{"id":239410,"date":"2024-07-25T19:07:40","date_gmt":"2024-07-25T17:07:40","guid":{"rendered":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/?p=239410"},"modified":"2024-07-25T19:36:24","modified_gmt":"2024-07-25T17:36:24","slug":"de-la-folie-a-la-civilisation-pandemique-autopsie-dun-modele","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/2024\/07\/25\/de-la-folie-a-la-civilisation-pandemique-autopsie-dun-modele\/","title":{"rendered":"De la folie \u00e0 la civilisation pand\u00e9mique : autopsie d\u2019un mod\u00e8le"},"content":{"rendered":"\n

\u00ab L’homme n’est jamais qu’un point qui se d\u00e9place, qui ob\u00e9it \u00e0 des lois, \u00e0 des sch\u00e9mas et \u00e0 des formes dans un trafic qui le d\u00e9passe, et qui est plus puissant que lui. On le voit plus nettement en Su\u00e8de qu’en France. Dans son calme, la Su\u00e8de r\u00e9v\u00e8le un monde presque parfait o\u00f9 on d\u00e9couvre que l’homme n’est plus n\u00e9cessaire. \u00bb<\/em><\/p>\n\n\n\n

C’est ainsi que le philosophe fran\u00e7ais Michel Foucault \u00e9voquait ses trois ann\u00e9es d\u00e9cevantes \u00e0 Uppsala<\/span>1<\/sup><\/a><\/span>, en Su\u00e8de, probablement aigri d’avoir vu son projet de doctorat, qui deviendrait plus tard le classique Folie et d\u00e9raison. Histoire de la folie \u00e0 l\u2019\u00e2ge classique,<\/em> rejet\u00e9 sans m\u00e9nagement.<\/p>\n\n\n\n

Il y a plusieurs mani\u00e8res de raconter la fa\u00e7on dont la pand\u00e9mie de Covid-19 a brusquement arr\u00eat\u00e9 les activit\u00e9s humaines. Ce que nous savons, c’est que le monde s’est soudainement transform\u00e9 : pr\u00e8s de 15 millions de d\u00e9c\u00e8s associ\u00e9s au virus<\/span>2<\/sup><\/a><\/span>, une contraction de l’\u00e9conomie de 2,9 %, une baisse du commerce mondial estim\u00e9e \u00e0 9,5 %<\/span>3<\/sup><\/a><\/span>, une r\u00e9duction de 70 % de la capacit\u00e9 des compagnies a\u00e9riennes internationales rien qu’en 2020 \u2014 et des effets \u00e0 long terme sur le bien-\u00eatre physique et psychologique dont nous ne sommes toujours pas sortis indemnes.\u00a0<\/p>\n\n\n\n

De mani\u00e8re tout aussi inqui\u00e9tante, plus de quatre ans apr\u00e8s la premi\u00e8re vague qui s’est propag\u00e9e \u00e0 partir de Wuhan, en Chine, il ne semble pas y avoir de consensus sur ce que nous avons appris, sur les param\u00e8tres auxquels nous devrions accorder de l’importance et, surtout, sur la question de savoir si le monde r\u00e9agirait diff\u00e9remment si \u2014 ou plut\u00f4t quand \u2014 un autre \u00e9v\u00e9nement aussi funeste devait se reproduire. Nous savons que la r\u00e9ponse initiale du gouvernement chinois \u2014 confinement draconien, obligation du port du masque et, plus tard, fermetures des fronti\u00e8res \u2014 s’est r\u00e9pandue aussi rapidement que le virus lui-m\u00eame. Lorsque le Covid-19 est arriv\u00e9 dans le nord de l’Italie en f\u00e9vrier 2020<\/a> et jusqu’\u00e0 l’invention prodigieuse et le d\u00e9ploiement rapide de vaccins \u00e0 ARN au d\u00e9but de 2021, cet ensemble de mesures a constitu\u00e9 une sorte de mod\u00e8le involontaire \u00e0 la fois de la mani\u00e8re dont les pays du monde entier ont r\u00e9agi et de la mani\u00e8re dont l’\u00e9chec et le succ\u00e8s ont \u00e9t\u00e9 mesur\u00e9s.<\/p>\n\n\n\n

En sciences sociales, ce sont souvent les exemples aberrants, les \u00e9tudes de cas extr\u00eames qui nous aident \u00e0 sortir du labyrinthe et \u00e0 g\u00e9n\u00e9raliser des hypoth\u00e8ses plus larges. Le Nord de l’Europe, plus particuli\u00e8rement la Su\u00e8de, constitue cette exception : par la mani\u00e8re dont le pays a choisi de s’attaquer \u00e0 la propagation du virus, par les raisons qui ont motiv\u00e9 ses choix, et par la mani\u00e8re dont la population a r\u00e9agi. En dehors de fermetures sp\u00e9cifiques et cibl\u00e9es, Stockholm s’est illustr\u00e9e par le maintien d’une vie sociale aussi normale que possible face \u00e0 la propagation du virus<\/a>. Alors que le reste du monde s’est barricad\u00e9, la Su\u00e8de a laiss\u00e9 la plupart des \u00e9coles, caf\u00e9s, gymnases, magasins et restaurants ouverts, en faisant avant les autres r\u00e9f\u00e9rence au concept controvers\u00e9 d’immunit\u00e9 collective. Un monde en pleine effervescence a observ\u00e9 avec un m\u00e9lange d’horreur et d’incr\u00e9dulit\u00e9 les Su\u00e9dois se conformer calmement \u00e0 la pand\u00e9mie et au nombre de morts qui ne cessaient de s’accumuler. <\/p>\n\n\n\n

Plus de quatre ans apr\u00e8s la premi\u00e8re vague de contagion, il ne semble pas y avoir de consensus sur ce que nous avons appris.<\/p>Fabrizio Tassinari<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n

Ce n’est donc pas un hasard si l’exp\u00e9rience su\u00e9doise est aujourd’hui r\u00e9\u00e9valu\u00e9e. <\/p>\n\n\n\n

Plusieurs rapports politiques<\/span>4<\/sup><\/a><\/span> et journalistiques<\/span>5<\/sup><\/a><\/span> ont \u00e9t\u00e9 publi\u00e9s ces derniers mois, louant la sagesse de l’approche su\u00e9doise sur la longue dur\u00e9e. Ils soulignent que les choix radicaux de Stockholm ont abouti \u00e0 long terme \u00e0 des taux de mortalit\u00e9 similaires \u00e0 ceux des autres pays occidentaux \u2014 alors que c\u2019\u00e9tait sans doute la principale variable qui avait justifi\u00e9 leurs fermetures \u2014, avec un bilan final de 2 322 d\u00e9c\u00e8s par million d\u2019habitants, soit un peu plus que la Finlande et l’Allemagne voisines (1 802 et 2 098, respectivement), mais beaucoup moins que l’Italie ou les \u00c9tats-Unis (3 230 et 3 332, respectivement). Dans le m\u00eame temps, l’exp\u00e9rience su\u00e9doise a permis d’atteindre le taux de surmortalit\u00e9 le plus bas au monde \u2014 c\u2019est-\u00e0-dire les patients d\u00e9c\u00e9d\u00e9s du<\/em> Covid par rapport \u00e0 ceux d\u00e9c\u00e9d\u00e9s alors qu\u2019ils avaient<\/em> le Covid \u2014, de meilleurs r\u00e9sultats en termes de reprise \u00e9conomique \u2014 la Su\u00e8de a connu une croissance globale de 0,4 % pendant la pand\u00e9mie l\u00e0 o\u00f9 l’Union s’est contract\u00e9e de 2,1 % \u2014 et de meilleurs indicateurs pour la vie sociale, de l’\u00e9ducation \u00e0 la sant\u00e9 mentale, qui moins tangibles mais cruciaux et que la pand\u00e9mie a perturb\u00e9s presque partout ailleurs.\u00a0<\/p>\n\n\n\n

Au milieu de la deuxi\u00e8me vague, nous avions d\u00e9j\u00e0 r\u00e9fl\u00e9chi dans ces pages aux particularit\u00e9s de l’exp\u00e9rience nordique en mati\u00e8re de pand\u00e9mie<\/a>. L’attention renouvel\u00e9e port\u00e9e au cas de la Su\u00e8de m’a incit\u00e9 \u00e0 reprendre ces premi\u00e8res conclusions, afin de faire avancer notre compr\u00e9hension collective. Cette \u00e9tude tente donc de faire l\u2019autopsie d’une approche peu orthodoxe et de sa signification plus large pour nos processus de gestion de crises complexes. Bien que le recul que nous avons d\u00e9sormais puisse avoir quelque chose de r\u00e9confortant, j’ai estim\u00e9 qu’il fallait contextualiser ces d\u00e9cisions en donnant la parole \u00e0 ceux qui les ont prises. Les d\u00e9veloppements qui suivent s’appuient donc \u00e9galement sur des extraits d’un entretien exclusif accord\u00e9 par l’\u00e9pid\u00e9miologiste Anders Tegnell, l’architecte de la r\u00e9ponse su\u00e9doise au Covid-19. Ce r\u00e9cit inhabituel r\u00e9v\u00e8le un \u00e9quilibre minutieux et calcul\u00e9 entre radicalisme audacieux et continuit\u00e9 constante, entre ind\u00e9pendance farouche et confiance profonde. Alors que le monde sombrait dans la folie pand\u00e9mique, la Su\u00e8de frayait sa voie vers une \u00ab civilisation pand\u00e9mique \u00bb \u2014 ou du moins une version de celle-ci.<\/p>\n\n\n\n

\n \n \t\r\n\t\t\t\t\t\r\n\t\t\t\t\t\r\n\t\t\t\t\t\r\n\t\t\t\t\r\n\t<\/picture>\r\n \n
\u00ab  Inside\/Outside  \u00bb, DOX, Centre d’art contemporain, Prague \u00a9 Libor Sojka\/CTK via AP Images<\/figcaption>\n <\/a>\n<\/figure>\n\n\n\n\n

\u00c9tat minimal, confiance maximale<\/h2>\n\n\n\n

Il y a quelques ann\u00e9es, The Economist<\/em> se faisait l\u2019\u00e9cho de l\u2019\u00e9trange popularit\u00e9 d’Ayn Rand en Su\u00e8de<\/span>6<\/sup><\/a><\/span>. Les Su\u00e9dois arrivaient en t\u00eate des recherches Google sur l’auteur de La Gr\u00e8ve<\/em> dans les pays non anglophones et les librairies enregistraient un int\u00e9r\u00eat croissant pour cette figure controvers\u00e9e. Difficile de ne pas voir d\u2019ironie dans le fait que la partie du monde qui a le plus pratiqu\u00e9 la social-d\u00e9mocratie, soit en m\u00eame temps la plus attir\u00e9e par quelqu’un qui a qualifi\u00e9 l’\u00c9tat-providence de \u00ab psychologie nationale la plus diabolique jamais d\u00e9crite \u00bb.<\/p>\n\n\n\n

Cette anecdote en apparence banale cache en fait une r\u00e9alit\u00e9 plus profonde, plus complexe.<\/p>\n\n\n\n

De la libert\u00e9 d’expression aux politiques migratoires, la sph\u00e8re publique nordique a radicalement vir\u00e9 \u00e0 droite ces derni\u00e8res ann\u00e9es. Les partis populistes de droite ont connu une croissance rapide dans toute la r\u00e9gion et un certain nombre de groupes de r\u00e9flexion libertariens tr\u00e8s performants ont vu le jour. Si l’on devait identifier un tournant, il se situerait probablement au milieu des ann\u00e9es 1990, lorsqu’un jeune et ambitieux politicien danois, Anders Fogh Rasmussen, publie un pamphlet intitul\u00e9 De l’\u00c9tat social \u00e0 l’\u00c9tat minimal<\/em><\/span>7<\/sup><\/a><\/span>. Il y pr\u00eache, entre autres, la n\u00e9cessit\u00e9 des privatisations : \u00ab le march\u00e9 libre d\u00e9termine la taille des r\u00e9compenses. Les r\u00e9compenses du march\u00e9 ne sont ni bonnes ni mauvaises, ni justes ni injustes. Elles sont simplement factuelles \u00bb. Pendant la d\u00e9cennie o\u00f9 il occupe le poste de Premier ministre, de 2001 \u00e0 2009, Fogh Rasmussen met en pratique cette logique de mani\u00e8re efficace et parfois brutale. Au cours des deux d\u00e9cennies suivantes, anticipant une tendance d\u00e9sormais visible dans la plupart des autres d\u00e9mocraties occidentales, les partis d’extr\u00eame droite soutiennent ou rejoignent des coalitions gouvernementales \u2014 de la Norv\u00e8ge \u00e0 la Finlande. Les priorit\u00e9s et les positions qui appartenaient \u00e0 la frange du politiquement correct font progressivement leur chemin jusqu’au c\u0153ur du courant centriste dominant<\/a>.\u00a0<\/p>\n\n\n

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\n\t\t\t\t\t\n\t\t\t\t\t\tPortrait d’un monde cass\u00e9\t\t\t\t\t<\/a>\n\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t
\n\t\t\t\t\t\t\t

Sous la direction de Giuliano da Empoli.<\/p>\n

Avec les contributions d\u2019Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cag\u00e9, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.<\/p>\n\t\t\t\t\t\t<\/div>\n\t\t\t\t\t\n\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t

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