{"id":224879,"date":"2024-04-06T06:00:00","date_gmt":"2024-04-06T04:00:00","guid":{"rendered":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/?p=224879"},"modified":"2024-04-07T16:05:00","modified_gmt":"2024-04-07T14:05:00","slug":"celle-qui-conte-na-pas-de-haine-dans-son-coeur-une-conversation-avec-scholastique-mukasonga","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/2024\/04\/06\/celle-qui-conte-na-pas-de-haine-dans-son-coeur-une-conversation-avec-scholastique-mukasonga\/","title":{"rendered":"\u00ab Celle qui conte n\u2019a pas de haine dans son c\u0153ur \u00bb, une conversation avec Scholastique Mukasonga"},"content":{"rendered":"\n
Il y a tout juste cinq ans, le Grand Continent paraissait pour la premi\u00e8re fois. Mis en ligne dans la nuit du 6 au 7 avril 2019, le premier dossier de la revue \u00e9tait consacr\u00e9 au g\u00e9nocide des Tutsi au Rwanda, dont on comm\u00e9morait alors le 25e anniversaire. \u00c0 cette occasion, en partenariat avec l\u2019\u00c9cole normale sup\u00e9rieure et Sciences Po, le Groupe d\u2019\u00e9tudes g\u00e9opolitiques <\/em>organisait un colloque fondateur pour renouveler ce champ<\/em><\/a>. Depuis, nous n\u2019avons eu de cesse de mobiliser les signatures les plus pertinentes pour continuer ce travail : des historiens <\/em>Florent Piton<\/em><\/a> et <\/em>Vincent Duclert<\/em><\/a> au <\/em>cin\u00e9aste Christophe Cotteret<\/em><\/a>, en passant par les \u00e9crivains <\/em>Ga\u00ebl Faye<\/em><\/a> et, aujourd\u2019hui, Scholastique Mukasonga ou encore <\/em>le survivant Charles Habonimana<\/em><\/a>. Si vous pensez que ce travail est important et qu\u2019il m\u00e9rite d\u2019\u00eatre soutenu, <\/em>nous vous demandons de penser \u00e0 vous abonner \u00e0 la revue<\/em><\/a>.<\/em><\/p>\n\n\n\n Pour vous r\u00e9pondre, il faut d\u2019abord \u00ab remonter dans le pass\u00e9 du Rwanda \u00bb, c\u2019est-\u00e0-dire d\u00e9construire le fatras de falsifications historiques et id\u00e9ologiques accumul\u00e9 par l\u2019anthropologie raciale du XIXe si\u00e8cle et qui persista jusque dans la premi\u00e8re moiti\u00e9 du XXe. Sur le Rwanda, o\u00f9 l\u2019on situait avec plus ou moins de pr\u00e9cisions les sources du Nil, s\u2019\u00e9taient accumul\u00e9es les l\u00e9gendes : les inaccessibles Montagnes de la Lune se devaient d\u2019\u00eatre habit\u00e9es par des \u00eatres fabuleux, tout juste sortis des temps h\u00e9ro\u00efques. Aux rumeurs rapport\u00e9es par les explorateurs, se m\u00ealaient sans doute pour un public avide d\u2019exotisme et de myst\u00e8re ce que Jean-Lo\u00efc Le Quellec appelle \u00ab les r\u00e9cits du monde perdu \u00bb (lost race tales<\/em>, en anglais) o\u00f9 le h\u00e9ros d\u00e9couvre au c\u0153ur de la jungle ou du d\u00e9sert un monde perdu sur lequel r\u00e8gne une reine, g\u00e9n\u00e9ralement blanche, \u00e0 la beaut\u00e9 fatale et fascinante. L\u2019auteur le plus embl\u00e9matique du genre est sans doute Henry Rider Haggard et son cycle de romans autour de la figure de She, la princesse qui au fond d\u2019un volcan \u00e9teint attend depuis deux mille ans le retour de son amant. Je fais des allusions, bien \u00e9videmment ironiques, \u00e0 ce genre de roman colonial dans C\u0153ur tambour. <\/em>La bande dessin\u00e9e de Julien, l\u2019amant quelque peu platonique de Prisca, d\u00e9veloppe les m\u00eames th\u00e8mes narratifs mais ici la reine est noire puisque Julien dessine Prisca en reine du royaume perdu ; il en est de m\u00eame pour le film pour lequel le tambourinaire James Rwatangabo est engag\u00e9. <\/p>\n\n\n\n En 1956, on projeta \u00e0 la cour royale de Nyanza le film Les Mines du roi Salomon, <\/em>adapt\u00e9 du roman de Hagard et tourn\u00e9 en partie au Rwanda. Ce fut une s\u00e9ance solennelle \u00e0 laquelle assistaient le mwami et la reine Rosalie Gicanda, v\u00eatue d\u2019un vaporeux voile rose p\u00e2le. Au Rwanda certains ent\u00e9rinaient dangereusement les mythes b\u00e2tis \u00e0 leur sujet par les Europ\u00e9ens. Dans Notre Dame du Nil, <\/em>V\u00e9ronica accepte de tenir le r\u00f4le d\u2019Isis dans le d\u00e9lire d\u00e9cadent de monsieur de Fontenaille et cela pour son plus grand malheur.<\/p>\n\n\n\n Sur le Rwanda, o\u00f9 l\u2019on situait avec plus ou moins de pr\u00e9cisions les sources du Nil, s\u2019\u00e9taient accumul\u00e9es les l\u00e9gendes : les inaccessibles Montagnes de la Lune se devaient d\u2019\u00eatre habit\u00e9es par des \u00eatres fabuleux, tout juste sortis des temps h\u00e9ro\u00efques. <\/p>Scholastique Mukasonga<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n En cette fin du XIXe si\u00e8cle, le Rwanda est une terra incognita<\/em>, la derni\u00e8re tache blanche sur une carte de l\u2019Afrique que viennent de se partager \u00e0 Berlin les puissances europ\u00e9ennes. Il faut vite occuper le terrain attribu\u00e9 et les Allemands cherchent \u00e0 s\u2019imposer avant les Belges et les Anglais. En 1897, le capitaine Ramsay se pr\u00e9sente \u00e0 la cour du roi Musinga et signe un trait\u00e9 d\u2019amiti\u00e9 avec lui \u2014 il s\u2019agit en r\u00e9alit\u00e9 d\u2019un trait\u00e9 instituant le protectorat. <\/p>\n\n\n\n Les envahisseurs ont d\u00e9j\u00e0 dress\u00e9 le portrait-robot des indig\u00e8nes : les Tutsi, puisque c\u2019est avant tout d\u2019eux qu\u2019il s\u2019agit, sont tous de tr\u00e8s grande taille, ils ont la peau claire, le nez droit. On v\u00e9rifiera en mesurant le volume des cr\u00e2nes, la longueur du nez. La conclusion est imparable : les Tutsi ne sont pas des Africains, c\u2019est-\u00e0-dire des Bantus au nez \u00e9pat\u00e9. Du reste, comment des Africains primitifs auraient-ils pu concevoir autour de la royaut\u00e9 sacr\u00e9e des rituels aussi sophistiqu\u00e9s que ceux des Pharaons ? Il est \u00e9vident qu\u2019ils sont venus d\u2019ailleurs. Les savants ne sont pas en reste pour proposer le point de d\u00e9part de ce peuple : ils viendraient d\u2019\u00c9thiopie bien s\u00fbr, mais peut-\u00eatre aussi d\u2019\u00c9gypte ou du Caucase et pourquoi, avec leur immense troupeau de vaches aux grandes cornes, n\u2019auraient-ils pas d\u00e9val\u00e9 du Tibet, \u00e0 moins que les pasteurs des Mille Collines soient les restes \u00e9gar\u00e9s des dix tribus perdues d\u2019Isra\u00ebl ? La Bible, en fin de compte, pourrait fournir la clef de l\u2019\u00e9nigme : les Tutsi sont des Hamites, descendants de Ham ou de Cham, un des fils de No\u00e9. On a ainsi trouv\u00e9 le nom d\u2019une nouvelle race, les Hamites \u2014 plus tout \u00e0 fait blanche, pas tout \u00e0 fait noire. Charles Seligman, dans son ouvrage Races of Africa <\/em>(1930) fournit une brillante synth\u00e8se de ces \u00e9lucubrations : \u00ab Les civilisations africaines sont des civilisations hamites : leur histoire rapporte l\u2019interaction de ces peuples avec les Noirs et les Bushmen. Les Hamites nouvellement arriv\u00e9s par vagues successives \u00e9taient des bergers \u201ceurop\u00e9ens\u201d, mieux arm\u00e9s, \u00e0 l\u2019esprit plus vif que les agriculteurs Noirs. \u00bb<\/p>\n\n\n\n Au Rwanda certains ent\u00e9rinaient dangereusement les mythes b\u00e2tis \u00e0 leur sujet par les Europ\u00e9ens.<\/p>Scholastique Mukasonga<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Ainsi les structures \u00e9conomiques de la soci\u00e9t\u00e9 traditionnelle, dans laquelle les Tutsi sont pasteurs, les Hutu agriculteurs, et les Twa potiers ou chasseurs, vont \u00eatre interpr\u00e9t\u00e9es en termes d\u2019invasion, de races, de f\u00e9odalit\u00e9. Les Tutsi vont \u00eatre d\u00e9crits comme des \u00e9trangers dans leur propre pays \u2014 les premiers colonisateurs. De son c\u00f4t\u00e9, l\u2019\u00e9lite Hutu, form\u00e9e dans les s\u00e9minaires, \u00e9tait pr\u00eate \u00e0 renvoyer la minorit\u00e9 Tutsi dans le Nil. <\/p>\n\n\n\n L\u2019\u00e9radication des croyances religieuses anciennes fut men\u00e9e avec un succ\u00e8s apparemment \u00e9gal. Les Belges, qui, apr\u00e8s la Premi\u00e8re Guerre mondiale, avaient re\u00e7u un mandat sur le Rwanda et le Burundi de la Soci\u00e9t\u00e9 des Nations, confi\u00e8rent l\u2019\u00e9ducation aux missions et principalement aux P\u00e8res blancs : \u00e0 eux d\u2019apporter dans les t\u00e9n\u00e8bres de l\u2019Afrique les lumi\u00e8res de la civilisation. L\u2019id\u00e9e de fonder en Afrique un royaume chr\u00e9tien figurait au programme de leur fondateur, monseigneur Lavigerie, archev\u00eaque d\u2019Alger. Ses disciples s\u2019y employ\u00e8rent avec ardeur au Rwanda. La d\u00e9position en 1931 du roi Musinga, hostile au christianisme, entra\u00eena le ralliement des chefs et \u00e0 leur suite de toute la population. Ces bapt\u00eames de masse furent c\u00e9l\u00e9br\u00e9s dans la revue missionnaire Grands Lacs<\/em> comme une v\u00e9ritable tornade du Saint Esprit : \u00eatre trait\u00e9 de pa\u00efen devint la pire des injures. Le bapt\u00eame consacrait l\u2019entr\u00e9e dans la \u00ab civilisation \u00bb. Mon p\u00e8re nous lisait chaque soir un passage de la Bible et il n\u2019\u00e9tait pas peu fier d\u2019avoir \u00e9t\u00e9 choisi pour diriger, au village, l\u2019important mouvement des Enfants de Marie. Ma m\u00e8re, plus circonspecte, invoquait la Vierge Marie et, dans les cas graves, avait recours \u00e0 Nyabingi \u2014 l\u2019esprit f\u00e9minin sp\u00e9cialiste des maladies propres aux Rwandais.<\/p>\n\n\n\n Ma m\u00e8re invoquait la Vierge Marie et, dans les cas graves, avait recours \u00e0 Nyabingi \u2014 l\u2019esprit f\u00e9minin sp\u00e9cialiste des maladies propres aux Rwandais.<\/p>Scholastique Mukasonga<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Apr\u00e8s l\u2019ind\u00e9pendance, l\u2019arriv\u00e9e au pouvoir d\u2019une \u00e9lite hutu form\u00e9e dans les s\u00e9minaires et ayant int\u00e9gr\u00e9e l\u2019id\u00e9ologie raciale de ses ma\u00eetres aggrava encore ce ph\u00e9nom\u00e8ne d’acculturation. Si comme les missionnaires, ils rejetaient violemment les croyances anciennes, ils censuraient avec la m\u00eame vigueur la culture traditionnelle consid\u00e9r\u00e9e comme tutsi et produite \u00e0 la cour royale : po\u00e9sies et rituels furent jug\u00e9s incompatibles avec la r\u00e9publique paysanne et chr\u00e9tienne qui venait d\u2019\u00eatre proclam\u00e9e. Ainsi fut banni le tambour, instrument embl\u00e8me du Rwanda mais trop associ\u00e9 aux manifestations charismatiques du pouvoir royal, ou encore les danses des femmes, jug\u00e9es trop hi\u00e9ratiques et donc \u00e9thiopiennes. La litt\u00e9rature orale traditionnelle, les r\u00e9cits historiques, les g\u00e9n\u00e9alogies, les po\u00e9sies h\u00e9ro\u00efques n\u2019\u00e9taient pas autoris\u00e9s \u00e0 l\u2019\u00e9cole, quel que soit le niveau, alors m\u00eame que ces \u0153uvres faisaient l\u2019objet de recherches et de publications de la part d\u2019ethnologues occidentaux, dont les travaux paraissaient dans des revues scientifiques qui restaient n\u00e9anmoins inaccessibles aux Rwandais, m\u00eame lettr\u00e9s. Les fondements racistes des deux r\u00e9publiques hutu amput\u00e8rent le Rwanda d\u2019une grande partie de sa culture et de son histoire. C\u2019est entre autres dans la diaspora tutsi que se perp\u00e9tueront et se transmettront ces arts.<\/p>\n\n\n\n Mes deux premiers livres, Inyenzi ou les <\/em>cafards et La femme aux pieds nus<\/em> sont essentiellement autobiographiques : ce sont les tombeaux de papier que je me devais d\u2019\u00e9riger pour ceux qui ont p\u00e9ri lors du g\u00e9nocide des Tutsi en 1994. C\u2019est avec mon troisi\u00e8me livre, un recueil de nouvelles, L\u2019Iguifou<\/em>, que je me suis risqu\u00e9e \u00e0 la fiction. Le livre suivant, Notre-Dame du Nil, <\/em>m\u2019a consacr\u00e9e comme romanci\u00e8re \u00e0 part enti\u00e8re en remportant le prix Renaudot. Le roman, il est vrai, m\u2019a permis, en prenant une certaine distance avec mon histoire personnelle, d\u2019aborder par le recours \u00e0 la fiction des th\u00e8mes comme l\u2019histoire du Rwanda et ses falsifications, la condition f\u00e9minine, ou encore le choc des traditions religieuses traditionnelles avec l\u2019importation du christianisme sous toutes ses formes. <\/p>\n\n\n\n Mes deux premiers livres sont les tombeaux de papier que je me devais d\u2019\u00e9riger pour ceux qui ont p\u00e9ri lors du g\u00e9nocide des Tutsi en 1994.<\/p>Scholastique Mukasonga<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Mais le roman m\u2019a permis aussi d\u2019\u00e9largir le domaine de mon \u00e9criture au-del\u00e0 des mille collines du Rwanda. De par sa position g\u00e9ographique, de par son histoire coloniale et r\u00e9cente, le Rwanda est rest\u00e9 un pays enclav\u00e9. Selon les paroles malheureuses d\u2019un pr\u00e9sident fran\u00e7ais, le Rwanda, comme l\u2019Afrique, est entr\u00e9 tardivement dans l\u2019histoire \u2014 l\u2019histoire europ\u00e9enne bien s\u00fbr. Et c\u2019est heureux pour les Rwandais d\u2019y \u00eatre entr\u00e9s encore plus tardivement : au moins, ils ne sont pas entr\u00e9s dans l\u2019histoire des Europ\u00e9ens par l\u2019esclavage ! Mais ils n\u2019ont pas \u00e9chapp\u00e9 au colonialisme et au grand enfermement que leur a fait subir une acculturation culturelle et religieuse sur laquelle je reviendrai \u00e0 propos de la censure qui pesait sur la litt\u00e9rature africaine francophone. <\/p>\n\n\n\n C\u2019est d\u2019abord par l\u2019exil que j\u2019ai d\u00e9couvert que le monde s\u2019\u00e9tendait bien au-del\u00e0 de l\u2019horizon que l\u2019on pouvait apercevoir depuis les collines du Rwanda. Mais ce sont mes livres qui, ayant acquis une certaine audience internationale, ont consid\u00e9rablement \u00e9largi le domaine g\u00e9ographique de mon \u00e9criture. Des invitations \u00e0 des tourn\u00e9es litt\u00e9raires m\u2019ont conduite un peu partout en Europe, en Afrique, aux \u00c9tats-Unis. J\u2019ai parcouru le Br\u00e9sil, Rio et S\u00e3o Paulo bien s\u00fbr mais aussi Paraty, Tiradentes, Porto Alegre, Maring\u00e0, Belo Horizonte. Je garde un souvenir inoubliable de mon intervention \u00e0 Rio \u00e0 la favela<\/em> Vigidal. Partout ma pr\u00e9sence provoquait une ferveur que je croyais r\u00e9serv\u00e9e \u00e0 un joueur de football ou \u00e0 une rock star. Je fus re\u00e7ue \u00e0 sa demande par le pr\u00e9sident Lula dans son Institut \u00e0 S\u00e3o Paulo : \u00ab L\u2019Atlantique n\u2019est qu\u2019un ruisseau entre le Br\u00e9sil et l\u2019Afrique, m\u2019avait-il alors d\u00e9clar\u00e9 \u00bb Cette phrase m\u2019avait \u00e9mue et troubl\u00e9e : le Rwanda, si \u00e9loign\u00e9 de l\u2019Oc\u00e9an, pouvait-il faire partie de cet Atlantique noir, comme l\u2019a appel\u00e9 Paul Gilroy, que semblait pr\u00f4ner Lula<\/a> ? <\/p>\n\n\n\n Les fondements racistes des deux r\u00e9publiques hutu amput\u00e8rent le Rwanda d\u2019une grande partie de sa culture et de son histoire. C\u2019est entre autres dans la diaspora tutsi que se perp\u00e9tueront et se transmettront ces arts.<\/p>Scholastique Mukasonga<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n C\u2019est \u00e0 la Guadeloupe que j\u2019obtins une r\u00e9ponse. Sous la conduite de Marie-Line Dahomey, autrice et musicienne passionn\u00e9e par l\u2019h\u00e9ritage africain de son \u00eele, j\u2019effectuai un p\u00e8lerinage sur les lieux de m\u00e9moire de l\u2019esclavage. Elle me conduisit, apr\u00e8s l\u2019escalier monumental dit \u00ab marches des esclaves \u00bb de Petit-Canal et le cimeti\u00e8res des esclaves de l\u2019anse de Sainte-Marguerite, au \u00ab Village international du Ka et des tambours du sud \u00bb, sorte de mus\u00e9e-sanctuaire d\u00e9di\u00e9 aux tambours, que domine le grand tambour Fondal Ka, un tambour monumental de 3,20 m\u00e8tres de haut. Une inscription, sur son socle, pr\u00e9cise : \u00ab Durant l\u2019esclavage, nos anc\u00eatres africains d\u00e9port\u00e9s am\u00e8nent en terre de Guadeloupe leurs tambours sacr\u00e9s et rituels : ainsi na\u00eetra le tambour-ka\u2026<\/em> \u00bb. <\/em>Il me parut urgent d\u2019ajouter les tambours sacr\u00e9s du Rwanda \u00e0 ceux des Cara\u00efbes et c\u2019est ainsi que naquit l\u2019id\u00e9e de mon roman C\u0153ur Tambour <\/em>dans lequel, autour de la rwandaise Prisca alias Kitami et son tambour sacr\u00e9 Rugina, viennent battre les tambours gwoka de la Guadeloupe, rasta de la Jama\u00efque, asotor de Ha\u00efti et bien d\u2019autres que les tambourinaires rencontrent dans leurs tourn\u00e9es. Par le battement des tambours, les vagues de l\u2019Atlantique noir pouvaient bien battre aussi les flancs du volcan Karisimbi !<\/p>\n\n\n\n Je l’ai souvent dit et \u00e9crit : \u00ab C’est le g\u00e9nocide des Tutsi au Rwanda en avril\/juin 1994 qui a fait de moi une \u00e9crivaine. \u00bb Mes deux premiers livres, Inyenzi ou les cafards<\/em>, La femme aux pieds nus<\/em>, sont bien ces tombeaux de papier que je me devais d\u2019\u00e9riger pour les miens et tous ceux dont les ossements sont enfouis p\u00eale-m\u00eale dans des fosses communes ou dispers\u00e9s dans la brousse, d\u00e9chiquet\u00e9s sous les dents des hy\u00e8nes et des chacals. Mon devoir de survivante \u00e9tait de les exhumer de l\u2019anonymat du g\u00e9nocide.<\/p>\n\n\n\n Rien ne me pr\u00e9parait pourtant \u00e0 devenir \u00e9crivaine. Bien s\u00fbr, je parlais et \u00e9crivais le fran\u00e7ais. C\u2019est parce que mon fr\u00e8re Andr\u00e9 et moi le pratiquions couramment que les parents nous avaient choisis pour l\u2019exil : le fran\u00e7ais constituait \u00e0 leurs yeux un passeport international. \u00c0 Nyamata, on apprenait le fran\u00e7ais d\u00e8s la premi\u00e8re ann\u00e9e de l\u2019\u00e9cole primaire. Les instituteurs qui faisaient partie des exil\u00e9s s\u2019\u00e9taient empress\u00e9s de rouvrir des classes, d\u2019abord sous les grands ficus, puis avec l\u2019aide de la mission dans des baraques de briques crues. Pour aller \u00e0 l\u2019\u00e9cole, il suffisait de fournir un certificat de bapt\u00eame \u2014 ou, \u00e0 d\u00e9faut, un pr\u00e9nom chr\u00e9tien suffisait et le mien, Sikolasitika, \u00e9tait irr\u00e9futable \u2014 et se procurer un uniforme : robe bleue pour les filles, short et chemisettes kaki pour les gar\u00e7ons. Payer le tissu et le tailleur constituaient de grosses d\u00e9penses pour les familles. Il fallait y consacrer tout ce qu\u2019avait pu rapporter la vente de notre maigre r\u00e9colte de caf\u00e9 et maman devait renoncer au beau pagne tout neuf que les m\u00e8res de famille se devaient de porter le dimanche pour aller \u00e0 la grand\u2019messe.<\/p>\n\n\n\n Mon devoir de survivante \u00e9tait d\u2019exhumer mes proches de l\u2019anonymat du g\u00e9nocide.<\/p>Scholastique Mukasonga<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n En classe, nous r\u00e9p\u00e9tions avec ardeur les mots fran\u00e7ais que le ma\u00eetre avait \u00e9crit au tableau et qu\u2019il pronon\u00e7ait en d\u00e9tachant bien les syllabes. Ces mots, nous les retrouvions align\u00e9s en colonne sur quelques feuillets mal stencil\u00e9s qui constituaient notre seul manuel scolaire et nous les apprenions par c\u0153ur tout en accomplissant les innombrables t\u00e2ches m\u00e9nag\u00e8res qui nous attendaient, nous, les filles au retour \u00e0 la maison. Je remplissais ma m\u00e9moire d\u2019un tr\u00e9sor de mots nouveaux.<\/p>\n\n\n\n Du fran\u00e7ais, nous n\u2019avions gu\u00e8re l\u2019usage en dehors de l\u2019\u00e9cole. Le Rwanda a la chance d\u2019avoir une langue nationale parl\u00e9e par tous les Rwandais : le kinyarwanda. Le fran\u00e7ais est rest\u00e9 longtemps pour moi la langue de l\u2019\u00e9crit. Je l\u2019ai \u00e9crit avant de le parler et aujourd\u2019hui encore, il me semble qu\u2019avant de prononcer un mot fran\u00e7ais, il faut que je l\u2019\u00e9crive dans ma t\u00eate. Au lyc\u00e9e Notre-Dame de C\u00eeteaux, \u00e0 Kigali, o\u00f9 \u00e0 l\u2019\u00e9tonnement g\u00e9n\u00e9ral je fus admise en d\u00e9pit du quota de 10 % qui limitait l\u2019acc\u00e8s des Tutsi au secondaire, parler fran\u00e7ais \u00e9tait obligatoire, et le kinyarwanda proscrit sauf pendant les quelques heures de cours consacr\u00e9es \u00e0 la langue nationale. Mais le fran\u00e7ais que nous enseignaient les professeurs coop\u00e9rant belges ou fran\u00e7ais n\u2019avait aucun rapport avec la litt\u00e9rature. <\/p>\n\n\n\n Aucun \u00e9cho de la litt\u00e9rature francophone africaine n\u2019\u00e9tait parvenu \u00e0 franchir les murs de l\u2019\u00e9tablissement. Je n\u2019y ai jamais entendu les noms de Camara Laye, Sembene Ousmane, Cheikh Hamidou Kane, Ferdinand Oyono, etc. Le fran\u00e7ais dispens\u00e9 dans les cours \u00e9tait pragmatique, adapt\u00e9 sans doute \u00e0 ce qui \u00e9tait consid\u00e9r\u00e9 comme les capacit\u00e9s restreintes d\u2019un cerveau africain. Je n\u2019ai pas souvenir de l\u2019existence d\u2019une biblioth\u00e8que dans cet \u00e9tablissement prestigieux, qui \u00e9tait cens\u00e9 former l\u2019\u00e9lite f\u00e9minine du pays. Les intellectuels rwandais de l\u2019\u00e9poque \u2014 et bien s\u00fbr, ce n\u2019\u00e9tait que des hommes puisqu\u2019ils \u00e9taient form\u00e9s dans les s\u00e9minaires \u2014 se voulaient historiens, sociologues, voire th\u00e9ologiens. L\u2019abb\u00e9 Alexis Kagame peut \u00eatre consid\u00e9r\u00e9 comme l\u2019auteur embl\u00e9matique de l\u2019\u00e9poque. On lui doit d\u2019avoir sauv\u00e9 et transcrit les traditions de la cour royale. Il passe sa th\u00e8se \u00e0 l\u2019Universit\u00e9 gr\u00e9gorienne pontificale de Rome, La philosophie bantoue rwandaise de l\u2019\u00eatre, <\/em>publi\u00e9e en 1966. Il est l\u2019auteur d’une \u0153uvre consid\u00e9rable qu\u2019il signe toujours : Alexis Kagame, pr\u00eatre du clerg\u00e9 indig\u00e8ne. On trouve notamment une \u00e9pop\u00e9e en kinyarwanda, Le chantre du Ma\u00eetre-de-la-Cr\u00e9ation, (Umulilimbyi Nyilibiremwa) <\/em>qu\u2019on a pu comparer \u00e0 La l\u00e9gende des si\u00e8cles <\/em>de Victor Hugo. On voit qu\u2019on est loin des romans des auteurs francophones de l\u2019Afrique de l\u2019Ouest.<\/p>\n\n\n\n Le fran\u00e7ais est rest\u00e9 longtemps pour moi la langue de l\u2019\u00e9crit. Il me semble qu\u2019avant de prononcer un mot fran\u00e7ais, il faut que je l\u2019\u00e9crive dans ma t\u00eate.<\/p>Scholastique Mukasonga<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n\nDans votre avant-dernier roman, Sister Deborah<\/em> (2022) comme pr\u00e9c\u00e9demment avec C\u0153ur Tambour<\/em> (2016) et Kibogo est mont\u00e9 au ciel<\/em> (2020), vous vous \u00e9loignez de l\u2019histoire r\u00e9cente du Rwanda et du g\u00e9nocide des Tutsi, qui \u00e9taient \u00e9voqu\u00e9s par vos premi\u00e8res \u0153uvres, pour remonter \u00e0 des \u00e9pisodes plus anciens : la colonisation, l\u2019\u00e9vang\u00e9lisation, les l\u00e9gendes et les mythes. Vous \u00e9largissez aussi le domaine g\u00e9ographique de votre \u00e9criture jusqu\u2019aux Antilles, aux \u00c9tats-Unis ou au Br\u00e9sil. Comment cette \u00e9volution s\u2019est-elle op\u00e9r\u00e9e ? <\/strong><\/h3>\n\n\n\n
Vous \u00eates entr\u00e9e en litt\u00e9rature par l\u2019exp\u00e9rience du deuil, celle de la perte de tous vos proches dans le g\u00e9nocide des Tutsi au Rwanda en 1994. Votre \u00ab trilogie rwandaise \u00bb (Inyenzi ou les Cafards<\/em>, 2006, La femme aux pieds nus<\/em>, 2008, Notre-Dame du Nil<\/em>, 2012), est n\u00e9e de la n\u00e9cessit\u00e9 de conserver la trace des disparus. Vous employez souvent les images du tombeau de papier ou du suaire tiss\u00e9 de mots. Seriez-vous devenue \u00e9crivaine sans ce traumatisme ?<\/strong><\/h3>\n\n\n\n
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