de Yale. Il a exprim\u00e9 un sentiment qui n’avait pas encore pris forme : j’\u00e9tais obs\u00e9d\u00e9 par la r\u00e9ussite en soi, non pas comme une fin \u00e0 quelque chose de significatif, mais pour gagner une comp\u00e9tition sociale. Mon inqui\u00e9tude quant au fait que j’avais donn\u00e9 la priorit\u00e9 \u00e0 l’effort plut\u00f4t qu’au caract\u00e8re a gagn\u00e9 en importance : faire des efforts, mais pour quoi ? Je ne savais m\u00eame pas pourquoi je m’int\u00e9ressais aux choses qui m’int\u00e9ressaient. Je me consid\u00e9rais comme \u00e9duqu\u00e9, \u00e9clair\u00e9 et particuli\u00e8rement sage quant aux voies du monde \u2014 du moins par rapport \u00e0 la plupart des habitants de ma ville natale. Pourtant, j’\u00e9tais obs\u00e9d\u00e9 par l’obtention de r\u00e9f\u00e9rences professionnelles \u2014 un stage aupr\u00e8s d’un juge f\u00e9d\u00e9ral, puis un poste d’associ\u00e9 dans un cabinet prestigieux \u2014 que je ne comprenais pas. Je d\u00e9testais mon exposition limit\u00e9e \u00e0 la pratique juridique. J’ai regard\u00e9 vers l’avenir et j’ai pris conscience que j’avais particip\u00e9 \u00e0 une course d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9e dont le premier prix \u00e9tait un emploi que je d\u00e9testais.<\/p>\n\n\n\n J’ai imm\u00e9diatement commenc\u00e9 \u00e0 planifier une carri\u00e8re en dehors du droit, ce qui explique que j’ai pass\u00e9 moins de deux ans comme avocat apr\u00e8s l’obtention de mon dipl\u00f4me. Peter m’a transmis une derni\u00e8re chose : il \u00e9tait probablement la personne la plus intelligente que j’aie jamais rencontr\u00e9e, mais il \u00e9tait aussi chr\u00e9tien. Il d\u00e9fiait le mod\u00e8le social que j’avais construit, \u00e0 savoir que les personnes stupides \u00e9taient chr\u00e9tiennes et les personnes intelligentes ath\u00e9es. J’ai commenc\u00e9 \u00e0 me demander d’o\u00f9 venait sa croyance religieuse, ce qui m’a conduit \u00e0 Ren\u00e9 Girard, le philosophe fran\u00e7ais aupr\u00e8s de qui il avait visiblement \u00e9tudi\u00e9 \u00e0 Stanford. La pens\u00e9e de Girard est si riche que tout effort de synth\u00e8se ne lui rend pas justice. Sa th\u00e9orie de la rivalit\u00e9 mim\u00e9tique, selon laquelle nous avons tendance \u00e0 entrer en comp\u00e9tition pour les choses que les autres veulent, s’appliquait directement \u00e0 certaines des pressions que j’ai ressenties \u00e0 Yale. Mais c’est sa th\u00e9orie du bouc \u00e9missaire \u2014 et ce qu’elle r\u00e9v\u00e8le du christianisme \u2014 qui m’a fait reconsid\u00e9rer ma foi.<\/p>\n\n\n\n Le philosophe et anthropologue fran\u00e7ais Ren\u00e9 Girard (1923-2015) a effectu\u00e9 la quasi-int\u00e9gralit\u00e9 de sa carri\u00e8re acad\u00e9mique dans les universit\u00e9s am\u00e9ricaines, l\u2019achevant comme professeur \u00e0 l\u2019universit\u00e9 de Stanford. Penseur du d\u00e9sir mim\u00e9tique \u2014 selon lequel tout d\u00e9sir d\u2019un objet est m\u00e9diatis\u00e9 par le d\u00e9sir des autres \u2014 et de la violence fondatrice de l\u2019ordre social par le ph\u00e9nom\u00e8ne du bouc \u00e9missaire, il demeure une r\u00e9f\u00e9rence majeure de la pens\u00e9e chr\u00e9tienne contemporaine. Il a toujours affirm\u00e9 que ce sont les propres d\u00e9veloppements logiques de son syst\u00e8me qui l\u2019ont amen\u00e9 \u00e0 reconna\u00eetre la v\u00e9rit\u00e9 du christianisme, et non sa conversion au catholicisme qui aurait infl\u00e9chi sa pens\u00e9e dans un sens apolog\u00e9tique. Il demeure assez connu aux \u00c9tats-Unis dans les cercles conservateurs et exerc\u00e9 une grande influence sur Peter Thiel.<\/p>\n\n\n\n L’une des id\u00e9es ma\u00eetresses de Girard est que les civilisations humaines sont souvent, voire toujours, fond\u00e9es sur le \u00ab mythe du bouc \u00e9missaire \u00bb \u2014 un acte de violence commis \u00e0 l’encontre de quelqu’un qui a fait du tort \u00e0 l’ensemble de la communaut\u00e9, racont\u00e9 comme une sorte d’histoire originelle de la communaut\u00e9.<\/p>\n\n\n\n Girard souligne que Romulus et Remus sont, comme le Christ, des enfants divins et, comme Mo\u00efse, plac\u00e9s dans le panier d’une rivi\u00e8re pour les sauver d’un roi jaloux. Il fut un temps o\u00f9 de telles comparaisons me h\u00e9rissaient le poil, car je craignais que tout manque apparent d’originalit\u00e9 de la part des \u00c9critures signifiait qu’elles ne pouvaient pas \u00eatre vraies. Il s’agit l\u00e0 d’un proc\u00e9d\u00e9 rh\u00e9torique courant du Nouvel ath\u00e9isme : pointer du doigt un r\u00e9cit de la cr\u00e9ation \u2014 comme le r\u00e9cit du d\u00e9luge dans l’\u00c9pop\u00e9e de Gilgamesh \u2014 comme preuve que les auteurs des \u00c9critures ont plagi\u00e9 leur histoire sur une civilisation ant\u00e9rieure. Il s’ensuit raisonnablement que si l’histoire biblique a \u00e9t\u00e9 emprunt\u00e9e \u00e0 une autre civilisation, la version de l\u2019histoire donn\u00e9e par la Bible n’est peut-\u00eatre pas la parole de Dieu.<\/p>\n\n\n\n Mais Girard rejette cette d\u00e9duction et se penche sur les similitudes entre les r\u00e9cits bibliques et ceux d’autres civilisations. Pour Girard, l’histoire chr\u00e9tienne contient une diff\u00e9rence cruciale \u2014 une diff\u00e9rence qui r\u00e9v\u00e8le quelque chose de \u00ab cach\u00e9 depuis la fondation du monde \u00bb. Dans le r\u00e9cit chr\u00e9tien, le bouc \u00e9missaire ultime n’a pas fait de tort \u00e0 la civilisation, c’est la civilisation qui lui a fait du tort. La victime de la folie des foules est, comme l\u2019\u00e9tait le Christ, infiniment puissante \u2014 capable d’emp\u00eacher son propre meurtre \u2014 et parfaitement innocente \u2014 ne m\u00e9ritant pas la rage et la violence de la foule. En Christ, nous voyons nos efforts pour rejeter la faute et nos propres insuffisances sur une victime pour ce qu’ils sont : une d\u00e9faillance morale projet\u00e9e violemment sur quelqu’un d’autre. Le Christ est le bouc \u00e9missaire qui r\u00e9v\u00e8le nos imperfections et nous oblige \u00e0 regarder nos propres d\u00e9fauts plut\u00f4t que d\u2019accuser les victimes choisies par notre soci\u00e9t\u00e9.<\/p>\n\n\n\n Dans les pr\u00e9c\u00e9dents paragraphes, J. D. Vance se livre \u00e0 une synth\u00e8se assez fid\u00e8le du syst\u00e8me girardien, qui part de l’analyse des mythes pour d\u00e9celer derri\u00e8re eux des m\u00e9canismes archa\u00efques de violence ensuite ritualis\u00e9s. Il l\u00e8ve une objection souvent pr\u00e9sent\u00e9e au christianisme par les tenants du Nouvel ath\u00e9isme \u2014 soit Hitchens et Harris, crois\u00e9s plus haut \u2014, objection \u00e0 la v\u00e9rit\u00e9 tr\u00e8s ancienne, qui porte sur la similitude de tous les mythes religieux. Le christianisme se singulariserait quand m\u00eame en ce qu’il serait la religieux qui d\u00e9voilerait le m\u00e9canisme de bouc \u00e9missaire occult\u00e9 par toutes les autres croyances religieuses.<\/p>\n\n\n\n Les gens parviennent \u00e0 la v\u00e9rit\u00e9 de diff\u00e9rentes mani\u00e8res, et je suis s\u00fbr que certains trouveront ce r\u00e9cit insatisfaisant. Mais en 2013, il a incroyablement bien saisi la psychologie de ma g\u00e9n\u00e9ration, en particulier de ses membres les plus privil\u00e9gi\u00e9s. Enlis\u00e9s sur les r\u00e9seaux sociaux, nous avons identifi\u00e9 un bouc \u00e9missaire et nous nous sommes jet\u00e9s sur lui en ligne. Nous \u00e9tions des guerriers du clavier, attaquant les gens sur Facebook et Twitter, aveugles \u00e0 nos propres probl\u00e8mes. Nous nous battions pour des emplois que nous ne voulions pas vraiment, tout en pr\u00e9tendant que nous ne faisions pas d\u2019effort pour les avoir.<\/p>\n\n\n\n Il s’agit ici d’une nouvelle vulgarisation de la pens\u00e9e girardienne, cette fois \u00e0 partir de la rivalit\u00e9 mim\u00e9tique (Mensonge romantique et v\u00e9rit\u00e9 romanesque<\/em>, 1961), qui a \u00e9t\u00e9 largement popularis\u00e9e.<\/p>\n\n\n\n La cons\u00e9quence pour moi, en fin de compte, est que j’avais perdu le langage de la vertu. J’avais plus honte d’\u00e9chouer \u00e0 un examen de la facult\u00e9 de droit que de m\u2019emporter contre ma petite amie.<\/p>\n\n\n\n Tout cela devait changer. Il \u00e9tait temps d’arr\u00eater de d\u00e9signer des boucs \u00e9missaires et de me concentrer sur ce que je pouvais faire pour am\u00e9liorer les choses.<\/p>\n\n\n\n Ces r\u00e9flexions tr\u00e8s personnelles sur la foi, la conformit\u00e9 et la vertu ont co\u00efncid\u00e9 avec un de mes projets d’\u00e9criture qui allait conna\u00eetre un succ\u00e8s public : Hillbilly Elegy<\/em>, un livre hybride entre m\u00e9moires et commentaires sociaux que j’ai publi\u00e9 en 2016. En repensant aux premi\u00e8res versions du livre, je me rends compte \u00e0 quel point j’ai chang\u00e9 entre 2013 et 2015 : j’ai commenc\u00e9 \u00e0 \u00e9crire le livre en col\u00e8re, plein de ressentiment \u00e0 l’\u00e9gard de ma m\u00e8re, et confiant en mes propres capacit\u00e9s. Je l’ai termin\u00e9 avec plus d\u2019humilit\u00e9, et tr\u00e8s incertain des mesures \u00e0 prendre pour \u00ab r\u00e9soudre \u00bb un si grand nombre de nos probl\u00e8mes sociaux. La r\u00e9ponse que j’ai trouv\u00e9e, qui \u00e9tait aussi insatisfaisante \u00e0 l’\u00e9poque qu’elle l’est aujourd’hui, est qu’il est impossible de \u00ab r\u00e9soudre \u00bb nos probl\u00e8mes sociaux. Le mieux que l’on puisse esp\u00e9rer, c’est de les r\u00e9duire ou d’en att\u00e9nuer les effets.<\/p>\n\n\n\n Dans Hillbilly Elegy<\/em>, le s\u00e9nateur et colistier de Donald Trump dresse le portrait d\u2019une Am\u00e9rique en perte de vitesse, caract\u00e9ris\u00e9e par la pauvret\u00e9, les drogues, la violence et la mis\u00e8re chronique des petites villes de la rust belt<\/em>. Son r\u00e9cit fait \u00e9galement l\u2019\u00e9loge des valeurs propres aux Appalaches qui lui auraient \u00e9t\u00e9 transmises par sa famille. Bien qu\u2019ils soient largement d\u00e9soeuvr\u00e9s, parfois d\u00e9pendants de la s\u00e9curit\u00e9 sociale pour survivre, Vance renvoie \u00e0 de multiples reprises \u00e0 la fiert\u00e9, \u00e0 la solidarit\u00e9, au sens du travail et de la famille des habitants de Middletown.<\/p>\n\n\n\n Le propos de Vance ne vise pas \u00e0 d\u00e9noncer simplement les ravages de la d\u00e9sindustrialisation, mais pointe \u00e9galement ce qu\u2019il d\u00e9crit comme les causes de la mis\u00e8re dans laquelle il a grandi : le d\u00e9sint\u00e9r\u00eat de la classe politique am\u00e9ricaine pour \u00ab l\u2019Am\u00e9rique d\u2019en bas \u00bb, la white working class<\/em> d\u00e9laiss\u00e9e par les administrations successives.<\/p>\n\n\n\n Au cours de mes recherches, j’ai remarqu\u00e9 qu’un grand nombre de ces probl\u00e8mes sociaux provenaient de comportements pour lesquels les chercheurs en sciences sociales et les experts politiques utilisaient un vocabulaire diff\u00e9rent. \u00c0 droite, la conversation portait souvent sur la \u00ab culture \u00bb et la \u00ab responsabilit\u00e9 personnelle \u00bb, c’est-\u00e0-dire sur la mani\u00e8re dont les individus ou les communaut\u00e9s freinent leurs propres progr\u00e8s. M\u00eame s’il me semblait \u00e9vident qu’il y avait quelque chose de dysfonctionnel dans certains des endroits dans lesquels j’ai grandi, le discours de la droite me paraissait un peu cruel. Il ne tenait pas compte du fait que les comportements destructeurs sont presque toujours des trag\u00e9dies aux cons\u00e9quences terribles. C’est une chose de pointer du doigt une personne qui n’a pas agi d’une certaine mani\u00e8re, mais c’en est une autre de ressentir le poids de la mis\u00e8re qui d\u00e9coule de ces actions.<\/p>\n\n\n\n Les intellectuels de gauche se sont beaucoup plus concentr\u00e9s sur les probl\u00e8mes structurels et externes auxquels sont confront\u00e9es les familles comme la mienne \u2014 la difficult\u00e9 de trouver un emploi et le manque de financement pour certains types de ressources. Bien que je fusse d’accord avec le fait que davantage de ressources sont souvent n\u00e9cessaires, il me semblait que nos comportements les plus destructeurs persistaient, voire s’\u00e9panouissaient, pendant les p\u00e9riodes de confort mat\u00e9riel. La gauche \u00e9conomique faisait souvent preuve de plus de compassion, mais c\u2019\u00e9tait une sorte de compassion \u2014 d\u00e9pourvue de toute attente \u2014 qui sentait le renoncement. Un sentiment de compassion qui suppose qu’une personne est d\u00e9savantag\u00e9e au point d’\u00eatre d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9e, c\u2019\u00e9tait comme de l\u2019empathie pour un animal de zoo, et je n’en avais que faire.<\/p>\n\n\n\n La lecture de cet article, quatre ans apr\u00e8s sa publication initiale, peut surprendre tant le discours de Vance a sensiblement chang\u00e9 sur l\u2019identification des causes alimentant les probl\u00e8mes sociaux aux \u00c9tats-Unis. En 2020, Vance rejetait ici la th\u00e8se de la \u00ab culture \u00bb et la \u00ab responsabilit\u00e9 des individus \u00bb comme \u00e9tant \u00e0 l\u2019origine des probl\u00e8mes de pauvret\u00e9, d\u2019addiction ou de criminalit\u00e9. Depuis son \u00e9lection au S\u00e9nat en 2022, Vance s\u2019est radicalement tourn\u00e9 vers le champ des \u00ab guerres culturelles \u00bb dont Trump s\u2019\u00e9tait maintenu relativement \u00e9loign\u00e9 jusqu\u2019alors. <\/p>\n\n\n\n En r\u00e9fl\u00e9chissant \u00e0 ces visions concurrentes du monde, \u00e0 la sagesse et aux lacunes de chacune d’entre elles, j’aspirais \u00e0 une vision du monde qui comprenne nos mauvais comportements comme \u00e9tant \u00e0 la fois sociaux et individuels, structurels et moraux ; qui reconnaisse que nous sommes le produit de notre environnement ; que nous avons la responsabilit\u00e9 de changer cet environnement, mais que nous sommes toujours des \u00eatres moraux avec des devoirs individuels ; qui puisse s’\u00e9lever contre les taux croissants de divorce et de toxicomanie, non pas en tirant des conclusions aseptis\u00e9es sur leurs externalit\u00e9s sociales n\u00e9gatives, mais en faisant preuve d’indignation morale.<\/p>\n\n\n\n Dans ce passage et les paragraphes pr\u00e9c\u00e9dents, J. D. Vance renvoie dos \u00e0 dos l’utilitarisme n\u00e9o-lib\u00e9ral de la droite, qui stigmatise les pauvres au nom de leur responsabilit\u00e9 personnelle dans leur condition, et le sociologisme et l’\u00e9conomicisme de la gauche, qui dissolvent les dilemmes moraux de la pauvret\u00e9 dans des superstructures d\u00e9responsabilisantes, et ne jettent sur le probl\u00e8me de la pauvret\u00e9 qu’un regard mat\u00e9rialiste et consum\u00e9riste. Pour J. D. Vance, l\u2019agir moral va de pair avec une d\u00e9lib\u00e9ration \u00e9thique que l\u2019on pourrait rapprocher de la vertu aristot\u00e9licienne de prudence (phronesis<\/em>) En ce sens, il se fait proche d’une \u00e9thique des vertus n\u00e9o-aristot\u00e9licienne telle qu’a pu par exemple la d\u00e9velopper le philosophe Alasdair MacIntyre (n\u00e9 en 1929).<\/p>\n\n\n\n J’ai fini par me rendre compte que j’avais d\u00e9j\u00e0 \u00e9t\u00e9 expos\u00e9 \u00e0 cette vision du monde : avec le christianisme de Mamaw. Et le nom qu’il donnait aux comportements que j’avais vu d\u00e9truire des vies et des communaut\u00e9s \u00e9tait le \u00ab p\u00e9ch\u00e9 \u00bb. Je me suis souvenu de l’un des passages de l’\u00c9criture que je pr\u00e9f\u00e9rais le moins, Nombres 14:18, et je l\u2019ai vu sous un jour nouveau : \u00ab L’\u00c9ternel est lent \u00e0 la col\u00e8re et riche en bont\u00e9, il pardonne l\u2019iniquit\u00e9 et la r\u00e9bellion ; mais il ne tient point le coupable pour innocent et il punit l\u2019iniquit\u00e9 des p\u00e8res sur les enfants jusqu’\u00e0 la troisi\u00e8me et \u00e0 la quatri\u00e8me g\u00e9n\u00e9ration \u00bb.<\/p>\n\n\n\n \u00c0 l’aide de cette r\u00e9f\u00e9rence scripturaire de l\u2019Ancien Testament, Vance explique que la notion religieuse et morale de p\u00e9ch\u00e9 est la seule \u00e0 m\u00eame d’articuler la responsabilit\u00e9 individuelle et les cons\u00e9quences sociales qui d\u00e9passent l’individu ; elle permet de lier vis\u00e9e morale et discours social et politique. On peut rapprocher sa vision du p\u00e9ch\u00e9 comme structure \u00e0 la fois personnelle et collective de la r\u00e9flexion du pape Jean-Paul II sur les \u00ab structures de p\u00e9ch\u00e9 \u00bb dans la doctrine sociale de l’\u00c9glise. En arri\u00e8re-plan, la doctrine augustinienne du p\u00e9ch\u00e9 originel est bien s\u00fbr incontournable pour articuler imputabilit\u00e9 subjective et cons\u00e9quences objectives.<\/p>\n\n\n\n Il y a une dizaine d’ann\u00e9es, j’y voyais la preuve d’un Dieu vengeur et irrationnel. Et pourtant, qui pourrait regarder les statistiques sur ce que notre culture et la politique men\u00e9e au d\u00e9but du XXIe si\u00e8cle ont engendr\u00e9 \u2014 la mis\u00e8re, l’augmentation des taux de suicide, les \u00ab morts de d\u00e9sespoir \u00bb dans le pays le plus riche du monde \u2014 et douter que les p\u00e9ch\u00e9s des parents aient un quelconque effet sur leurs enfants <\/p>\n\n\n\n Et, de nouveau, les mots de Saint Augustin ont r\u00e9sonn\u00e9 d\u2019un mill\u00e9naire et demi plus t\u00f4t, articulant une v\u00e9rit\u00e9 que je ressentais depuis longtemps mais que je n’avais pas exprim\u00e9e. Il s’agit d’un passage de La Cit\u00e9 de Dieu<\/em>, dans lequel Augustin r\u00e9sume la d\u00e9bauche de la classe dirigeante de Rome :<\/p>\n\n\n\n Ce qui nous importe, c\u2019est que chacun accroisse tous les jours ses richesses pour suffire \u00e0 ses profusions continuelles et s’assujettir les faibles. Que les pauvres fassent la cour aux riches pour avoir de quoi vivre, et pour jouir d\u2019une oisivet\u00e9 tranquille \u00e0 l\u2019ombre de leur protection ; que les riches fassent des pauvres les instruments de leur vanit\u00e9 et de leur fastueux patronage. Que les peuples saluent de leurs applaudissements, non les tuteurs de leurs int\u00e9r\u00eats, mais les pourvoyeurs de leurs plaisirs ; que rien de p\u00e9nible ne soit command\u00e9, rien d\u2019impur d\u00e9fendu ; que les rois s\u2019inqui\u00e8tent de trouver dans leurs sujets, non la vertu, mais la docilit\u00e9 ; que les sujets ob\u00e9issent aux rois, non comme aux directeurs de leurs m\u0153urs, mais comme aux arbitres de leur fortune et aux intendants de leurs volupt\u00e9s, ressentant pour eux, \u00e0 la place d\u2019un respect sinc\u00e8re, une crainte servile ; que les lois veillent plut\u00f4t \u00e0 conserver \u00e0 chacun sa vigne que son innocence ; que l\u2019on n\u2019appelle en justice que ceux qui entreprennent sur le bien ou sur la vie d\u2019autrui, et qu\u2019au reste il soit permis de faire librement tout ce qu\u2019on veut des siens ou avec les siens, ou avec tous ceux qui veulent y consentir ; que les prostitu\u00e9es abondent dans les rues pour quiconque d\u00e9sire en jouir, surtout pour ceux qui n\u2019ont pas le moyen d\u2019entretenir une concubine ; partout de vastes et magnifiques maisons, des festins somptueux, o\u00f9 chacun, pourvu qu\u2019il le veuille ou qu\u2019il le puisse, trouve jour et nuit le jeu, le vin, le vomitoire, la volupt\u00e9 ; qu\u2019on entende partout le bruit de la danse ; que le th\u00e9\u00e2tre fr\u00e9misse des transports d\u2019une joie dissolue et des \u00e9motions qu\u2019excitent les plaisirs les plus honteux et les plus cruels. Qu\u2019il soit d\u00e9clar\u00e9 ennemi public celui qui osera bl\u00e2mer ce genre de f\u00e9licit\u00e9 ; et si quelqu\u2019un veut y mettre obstacle, qu\u2019on ne l\u2019\u00e9coute pas, que le peuple l\u2019arrache de sa place et le supprime du nombre des vivants ; que ceux-l\u00e0 seuls soient regard\u00e9s comme de vrais dieux qui ont procur\u00e9 au peuple ce bonheur et qui le lui conservent.<\/em> <\/span>11<\/sup><\/a><\/span><\/span><\/p>\n\n\n\n J. D. Vance se sert ici de ce passage du livre II de La Cit\u00e9 de Dieu<\/em> pour critiquer le consum\u00e9risme et l’h\u00e9donisme des soci\u00e9t\u00e9s occidentales, en particulier am\u00e9ricaine. Sa critique morale a aussi une dimension sociale : les comportements h\u00e9donistes qu’il fl\u00e9trit sont avant tout ceux de l’\u00e9lite romaine\/washingtonienne, par opposition \u00e0 la masse des gens ordinaires qui aurait su garder le sens des valeurs morales. <\/p>\n\n\n\n C’est la meilleure critique de notre \u00e9poque moderne que j’aie jamais lue. Une soci\u00e9t\u00e9 enti\u00e8rement orient\u00e9e vers la consommation et le plaisir, rejetant le devoir et la vertu. Peu de temps apr\u00e8s avoir lu ces mots pour la premi\u00e8re fois, mon ami Oren Cass <\/em>a publi\u00e9 un livre dans lequel il affirme que les d\u00e9cideurs politiques am\u00e9ricains se sont beaucoup trop concentr\u00e9s sur la promotion de la consommation en d\u00e9pit de la productivit\u00e9<\/a>, ou de toute autre mesure du bien-\u00eatre. La r\u00e9action \u2014 critiquer Oren pour avoir os\u00e9 proposer des politiques susceptibles de r\u00e9duire la consommation \u2014 a presque prouv\u00e9 l’argument. \u00ab Oui \u00bb, me suis-je surpris \u00e0 dire, \u00ab les politiques pr\u00e9f\u00e9r\u00e9es d’Oren pourraient r\u00e9duire la consommation par habitant. Mais c’est pr\u00e9cis\u00e9ment le probl\u00e8me : notre soci\u00e9t\u00e9 est plus que la somme de ses statistiques \u00e9conomiques. Si les gens meurent plus t\u00f4t alors qu’ils ont atteint des niveaux de consommation historiques, alors peut-\u00eatre que l’attention que nous portons \u00e0 la consommation n’est pas judicieuse \u00bb.<\/p>\n\n\n\n Oren Cass (n\u00e9 en 1983, comme J.D. Vance) est un spin doctor<\/em> et conseiller politique am\u00e9ricain, \u00e9conomiste en chef du think tank conservateur American Compass. Il a notamment pris part \u00e0 la campagne pr\u00e9sidentielle de Mitt Romney. Le livre de Cass dont parle Vance est The Once and Future Worker<\/em><\/a>, un essai remarqu\u00e9 sur la productivit\u00e9 et la valeur travail qui critique la focalisation des politiques publiques sur la consommation plut\u00f4t que sur la production, qui l’am\u00e8ne \u00e0 pr\u00f4ner une forme de protectionnisme. Vance s’en sert ici pour contester l’absolutisation des statistiques \u00e9conomiques comme indicateur du bien-\u00eatre d’un pays. Nous l\u2019avions longuement interview\u00e9 dans la revue pour comprendre sa doctrine<\/a>.<\/p>\n\n\n\n Et en effet, c’est cette intuition, plus que toute autre, qui m’a finalement conduit non seulement au christianisme, mais aussi au catholicisme. Malgr\u00e9 le fait que ma m\u00e8re ne connaissait pas la liturgie, ni les influences culturelles romaines et italiennes, ni ce pape, \u00e9tranger, j’ai lentement commenc\u00e9 \u00e0 voir le catholicisme comme l’expression la plus proche de son type de christianisme : obs\u00e9d\u00e9 par la vertu, mais conscient du fait que la vertu se forme dans le contexte d’une communaut\u00e9 plus large ; compatissant avec les doux et les pauvres du monde sans ne les traiter que comme des victimes ; protecteur des enfants et des familles et avec les choses n\u00e9cessaires pour s’assurer qu’ils prosp\u00e8rent. Et par-dessus tout : une foi centr\u00e9e sur un Christ qui exige de nous la perfection alors m\u00eame qu’il aime inconditionnellement et pardonne facilement.<\/p>\n\n\n\n Pour J. D. Vance, le catholicisme, au sein des confessions chr\u00e9tiennes, repr\u00e9sente un juste milieu entre l’exigence de vertu et de perfectionnement moral, donc la responsabilisation, et la n\u00e9cessit\u00e9 d’\u00eatre compatissant et d’aider socialement les plus d\u00e9munis ; ou, pour prendre des termes religieux, entre la justice et la mis\u00e9ricorde. L’existence du sacrement de p\u00e9nitence \u2014 confession individuelle, inexistante chez les protestants \u2014 et d’autres instances de m\u00e9diation, singularise \u00e0 ses yeux l’\u00c9glise catholique.<\/p>\n\n\n\n C’est cette id\u00e9e qui m’a fait passer de quelques conversations informelles avec des religieux dominicains \u00e0 une p\u00e9riode d’\u00e9tude plus s\u00e9rieuse, avec l’un d’entre eux en particulier. J’aurais presque aim\u00e9 que cela ne soit pas si graduel, qu’il y ait eu un moment d\u00e9clic qui me fasse prendre conscience que je devais devenir catholique. Il y a eu des co\u00efncidences un peu \u00e9tranges qui ont acc\u00e9l\u00e9r\u00e9 ma d\u00e9cision. L’une d’entre elles s’est produite il y a environ un an, lors d’une conf\u00e9rence avec des intellectuels majoritairement conservateurs \u00e0 laquelle je participais. Tard dans la nuit, au bar de l’h\u00f4tel, j’ai interrog\u00e9 un \u00e9crivain catholique conservateur sur ses critiques \u00e0 l’\u00e9gard du pape. (Je pense de plus en plus que trop de catholiques am\u00e9ricains n’ont pas fait preuve de la d\u00e9f\u00e9rence qui s’impose \u00e0 l’\u00e9gard de la papaut\u00e9, traitant le pape comme une figure politique \u00e0 critiquer ou \u00e0 louer au gr\u00e9 de leurs caprices). <\/p>\n\n\n\n Il s’agit ici d’une pique, discr\u00e8te mais r\u00e9elle, contre certains milieux catholiques am\u00e9ricains, conservateurs ou traditionalistes, qui critiquent les orientations voire la personne du pape Fran\u00e7ois, en des termes que Vance juge outranciers : en bon n\u00e9o-converti, il juge que le pontife romain m\u00e9rite en toute circonstance une attitude d\u00e9f\u00e9rente de la part des catholiques ; il rappelle que la papaut\u00e9 n’est pas une institution de politique partisane.<\/p>\n\n\n\n Tout en admettant que certains catholiques allaient trop loin, il d\u00e9fendait son approche plus mesur\u00e9e, et soudain, un verre de vin a sembl\u00e9 tomber d’un endroit stable derri\u00e8re le bar et s’est \u00e9cras\u00e9 sur le sol devant nous. Nous nous sommes regard\u00e9s en silence pendant un moment, un peu surpris par ce que nous venions de voir, avant de mettre fin \u00e0 notre conversation de mani\u00e8re abrupte et de nous excuser pour aller nous coucher.<\/p>\n\n\n\n Ici et dans le paragraphe suivant, J. D. Vance semble dire qu’il aurait \u00e9t\u00e9 t\u00e9moin d’une intervention divine, d’une sorte de miracle en sa faveur, m\u00eame s’il \u00e9vite un ton trop sensationnaliste. Les milieux pentec\u00f4tistes am\u00e9ricains sont friands de ce genre de lecture providentialiste, o\u00f9 l’extraordinaire fait tr\u00e8s souvent irruption dans la vie ordinaire ; en cela, cette anecdote repr\u00e9sente pour Vance, nolens volens<\/em>, un h\u00e9ritage de sa culture d’origine \u00e9vang\u00e9lique : pour lui, ces co\u00efncidences sont signifiantes en soi et ne sont pas le fruit du hasard, mais de la Providence.<\/p>\n\n\n\n Un autre \u00e9v\u00e9nement s’est d\u00e9roul\u00e9 \u00e0 Washington, D. C., au cours d’une semaine de voyage particuli\u00e8rement \u00e9prouvante. Je n’avais pas vu ma famille depuis quelques jours et je n’avais m\u00eame pas eu le temps d’appeler mon plus petit au t\u00e9l\u00e9phone. Dans des moments comme celui-l\u00e0, il m’arrive d’\u00e9couter une magnifique interpr\u00e9tation d’un psaume interpr\u00e9t\u00e9e par une chorale orthodoxe lors de la visite du pape Fran\u00e7ois en G\u00e9orgie en 2016. Je l’ai \u00e9cout\u00e9 dans le train de New York \u00e0 Washington, o\u00f9 je connaissais un fr\u00e8re dominicain que j’ai d\u00e9cid\u00e9 d’inviter \u00e0 prendre un caf\u00e9. Il m’a invit\u00e9 \u00e0 visiter sa communaut\u00e9, o\u00f9 j’ai entendu les moines chanter le m\u00eame psaume. Je sais qu’il est facile de faire le proc\u00e8s des sceptiques : J. D. a regard\u00e9 une vid\u00e9o d’un pr\u00eatre chantant un verset de la Bible, puis il a envoy\u00e9 un mail \u00e0 un membre d’un ordre religieux qui a ensuite chant\u00e9 la m\u00eame chose. Mais, pour citer Samuel L. Jackson dans Pulp Fiction<\/em> : \u00ab Vous jugez \u00e7a de la mauvaise mani\u00e8re. Je veux dire, il se pourrait que Dieu ait arr\u00eat\u00e9 les balles, qu’Il ait chang\u00e9 le Coca en Pepsi, qu\u2019Il ait trouv\u00e9 mes cl\u00e9s de voiture. On ne juge pas ce genre de choses au m\u00e9rite. Que ce que nous avons v\u00e9cu soit ou non un miracle \u00ab selon Hoyle \u00bb n’a aucune importance. Ce qui est important, c’est que j’ai senti le toucher de Dieu \u00bb.<\/p>\n\n\n\n En politicien madr\u00e9, J. D. Vance sait aussi faire retomber la pression, et calmer quelque peu l’impression d’exaltation religieuse que ses pr\u00e9c\u00e9dentes anecdotes pouvaient donner. Savoir pratiquer l’autod\u00e9rision, ici gr\u00e2ce \u00e0 une citation du film de Quentin Tarantino Pulp Fiction<\/em>, est un art tr\u00e8s appr\u00e9ci\u00e9 du public am\u00e9ricain dans un discours politique. \u00c0 l’aide de cette citation, Vance semble ici vouloir signifier qu’une intervention divine n\u2019a de lisibilit\u00e9 que pour celui qui en est l’objet.<\/p>\n\n\n\n Alors oui, au cours de ces derni\u00e8res ann\u00e9es, j’ai senti le toucher de Dieu \u00e0 de petits moments. M\u00eame si cela rendrait l’histoire plus int\u00e9ressante, je ne peux pas dire que l’une de ces choses m’a fait me lever soudainement et me dire : \u00ab il est temps de se convertir \u00bb. Le mouvement a \u00e9t\u00e9 plus progressif. Je suis convaincu que Mamaw accepterait la th\u00e9ologie catholique m\u00eame si ses aspects culturels la mettaient mal \u00e0 l’aise. Les mots de Saint Augustin et de Girard, et l’exemple de mon oncle Dan, qui s’est mari\u00e9 dans notre famille mais qui a fait preuve de vertu chr\u00e9tienne plus que toute autre personne que j’ai rencontr\u00e9e, m\u2019ont aid\u00e9. De bons amis m’ont aussi fait comprendre que je n’avais pas besoin d’abandonner ma raison avant de m’approcher de l’autel. J’ai fini par croire que les enseignements de l’\u00c9glise catholique \u00e9taient vrais, mais cela s’est fait lentement et de fa\u00e7on in\u00e9gale.<\/p>\n\n\n\n Pour J. D. Vance, la gradualit\u00e9 de sa conversion au catholicisme est aussi une preuve de son caract\u00e8re rationnel, m\u00fbrement r\u00e9fl\u00e9chi : il n’a pas v\u00e9cu une illumination soudaine, mais une s\u00e9rie de prises de conscience ordonn\u00e9es entre elles et m\u00e9dit\u00e9es les unes apr\u00e8s les autres. Ici encore, Vance se rapproche par l\u00e0 d’un autre converti au christianisme catholique pass\u00e9 par diff\u00e9rents stades d’une m\u00eame qu\u00eate intellectuelle : l’Augustin des Confessions<\/em>.<\/p>\n\n\n\n Certaines choses ont rendu la conversion plus difficile, m\u00eame apr\u00e8s avoir pris ma d\u00e9cision. La crise des abus sexuels m’a oblig\u00e9 \u00e0 me demander si rejoindre l’\u00c9glise signifiait soumettre mon enfant \u00e0 une institution qui se souciait davantage de sa propre r\u00e9putation que de la protection de ses membres. Travailler sur ces sentiments a retard\u00e9 ma conversion d’au moins quelques mois. Je craignais aussi que cela ne soit injuste pour ma femme : elle n’avait pas \u00e9pous\u00e9 un catholique et j’avais l’impression de la plonger dans cette situation. Cependant, elle a soutenu ma d\u00e9cision d\u00e8s le d\u00e9but, et je ne peux donc pas lui imputer ce retard.<\/p>\n\n\n\n La crise des abus sexuels dans le clerg\u00e9 catholique a en effet \u00e9t\u00e9 particuli\u00e8rement s\u00e9v\u00e8re aux \u00c9tats-Unis, et elle a connu plusieurs vagues d’ampleur : une premi\u00e8re a \u00e9clat\u00e9 en 2002 apr\u00e8s les r\u00e9v\u00e9lations du Washington Post<\/em> sur le syst\u00e8me de couverture des abus sexuels mis en place par le cardinal Bernard Law, archev\u00eaque de Boston, qui a des r\u00e9percussions dans tout le pays ; \u00e0 la suite de ce s\u00e9isme, plusieurs dioc\u00e8ses sont mis en faillite du fait du paiement d’indemnit\u00e9s aux victimes des abus. Le chiffre de 7 % des pr\u00eatres \u00e9tats-uniens coupables d’abus sexuels sur mineurs circule. Une r\u00e9plique non moins puissante du scandale \u00e9clate depuis 2018, lorsque l’on apprend que le cardinal Theodore McCarrick, archev\u00eaque \u00e9m\u00e9rite de Washington, est lui-m\u00eame l’auteur de nombreuses agressions sexuelles sur des mineurs et des s\u00e9minaristes adultes, et a grandement particip\u00e9 \u00e0 la dissimulation d’autres crimes d’abus sexuels avec de nombreux complices.<\/p>\n\n\n\n J’ai \u00e9t\u00e9 re\u00e7u dans l’\u00c9glise catholique par une belle journ\u00e9e de la mi-ao\u00fbt, lors d’une c\u00e9r\u00e9monie priv\u00e9e non loin de chez moi. Le jour de la c\u00e9r\u00e9monie, je me suis r\u00e9veill\u00e9 avec un peu d’appr\u00e9hension, craignant de faire une grosse erreur. Malgr\u00e9 tous mes doutes sur la r\u00e9action possible de Mamaw, c’est une de ses phrases pr\u00e9f\u00e9r\u00e9es que j’ai entendue, avec sa voix, r\u00e9sonner \u00e0 mes oreilles ce matin-l\u00e0 : \u00ab c’est l’heure de chier ou de se lever du pot \u00bb.<\/p>\n\n\n\n\n
C’est le probl\u00e8me le plus important que j’ai rencontr\u00e9 lorsque j’ai commenc\u00e9 \u00e0 envisager de me convertir au catholicisme. Je trouvais des r\u00e9ponses \u00e0 la plupart des objections habituelles. Il s’est av\u00e9r\u00e9 que les catholiques n\u2019adoraient pas Marie. Leur acceptation de l’autorit\u00e9 de l’\u00c9criture et de la Tradition m’est lentement apparue comme sage, notamment alors que je voyais beaucoup de mes amis discuter de la signification d’un passage donn\u00e9 des \u00c9critures.<\/p>\n\n\n\n
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