{"id":223919,"date":"2024-03-30T08:00:00","date_gmt":"2024-03-30T07:00:00","guid":{"rendered":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/?p=223919"},"modified":"2024-07-12T17:13:22","modified_gmt":"2024-07-12T15:13:22","slug":"la-catastrophe-qui-vient","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/2024\/03\/30\/la-catastrophe-qui-vient\/","title":{"rendered":"La catastrophe qui vient"},"content":{"rendered":"\n
Comment penser la catastrophe au pr\u00e9sent ? Dans les pages de la revue, nous r\u00e9unissons les voix qui tentent de mettre en mots l’Anthropoc\u00e8ne, de Bruno Latour<\/a> \u00e0 Jean-Baptiste Fressoz<\/a> en passant par Chantal Mouffe<\/a> et Dipesh Chakrabarty<\/a>. Nous publions aujourd\u2019hui le dernier \u00e9pisode d’une trilogie construite par Jean Vioulac<\/a> \u00e0 partir de son travail sur la m\u00e9taphysique de l’Anthropoc\u00e8ne. Pour recevoir tous nos textes, <\/em>nous vous invitons \u00e0 vous abonner \u00e0 la revue<\/em><\/a>.<\/em><\/em><\/p>\n\n\n\n La pens\u00e9e n\u2019est pas un simple \u00e9piph\u00e9nom\u00e8ne du cortex c\u00e9r\u00e9bral, elle ne vient pas non plus d\u2019un ciel id\u00e9al, elle est toujours un ph\u00e9nom\u00e8ne historique et social : nous ne pensons qu\u2019en tant que nous h\u00e9ritons<\/em> d\u2019une tradition, ne serait-ce que d\u2019une langue, et c\u2019est pourquoi toute pens\u00e9e qui se veut lucide doit tout d\u2019abord circonscrire sa situation historique.<\/p>\n\n\n\n Notre situation aujourd\u2019hui est, entre autres traits remarquables, caract\u00e9ris\u00e9e par l\u2019h\u00e9g\u00e9monie plan\u00e9taire de la rationalit\u00e9 scientifique, qui domine non seulement le champ th\u00e9orique du savoir, mais r\u00e9gule aussi les infrastructures technologiques dont le r\u00e9seau d\u00e9termine nos pratiques. Cette configuration de la rationalit\u00e9 fut \u00e9labor\u00e9e en Europe au XVIIe <\/sup>si\u00e8cle, et ce par la r\u00e9activation du projet que les Grecs de l\u2019Antiquit\u00e9 avaient nomm\u00e9 \u00ab philosophie \u00bb. D\u2019apr\u00e8s la tradition, le premier \u00e0 s\u2019\u00eatre dit \u00ab philosophe \u00bb fut Pythagore, qui a d\u00e9fini les choses par le nombre et les a fond\u00e9es sur l\u2019Un, c\u2019est-\u00e0-dire l\u2019unit\u00e9 num\u00e9rique con\u00e7ue comme principe unique de l\u2019univers : la num\u00e9risation totale qui caract\u00e9rise science et technique aujourd\u2019hui est le plein d\u00e9ploiement de cette rationalit\u00e9 num\u00e9ris\u00e9e. La philosophie n\u2019est pas autre que la science, elle est le projet m\u00eame de la science ; les sciences contemporaines ne r\u00e9cusent pas la philosophie, elles l\u2019accomplissent.<\/p>\n\n\n\n Toute pens\u00e9e qui se veut lucide doit tout d\u2019abord circonscrire sa situation historique.<\/p>Jean Vioulac<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n L\u2019\u00e9lucidation de notre situation rel\u00e8ve donc de cette logique, mais elle suppose aussi que nous ne lui soyons pas totalement assujettis, que nous ayons encore une marge de man\u0153uvre susceptible de la mettre \u00e0 distance et de conqu\u00e9rir ainsi l\u2019espace de jeu de notre lucidit\u00e9. Or la rationalit\u00e9 num\u00e9rique et statistique, la pens\u00e9e calculante, est aujourd\u2019hui dominante justement parce qu\u2019elle est parfaitement homologique aux dispositifs contemporains qu\u2019elle permet de faire fonctionner efficacement, elle demeure en cela int\u00e9gralement d\u00e9termin\u00e9e par l\u2019\u00e9poque qu\u2019il s\u2019agit de penser.<\/p>\n\n\n\n Dans L\u2019Art du roman<\/em>, Kundera constatait que c\u2019est au moment m\u00eame de la r\u00e9volution scientifique moderne, c\u2019est-\u00e0-dire de la math\u00e9matisation du savoir, qu\u2019appara\u00eet en Europe le genre romanesque, qui oppose aux concepts les personnages, \u00e0 la d\u00e9duction la narration, \u00e0 l\u2019objectivit\u00e9 la subjectivit\u00e9, \u00e0 l\u2019universalit\u00e9 de la raison la singularit\u00e9 des passions et \u00e0 la hi\u00e9rarchie logique l\u2019anarchie tragique : et nul ne peut douter qu\u2019il y a une profonde pens\u00e9e, \u00ab plus profonde que ne le pensait le jour \u00bb (Nietzsche), dans les \u0153uvres de Dosto\u00efevski, Melville, Kafka, Orwell, Proust ou C\u00e9line, parmi tant d\u2019autres, qui ont donn\u00e9 la parole \u00e0 la chair outrag\u00e9e par l\u2019empire de l\u2019id\u00e9e, ce que revendiquait Balzac quand il disait : \u00ab Je fais partie de l\u2019opposition qui s\u2019appelle la vie \u00bb. La philosophie s\u2019est inaugur\u00e9e par le refoulement platonicien de la po\u00e9sie et de la trag\u00e9die : \u00e0 l\u2019\u00e9poque de son accomplissement, la litt\u00e9rature constitue une ressource souterraine de sens \u00e0 laquelle puiser pour conqu\u00e9rir sa lucidit\u00e9, et ce pour contester<\/em> et r\u00e9cuser<\/em> les discours fonctionnels des \u00ab intellectuels fongibles, d\u00e9j\u00e0 engag\u00e9s dans la machine ou peu \u00e9loign\u00e9s de l\u2019\u00eatre \u00bb (Val\u00e9ry).<\/p>\n\n\n\n Il en va de m\u00eame aujourd\u2019hui, et plus que jamais : la parole des \u00e9crivains est d\u2019autant plus pr\u00e9cieuse que r\u00e8gnent sans partage les discours de \u00ab sp\u00e9cialistes \u00bb form\u00e9s, inform\u00e9s et format\u00e9s par la machine, qui ne sont en cela que la voix de leur ma\u00eetre et \u00e0 ce titre ignorent tout, jusqu\u2019\u00e0 l\u2019identit\u00e9 de leur ma\u00eetre. Le 13 d\u00e9cembre dernier, Emmanuel Carr\u00e8re, qui depuis L\u2019Adversaire<\/em> en 2000 publie des livres aussi essentiels que bouleversants, faisait en conclusion d\u2019une \u00e9mission t\u00e9l\u00e9vis\u00e9e \u00e0 lui consacr\u00e9e la d\u00e9claration suivante : <\/p>\n\n\n\n \u00ab Je crois qu\u2019il y a deux fa\u00e7ons de voir les choses aujourd\u2019hui, la relativement optimiste et la radicalement pessimiste. Les relativement optimistes pensent que l\u2019humanit\u00e9 traverse une phase de chaos, tragique et effrayant, mais que c\u2019est d\u00e9j\u00e0 arriv\u00e9 dans son histoire, et que justement elle la traversera. Les radicalement pessimistes pensent qu\u2019un tel chaos, ce n\u2019est jamais arriv\u00e9, ce n\u2019est pas une phase, c\u2019est la fin. L\u2019analyse de la situation n\u2019est pas tr\u00e8s compliqu\u00e9e, il n\u2019y a pas besoin d\u2019\u00eatre tr\u00e8s intelligent ni tr\u00e8s inform\u00e9 pour avoir conscience de ces trois ou quatre ph\u00e9nom\u00e8nes. 1. Le d\u00e9sastre climatique, malgr\u00e9 les COP pr\u00e9sid\u00e9s par des p\u00e9troliers, est irr\u00e9versible. 2. La crise migratoire, une moiti\u00e9 de la plan\u00e8te devient inhabitable, alors les habitants de cette moiti\u00e9 veulent aller habiter dans l\u2019autre et les habitants de l\u2019autre disent qu\u2019il n\u2019y a plus de place, la barque et pleine 3. L\u2019intelligence artificielle, qui fond sur nous et va probablement nous d\u00e9vorer. On peut ajouter la fin de la d\u00e9mocratie, fin de nos valeurs \u00e0 nous, mais c\u2019est moins important puisque \u00e7a ne concerne que nous. En tant qu\u2019\u00e9crivain, j\u2019estime que je devrais dire quelque chose de tout \u00e7a : si c\u2019est vraiment ce qui arrive, \u00e7a n\u2019a pas de sens de parler d\u2019autre chose. J\u2019essaye, je suis les proc\u00e8s des attentats du 13 novembre, je vais en Ukraine, mais en r\u00e9alit\u00e9 je n\u2019y arrive pas, je suis comme un lapin pris dans les phares. Alors, qu\u2019est ce que je fais ? Je ferme les \u00e9coutilles, j\u2019\u00e9cris sur mon enfance, sur la jeunesse de mes parents, ce n\u2019est pas une solution, mais personne n\u2019a dit qu\u2019il y avait une solution. \u00bb<\/p>\n\n\n\n Un tel propos est irrecevable et ne peut que susciter le d\u00e9ni, aussit\u00f4t r\u00e9cus\u00e9 comme \u00ab catastrophiste \u00bb <\/span>1<\/sup><\/a><\/span><\/span> et englouti dans le flux d\u2019insignifiance du spectacle, il d\u00e9finit pourtant une t\u00e2che aussi n\u00e9cessaire qu\u2019urgente : penser l\u2019essence des \u00ab trois ou quatre ph\u00e9nom\u00e8nes \u00bb d\u00e9crits par Emmanuel Carr\u00e8re.<\/p>\n\n\n\n La parole des \u00e9crivains est d\u2019autant plus pr\u00e9cieuse que r\u00e8gnent sans partage les discours de \u00ab sp\u00e9cialistes \u00bb form\u00e9s, inform\u00e9s et format\u00e9s par la machine.<\/p>Jean Vioulac<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Or cette pens\u00e9e de l\u2019essence rel\u00e8ve pr\u00e9cis\u00e9ment de ce que l\u2019on appelle \u00ab philosophie \u00bb : si en effet la philosophie s\u2019est d\u2019embl\u00e9e d\u00e9finie par le projet de la connaissance scientifique, elle ne s\u2019y est pas identifi\u00e9 et a conquis son domaine propre en se d\u00e9tournant des ph\u00e9nom\u00e8nes pour se retourner sur leur essence. La philosophie s\u2019est alors d\u00e9finie comme m\u00e9taphysique parce qu\u2019elle a localis\u00e9 cette essence au-del\u00e0 (en grec m\u00e9ta<\/em>) de la nature (en grec physis<\/em>), dans un ciel id\u00e9al, et finalement en Dieu. Mais la rationalit\u00e9 scientifique a aujourd\u2019hui abandonn\u00e9 toute fondation th\u00e9ologique (\u00ab Je n\u2019ai pas eu besoin de cette hypoth\u00e8se \u00bb dit Laplace \u00e0 Napol\u00e9on qui lui demandait o\u00f9 \u00e9tait Dieu dans sa physique) et, dans ses d\u00e9veloppements, a exhum\u00e9 les fondements arch\u00e9ologiques, y compris psychiques, des croyances religieuses : notre \u00e9poque est celle de la \u00ab mort de Dieu \u00bb (Nietzsche), qui a conduit \u00e0 rapatrier<\/em> le fondement essentiel pour le situer, non plus dans un Dieu cr\u00e9ateur transcendant et \u00e9ternel, mais dans une communaut\u00e9 de producteurs, immanente et historique. Depuis ce que Kant a nomm\u00e9 \u00ab r\u00e9volution totale \u00bb, tous les penseurs essentiels \u00e0 notre temps \u2014 Marx, Nietzsche, Husserl\u2026 \u2014 ont op\u00e9r\u00e9 ce renversement<\/em>, qui les a conduit \u00e0 rallier \u00ab l\u2019opposition qui s\u2019appelle la vie \u00bb \u00e9voqu\u00e9e par Balzac. Ce renversement impose alors d\u2019assumer la finitude et l\u2019historicit\u00e9 des \u00ab r\u00e9gimes ontologiques \u00bb, comme le fait par exemple aujourd\u2019hui Philippe Descola en ethnologie, et d\u2019\u00e9lucider la situation fondamentale d\u2019une communaut\u00e9 d\u2019\u00ab hommes r\u00e9els, en chair et en os, camp\u00e9s sur la terre solide et bien ronde \u00bb (Marx), \u00e0 partir de laquelle se d\u00e9finit une perspective sur le monde.<\/p>\n\n\n\n Penser une \u00e9poque, une situation, un \u00ab r\u00e9gime ontologique \u00bb, ce n\u2019est donc pas interpr\u00e9ter des ph\u00e9nom\u00e8nes ou des donn\u00e9s dans un syst\u00e8me conceptuel, une grille de lecture inchang\u00e9, c\u2019est tenter d\u2019\u00e9lucider le nouveau syst\u00e8me qui se met en place et mettre au jour les structures fondamentales qui nous d\u00e9terminent. Notre situation est en effet sans pr\u00e9c\u00e9dent, tous les concepts, cat\u00e9gories ou id\u00e9aux \u00e9labor\u00e9s au cours de l\u2019histoire sont eux-m\u00eames frapp\u00e9s d\u2019obsolescence, toutes les valeurs sont d\u00e9valu\u00e9es et leur maintien \u00e0 cours forc\u00e9 interdit de prendre la mesure de la nouveaut\u00e9 des processus en cours. Certes les valeurs actuelles ne manquent pas, elles n\u2019ont m\u00eame jamais \u00e9t\u00e9 aussi nombreuses puisqu\u2019elles sont toutes, sans exception, \u00e0 disposition dans un m\u00eame champ d\u2019\u00e9quivalence o\u00f9 chacun fait son march\u00e9 selon la valeur d\u2019usage qu\u2019il leur attribue : mais par l\u00e0 m\u00eame, toutes ces valeurs, sans exception, sont d\u00e9valoris\u00e9es, et si elles permettent \u00e0 ceux qui s\u2019y cramponnent de surnager dans la temp\u00eate, elles ne permettent en rien de la penser.<\/p>\n\n\n\n Toutes les valeurs actuelles, sans exception, sont d\u00e9valoris\u00e9es, et si elles permettent \u00e0 ceux qui s\u2019y cramponnent de surnager dans la temp\u00eate, elles ne permettent en rien de la penser.<\/p>Jean Vioulac<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Ainsi de la \u00ab crise migratoire \u00bb mentionn\u00e9e par Emmanuel Carr\u00e8re : les migrations sont certes aujourd\u2019hui massives, leur potentiel de d\u00e9stabilisation sur des soci\u00e9t\u00e9s d\u00e9j\u00e0 fragilis\u00e9es est consid\u00e9rable, mais il est anachronique de les interpr\u00e9ter \u00e0 partir des concepts de \u00ab nation \u00bb, de \u00ab territoire \u00bb, de \u00ab fronti\u00e8res \u00bb et m\u00eame de \u00ab peuple \u00bb, non seulement parce que l\u2019empire du cyberespace et du march\u00e9 mondial a impos\u00e9 une universelle d\u00e9territorialisation, mais aussi parce que le changement climatique est aujourd\u2019hui la premi\u00e8re cause de migration, et sur une plan\u00e8te \u00e0 huit milliards d\u2019\u00eatres humains, o\u00f9 des r\u00e9gions enti\u00e8res deviennent inhabitables, \u00ab qu\u2019y faire sinon se pousser pour faire de la place ? \u00bb, comme l\u2019\u00e9crivait Emmanuel Carr\u00e8re en 2012 dans sa Lettre \u00e0 Renaud Camus<\/em>. Les lieux o\u00f9 nous vivons perdent ainsi progressivement leur statut de pays pour acqu\u00e9rir celui de radeau, apr\u00e8s un naufrage : c\u2019est ce naufrage qu\u2019il faut tenter d\u2019expliquer.<\/p>\n\n\n\n Il ne s\u2019agit donc pas de se confronter \u00e0 des ph\u00e9nom\u00e8nes dangereux qui menaceraient une situation susceptible d\u2019\u00eatre maintenue telle quelle, mais de penser la situation m\u00eame<\/em> qui est la n\u00f4tre comme<\/em> danger : \u00ab Non pas un danger quelconque, mais le <\/em>Danger \u00bb, disait Heidegger. Une telle pens\u00e9e, Heidegger le reconnaissait, il l\u2019a catastrophiquement v\u00e9rifi\u00e9, est elle-m\u00eame dangereuse : mais, pour la philosophie aujourd\u2019hui, \u00ab \u00e7a n\u2019a pas de sens de parler d\u2019autre chose. \u00bb<\/p>\n\n\n\n Les lieux o\u00f9 nous vivons perdent progressivement leur statut de pays pour acqu\u00e9rir celui de radeau, apr\u00e8s un naufrage : c\u2019est ce naufrage qu\u2019il faut tenter d\u2019expliquer.<\/p>Jean Vioulac<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Toute pens\u00e9e qui se veut philosophique doit d\u2019abord prendre acte des acquis des sciences contemporaines. Georges Cuvier fut au d\u00e9but du XIXe<\/sup> si\u00e8cle un pionnier de la pal\u00e9ontologie. Son analyse des fossiles qu\u2019il exhumait dans le bassin parisien a montr\u00e9 que de nombreuses esp\u00e8ces avaient autrefois v\u00e9cues, puis disparues, il a alors expliqu\u00e9 leur disparition par des \u00ab catastrophes \u00bb, et fut ainsi le principal promoteur en biologie de ce que l\u2019historien des sciences William Whewell a nomm\u00e9 d\u00e8s 1837 \u00ab catastrophisme \u00bb. Le catastrophisme fut ensuite marginalis\u00e9 par le gradualisme de Lyell et de Darwin, il a n\u00e9anmoins fait retour \u00e0 la fin du XXe<\/sup> si\u00e8cle avec la d\u00e9couverte des cinq extinctions de masse qui ont rythm\u00e9 l\u2019\u00e9volution de la vie sur terre, ce qui a conduit \u00e0 r\u00e9habiliter le concept de catastrophe pour imposer ce que le pal\u00e9ontologue Richard Leakey a nomm\u00e9 dans les ann\u00e9es 1990 un \u00ab n\u00e9ocatastrophisme \u00bb. Dans le m\u00eame moment, la biologie a mis en \u00e9vidence un processus contemporain de destruction du vivant d\u2019une ampleur telle qu\u2019il faut concevoir notre \u00e9poque comme \u00ab sixi\u00e8me extinction \u00bb : c\u2019est-\u00e0-dire comme catastrophe. Le catastrophisme n\u2019est pas un pessimisme, il est un r\u00e9alisme, il est la d\u00e9termination scientifiquement rigoureuse du moment g\u00e9ologique pr\u00e9sent : la derni\u00e8re fois que c\u2019\u00e9tait aussi grave, c\u2019\u00e9tait il y a 65 millions d\u2019ann\u00e9es, et les dinosaures n\u2019y ont pas surv\u00e9cu.<\/p>\n\n\n\n Cette extinction, celle du Cr\u00e9tac\u00e9-Pal\u00e9og\u00e8ne, s\u2019explique par la chute d\u2019un ast\u00e9ro\u00efde, celle dont nous sommes les contemporains s\u2019explique par l\u2019impact des activit\u00e9s humaines : l\u2019origine anthropique de la catastrophe en cours ne fait en effet plus de doute, ce qui a conduit Paul Crutzen en 2 000 \u00e0 proposer de nommer \u00ab Anthropoc\u00e8ne \u00bb l\u2019\u00e9poque qui s\u2019inaugure, \u00e9poque ici prise comme subdivision d\u2019une p\u00e9riode, en l\u2019occurrence le Quaternaire. Il ne s\u2019agit donc plus simplement d\u2019acter la fin de la Modernit\u00e9 et l\u2019inauguration de la Post-modernit\u00e9, ni m\u00eame la fin de l\u2019Histoire et l\u2019inauguration de la Post-histoire, mais la fin de l\u2019Holoc\u00e8ne et l\u2019inauguration de l\u2019Anthropoc\u00e8ne, et de nous situer ainsi, non plus \u00e0 l\u2019\u00e9chelle des temps historiques, mais \u00e0 l\u2019\u00e9chelle des temps g\u00e9ologiques, dont la d\u00e9couverte est une des r\u00e9volutions \u00e9pist\u00e9mologiques contemporaines : la chronologie biblique donnait \u00e0 la terre environ 6000 ans, nous savons aujourd\u2019hui qu\u2019elle a plus de 4,54 milliards d\u2019ann\u00e9es, et il nous faut aussi endurer le vertige face au \u00ab sombre ab\u00eeme du temps \u00bb (Buffon).<\/p>\n\n\n\n \u00ab Sixi\u00e8me extinction \u00bb : la derni\u00e8re fois que c\u2019\u00e9tait aussi grave, c\u2019\u00e9tait il y a 65 millions d\u2019ann\u00e9es, et les dinosaures n\u2019y ont pas surv\u00e9cu.<\/p>Jean Vioulac<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n La difficult\u00e9 \u00e0 concevoir un tel \u00e9v\u00e9nement est donc consid\u00e9rable : dans la mesure o\u00f9 il est d\u2019origine anthropique, son \u00e9lucidation requiert une anthropologie, mais une anthropologie elle-m\u00eame radicalement nouvelle, qui doit renoncer \u00e0 ce qu\u2019elle croyait savoir de \u00ab l\u2019homme \u00bb pour consentir \u00e0 prendre acte de ce que notre \u00e9poque en r\u00e9v\u00e8le, f\u00fbt-ce au prix des plus s\u00e9v\u00e8res r\u00e9visions. L\u2019Anthropoc\u00e8ne impose en effet de concevoir l\u2019homme dans son rapport au syst\u00e8me terre<\/a> : notre \u00e9poque est le moment o\u00f9 le temps de l\u2019histoire (humain), qui s\u2019\u00e9tait s\u00e9par\u00e9 du temps de l\u2019\u00e9volution (vivant), lequel s\u2019\u00e9tait s\u00e9par\u00e9 du temps min\u00e9ral (mati\u00e8re), rejoint le temps g\u00e9ologique pour faire de l\u2019humanit\u00e9 elle-m\u00eame une puissance g\u00e9ologique<\/em>, en mesure de modifier la composition chimique de l\u2019atmosph\u00e8re, de fondre banquise et glacier et de perturber les cycles oc\u00e9aniques.<\/p>\n\n\n\n Situer l\u2019humanit\u00e9 dans le temps, penser par \u00e9poques, impose alors aussit\u00f4t de prendre acte du fait que ce n\u2019est pas n\u2019importe quel homme \u00e0 n\u2019importe quel moment de son histoire qui est en cause dans la catastrophe contemporaine, mais celui qui, depuis les ann\u00e9es 1770, a rejet\u00e9 (entre autre) plus de 1500 milliards de tonnes de dioxyde de carbone dans l\u2019atmosph\u00e8re. Ces rejets r\u00e9sultent de la combustion en masse d\u2019hydrocarbures, et donc d\u2019un dispositif de production qui requiert ces quantit\u00e9s d\u2019\u00e9nergie. La mise en place de ce dispositif de production d\u00e9finit la R\u00e9volution industrielle. La puissance qui domine aujourd\u2019hui est anthropique, elle ne provient pas de l\u2019homme en tant qu\u2019organisme, mais d\u2019un homme qui, par ce dispositif de production, s\u2019est adjoint le charbon, le gaz, le p\u00e9trole : l\u2019homme est devenue puissance g\u00e9ologique dans l\u2019exacte mesure o\u00f9 il n\u2019est plus simplement un \u00eatre biologique, mais en tant qu\u2019il descelle des forces elles-m\u00eames g\u00e9ologiques.<\/p>\n\n\n\n\n Or le descellement de ces forces n\u2019est possible qu\u2019\u00e0 partir des sciences contemporaines, de la g\u00e9ologie, de la min\u00e9ralogie, de la chimie, de l\u2019\u00e9lectromagn\u00e9tisme\u2026, c\u2019est-\u00e0-dire de la configuration de la rationalit\u00e9 qui pr\u00e9cis\u00e9ment domine aujourd\u2019hui. Vladimir Vernadski, fondateur de la g\u00e9ochimie et pionnier de l\u2019\u00e9cologie scientifique, constatait d\u00e8s 1924 qu\u2019\u00ab une force g\u00e9ologique nouvelle est certainement apparue \u00e0 la surface de la terre avec l\u2019homme \u00bb, pour pr\u00e9ciser alors aussit\u00f4t que cette force ne venait pas de son organisme, mais de son savoir, ce qui le conduisait \u00e0 caract\u00e9riser \u00ab notre \u00e9poque g\u00e9ologique \u00bb par \u00ab l\u2019action de la conscience de l\u2019esprit collectif de l\u2019humanit\u00e9 sur les processus g\u00e9ochimiques \u00bb et finalement la d\u00e9finir comme \u00ab \u00e8re psychozo\u00efque, \u00e8re de la Raison \u00bb. La puissance effectivement dominante aujourd\u2019hui n\u2019est pas tant \u00ab l\u2019homme \u00bb que la rationalit\u00e9 scientifique, la raison grecque, le l\u00f3gos<\/em>, en quoi notre \u00e9poque est plus pr\u00e9cis\u00e9ment Logoc\u00e8ne.<\/p>\n\n\n\n Vladimir Vernadski, fondateur de la g\u00e9ochimie et pionnier de l\u2019\u00e9cologie scientifique, constatait d\u00e8s 1924 qu\u2019\u00ab une force g\u00e9ologique nouvelle est certainement apparue \u00e0 la surface de la terre avec l\u2019homme \u00bb.<\/p>Jean Vioulac<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n L\u2019\u00e9lucidation de la catastrophe en cours requiert une pens\u00e9e du l\u00f3gos<\/em>. Elle rel\u00e8ve de la philosophie. Les premiers philosophes \u00e9taient nomm\u00e9s par Aristote les physiol\u00f3go\u00ef<\/em>, ceux qui tiennent un discours rationnel (l\u00f3gos<\/em>) sur la nature (physis<\/em>) : la pens\u00e9e grecque est fondamentalement une physique, qui d\u00e9termine l\u2019\u00e9tant (en grec t\u00e0 \u00f3nta <\/em> : ce qui est) par le concept. \u00ab La physique est un effort pour saisir l\u2019\u00e9tant (das Seiende<\/em>) comme quelque chose de conceptuel \u00bb, \u00e9crivait Einstein<\/a> en 1949, la science contemporaine poursuit et ach\u00e8ve le projet grec, et ce faisant en arrive \u00e0 d\u00e9terminer toute mati\u00e8re comme \u00e9nergie en puissance (E=MC2<\/sup>) : la rationalit\u00e9 scientifique se fonde aujourd\u2019hui sur la physique relativiste et quantique, qui d\u00e9finit la nature comme un potentiel \u00e9nerg\u00e9tique. Il est possible, en suivant les analyses de Philippe Descola, de d\u00e9finir la R\u00e9volution n\u00e9olithique qui inaugure l\u2019histoire par l\u2019av\u00e8nement de ce \u00ab r\u00e9gime ontologique \u00bb qu\u2019est le naturalisme, en et par lequel la r\u00e9alit\u00e9 est \u00ab nature \u00bb, c\u2019est-\u00e0-dire objet pour un sujet. La R\u00e9volution industrielle \u2014 et c\u2019est pr\u00e9cis\u00e9ment en quoi elle est r\u00e9volution \u2014 est l\u2019instauration d\u2019un nouveau r\u00e9gime<\/em>, d\u00e9fini par l\u2019atomisme, o\u00f9 le r\u00e9el est un ensemble de particules \u00e9l\u00e9mentaires pour la raison math\u00e9matique : la diss\u00e9mination des radionucl\u00e9\u00efdes issus des 2057 essais nucl\u00e9aires confirm\u00e9s depuis 1945 fournit d\u2019ailleurs l\u2019un des possibles marqueurs isochrones stratigraphiques pour d\u00e9finir la nouvelle couche s\u00e9dimentaire caract\u00e9ristique d\u2019une nouvelle \u00e9poque g\u00e9ologique.<\/p>\n\n\n\n Ainsi toute mati\u00e8re, et non pas seulement le charbon ou le p\u00e9trole, est r\u00e9serve d\u2019\u00e9nergie susceptible d\u2019\u00eatre convertie ; le processus en cours est fond\u00e9 sur cette conversion. La R\u00e9volution industrielle s\u2019est en effet caract\u00e9ris\u00e9e par une augmentation exponentielle de la production d\u2019\u00e9nergie : de 305 Mtep (millions de tonnes \u00e9quivalent p\u00e9trole) en 1800, la consommation \u00e9nerg\u00e9tique mondiale est pass\u00e9e \u00e0 1.000 Mtep en 1900, pour atteindre 9.242 Mtep en l\u2019an 2000 ; elle est aujourd\u2019hui sup\u00e9rieure \u00e0 14.000 Mtep et continue de cro\u00eetre. La production d\u2019\u00e9nergie s\u2019est faite par une d\u00e9multiplication des sources qui jamais ne se substituent les unes aux autres mais toujours s\u2019additionnent, et qui conduit ainsi \u00e0 transmuer toujours plus de mati\u00e8re en \u00e9nergie : lib\u00e9ration brutale d\u2019\u00e9nergie qui d\u00e9finit une explosion. Svante Arrhenius, chimiste qui a mis en \u00e9vidence la cons\u00e9quence de l\u2019augmentation des taux de CO2<\/sub> sur l\u2019effet de serre et y montrait d\u00e8s 1896 la possibilit\u00e9 d\u2019un r\u00e9chauffement du climat, constatait en 1923 que \u00ab nous avons consomm\u00e9 autant de charbon fossile en dix ans que l\u2019homme en a br\u00fbl\u00e9 durant tout le temps pass\u00e9. Le d\u00e9veloppement a \u00e9t\u00e9, pour ainsi dire, explosif, et nous courrons \u00e0 une catastrophe. Ce progr\u00e8s explosif est le signe caract\u00e9ristique de l\u2019industrialisme. \u00bb L\u2019Anthropoc\u00e8ne impose de se situer \u00e0 l\u2019\u00e9chelle des temps g\u00e9ologiques, et en effet un tel processus, qui, en deux ou trois si\u00e8cles, consomme les milliards de tonnes d\u2019hydrocarbure form\u00e9s dans les sous-sols en plusieurs centaines de millions d\u2019ann\u00e9es, et ce pour produire \u00e9nergie et chaleur, rel\u00e8ve de l\u2019explosion.<\/p>\n\n\n\n Toute mati\u00e8re, et non pas seulement le charbon ou le p\u00e9trole, est r\u00e9serve d\u2019\u00e9nergie susceptible d\u2019\u00eatre convertie ; le processus en cours est fond\u00e9 sur cette conversion.<\/p>Jean Vioulac<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Notre \u00e9poque est domination totale de la raison, cette domination est atomisation : l\u2019histoire de la science est une trag\u00e9die, dont le d\u00e9nouement (en grec katastroph\u00e8<\/em>) est explosion. Il a fallu moins de vingt ans pour passer de la physique fondamentale (cinqui\u00e8me congr\u00e8s de Solvay, 1927) \u00e0 la bombe atomique (Hiroshima et Nagasaki, 1945). Quand, le 31 janvier 1950, le pr\u00e9sident des \u00c9tats-Unis Harry Truman ordonne la fabrication de la bombe \u00e0 hydrog\u00e8ne, Einstein r\u00e9agit par une allocution t\u00e9l\u00e9vis\u00e9e o\u00f9 il constate que \u00ab l\u2019annihilation de toute vie sur terre est entr\u00e9e dans le domaine des possibilit\u00e9s techniques \u00bb et que \u00ab se profile de plus en plus clairement l\u2019annihilation g\u00e9n\u00e9rale \u00bb \u2014 \u00e0 la suite de quoi le New York Post <\/em>titrait : \u00ab D\u00e9portez l\u2019imposteur rouge Einstein ! \u00bb, r\u00e9action in\u00e9vitable puisque le d\u00e9nigrement du messager, qui plus est par imputation de marxisme, est la mani\u00e8re la plus ais\u00e9e de ne pas avoir \u00e0 tenir compte du message. Einstein, dans une autre conf\u00e9rence de cette m\u00eame ann\u00e9e 1950, constatait que s\u2019\u00e9tait \u00ab accompli sur le savant un destin r\u00e9ellement tragique \u00bb, qui s\u2019est \u00ab avili jusqu\u2019\u00e0 apporter, quand on lui en fait la commande, des perfectionnements aux instruments de la destruction g\u00e9n\u00e9rale de l\u2019humanit\u00e9 \u00bb. Mais la r\u00e9action la plus significative est celle d\u2019Oppenheimer<\/a>, qui plus que tout autre, et pour reprendre le titre de sa biographie par Jai Bird et Martin Sherwin, a incarn\u00e9 \u00ab le triomphe et la trag\u00e9die \u00bb de la science contemporaine, quand il a compris d\u00e8s le 16 juillet 1945, citant la Bhagavadg\u012bt\u0101, que la science \u00e9tait \u00ab devenue la Mort, le destructeur des mondes \u00bb.<\/p>\n\n\n\n L\u2019av\u00e8nement de la rationalit\u00e9 scientifique en Gr\u00e8ce ancienne fut le d\u00e9passement de l\u2019empirisme, qui en \u00c9gypte, en M\u00e9sopotamie ou en Perse, accumulait des cas particuliers, au profit d\u2019un id\u00e9alisme qui d\u00e9termine des formes id\u00e9ales, universelles et abstraites, paradigmatiquement celles de la g\u00e9om\u00e9trie : mais la forme r\u00e9sulte de l\u2019\u00e9limination de tout contenu, l\u2019universel r\u00e9sulte de l\u2019\u00e9limination de toute particularit\u00e9 et l\u2019abstraction r\u00e9sulte de l\u2019\u00e9limination du concret. La raison conquiert l\u2019id\u00e9alit\u00e9 par la n\u00e9gation de la r\u00e9alit\u00e9, elle conquiert l\u2019objectivit\u00e9 par la n\u00e9gation de la subjectivit\u00e9, c\u2019est-\u00e0-dire par le refus du corps et de son rapport intuitif et sensible \u00e0 son environnement terrestre : la science est d\u2019embl\u00e9e et par essence n\u00e9gation de l\u2019environnement<\/em>, toujours relatif \u00e0 des sujets concrets, au profit de l\u2019univers, objectif et abstrait, dont la validit\u00e9 n\u2019est relative \u00e0 rien, et en cela absolue. La raison acc\u00e8de ainsi au point de vue de l\u2019universel, et se trouve en mesure de formuler des v\u00e9rit\u00e9s qui valent pour tous, tout le temps : ce qui caract\u00e9rise la connaissance scientifique.<\/p>\n\n\n\n La science est d\u2019embl\u00e9e et par essence n\u00e9gation de l\u2019environnement<\/em>, toujours relatif \u00e0 des sujets concrets, au profit de l\u2019univers, objectif et abstrait, dont la validit\u00e9 n\u2019est relative \u00e0 rien, et en cela absolue.<\/p>Jean Vioulac<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Ce point de vue, qui proc\u00e8de de la n\u00e9gation de la perspective que tout vivant a sur son environnement et se d\u00e9finit comme antagonique \u00e0 cette perspective, n\u2019est autre que celui de la mort. Les tragiques grecs nommaient l\u2019homme \u00ab le mortel \u00bb, les philosophes \u00ab l\u2019animal dou\u00e9 de raison \u00bb, mais il n\u2019est ceci qu\u2019en tant qu\u2019il est cela : il est le vivant dont la vie est accompagn\u00e9e par la mort, dont l\u2019\u00eatre m\u00eame est ainsi p\u00e9n\u00e9tr\u00e9 de n\u00e9ant, et se d\u00e9finit par une puissance de n\u00e9gation qui est racine de l\u2019abstraction, de la formalisation, de l\u2019universalisation et de l\u2019absolutisation. Le langage lui-m\u00eame est \u0153uvre de mort : le mot \u00ab fleur \u00bb ne d\u00e9signe jamais que \u00ab l\u2019absente de tout bouquet \u00bb (Mallarm\u00e9), le mot est issu du meurtre des choses et n\u2019est plus que leur fant\u00f4me ; toute langue est langue morte, et c\u2019est pourquoi les \u00e9crivains sont si importants, dont le travail consiste pr\u00e9cis\u00e9ment \u00e0 lui redonner vie ; C\u00e9line l\u2019a dit mieux que quiconque : \u00ab La langue dite pure, bien fran\u00e7aise, raffin\u00e9e, elle toujours morte<\/em>, morte d\u00e8s le d\u00e9but, cadavre, dead as a door nail<\/em>. Tout le monde le sent, personne ne le dit, n\u2019ose le dire. Une langue c\u2019est comme le reste, \u00e7a meurt tout le temps, \u00e7a doit mourir<\/em>. Il faut s\u2019y r\u00e9signer, la langue des romans habituels est morte, syntaxe morte, tout mort. Les miens mourront aussi, bient\u00f4t sans doute, mais ils auront eu la petite sup\u00e9riorit\u00e9 sur tant d\u2019autres, ils auront pendant un an, un mois, un jour, v\u00e9cu<\/em> \u00bb.<\/p>\n\n\n\n L\u2019av\u00e8nement de la rationalit\u00e9 en Gr\u00e8ce ancienne est inextricablement li\u00e9e \u00e0 une langue, le grec, \u00e0 sa puissance d\u2019abstraction \u2014 notamment l\u2019usage du neutre, qui permet de transformer verbes et adjectifs en concept \u2014 dont l\u2019\u0153uvre de Platon est l\u2019explicitation syst\u00e9matique. Toute la pens\u00e9e de Platon est arc-bout\u00e9e contre la th\u00e8se de Protagoras selon laquelle \u00ab l\u2019homme est la mesure de toute chose \u00bb, \u00e0 laquelle il oppose que \u00ab Dieu est la mesure de toute chose \u00bb : ce Dieu n\u2019est autre qu\u2019Had\u00e8s, le dieu de la mort, \u00ab un sage parfait, un grand bienfaiteur \u00bb. Platon r\u00e9p\u00e8te constamment que le philosophe n\u2019atteindra la sagesse \u00e0 laquelle il aspire qu\u2019apr\u00e8s la mort, lui donne comme r\u00e8gle de vie de \u00ab tendre vers un \u00e9tat passablement proche de la mort \u00bb, il con\u00e7oit la vie comme une maladie dont la mort est la gu\u00e9rison, et d\u00e9finit<\/em> la philosophie comme d\u00e9sir de mort. Quand il s\u2019agit de pr\u00e9ciser le statut des \u00ab id\u00e9es \u00bb auxquelles chacun acc\u00e8de par la \u00ab purification \u00bb de tout ce qui vient du corps, c\u2019est alors pour en faire la r\u00e9miniscence d\u2019un \u00ab temps ant\u00e9rieur \u00bb qu\u2019il identifie au royaume des morts puisque, dit-il, \u00ab les vivants proviennent des morts \u00bb. La r\u00e9miniscence est revenance, Platon d\u00e9couvre le statut fantomatique des id\u00e9alit\u00e9s : nous sommes fondamentalement des h\u00e9ritiers, nous h\u00e9ritons des id\u00e9es par lesquelles nous pensons, qui demeurent en nous malgr\u00e9 la mort de leur cr\u00e9ateur et sont donc en nous comme fant\u00f4mes. Toute soci\u00e9t\u00e9 est faite de plus de morts que de vivants, nous ne pensons que pour autant que nous nous laissons hanter par l\u2019esprit des morts et poss\u00e9der par lui : esprit<\/em> qui n\u2019est donc jamais que spectre<\/em>.<\/p>\n\n\n\n Nous sommes fondamentalement des h\u00e9ritiers, nous h\u00e9ritons des id\u00e9es par lesquelles nous pensons, qui demeurent en nous malgr\u00e9 la mort de leur cr\u00e9ateur et sont donc en nous comme fant\u00f4mes.<\/p>Jean Vioulac<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n La configuration grecque de la rationalit\u00e9 syst\u00e9matise ainsi l\u2019approche de toutes choses sub specie mortis<\/em>, du point de vue de la mort, et c\u2019est ce qui d\u00e9finit l\u2019Occident : du latin occidens<\/em>, \u00ab coucher du soleil \u00bb, \u00ab fin du jour \u00bb, \u00ab cr\u00e9puscule \u00bb. L\u2019Occident est la lumi\u00e8re cr\u00e9pusculaire en laquelle se r\u00e9v\u00e8le la v\u00e9rit\u00e9 de toute chose, et c\u2019est la trag\u00e9die de la connaissance, qui veut que la v\u00e9rit\u00e9 objective ne se conqui\u00e8re que par la mort, effectivement universelle, quand la vie, toujours subjective et singuli\u00e8re, produit et requiert l\u2019illusion : \u00ab La v\u00e9rit\u00e9, c\u2019est une agonie qui n\u2019en finit pas. La v\u00e9rit\u00e9 de ce monde c\u2019est la mort. Il faut choisir, mourir ou mentir \u00bb, disait C\u00e9line dans le Voyage<\/em>. Il importe donc de ne pas confondre Europe et Occident : l\u2019Europe est une r\u00e9gion g\u00e9ographique particuli\u00e8re, l\u2019Occident est le cr\u00e9puscule de l\u2019Europe, non pas une r\u00e9gion g\u00e9ographique mais une dimension spirituelle, c\u2019est-\u00e0-dire spectrale, ce qui fonde son universalit\u00e9 et le rend ind\u00e9pendant de tout lieu particulier \u2014 la puissance de l\u2019Occident au XXe<\/sup> si\u00e8cle ne fut d\u2019ailleurs pas exerc\u00e9e par l\u2019Europe, autod\u00e9truite dans la guerre de 1914-1945, mais par les \u00c9tats-Unis, dont l\u2019implantation en Am\u00e9rique du Nord a impliqu\u00e9 la mort de 18 millions d\u2019autochtones, la d\u00e9portation et l\u2019asservissement de 500 000 Africains. Notre \u00e9poque est le triomphe absolu de l\u2019Occident, qui, au moment o\u00f9 la Chine est en passe de devenir la premi\u00e8re puissance scientifique mondiale, est effectivement universel ; en d\u00e9pit du slavisme pseudo-dosto\u00efevskien qui lui tient lieu d\u2019id\u00e9ologie, Vladimir Poutine<\/a> ne constitue en rien une alternative \u00e0 l\u2019Occident, il ne fait que d\u00e9cha\u00eener la puissance de destruction de l\u2019atomisme et du num\u00e9risme : on aimerait lui conseiller de (re)lire L\u2019Idiot<\/em>, peut-\u00eatre prendrait-il conscience qu\u2019il n\u2019est qu\u2019un poss\u00e9d\u00e9.<\/p>\n\n\n\n L\u2019Occident s\u2019est d\u00e9fini par un principe de mort et ce non pas simplement dans des sp\u00e9culations m\u00e9taphysiques, mais par des institutions qui l\u2019ont effectivement mis en \u0153uvre : les religions monoth\u00e9istes m\u00e9di\u00e9vales \u2014 dont l\u2019islam, qui, convient-il de pr\u00e9ciser dans le chaos id\u00e9ologique contemporain, est partie int\u00e9grante de l\u2019Occident \u2014 furent des n\u00e9oplatonismes, et ont impos\u00e9 \u00e0 des peuples entiers la m\u00e9taphysique de l\u2019Un et donc le \u00ab renoncement \u00e0 la chair \u00bb (Peter Brown), l\u2019asc\u00e9tisme, la mortification, la claustration, le refoulement du d\u00e9sir, le sacrifice de soi, la haine du monde et des femmes ; elles ont vu leur id\u00e9al de soumission dans l\u2019inertie du cadavre (perinde ac cadaver<\/em>) et syst\u00e9matis\u00e9 la conception de la vie comme simple antichambre de la mort.<\/p>\n\n\n\n L\u2019Europe est une r\u00e9gion g\u00e9ographique particuli\u00e8re, l\u2019Occident est le cr\u00e9puscule de l\u2019Europe, non pas une r\u00e9gion g\u00e9ographique mais une dimension spirituelle, c\u2019est-\u00e0-dire spectrale<\/p>Jean Vioulac<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n La modernit\u00e9 a certes tent\u00e9, avec un succ\u00e8s mitig\u00e9, d\u2019en finir avec cet empire de l\u2019Universel (en grec katholik\u00f3n<\/em>, qui a donn\u00e9 \u00ab catholique \u00bb), ce ne fut pourtant que pour en proposer une nouvelle \u00e9laboration : Galil\u00e9e fonde en effet la science moderne en r\u00e9cusant l\u2019empirisme aristot\u00e9licien au profit de l\u2019id\u00e9alisme platonicien, c\u2019est-\u00e0-dire en r\u00e9cusant le point de vue du sujet sur son environnement \u2014 lequel ne saurait en effet d\u00e9passer le g\u00e9ocentrisme \u2014 au profit du point de vue math\u00e9matique sur l\u2019univers \u2014 qui procure en effet la v\u00e9rit\u00e9 objective, mais au prix du sacrifice du sujet. La modernit\u00e9 ne rompt avec la soumission \u00e0 l\u2019Un (Dieu) que pour d\u00e9cha\u00eener la puissance de l\u2019unit\u00e9 (le num\u00e9rique), puissance qui est celle de l\u2019atomisation, c\u2019est-\u00e0-dire de la destruction. Dans un texte de 1971 intitul\u00e9 La Thanatocratie<\/em>, Michel Serres soulignait le danger inh\u00e9rent aux sciences et techniques contemporaines, et posait la question : \u00ab D\u2019o\u00f9 vient notre course au suicide calcul\u00e9, qu\u2019est-ce qui fait de notre raison une raison de mort ? \u00bb ; il en esquissait alors une g\u00e9n\u00e9alogie pour revenir \u00e0 Platon, et concluait : \u00ab Tout est en place d\u00e8s l\u00e0, d\u00e8s le miracle grec, cette immense catastrophe historique o\u00f9 du l\u00f3gos<\/em> transsude la destruction et l\u2019homicide. La raison est g\u00e9nocidaire d\u00e8s son engendrement. La science, la vraie enfin, habite tranquillement l\u2019instinct de destruction et d\u2019an\u00e9antissement \u00bb. L\u2019Anthropoc\u00e8ne est plus pr\u00e9cis\u00e9ment Logoc\u00e8ne, et celui-ci est Thanatoc\u00e8ne.<\/p>\n\n\n\n D\u2019o\u00f9 la t\u00e2che de mettre au jour le rapport primordial de l\u2019homme \u00e0 la mort, et de divulguer ainsi un secret inavouable, d\u00e9sir inconscient enfoui dans les strates les plus archa\u00efques que Freud a con\u00e7u en 1924 comme \u00ab pulsion de mort \u00bb. Freud est contemporain de la guerre mondiale, des fascismes et des totalitarismes, il a ainsi pens\u00e9 l\u2019homme d\u2019apr\u00e8s ce que notre \u00e9poque en r\u00e9v\u00e8le ; sa pens\u00e9e appartient aussi \u00e0 la r\u00e9volution philosophique qui rapatrie le fondement pour ne plus le situer dans un au-del\u00e0 \u00e9ternel, mais dans un en-de\u00e7a temporel, l\u2019ab\u00eeme du psychisme humain en lequel se s\u00e9dimente un pass\u00e9 refoul\u00e9, et c\u2019est ainsi \u00e0 partir d\u2019une m\u00e9tapsychologie, et non plus d\u2019une m\u00e9taphysique, qu\u2019il a pens\u00e9 les acquis des sciences contemporaines.<\/p>\n\n\n\n Il faut supposer qu\u2019il y a dans la vie une tendance \u00e0 retourner \u00e0 ce qui la pr\u00e9c\u00e8de, c\u2019est-\u00e0-dire \u00e0 l\u2019\u00e9tat inorganique, \u00e0 l\u2019inanim\u00e9.<\/p>Jean Vioulac<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n La biologie montre que la vie appara\u00eet avec l\u2019organisme, et le propre de l\u2019organisme est \u00e0 la fois l\u2019\u00e9change constant avec un environnement et l\u2019autor\u00e9gulation : il est ainsi expos\u00e9 \u00e0 des perturbation provoqu\u00e9 par cet environnement, mais tend toujours \u00e0 retrouver son \u00e9quilibre interne ; il se caract\u00e9rise ainsi par une tendance constante \u00e0 revenir \u00e0 son \u00e9tat ant\u00e9rieur. Si l\u2019on \u00e9largit la validit\u00e9 de ce principe \u00e0 la vie en tant que telle, et puisque la vie appara\u00eet sur terre \u00e0 partir de la mati\u00e8re, il faut supposer qu\u2019il y a dans la vie une tendance \u00e0 retourner \u00e0 ce qui la pr\u00e9c\u00e8de, c\u2019est-\u00e0-dire \u00e0 l\u2019\u00e9tat inorganique, \u00e0 l\u2019inanim\u00e9. La notion freudienne de \u00ab pulsion de mort \u00bb fut souvent incomprise parce que confondue avec la tendance suicidaire, mais la pulsion de mort n\u2019est pas incompatible avec le maintien de la vie, puisqu\u2019elle est la tentative pour donner \u00e0 la vie un mode d\u2019\u00eatre qui la rapproche du min\u00e9ral : elle est aspiration \u00e0 sortir du \u00ab domaine de la lutte \u00bb (Houellebecq), repli et anesth\u00e9sie, capitulation du d\u00e9sir, tentative pour r\u00e9duire au minimum les activit\u00e9s vitales et acc\u00e9der ainsi \u00e0 l\u2019impassibilit\u00e9 de la mati\u00e8re.<\/p>\n\n\n\n La tendance suicidaire est pathologique et exceptionnelle, la pulsion de mort est la norme et la r\u00e8gle, elle se manifeste dans tout ce qui permet \u00e0 la vie de renoncer \u00e0 la spontan\u00e9it\u00e9 et de se d\u00e9charger de l\u2019activit\u00e9 au profit de l\u2019habitude, de la routine, du conformisme, du rituel, elle est \u00e9vidente dans toutes les religions du renoncement, de l\u2019asc\u00e9tisme, de l\u2019abstinence, elle est au fondement de l\u2019\u00e9thique philosophique de Platon qui recommandait express\u00e9ment de \u00ab tendre vers un \u00e9tat passablement proche de la mort \u00bb ; le langage lui-m\u00eame, toujours d\u2019abord langue morte, est ce qui permet \u00e0 chacun de ne pas<\/em> penser en r\u00e9p\u00e9tant machinalement lieux communs, st\u00e9r\u00e9otypes et expressions toute faites. Si le destin de Jean-Claude Romand n\u2019est pas un simple fait divers, c\u2019est, comme le met en \u00e9vidence Emmanuel Carr\u00e8re dans L\u2019Adversaire, <\/em>que \u00ab lui, la mort faite homme \u00bb, n\u2019\u00e9tait plus que cette pulsion, et, \u00ab seul, il devenait une machine \u00e0 conduire, \u00e0 marcher, \u00e0 lire, sans vraiment penser ni sentir, un docteur Romand r\u00e9siduel et anesth\u00e9si\u00e9 \u00bb, qui pr\u00e9cis\u00e9ment s\u2019est av\u00e9r\u00e9 incapable de se suicider parce qu\u2019il n\u2019y avait plus rien de vivant en lui susceptible d\u2019\u00eatre tu\u00e9. La pulsion de mort est le d\u00e9sir de l\u2019organique de revenir au m\u00e9canique, elle se traduit par la tendance \u00e0 automatiser les comportements, elle ne se r\u00e9alise pas dans le suicide mais dans l\u2019automatisation et l\u2019activit\u00e9 machinale : or l\u2019automatisme et le machinisme, c\u2019est pr\u00e9cis\u00e9ment ce qui caract\u00e9rise le dispositif industriel de production.<\/p>\n\n\n\n La tendance suicidaire est pathologique et exceptionnelle, la pulsion de mort est la norme et la r\u00e8gle.<\/p>Jean Vioulac<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Le probl\u00e8me de l\u2019impact des activit\u00e9s humaines sur l\u2019environnement met en jeu la question de la technique, puisque depuis les premiers galets taill\u00e9s d\u2019Homo habilis<\/em>, l\u2019homme s\u2019est toujours d\u00e9fini par l\u2019usage d\u2019instruments qui sont les m\u00e9diations par lesquelles il agit sur la mati\u00e8re naturelle et ainsi la transforme : la technique est un des principes de l\u2019hominisation, toute mutation technique a des effets anthropologiques. Or la R\u00e9volution industrielle est r\u00e9volution technologique, qui a fait passer l\u2019instrument du statut d\u2019outil \u00e0 celui de machine : l\u2019outil est un instrument qu\u2019un homme manie pour agir sur le monde et ainsi accro\u00eetre sa mainmise sur lui, la machine dessaisit l\u2019homme d\u2019instruments d\u00e9sormais actionn\u00e9s par un syst\u00e8me automatis\u00e9 ; l\u2019homme n\u2019est plus le ma\u00eetre de son geste, comme l\u2019\u00e9tait l\u2019artisan, il est subordonn\u00e9 \u00e0 un processus qui lui impose ses proc\u00e9dures et leur rythme, comme l\u2019est un ouvrier sur une cha\u00eene de montage. Le machinisme n\u2019augmente pas les comp\u00e9tences techniques de l\u2019homme<\/em>, bien au contraire ; dans Les Particules \u00e9l\u00e9mentaires<\/em>, Michel Houellebecq faisait dire \u00e0 l\u2019un de ses personnages : \u00ab Plac\u00e9 en dehors du complexe \u00e9conomique-industriel, je ne serais m\u00eame pas en mesure d\u2019assurer ma propre survie : je ne saurais comment me nourrir, me v\u00eatir, me prot\u00e9ger des intemp\u00e9ries ; mes comp\u00e9tences techniques personnelles sont largement inf\u00e9rieures \u00e0 celles de l\u2019homme de N\u00e9andertal \u00bb, il mettait ainsi en lumi\u00e8re que le passage de l\u2019outil \u00e0 la machine n\u2019est pas un \u00ab progr\u00e8s \u00bb de la technique, mais son ali\u00e9nation<\/em> syst\u00e9matique, qui d\u00e9poss\u00e8de<\/em> l\u2019homme de tous ses savoir-faire pour les transf\u00e9rer<\/em> \u00e0 un dispositif auquel il est totalement et toujours davantage assujetti.<\/p>\n\n\n\n Qu\u2019un tel transfert de souverainet\u00e9, qu\u2019une telle d\u00e9l\u00e9gation de comp\u00e9tences, soit susceptible d\u2019instituer<\/em> une puissance nouvelle de domination, Hobbes l\u2019a mis en \u00e9vidence en concevant la forme sp\u00e9cifiquement moderne de l\u2019\u00c9tat \u2014 c\u2019est-\u00e0-dire l\u2019appareil<\/em> d\u2019\u00c9tat \u2014 qu\u2019il a nomm\u00e9e \u00ab L\u00e9viathan \u00bb pour souligner la monstruosit\u00e9 d\u2019une entit\u00e9 issue de l\u2019ali\u00e9nation des hommes, et en cela inhumaine : l\u2019histoire des techniques modernes n\u2019est autre que ce transfert de souverainet\u00e9 et cette d\u00e9l\u00e9gation de comp\u00e9tences, qui institue, non pas l\u2019\u00c9tat, mais ce que Marx a nomm\u00e9 \u00ab Machinerie \u00bb, qu\u2019il d\u00e9finit comme \u00ab monstre m\u00e9canique \u00bb \u00e0 la \u00ab force d\u00e9moniaque \u00bb parce que totalement \u00e9mancip\u00e9e des limites du corps humain, et qui requiert pr\u00e9cis\u00e9ment les puissances d\u00e9mesur\u00e9es recel\u00e9es dans les sous-sols g\u00e9ologiques<\/a>.<\/p>\n\n\n\n La technique est un des principes de l\u2019hominisation, toute mutation technique a des effets anthropologiques.<\/p>Jean Vioulac<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Marx parlait de la \u00ab machinerie de l\u2019\u00c9tat \u00bb pour d\u00e9signer la puissance ali\u00e9n\u00e9e de la soci\u00e9t\u00e9 qui se retourne contre elle pour la dominer, elle ne fut pourtant qu\u2019un prototype rudimentaire, qui a encore besoin d\u2019un homme \u2014 le chef d\u2019\u00c9tat \u2014 pour incarner son ips\u00e9it\u00e9, son soi (en grec aut\u00f3s<\/em>) : le machinisme se d\u00e9finit<\/em> par l\u2019automatisation, o\u00f9 un syst\u00e8me d\u2019objets conquiert son ips\u00e9it\u00e9 par son automatisme m\u00eame. Dans la Machinerie, \u00ab c\u2019est l\u2019automate lui-m\u00eame qui est le sujet, tandis que les travailleurs, organes conscients, sont simplement adjoints \u00e0 ses organes inconscients \u00bb \u00e9crivait Marx en 1867 : l\u2019automatisation est l\u2019ali\u00e9nation de la subjectivit\u00e9<\/em>, qui procure le statut de sujet \u00e0 des objets et en d\u00e9poss\u00e8de les \u00eatres humains, devenus pi\u00e8ces interchangeables et rempla\u00e7ables, et bient\u00f4t remplac\u00e9s. Marx est fondamentalement le penseur de \u00ab l\u2019inversion du sujet et de l\u2019objet \u00bb, de \u00ab la subjectivisation des choses et la chosification des personnes \u00bb caract\u00e9ristiques de la R\u00e9volution industrielle, et c\u2019est ainsi qu\u2019il est possible de d\u00e9finir la machine : un syst\u00e8me d\u2019objets pourvus des attributs du sujet.<\/p>\n\n\n\n L\u2019av\u00e8nement de l\u2019\u00c9tat fut celui d\u2019un nouveau sujet, dominant des hommes ainsi red\u00e9finis par leur assujettissement et dont le pouvoir de nuisance, dans les guerres et les totalitarismes, s\u2019est av\u00e9r\u00e9 consid\u00e9rable ; Hobbes parlait d\u2019\u00ab homme artificiel \u00bb dot\u00e9 d\u2019une \u00ab \u00e2me artificielle \u00bb pour d\u00e9signer cette nouvelle puissance. La Machinerie est pareillement l\u2019av\u00e8nement d\u2019un nouveau sujet artificiel, qui, avec l\u2019interconnexion et la mise en r\u00e9seau, s\u2019est \u00e9largi aux dimensions de la plan\u00e8te, et c\u2019est ce<\/em> sujet qui est en mesure d\u2019impacter l\u2019\u00e9cosyst\u00e8me terrestre : non seulement parce que sa puissance est incommensurablement sup\u00e9rieure \u00e0 celle des hommes en chair et en os mais aussi parce que seul il est en mesure de mettre en \u0153uvre \u00ab l\u2019action de la conscience de l\u2019esprit collectif de l\u2019humanit\u00e9 sur les processus g\u00e9ochimiques \u00bb qui selon Vernadski caract\u00e9rise \u00ab l\u2019\u00e8re de la Raison \u00bb, en ce qu\u2019il est lui-m\u00eame dot\u00e9 d\u2019une \u00ab \u00e2me artificielle \u00bb.<\/p>\n\n\n\n\nScience et litt\u00e9rature<\/strong><\/h2>\n\n\n\n
La philosophie, aujourd\u2019hui<\/strong><\/h2>\n\n\n\n
L\u2019\u00e8re de la Raison<\/strong><\/h2>\n\n\n\n
\n <\/picture>\n
\n <\/picture>\n L\u2019explosion atomique<\/strong><\/h2>\n\n\n\n
Cr\u00e9puscule (de l\u2019Occident)<\/h2>\n\n\n\n
La pulsion de mort<\/strong><\/h2>\n\n\n\n
La Machinerie<\/strong><\/h2>\n\n\n\n
\n <\/picture>\n