{"id":238999,"date":"2024-07-24T18:30:23","date_gmt":"2024-07-24T16:30:23","guid":{"rendered":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/?p=238999"},"modified":"2024-07-24T18:30:26","modified_gmt":"2024-07-24T16:30:26","slug":"les-invasions-barbares-recits-de-racisme-dans-les-camps-du-goulag","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/2024\/07\/24\/les-invasions-barbares-recits-de-racisme-dans-les-camps-du-goulag\/","title":{"rendered":"Les \u00ab invasions barbares \u00bb : r\u00e9cits de racisme dans les camps du Goulag"},"content":{"rendered":"\n

Un continuum de violences. Une cha\u00eene de l\u2019impunit\u00e9. La guerre multiforme \u2014 arm\u00e9e, politique, symbolique et culturelle \u2014 men\u00e9e par Poutine contre l\u2019Ukraine rappelle d\u2019autres p\u00e9riodes pass\u00e9es. Les peuples d\u2019Europe centrale et orientale ayant fait l\u2019exp\u00e9rience de l\u2019imp\u00e9rialisme russe et des r\u00e9pressions sovi\u00e9tiques en conservent une m\u00e9moire vive, tandis que ceux d\u2019Europe occidentale en ignorent souvent jusqu\u2019\u00e0 l\u2019existence. Nous poursuivons <\/em>notre s\u00e9rie co-dirig\u00e9e par Juliette Cadiot et C\u00e9line Marang\u00e9<\/em><\/a>. Pour ne rater aucun \u00e9pisode, vous pouvez <\/em>vous abonner par ici au Grand Continent<\/em><\/a><\/p>\n\n\n\n

\u00c0 Novossibirsk, en 1942, un homme sort de chez lui pour aller au march\u00e9. Il est saisi par deux gardes, tra\u00een\u00e9 jusqu\u2019\u00e0 la gare, pouss\u00e9 dans un wagon de prisonniers. Il se d\u00e9bat, hurle dans une langue que personne ne comprend  : rien \u00e0 faire, le train roule d\u00e9j\u00e0 vers un des camps du Goulag, vers la Kolyma. <\/p>\n\n\n\n

Cette histoire est narr\u00e9e par Varlam Chalamov dans le r\u00e9cit \u00ab Alias Berdy \u00bb. Le lieutenant responsable du wagon s\u2019est affol\u00e9 en voyant qu\u2019il manquait un prisonnier \u00e0 l\u2019appel. Une \u00e9vasion, le cauchemar des gardes  ! Il a trouv\u00e9 ce moyen sauvage de remplacer l\u2019\u00e9vad\u00e9 par un non-russophone captur\u00e9 au hasard.<\/p>\n\n\n\n

En r\u00e9alit\u00e9, il n\u2019y avait pas eu d\u2019\u00e9vasion. Le prisonnier no<\/sup> 59 avait deux noms, comme c\u2019\u00e9tait souvent le cas des truands. Le premier de ces noms \u00e9tait donc suivi sur la liste de \u00ab alias Berdy \u00bb. La dactylo, par erreur, avait inscrit le no<\/sup> 60 devant le sobriquet. Le no<\/sup> 59 n\u2019a pas cherch\u00e9 \u00e0 expliquer l\u2019erreur au lieutenant. Une blague de truand. \u00ab Chacun s\u2019amuse comme il peut \u00bb<\/span>1<\/sup><\/a><\/span>, conclut Chalamov.<\/p>\n\n\n\n

L\u2019id\u00e9e de remplacer le pr\u00e9tendu fuyard par une doublure a pu na\u00eetre chez le lieutenant Kourchakov et l\u2019adjudant Lazarev uniquement parce que Berdy n\u2019est pas un nom russe. Ils en concluent que le prisonnier \u00e9vad\u00e9 est un \u00ab fauve \u00bb  : c\u2019est ainsi que l\u2019escorte, utilisant le jargon des truands, appelle les ressortissants du Caucase et de l\u2019Asie centrale. \u00ab Un fauve, confirma Kourchakov. \u00c0 tous les coups il ne sait pas parler russe. Un de ces types qui mugissent aux appels. \u00bb<\/span>2<\/sup><\/a><\/span> Il leur suffira donc de s\u2019emparer d\u2019un autre \u00ab fauve \u00bb tout aussi muet. Apr\u00e8s s\u2019\u00eatre assur\u00e9 que personne dans le wagon ne comprend le turkm\u00e8ne, les soldats d\u2019escorte y poussent \u00ab un homme aux v\u00eatements d\u00e9chir\u00e9s, enrou\u00e9, qui criait quelque chose d\u2019important, d\u2019effroyable dans une langue incompr\u00e9hensible \u00bb<\/span>3<\/sup><\/a><\/span>. <\/p>\n\n\n\n

Trois ans plus tard, ce paysan d\u2019un aoul perdu de la r\u00e9gion de Tchardjoou, dont le vrai nom est Tocha\u00efev, est toujours au camp, ses requ\u00eates \u00e9tant rest\u00e9es sans r\u00e9ponse. <\/p>\n\n\n\n

\n \n \t\r\n\t\t\t\t\t\r\n\t\t\t\t\t\r\n\t\t\t\t\t\r\n\t\t\t\t\r\n\t<\/picture>\r\n \n
\u00a9 Arseniy Kotov<\/figcaption>\n <\/a>\n<\/figure>\n\n\n\n\n

Chalamov l\u2019a-t-il r\u00e9ellement rencontr\u00e9 \u00e0 l\u2019h\u00f4pital de la Kolyma ou a-t-il seulement entendu raconter cette histoire qu\u2019il rattache \u00e0 la tradition litt\u00e9raire des \u00ab fictions bureaucratiques \u00bb, exemplifi\u00e9e dans Le Lieutenant Kij\u00e9<\/em> de Tynianov  ? Il est en tout cas certain qu\u2019il a rencontr\u00e9 d\u2019autres \u00ab Berdy \u00bb, des prisonniers d\u00e9port\u00e9s d\u2019Asie centrale, et a pu observer la mani\u00e8re dont ils \u00e9taient trait\u00e9s par leurs compagnons d\u2019infortune et par l\u2019escorte. \u00ab Alias Berdy avait appris \u00e0 parler russe mais, en trois ans, il n\u2019avait pas r\u00e9ussi \u00e0 se servir d\u2019une cuiller. [\u2026] Berdy buvait sa soupe et ramassait du doigt ce qui restait au fond\u2026 Il mangeait aussi sa bouillie avec ses doigts, en laissant la cuiller de c\u00f4t\u00e9. C\u2019\u00e9tait un divertissement pour toute la salle. \u00bb<\/span>4<\/sup><\/a><\/span><\/p>\n\n\n\n

Aux yeux des d\u00e9tenus russes, seul un sauvage mange avec les mains. \u00c0 l\u2019ext\u00e9rieur des camps, le d\u00e9go\u00fbt que suscite cette pratique se conjugue \u00e0 la peur de la contagion, attach\u00e9e de tout temps \u00e0 l\u2019image de l\u2019allog\u00e8ne. Ekaterina Olitska\u00efa, rel\u00e9gu\u00e9e au Kazakhstan apr\u00e8s son premier s\u00e9jour en prison, cherche une chambre chez l\u2019habitant \u00e0 Tchimkent (l\u2019actuelle Chymkent)  ; elle est invit\u00e9e \u00e0 la table de ses h\u00f4tes. \u00ab Sur la petite table, fumait un immense plat rempli de plov<\/em>. Femmes et enfants y plongeaient leurs mains et s\u2019emplissaient consciencieusement la bouche  ; ils l\u00e9chaient leurs doigts avec d\u00e9lectation et les plongeaient de nouveau dans le plat commun. \u00bb Elle refuse de prendre part au repas, car on l\u2019a pr\u00e9venue  : \u00ab Si vous habitez chez des Ouzbeks, faites attention \u2014 ils ont g\u00e9n\u00e9ralement la syphilis et souffrent de trachome. \u00bb<\/span>5<\/sup><\/a><\/span><\/p>\n\n\n\n

Au camp, o\u00f9 la crainte de la contagion a naturellement disparu, la sauvagerie du \u00ab fauve \u00bb est rattach\u00e9e non seulement \u00e0 sa fa\u00e7on de manger, mais aussi et surtout \u00e0 sa m\u00e9connaissance de la langue russe. Si dans la culture russe l\u2019\u00e9tranger est avant tout \u00ab muet \u00bb<\/span>6<\/sup><\/a><\/span>, le \u00ab fauve \u00bb, lui, mugit au lieu de parler. Le r\u00e9cit de Chalamov montre la vuln\u00e9rabilit\u00e9 absolue d\u2019un d\u00e9tenu qui ne parle pas la langue du \u00ab grand fr\u00e8re \u00bb. Primo Levi a analys\u00e9 le facteur langagier dans la Babel des Lagers<\/em> nazis<\/span>7<\/sup><\/a><\/span> \u2014 on observe une situation analogue au Goulag. L\u2019\u00e9tude de la dimension plurilingue des camps sovi\u00e9tiques reste encore \u00e0 mener. \u00c0 l\u2019int\u00e9rieur de cette internationale, s\u2019\u00e9tablissent des rapports de sympathie<\/span>8<\/sup><\/a><\/span>, de rejet, de crainte ou de m\u00e9pris fond\u00e9s sur des repr\u00e9sentations st\u00e9r\u00e9otyp\u00e9es des diff\u00e9rentes nationalit\u00e9s et ethnies, et des pr\u00e9jug\u00e9s racistes v\u00e9hicul\u00e9s par des gardiens vis-\u00e0-vis des d\u00e9tenus, des d\u00e9tenus entre eux, des d\u00e9tenus vis-\u00e0-vis des gardiens, de ces derniers \u00e0 l\u2019\u00e9gard des leurs. <\/p>\n\n\n\n

Gueorgui Demidov, dans son r\u00e9cit \u00ab L\u2019Amok \u00bb, tente d\u2019analyser ces rapports complexes en se penchant sur le destin d\u2019un gardien tatar, Fa\u00efzulla Guizatouline. Il est difficile, l\u00e0 encore, de savoir ce qui, dans le r\u00e9cit de Demidov, correspond aux faits r\u00e9els et ce qui tient de la rumeur ou de la l\u00e9gende. On peut toutefois supposer, \u00e0 partir de certains d\u00e9tails, que son r\u00e9cit est suffisamment document\u00e9. Issu d\u2019un petit kolkhoze tatar de la Volga, Fa\u00efzulla accepte ce service pour \u00e9chapper \u00e0 la mis\u00e8re qui r\u00e8gne dans son village. Affect\u00e9 \u00e0 la surveillance de truands ou plut\u00f4t de truandes, il peine \u00e0 comprendre pourquoi on laisse en vie cette lie de l\u2019humanit\u00e9 \u2014 c\u2019est l\u00e0 le seul point sur lequel il est en d\u00e9saccord avec les autorit\u00e9s. <\/p>\n\n\n\n

Dans un acc\u00e8s de folie provoqu\u00e9, entre autres, par des moqueries racistes, Guizatouline finit par fusiller une brigade de d\u00e9tenues ainsi que quelques libres qui ont tent\u00e9 d\u2019intervenir, justifiant ainsi pleinement sa r\u00e9putation de \u00ab fauve \u00bb. Demidov retrace ainsi un engrenage  : la mauvaise connaissance de la langue russe provoque des moqueries, les moqueries engendrent la violence, qui est per\u00e7ue comme un trait racial et suscite une nouvelle salve de railleries. Celles-ci, \u00e0 leur tour, font perdre la t\u00eate \u00e0 cet homme psychologiquement fragile, pr\u00e9cipitant un passage \u00e0 l\u2019acte. Les d\u00e9tenues \u00ab avaient [\u2026] remarqu\u00e9 son point faible [\u2026]  : sa sensibilit\u00e9 maladive aux moqueries, surtout quand elles portaient sur sa prononciation incorrecte des mots russes. [\u2026] C\u2019\u00e9tait donc par l\u00e0 qu\u2019il fallait attaquer le \u201dfauve\u201d et le harceler jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019il implore le commandant de l\u2019affecter \u00e0 un autre poste \u00bb<\/span>9<\/sup><\/a><\/span>. Inventives, les femmes commencent par demander au chef du camp un interpr\u00e8te  : \u00ab Notre garde pige que dalle en russe, nous avons peur qu\u2019il nous tire dessus par erreur. \u00bb Par la suite, des injures racistes pleuvent  : \u00ab Asiate \u00bb, \u00ab idole \u00bb, \u00ab sale gueule de Tatar \u00bb. Une d\u00e9tenue lui lance  : \u00ab \u2014 H\u00e9, le Tatar, tu ne veux pas une oreille de cochon  ? C\u2019\u00e9tait en lui montrant un bout de sa veste matelass\u00e9e serr\u00e9 dans son poing qu\u2019elle lui avait balanc\u00e9 cette plaisanterie qui, au pays natal de Guizatouline, d\u00e9clenchait souvent de f\u00e9roces bagarres entre les gars russes et tatars. \u00bb<\/span>10<\/sup><\/a><\/span> Demidov montre un Fa\u00efzulla assailli de cauchemars \u00e0 la suite de cet \u00e9pisode  : \u00ab Presque tous ses r\u00eaves furent inspir\u00e9s par les \u00e9v\u00e9nements de la veille. Une oreille de cochon immense et noire avan\u00e7ait vers lui en planant et cachant tout le ciel, puis elle s\u2019\u00e9loignait avec un glapissement porcin\u2026 \u00bb<\/p>\n\n\n\n

D\u2019apr\u00e8s Demidov, la gen\u00e8se du crime remonte au service militaire. <\/p>\n\n\n\n

Au d\u00e9but, quand il fit son service dans l\u2019Arm\u00e9e rouge avant de s\u2019engager dans la garde des camps, Fa\u00efzulla ne se distinguait des autres recrues que par une timidit\u00e9 excessive allant jusqu\u2019\u00e0 la sauvagerie, sans doute aggrav\u00e9e par une mauvaise connaissance de la langue russe. Il \u00e9tait visible que le jeune Tatar avait honte du comique de son accent [\u2026]. Cela ne faisait qu\u2019encourager ses camarades [\u2026] \u00e0 se moquer de lui, mais sans la moindre m\u00e9chancet\u00e9, du moins dans les premiers temps. Il n\u2019emp\u00eache que Guizatouline, n\u2019y voyant qu\u2019une marque de m\u00e9pris \u00e0 l\u2019\u00e9gard de son origine ethnique, enrageait \u00e0 chaque fois de plus belle dans son for int\u00e9rieur. [\u2026] Et craignant d\u2019\u00eatre raill\u00e9 pour son parler incorrect, il eut t\u00f4t fait de se r\u00e9fugier dans une sombre morosit\u00e9, donnant peut-\u00eatre ainsi naissance \u00e0 ce qui deviendrait chez lui un \u00ab complexe \u00bb funeste.<\/em><\/span>11<\/sup><\/a><\/span><\/p>\n\n\n\n

Notons que \u00ab funeste \u00bb traduit ici le mot russe rokovo\u00ef<\/em>, form\u00e9 sur rok<\/em>, le fatum<\/em>, les r\u00e9cits de Demidov empruntant souvent le sch\u00e9ma de la trag\u00e9die grecque  : l\u2019issue fatale y est g\u00e9n\u00e9ralement sugg\u00e9r\u00e9e d\u00e8s le d\u00e9but, les personnages se d\u00e9battant contre des forces qui les d\u00e9passent. Ici, les dieux \u2014 en l\u2019occurrence, les grad\u00e9s de l\u2019arm\u00e9e \u2014 choisissent d\u2019envoyer Fa\u00efzulla l\u00e0 o\u00f9 il ne peut que commettre un crime et p\u00e9rir lui-m\u00eame, car c\u2019est pr\u00e9cis\u00e9ment parmi les soldats provenant de la Volga, de l\u2019Oural ou de l\u2019Extr\u00eame-Orient que le recruteur choisit les futurs gardiens. <\/p>\n\n\n\n

Ceux qui retenaient surtout son attention pour garder les camps de la Kolyma, \u00e9taient les Tchouvaches, Oudmourtes et Bouriates, bref, tous ceux qui, avant la r\u00e9volution, \u00e9taient officiellement qualifi\u00e9s d\u2019allog\u00e8nes et qui maintenant, de fa\u00e7on rien moins qu\u2019officielle, sont trait\u00e9s de \u00ab fauves \u00bb, sans que cela comporte, du reste, la moindre connotation hostile ou m\u00e9prisante.<\/em><\/span>12<\/sup><\/a><\/span><\/p>\n\n\n\n

Comme on l\u2019a vu, l\u2019histoire de Fa\u00efzulla est racont\u00e9e par un narrateur omniscient. Celui-ci \u00e9pouse tour \u00e0 tour le point de vue de diff\u00e9rents personnages. Ainsi, un d\u00e9tenu circulant sans escorte, \u00e9tonn\u00e9 d\u2019entendre Guizatouline lui r\u00e9clamer son laissez-passer, concentre son attention sur son faci\u00e8s  : \u00ab L\u2019attitude de la sentinelle aux yeux brid\u00e9s \u00e9tait [\u2026] franchement inexplicable. \u00bb<\/span>13<\/sup><\/a><\/span> Fa\u00efzulla qualifie \u00e0 son tour de \u00ab b\u00eates \u00bb les voleuses et prostitu\u00e9es emprisonn\u00e9es. Le narrateur commente  : \u00ab Mais ce que le jeune paysan mahom\u00e9tan ne pouvait admettre, c\u2019\u00e9tait l\u2019indulgence des soldats envers les femmes d\u00e9chues. Comment un homme pouvait-il accepter les injures dont l\u2019abreuvait une voleuse ou une prostitu\u00e9e, une b\u00eate qui n\u2019avait m\u00eame pas le droit de vivre sur cette terre  ? \u00bb<\/span>14<\/sup><\/a><\/span> La vision que les autres ont du Tatar tend \u00e0 se confondre avec celle du narrateur lui-m\u00eame  : ainsi, son manque d\u2019indulgence \u00e0 l\u2019\u00e9gard des truandes est expliqu\u00e9 par sa religion. Le st\u00e9r\u00e9otype est interrog\u00e9 sans \u00eatre totalement d\u00e9construit et, assimil\u00e9 ou banalis\u00e9 par le r\u00e9cit, doit fatalement se r\u00e9aliser \u2014 c\u2019est l\u00e0 le n\u0153ud m\u00eame de l\u2019intrigue.<\/p>\n\n\n\n

Le bruit courait que Fa\u00efzulla Guizatouline, un soldat de la garde arm\u00e9e des camps, avait une disposition inn\u00e9e au meurtre. Peut-\u00eatre ce penchant existait-il bel et bien chez le jeune Tatar, auquel cas on pourrait parler d\u2019atavisme remontant \u00e0 Gengis Khan et Batou, mais il ne se serait sans doute jamais manifest\u00e9 chez ce simple et honn\u00eate gar\u00e7on, n\u2019e\u00fbt \u00e9t\u00e9 un f\u00e2cheux concours de circonstances.<\/em><\/span>15<\/sup><\/a><\/span><\/p>\n\n\n\n

Dans les descriptions men\u00e9es par le narrateur omniscient figure le clich\u00e9 du visage \u00ab mongol imp\u00e9n\u00e9trable \u00bb<\/span>16<\/sup><\/a><\/span>. \u00c0 la fin, le st\u00e9r\u00e9otype \u2014 forme qu\u2019a pris le fatum<\/em> \u2014 rattrape Fa\u00efzulla  : \u00ab C\u2019\u00e9tait le fauve primitif qui s\u2019\u00e9veillait en Guizatouline, un fauve assoiff\u00e9 de sang et en proie \u00e0 la folie meurtri\u00e8re. \u00bb<\/span>17<\/sup><\/a><\/span><\/p>\n\n\n\n

Le \u00ab p\u00e9ril jaune \u00bb n\u2019a pas disparu de tous les esprits. Dans la r\u00e9alit\u00e9, ce sont souvent les facteurs socio-\u00e9conomiques qui fixent les p\u00e9rim\u00e8tres de la \u00ab f\u00e9rocit\u00e9 \u00bb en m\u00eame temps que de la vuln\u00e9rabilit\u00e9.<\/p>Luba Jurgenson<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n

C\u2019est en voulant appliquer la loi que Fa\u00efzulla finira par l\u2019enfreindre, n\u2019ayant pas compris que le r\u00e8glement pouvait \u00eatre interpr\u00e9t\u00e9 de plusieurs mani\u00e8res. Cette fatalit\u00e9 tragique est pr\u00e9sente \u00e0 l\u2019origine, d\u00e8s son service militaire  : \u00ab \u00c0 l\u2019instar de la majorit\u00e9 des soldats peu instruits, surtout parmi les allog\u00e8nes, il manifestait un respect excessif du r\u00e8glement militaire qu\u2019il prenait \u00e0 la lettre, tout comme les paroles et les instructions des sup\u00e9rieurs, toujours tranch\u00e9es et brutales. \u00bb<\/span>18<\/sup><\/a><\/span><\/p>\n\n\n\n\n

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On trouve cette m\u00eame ambivalence \u2014 entre la volont\u00e9 de combattre le st\u00e9r\u00e9otype et l\u2019impossibilit\u00e9 d\u2019y \u00e9chapper \u2014 dans la litt\u00e9rature officielle. Ainsi, le livre collectif Le Canal mer Blanche-Baltique du nom de Staline<\/em>, dirig\u00e9 par Maxime Gorki, Leopold Averbakh et Semione Firine \u2014, comprend un chapitre consacr\u00e9 aux natsmeny<\/em> (natsionalny\u00e9 menchinstva<\/em>, minorit\u00e9s nationales), pr\u00f4nant une meilleure int\u00e9gration de ces d\u00e9tenus  :<\/p>\n\n\n\n

Sur le chantier, les <\/em>natsmeny (repr\u00e9sentants des minorit\u00e9s nationales) \u00e9taient jusqu\u2019\u00e0 pr\u00e9sent rel\u00e9gu\u00e9s \u00e0 l\u2019arri\u00e8re-plan. Il faut mobiliser cette force immense, peu utilis\u00e9e, molle et h\u00e9sitante  ! Il faut en finir avec la fable que font courir les h\u00e2bleurs du camp, d\u2019apr\u00e8s laquelle tous ces Bagdassarov, Moussourgaliev, Oumarov, Gourouk-Zad\u00e9 et autres Makhmoudine croupissent dans l\u2019inaction  : construire, eux  ? Mais vous n\u2019y pensez pas, ils sont tout juste capables de se balancer et de chanter. Et l\u00e0, le travail des tch\u00e9kistes entre en sc\u00e8ne au bon moment comme toujours, avec ses proc\u00e9d\u00e9s exp\u00e9ditifs, sa profondeur d\u2019investigation, son sens du d\u00e9tail, son discernement et sa s\u00e9lection des hommes, coup de poing direct l\u00e0 o\u00f9 \u00e7a fait mal.<\/em><\/span>19<\/sup><\/a><\/span><\/p>\n\n\n\n

On peut deviner quels seront les \u00ab proc\u00e9d\u00e9s exp\u00e9ditifs \u00bb et le \u00ab coup de poing l\u00e0 o\u00f9 \u00e7a fait mal \u00bb. Les \u00ab h\u00e2bleurs \u00bb ne sont pas seulement les cod\u00e9tenus mais avant tout ceux qui r\u00e9partissent le travail  : \u00ab \u2014 On ne veut pas de natsmeny <\/em> ! Ils ne valent rien  ! disaient les chefs des postes de camp. \u00bb<\/span>20<\/sup><\/a><\/span> Ce m\u00e9pris justifie que la nourriture et les conditions de logement des natsmeny<\/em> soient les pires de tous  :<\/p>\n\n\n\n

\u2014 On va filer \u00e7a aux <\/em>natsmeny, disaient les intendants, avec un rictus, en montrant une viande filandreuse et dure, des bouts de pain rassis. <\/em><\/p>\n\n\n\n

\u2014 Il est moins bon, ce baraquement. Pas grave, ce sera pour les <\/em>natsmeny  ! Tel \u00e9tait l\u2019ordre donn\u00e9 sur le chantier.<\/em><\/p>\n\n\n\n

On comprend donc pourquoi de nombreux <\/em>natsmeny travaillaient mal.<\/em><\/span>21<\/sup><\/a><\/span><\/p>\n\n\n\n

Les autorit\u00e9s cherchent \u00e0 r\u00e9soudre le probl\u00e8me. Le 9 f\u00e9vrier 1932, est promulgu\u00e9 au camp de Belbatlag le d\u00e9cret de Firine sur les natsmeny<\/em>, invitant \u00e0 ne plus les traiter comme des gens de deuxi\u00e8me cat\u00e9gorie. Pour cela, il faut les arracher \u00e0 l\u2019influence des mollahs et les aider \u00e0 surmonter les barri\u00e8res culturelles, mais aussi combattre les attitudes chauvinistes des m\u00e9decins qui, ne connaissant pas leur langue, les soignent \u00ab \u00e0 t\u00e2tons \u00bb. <\/p>\n\n\n\n

\u00c0 leur arriv\u00e9e au camp, les <\/em>natsmeny sont, dans un premier temps, terroris\u00e9s. Tout est incompr\u00e9hensible pour eux. Les personnes qui les dirigent, le canal qu\u2019ils construisent, la nourriture qu\u2019ils avalent. Les <\/em>chtchi, ce mets russe exquis, les d\u00e9go\u00fbtent. Rien que l\u2019odeur leur r\u00e9pugne  : \u00e7a sent le cochon. Ils ne savent pas marcher avec des bottes de feutre  : ils tombent en arri\u00e8re, ils titubent. Ils oublient de se laver pendant des semaines.<\/em><\/span>22<\/sup><\/a><\/span><\/p>\n\n\n\n

Le natsmen<\/em> est une cr\u00e9ation bureaucratique qui refl\u00e8te la politique nationale des Soviets h\u00e9rit\u00e9e des repr\u00e9sentations coloniales russes, revues \u00e0 la lumi\u00e8re de la nouvelle id\u00e9ologie. Si le terme d\u00e9signe a priori<\/em> toutes les minorit\u00e9s nationales, il est employ\u00e9 g\u00e9n\u00e9ralement lorsqu\u2019il s\u2019agit d\u2019\u00ab orientaux \u00bb, caucasiens ou centre-asiatiques, ou encore des peuples du Nord, mais pratiquement jamais pour les ressortissants des marches occidentales de l\u2019empire, et v\u00e9hicule des pr\u00e9jug\u00e9s tels que le manque d\u2019\u00e9ducation, l\u2019emprise de la religion, la salet\u00e9, la mauvaise odeur, la cruaut\u00e9. Dans son livre Voyage au pays des Ze-Ka<\/em>, Julius Margolin rappelle que la d\u00e9shumanisation et l\u2019ensauvagement \u00e9taient le lot commun dans les camps, touchant les repr\u00e9sentants de toutes les ethnies, les intellectuels comme les paysans. Il consacre cependant un paragraphe aux ressortissants d\u2019Asie centrale, t\u00e9moignant moins de sa propre rencontre avec eux que des r\u00e9cits entendus et des rumeurs, o\u00f9 l\u2019on retrouve l\u2019image du fauve (de la b\u00eate) et la question de la langue.<\/p>\n\n\n\n

Dans la \u00ab 2e <\/sup>Division du BBK \u00bb il y avait beaucoup d\u2019hommes de l\u2019Asie centrale. La vue de ces brigades asiatiques inspirait la terreur. Derniers survivants de g\u00e9n\u00e9rations qui avaient p\u00e9ri dans les camps, demi-sauvages retourn\u00e9s \u00e0 l\u2019\u00e9tat d\u2019hommes des cavernes, ces d\u00e9tenus, parlant un langage incompr\u00e9hensible, pareils \u00e0 des b\u00eates, monstrueusement sales avec leurs t\u00eates entour\u00e9es de bandages crasseux, fournissaient un travail surhumain, ne frayaient avec personne et ne se laissaient pas approcher. L\u2019Occidental qu\u2019on envoyait travailler avec eux \u00e9tait un homme fini  : ils ne lui reconnaissaient pas le droit de poss\u00e9der la moindre chose et fouillaient sans vergogne dans ses affaires. Au travail, ils le stimulaient \u00e0 l\u2019aide d\u2019un pieu et, comme \u00e0 un chien, lui donnaient des coups de pied. Pour un Occidental, arriver dans ce milieu \u00e9tait un danger de mort.<\/em><\/span>23<\/sup><\/a><\/span><\/p>\n\n\n\n

Margolin nuance aussit\u00f4t son propos en rappelant que le m\u00eame sort attendait un d\u00e9tenu vivant au milieu de truands \u2014 mais par l\u00e0-m\u00eame assimile les Asiatiques aux criminels. Il se fait ainsi l\u2019\u00e9cho de la perception que ses cod\u00e9tenus ont de ces populations. Cependant, pour la plupart des \u00ab Occidentaux \u00bb, notamment les Polonais, c\u2019est le Russe qui repr\u00e9sente l\u2019Orient, se confondant avec le Mongol. L\u2019orientalisme qui s\u2019exprime dans les r\u00e9cits de ces d\u00e9port\u00e9s, qui gardent la m\u00e9moire de l\u2019imp\u00e9rialisme russe et ont maintenu en d\u00e9portation une identit\u00e9 nationale forte, m\u00e9riterait une \u00e9tude \u00e0 part. Contentons-nous de citer le r\u00e9cit d\u2019Alexandre Wat sur sa premi\u00e8re confrontation avec les Russes pr\u00e9c\u00e9dant son arrestation, dans la ville de Loutsk (\u0141uck), en Volynie orientale, qui avait fait partie de l\u2019empire russe avant la Premi\u00e8re Guerre mondiale et fut annex\u00e9e par l\u2019URSS \u00e0 la faveur du pacte Molotov-Ribbentrop.<\/p>\n\n\n\n

Il y avait [\u2026] les tanks, les Russes, les meetings bien entendu et tout ce qui s\u2019ensuit. [\u2026] Tu sais, ces visages mongolo\u00efdes, ces uniformes de friperie, ces casques mongols en chiffon\u2026 Oui, des Pickelhauben de chiffon<\/em><\/span>24<\/sup><\/a><\/span>\u2026 C\u2019\u00e9tait l\u2019Asie, mais l\u2019Asie la plus asiatique qui soit  ! Et ils \u00e9taient innombrables  ! [\u2026] nous all\u00e2mes au cin\u00e9ma. On donnait Ivan le Terrible. Mais nous d\u00fbmes nous sauver tr\u00e8s vite  : la puanteur \u00e9tait insupportable. Des bottes, des bottes\u2026 et une odeur de cr\u00e9osote, de pieds en sueur, et des relents de gros tabacs\u2026 [\u2026] tous ces visages asiatiques [\u2026]. L\u2019Asie-Europe, c\u2019\u00e9tait pour moi un slogan, c\u2019\u00e9tait du journalisme antisovi\u00e9tique [\u2026] Et voil\u00e0 que tout d\u2019un coup c\u2019\u00e9tait l\u2019Asie absolue.<\/em><\/span>25<\/sup><\/a><\/span><\/p>\n\n\n\n

La r\u00e9pression a le visage mongol, issu des histoires et des mythes li\u00e9s aux grandes invasions nomades et turques et raviv\u00e9s certainement, dans le cas de Wat \u2014 po\u00e8te futuriste dans sa jeunesse \u2014, par l\u2019orientalisme \u00ab positif \u00bb que propageaient les \u00e9crits des modernistes russes \u00e0 travers, par exemple, l\u2019image du guerrier scythe ravageant la vieille Europe pour lui insuffler une vitalit\u00e9 nouvelle. <\/p>\n\n\n\n

C\u2019est depuis les guerres de Tch\u00e9tch\u00e9nie que le Caucasien \u00ab g\u00e9n\u00e9rique \u00bb a largement \u00e9vinc\u00e9 le Juif dans l\u2019imaginaire raciste russe.<\/p>Luba Jurgenson<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n

Margolin, quant \u00e0 lui, consid\u00e8re qu\u2019il est d\u00e9port\u00e9 non pas en Asie, mais en \u00ab Eurasie \u00bb. Il a lu les penseurs du XIXe<\/sup> si\u00e8cle qui se sont interrog\u00e9s sur la place interm\u00e9diaire de la Russie entre l\u2019Orient et l\u2019Occident<\/span>26<\/sup><\/a><\/span>. Ayant v\u00e9cu \u00e0 Berlin et fr\u00e9quent\u00e9 les cercles de l\u2019\u00e9migration russe, il conna\u00eet certainement aussi, bien que de loin, la pens\u00e9e des intellectuels eurasistes qui ont cherch\u00e9 \u00e0 voir, dans cette situation de l\u2019\u00ab entre-deux \u00bb, un avantage g\u00e9opolitique pour la Russie. Selon eux, cette derni\u00e8re, dont la grandeur a \u00e9t\u00e9 mise \u00e0 mal par la r\u00e9volution, ne peut se relever qu\u2019en trouvant une position dominante, parce que centrale, au sein des deux continents \u2014 plut\u00f4t que d\u2019\u00eatre \u00e0 la p\u00e9riph\u00e9rie de l\u2019Europe. Le renoncement progressif aux vis\u00e9es r\u00e9volutionnaires au profit d\u2019une reconstruction imp\u00e9riale en URSS a convaincu les eurasistes de la communaut\u00e9 d\u2019int\u00e9r\u00eats \u2014 philosophiques et g\u00e9opolitiques \u2014 entre eux et le pouvoir sovi\u00e9tique \u2014 Sviatopolk-Mirski, l\u2019un des id\u00e9ologues du mouvement eurasien<\/span>27<\/sup><\/a><\/span>, est ainsi retourn\u00e9 en URSS et a fini sa vie au Goulag. Aujourd\u2019hui, l\u2019id\u00e9e eurasienne a \u00e9t\u00e9 reprise, dans sa forme la plus primitive, par Aleksandr Douguine, l\u2019un des id\u00e9ologues qui a pu inspirer Vladimir Poutine. On la retrouve dans le discours anti-occidental du Kremlin mais aussi dans sa politique, par exemple dans la cr\u00e9ation de l\u2019axe Russie-Chine-Iran.<\/p>\n\n\n\n

Pour Margolin, l\u2019Eurasie s\u2019oppose tout autant \u00e0 l\u2019Europe qu\u2019\u00e0 l\u2019Asie. Il d\u00e9veloppe cette id\u00e9e dans un passage de son livre, pr\u00e9sent\u00e9 comme une explication adress\u00e9e \u00e0 son voisin de wagon.<\/p>\n\n\n\n

Le pays o\u00f9 nous allons n\u2019est ni europ\u00e9en, ni asiatique. C\u2019est une erreur de consid\u00e9rer les Sovi\u00e9tiques comme des Europ\u00e9ens. [\u2026] Mais ce ne sont pas non plus des Asiatiques. C\u2019est l\u2019Eurasie, une race interm\u00e9diaire. [\u2026]<\/em>
Les Eurasiens [\u2026] auraient pu prendre tout ce qu\u2019il y avait de grand et de positif dans les civilisations europ\u00e9enne et asiatique : l\u2019id\u00e9e de la libert\u00e9 civique et de la dignit\u00e9 humaine d\u2019une part, et l\u2019id\u00e9e de la vie universelle, pleine de paix et de sagesse, d\u2019autre part. [\u2026] Mais l\u2019oppos\u00e9 arriva. Ils ont pris le c\u00f4t\u00e9 n\u00e9gatif, la faiblesse de chaque civilisation. Et ils ont uni l\u2019angoisse europ\u00e9enne, le d\u00e9doublement, les recherches arides, au despotisme asiatique et \u00e0 l\u2019oppression de la personnalit\u00e9. [\u2026]<\/em>
Ce train bond\u00e9 avec sa cargaison humaine, cette farce que nous a jou\u00e9e le NKVD, voil\u00e0, pour ce peuple qui a arrach\u00e9 ses racines asiatiques, une fa\u00e7on de jeter un d\u00e9fi \u00e0 l\u2019Europe.<\/em><\/span>
28<\/sup><\/a><\/span><\/p>\n\n\n\n

\n \n \t\r\n\t\t\t\t\t\r\n\t\t\t\t\t\r\n\t\t\t\t\t\r\n\t\t\t\t\r\n\t<\/picture>\r\n \n
\u00a9 Arseniy Kotov<\/figcaption>\n <\/a>\n<\/figure>\n\n\n\n\n

Margolin partage cependant avec d\u2019autres Polonais l\u2019id\u00e9e d\u2019un \u00ab orient \u00bb d\u00e9tach\u00e9 de ses caract\u00e9ristiques g\u00e9ographiques, l\u2019orient comme source du totalitarisme. \u00ab L\u2019\u00e9ducation orientale \u00bb, telle est selon lui la cause de l\u2019instinct gr\u00e9gaire, du conformisme. Il se consid\u00e8re lui-m\u00eame comme ayant assimil\u00e9 cette \u00e9ducation lorsqu\u2019il commet des actes contraires \u00e0 ses valeurs, pratique la ruse et le mensonge pour survivre et obtenir son rapatriement.<\/p>\n\n\n\n

L\u2019Orient de notre \u00e9poque est tr\u00e8s loin des contes arabes ou sovi\u00e9tiques. C\u2019est le fanatisme de masse, bestial, aveugle, impitoyable envers l\u2019allog\u00e8ne. L\u2019Orient, c\u2019est le fait de s\u2019aplatir devant le Collectif. C\u2019est un Nous avec un grand N. Sa Majest\u00e9 le Parti, Sa Majest\u00e9 le Peuple \u00c9lu, Sa Majest\u00e9 la Classe \u00c9lue, et Mort aux Infid\u00e8les. De nos jours, plus une personne est faible, d\u00e9munie, seule, plus elle est tent\u00e9e de se mettre sous la protection d\u2019un grand Nous oriental.<\/em><\/span>29<\/sup><\/a><\/span><\/p>\n\n\n\n

Face \u00e0 cet Orient, s\u2019instaure au camp une solidarit\u00e9 entre les \u00ab Occidentaux \u00bb, c\u2019est-\u00e0-dire les d\u00e9port\u00e9s issus de Pologne, qu\u2019ils soient polonais ou juifs. Margolin raconte  : <\/p>\n\n\n\n

Pendant ce premier hiver, les Juifs et les Polonais vivaient c\u00f4te \u00e0 c\u00f4te et s\u2019entendaient bien. [\u2026] La langue et le malheur communs, le refus commun de tout ce qui nous entourait, nous rapproch\u00e8rent. Cela \u00e9tonnait les Russes. [\u2026] Les Russes n\u2019aimaient pas les Polonais ; d\u2019instinct, ils leur \u00e9taient hostiles, ils les regardaient avec ironie et ne comprenaient ni leur catholicisme, ni leur individualisme civilis\u00e9. [\u2026] et ils haussaient les \u00e9paules en voyant avec quelle ardeur nous d\u00e9fendions tout ce qui \u00e9tait polonais. [\u2026] Parmi les Polonais, il y avait d\u2019anciens juges, des fonctionnaires de la police, des ing\u00e9nieurs, des employ\u00e9s, des ouvriers et des paysans, des repr\u00e9sentants de tous les partis et d\u2019anciens nationaux-d\u00e9mocrates, futurs membres de l\u2019arm\u00e9e Anders<\/em><\/span>30<\/sup><\/a><\/span>. Mais la terrible catastrophe nationale avait fait oublier tous les dissentiments et toutes les divergences. Et surtout un rapprochement se cr\u00e9a entre les intellectuels juifs et polonais.<\/em><\/span>31<\/sup><\/a><\/span><\/p>\n\n\n\n

On voit que, l\u00e0 encore, la question de la langue est cruciale. Elle permet la naissance de communaut\u00e9s, provisoires et fragiles, les autorit\u00e9s cherchant \u00e0 briser les groupes. Celles-ci se cr\u00e9ent selon le principe de la culture commune o\u00f9 la religion joue un r\u00f4le important, surtout chez les \u00ab Occidentaux \u00bb. Ne nous y trompons pas : la solidarit\u00e9 polono-juive dans les camps est parfois illusoire. Aleksander Wat, enferm\u00e9 avec d\u2019autres Polonais, se souvient d\u2019une phrase entendue \u00e0 son retour dans la cellule apr\u00e8s un s\u00e9jour au cachot : \u00ab On nous a de nouveau coll\u00e9 ce Juif ! \u00bb<\/span>32<\/sup><\/a><\/span> Il finira par se convertir au catholicisme, probablement pour pouvoir trouver un appui moral dans une communaut\u00e9 forte face \u00e0 la machine r\u00e9pressive sovi\u00e9tique<\/span>33<\/sup><\/a><\/span>. Margolin avoue lui-m\u00eame que l\u2019antis\u00e9mitisme russe, \u00ab plus massif et plus instinctif \u00bb<\/a>, lui a fait oublier l\u2019antis\u00e9mitisme polonais.<\/p>\n\n\n\n

Invariablement, dans chaque colonne, dans chaque brigade, dans chaque baraquement, se trouvaient des hommes qui me ha\u00efssaient, uniquement parce que j\u2019\u00e9tais juif. Et ils \u00e9taient assez nombreux pour empoisonner chaque endroit o\u00f9 nous vivions. [\u2026] ils s\u2019adressaient \u00e0 nous sans jamais mentionner notre nom : \u00ab H\u00e9, youpin ! \u00bb [\u2026] C\u2019\u00e9taient les habitants des villes et des kolkhozes, \u00e9lev\u00e9s sous le r\u00e9gime sovi\u00e9tique, et leur comportement semblait un ph\u00e9nom\u00e8ne naturel et g\u00e9n\u00e9ral. [\u2026] Notre race, une fois reconnue, jouait contre nous, au travail comme dans le baraquement, par de petits \u00ab accrochages \u00bb quotidiens, par des r\u00e9flexions venimeuses, par mille fa\u00e7ons de nous empoisonner la vie. Si le feu s\u2019\u00e9teint et que tu es charg\u00e9 d\u2019aller chercher de la braise dans le baraquement voisin, on te la refuse parce que tu es juif [\u2026]  ! Si tu n\u2019accomplis pas la norme, c\u2019est parce que les Juifs refusent de travailler. Si un Juif est employ\u00e9 au bureau, les autres \u00ab planqu\u00e9s \u00bb man\u0153uvreront pour le faire d\u00e9guerpir en vitesse. <\/em><\/p>\n\n\n\n

Les diff\u00e9rentes formes de racisme rencontr\u00e9es au camp ont une longue histoire qu\u2019il serait impossible de retracer enti\u00e8rement ici et ils se perp\u00e9tuent de nos jours<\/span>34<\/sup><\/a><\/span>. <\/p>\n\n\n\n

Lors de l\u2019invasion de l\u2019Ukraine, l\u2019Oriental a refait surface, de nouveau affubl\u00e9 d\u2019un masque de fauve. Ramzan Kadyrov s\u2019est charg\u00e9 le premier de r\u00e9pandre le st\u00e9r\u00e9otype du f\u00e9roce guerrier tch\u00e9tch\u00e8ne. Si la Russie niait les massacres de civils commis en Ukraine, en Occident la rumeur en attribuait volontiers la responsabilit\u00e9 aux combattants tch\u00e9tch\u00e8nes. Comme on le sait, la r\u00e9alit\u00e9 est bien plus complexe, la guerre civile s\u2019\u00e9tant transport\u00e9e en Ukraine o\u00f9 des Tch\u00e9tch\u00e8nes combattent des deux c\u00f4t\u00e9s de la ligne du front<\/span>35<\/sup><\/a><\/span> et ce, depuis l\u2019annexion de la Crim\u00e9e. Toutefois, les pr\u00e9jug\u00e9s ne datent pas de 2014, c\u2019est depuis les guerres de Tch\u00e9tch\u00e9nie que le Caucasien \u00ab g\u00e9n\u00e9rique \u00bb a largement \u00e9vinc\u00e9 le Juif dans l\u2019imaginaire raciste russe. La litt\u00e9rature y a contribu\u00e9, avec, par exemple, les ouvrages de Zakhar Prilepine ou encore, le roman de Valentin Raspoutine L\u2019Honneur de Tamara Ivanovna<\/em><\/span>36<\/sup><\/a><\/span> \u2014 dans lequel le m\u00e9chant est azerba\u00efdjanais.<\/p>\n\n\n\n

Lors de l\u2019invasion de l\u2019Ukraine, l\u2019Oriental a refait surface, de nouveau affubl\u00e9 d\u2019un masque de fauve.<\/p>Luba Jurgenson<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n

L\u2019assassinat d\u2019Anna Politkovska\u00efa<\/a> et celui de Boris Nemtsov<\/a>, jamais \u00e9lucid\u00e9s, et pour lesquels plusieurs Tch\u00e9tch\u00e8nes et Ingouches furent condamn\u00e9s, ont pu convaincre un grand nombre de Russes que la violence vient de l\u2019Orient tout en \u00e9tant commandit\u00e9e par l\u2019Occident. Apr\u00e8s l\u2019attentat du Crocus City Hall<\/a>, c\u2019est aux Tadjiks de jouer le r\u00f4le de l\u2019Oriental. D\u00e8s lors, aucune r\u00e8gle n\u2019est plus \u00e0 respecter \u00e0 l\u2019\u00e9gard du \u00ab fauve \u00bb, m\u00eame pas celle du silence qui, \u00e0 l\u2019\u00e9poque sovi\u00e9tique, maintenait la population dans l\u2019ignorance des tortures  : une vid\u00e9o sur Telegram montrait Sa\u00efdakrami Mourodali Ratchabalizoda captur\u00e9 par des agents du FSB, l\u2019oreille coup\u00e9e. L\u2019arrestation des suspects a \u00e9t\u00e9 suivie d\u2019une mont\u00e9e de sentiments anti-tadjiks partout en Russie.<\/p>\n\n\n\n

Le \u00ab p\u00e9ril jaune \u00bb n\u2019a pas disparu de tous les esprits. Dans la r\u00e9alit\u00e9, ce sont souvent les facteurs socio-\u00e9conomiques qui fixent les p\u00e9rim\u00e8tres de la \u00ab f\u00e9rocit\u00e9 \u00bb en m\u00eame temps que de la vuln\u00e9rabilit\u00e9. En ce qui concerne l\u2019invasion de l\u2019Ukraine, ce sont les p\u00e9riph\u00e9ries les plus pauvres \u2014 la r\u00e9gion de Krasno\u00efarsk, la Bouriatie, le Daghestan ou encore la Kalmoukie \u2014 qui enregistrent les taux de mobilisation parmi les plus forts et, partant, le nombre le plus \u00e9lev\u00e9 de tu\u00e9s. <\/p>\n","protected":false},"excerpt":{"rendered":"

\u00ab  L\u2019oriental  \u00bb, le \u00ab  mongol imp\u00e9n\u00e9trable  \u00bb, le \u00ab  muet  \u00bb, le \u00ab  fauve  \u00bb.<\/p>\n

Par-del\u00e0 la froideur imp\u00e9n\u00e9trable de l\u2019administration p\u00e9nitentiaire, comment traquer l’histoire des st\u00e9r\u00e9otypes qui naissent au Goulag  ? Pour comprendre ce qui joue dans l\u2019univers concentrationnaire sovi\u00e9tique, la litt\u00e9rature offre une fen\u00eatre pr\u00e9cieuse. En convoquant les pages de Chalamov, Demidov ou Julius Margolin, Luba Jurgenson restitue l’origine de pr\u00e9jug\u00e9s racistes construits au camp \u2014 et qui ont encore la vie dure aujourd\u2019hui.<\/p>\n","protected":false},"author":10,"featured_media":239315,"comment_status":"closed","ping_status":"closed","sticky":false,"template":"templates\/post-studies.php","format":"standard","meta":{"_acf_changed":true,"_trash_the_other_posts":false,"footnotes":""},"categories":[3729],"tags":[],"geo":[550],"person":[],"acf":[],"yoast_head":"\nLes \u00abinvasions barbares\u00bb: r\u00e9cits de racisme dans les camps du Goulag | Le Grand Continent<\/title>\n<meta name=\"robots\" content=\"index, follow, max-snippet:-1, max-image-preview:large, max-video-preview:-1\" \/>\n<link rel=\"canonical\" href=\"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/2024\/07\/24\/les-invasions-barbares-recits-de-racisme-dans-les-camps-du-goulag\/\" \/>\n<meta property=\"og:locale\" content=\"fr_FR\" \/>\n<meta property=\"og:type\" content=\"article\" \/>\n<meta property=\"og:title\" content=\"Les \u00abinvasions barbares\u00bb: r\u00e9cits de racisme dans les camps du Goulag | Le Grand Continent\" \/>\n<meta property=\"og:description\" content=\"\u00ab L\u2019oriental \u00bb, le \u00ab mongol imp\u00e9n\u00e9trable \u00bb, le \u00ab muet \u00bb, le \u00ab fauve \u00bb. 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