{"id":219944,"date":"2024-02-25T13:00:00","date_gmt":"2024-02-25T12:00:00","guid":{"rendered":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/?p=219944"},"modified":"2024-02-27T19:43:17","modified_gmt":"2024-02-27T18:43:17","slug":"le-mythe-du-donbass-guerre-et-resistance-dans-les-regions-ukrainiennes-de-donetsk-et-de-lougansk","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/2024\/02\/25\/le-mythe-du-donbass-guerre-et-resistance-dans-les-regions-ukrainiennes-de-donetsk-et-de-lougansk\/","title":{"rendered":"Le mythe du Donbass : guerre et r\u00e9sistance dans les r\u00e9gions ukrainiennes de Donetsk et de Lougansk"},"content":{"rendered":"\n
Les peuples d\u2019Europe centrale et orientale ayant fait l\u2019exp\u00e9rience de l\u2019imp\u00e9rialisme russe et des r\u00e9pressions sovi\u00e9tiques en conservent une m\u00e9moire vive, tandis que ceux d\u2019Europe occidentale en ignorent souvent jusqu\u2019\u00e0 l\u2019existence. Suite de notre s\u00e9rie \u00ab Violences imp\u00e9riales<\/a> \u00bb, co-dirig\u00e9e par Juliette Cadiot et C\u00e9line Marang\u00e9. Pour recevoir les nouveaux \u00e9pisodes de la s\u00e9rie,\u00a0abonnez-vous<\/a><\/em>.<\/p>\n\n\n\n La guerre de la Russie contre l\u2019Ukraine a commenc\u00e9 en 2014<\/a>. Le monde qui se consid\u00e8re comme civilis\u00e9 a pr\u00e9f\u00e9r\u00e9 l\u2019ignorer. En cachant son indiff\u00e9rence derri\u00e8re des mots comme \u00ab profonde inqui\u00e9tude \u00bb et \u00ab conflit interne \u00bb, le monde civilis\u00e9 a trahi ses propres valeurs, encourag\u00e9 Poutine \u00e0 lancer une guerre \u00e0 grande \u00e9chelle et soigneusement ignor\u00e9 les Ukrainiens des r\u00e9gions de Donetsk et de Lougansk qui ont \u00e9t\u00e9 les premiers \u00e0 combattre l’invasion russe.<\/p>\n\n\n\n Le monde civilis\u00e9 s\u2019est ainsi obstin\u00e9 \u00e0 nier mon existence. L\u2019existence de mes amis, ainsi que celle des millions d’Ukrainiens qui vivaient dans les r\u00e9gions de Donetsk et de Lougansk et qui sont ensuite devenus soldats, b\u00e9n\u00e9voles, r\u00e9fugi\u00e9s qualifi\u00e9s de \u00ab personnes d\u00e9plac\u00e9es internes \u00bb, soit pr\u00e8s de 2 millions de personnes apr\u00e8s deux ans de guerre d\u2019apr\u00e8s les statistiques officielles <\/span>1<\/sup><\/a><\/span><\/span>. En r\u00e9alit\u00e9, tout le monde ne s\u2019est pas fait enregistrer. Ceux qui n\u2019avaient pas besoin de l\u2019assistance de l\u2019\u00c9tat ont souvent pr\u00e9f\u00e9r\u00e9 se d\u00e9brouiller seuls pour ne pas grever le budget d’un pays en guerre.<\/p>\n\n\n\n M\u00eame \u00e0 s\u2019en tenir aux statistiques officielles, nous qui ne pouvions pas vivre sous l\u2019occupation \u00e9tions avant 2022 plus nombreux que la population estonienne. Pourtant, nous \u00e9tions ignor\u00e9s du monde entier. Les Ukrainiens qui, pour diverses raisons, n\u2019ont pas r\u00e9ussi \u00e0 quitter les territoires occup\u00e9s \u00e9taient encore plus invisibles. Certains ont toutefois r\u00e9ussi \u00e0 se faire entendre, apr\u00e8s avoir subi des tortures dans les camps de concentration russes \u00e0 Donetsk, comme le camp Izolyatsia. Tortur\u00e9s, puis lib\u00e9r\u00e9s \u00e0 la faveur d\u2019un \u00e9change de prisonniers, le journaliste Stanislav Aseyev <\/span>2<\/sup><\/a><\/span><\/span> et le th\u00e9ologien Ihor Kozlovsky <\/span>3<\/sup><\/a><\/span><\/span> ont chacun relat\u00e9 la vie des Ukrainiens sous l\u2019occupation. La c\u00e9cit\u00e9 et la surdit\u00e9 n\u2019en ont pas moins perdur\u00e9 pendant des ann\u00e9es et se poursuivent jusqu\u2019\u00e0 aujourd’hui.<\/p>\n\n\n\n Le monde civilis\u00e9 s\u2019est ainsi obstin\u00e9 \u00e0 nier mon existence. L\u2019existence de mes amis, ainsi que celle des millions d’Ukrainiens qui vivaient dans les r\u00e9gions de Donetsk et de Lougansk.<\/p>Olena Stiazhkina<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Le mythe du Donbass explique en partie cet aveuglement. Ce mythe est le produit de la propagande sovi\u00e9tique dont l\u2019objectif \u00e9tait de faire de Donbass une \u00ab vitrine prol\u00e9tarienne de l’Ukraine \u00bb, appel\u00e9e \u00e0 servir de mod\u00e8le aux autres r\u00e9gions. En regroupant les r\u00e9gions de Donetsk et de Lougansk sous ce terme de Donbass, aussi artificiel que trompeur (car g\u00e9ologique et g\u00e9ographique), la propagande sovi\u00e9tique a \u00ab assign\u00e9 \u00bb \u00e0 ces terres le statut de territoire du prol\u00e9tariat et de la r\u00e9volution ouvri\u00e8re ; elle en a fait le symbole de l’industrie lourde, les a associ\u00e9es au labeur p\u00e9nible et masculin et \u00e9rig\u00e9es en r\u00e9gion-symbole de l\u2019internationalisme prol\u00e9tarien russophone.<\/p>\n\n\n\n Le mythe du Donbass a effac\u00e9 des pans entiers de la r\u00e9alit\u00e9 de ces r\u00e9gions \u2014 le village et ses habitants, les femmes, l\u2019intelligentsia artistique, les scientifiques. Il a dilu\u00e9 dans la cat\u00e9gorie de \u00ab Russes \u00bb non seulement les Ukrainiens, mais aussi toutes les autres nationalit\u00e9s qui \u00e9taient pr\u00e9sentes sur ces territoires et qui ont \u00e9t\u00e9 r\u00e9prim\u00e9s parce qu\u2019elles n’\u00e9taient pas \u00ab russes \u00bb : des Grecs, des Bulgares, des Allemands, des Polonais, des Cor\u00e9ens, etc.<\/p>\n\n\n\n Le mythe du Donbass est le produit de la propagande sovi\u00e9tique dont l\u2019objectif \u00e9tait de faire de Donbass une \u00ab vitrine prol\u00e9tarienne de l’Ukraine \u00bb.<\/p>Olena Stiazhkina<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Le mythe omet aussi de mentionner que des \u00e9trangers ont initi\u00e9 le d\u00e9veloppement industriel des r\u00e9gions de Donetsk et de Lougansk : des Britanniques, des Fran\u00e7ais, des Belges, des Allemands et des Am\u00e9ricains. Les plus grandes villes du Donbass ont \u00e9t\u00e9 b\u00e2ties gr\u00e2ce \u00e0 des investissements occidentaux. La ville moderne de Donetsk a \u00e9t\u00e9 cr\u00e9\u00e9e par un entrepreneur du Pays de Galle, un certain John Hughes <\/span>4<\/sup><\/a><\/span><\/span>, tandis que Lougansk a \u00e9t\u00e9 \u00e9difi\u00e9e par l’industriel \u00e9cossais Charles Gascoigne.\u00a0<\/p>\n\n\n\n Le mythe du Donbass occulte \u00e9galement la participation des habitants de Donetsk et de Lougansk \u00e0 la cr\u00e9ation d\u2019une R\u00e9publique populaire ukrainienne ind\u00e9pendante au lendemain de la r\u00e9volution ; il efface la m\u00e9moire de la lutte arm\u00e9e des partisans de l\u2019Ukraine unie contre les Bolcheviks en 1919-1921 <\/span>5<\/sup><\/a><\/span><\/span>. Ce mythe dissimule les souffrances endur\u00e9es lors de la famine de Lougansk artificiellement provoqu\u00e9e en 1921 par les Bolcheviks afin de soumettre les Ukrainiens.<\/p>\n\n\n\n \u00c0 l\u2019inverse, le mythe du Donbass s\u2019est construit autour d\u2019un certain nombre de poncifs : la loyaut\u00e9 suppos\u00e9e des habitants envers le r\u00e9gime sovi\u00e9tique et l\u2019absence pr\u00e9tendue de toute manifestation de r\u00e9sistance, de toute m\u00e9moire historique de l’Ukraine et d\u2019une histoire locale propre. Ce mythe du Donbass est tr\u00e8s vivace, y compris \u00e0 l\u2019\u00e9tranger. Aujourd’hui, nous entendons encore des d\u00e9clarations fausses et mensong\u00e8res : \u00ab Le Donbass n’a jamais \u00e9t\u00e9 ukrainophone \u00bb ; \u00ab L’Est de l\u2019Ukraine s’est toujours inclin\u00e9 devant le pouvoir sovi\u00e9tique \u00bb ; \u00ab Les r\u00e9gions de Lougansk et de Donetsk vivent selon l’id\u00e9ologie russe \u00bb…<\/p>\n\n\n\n \u00ab L\u2019ukrainien \u00bb n\u2019a pourtant jamais disparu, ni \u00e0 Donetsk, ni \u00e0 Lougansk. C’est \u00ab l’ukrainien \u00bb et non \u00ab le russe \u00bb qui a constitu\u00e9 le noyau de la formation d’une nation politique, \u00e0 laquelle ont particip\u00e9 les Grecs, les Allemands, les Polonais, les Juifs, les Arm\u00e9niens, etc. Nous utilisons ici des guillemets pour souligner que, dans la langue ukrainienne, cette expression ne d\u00e9signe pas seulement la langue, mais bien une origine, un substrat, une identit\u00e9 sur laquelle se construit une nation. Dans son livre Banal Nationalism<\/em>, Michael Billig notait avec justesse que le sentiment d\u2019appartenance \u00e0 une nation \u00ab est toujours v\u00e9cu \u00bb \u00e0 travers des routines quotidiennes, qu\u2019il fonctionne avec des mots et des actions prosa\u00efques et famili\u00e8res qui agit comme des rappels persistants, et parfois inconscients, de la patrie, \u00ab rendant \u2018notre\u2019 identit\u00e9 nationale inoubliable \u00bb <\/span>6<\/sup><\/a><\/span><\/span>.<\/p>\n\n\n\n C’est \u00ab l’ukrainien \u00bb et non \u00ab le russe \u00bb qui a constitu\u00e9 le noyau de la formation d’une nation politique, \u00e0 laquelle ont particip\u00e9 les Grecs, les Allemands, les Polonais, les Juifs, les Arm\u00e9niens, etc.<\/p>Olena Stiazhkina<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n M\u00eame pendant la p\u00e9riode sovi\u00e9tique, la vie quotidienne a toujours et partout \u00e9t\u00e9 impr\u00e9gn\u00e9e \u00ab d\u2019ukrainien \u00bb : qu\u2019il s\u2019agisse des chants, de la cuisine, des plats et des festins, des blagues sur les Moscovites, des proverbes et les dictons ou des contes de f\u00e9es ; qu\u2019il s\u2019agisse des l\u00e9gendes familiales sur le pouvoir des Cosaques ou des souvenirs r\u00e9prim\u00e9s de la grande famine de 1932, le Holodomor, qui a provoqu\u00e9 la mort de 4 millions personnes en Ukraine ; qu\u2019il s\u2019agisse encore des traditions ch\u00e9ries de No\u00ebl et de P\u00e2ques, des chants de No\u00ebl et de la pr\u00e9paration des g\u00e2teaux de P\u00e2ques. Dans la r\u00e9gion de Donetsk, les femmes n\u2019ont jamais arbor\u00e9 de kokochnik<\/em>, la coiffe russe, mais, dans presque toutes les familles, elles portaient des chemises brod\u00e9es, suivant la tradition ukrainienne.<\/p>\n\n\n\n Il y a toujours des lieux et des dates de solidarit\u00e9 dans le nationalisme du quotidien. Il ne s’agit pas de solidarit\u00e9 relevant d\u2019une action politique active, mais d\u2019un partage de savoir : le borsch est un plat ukrainien que les Russes essaient de s\u2019approprier ; le 9 mars, date de naissance du grand po\u00e8te Taras Chevtchenko (1814-1861), est un jour f\u00e9ri\u00e9 au cours duquel nous devrions nous souvenir, \u00ab \u00e0 voix basse et tendrement \u00bb <\/span>7<\/sup><\/a><\/span><\/span>, que l\u2019histoire de l\u2019Ukraine est plus ancienne que l\u2019histoire de la Moscovie et que le philosophe ukrainien Hryhorii Skovoroda (1722-1794) inscrivait sa pens\u00e9e dans la tradition europ\u00e9enne. <\/p>\n\n\n\n Parfois, ce \u00ab nationalisme ordinaire \u00bb a rev\u00eatu des formes nettement plus cr\u00e9atives et politiques. \u00ab Aimez l’Ukraine comme vous aimez le soleil… \u00bb, cet hymne \u00e0 l\u2019Ukraine a \u00e9t\u00e9 \u00e9crit par le po\u00e8te Volodymyr Sossioura (1898-1965), n\u00e9 \u00e0 Debaltseve dans la r\u00e9gion de Donetsk. Apr\u00e8s la Seconde Guerre mondiale, cette \u0153uvre a valu \u00e0 Sossioura d\u2019\u00eatre qualifi\u00e9 de \u00ab nationaliste \u00bb et de \u00ab banderiste corrompu \u00bb, en r\u00e9f\u00e9rence \u00e0 Stepan Bandera (1909-1959), l\u2019un des dirigeants du mouvement nationaliste ukrainien au sein de l\u2019OUN-UPA.<\/p>\n\n\n\n Le po\u00e8te et \u00e9crivain Mykola Rudenko (1920-2004) qui a sign\u00e9 le po\u00e8me \u00ab L’immortalit\u00e9 de la nation est dans le mot \u00bb \u00e9tait pour sa part originaire de la r\u00e9gion de Lougansk. Il a combattu le nazisme hitl\u00e9rien, puis plus tard cofond\u00e9 le groupe Helsinki de d\u00e9fense des droits de l\u2019homme en Ukraine. Il a refus\u00e9 de calomnier des innocents et d\u2019incriminer des \u00e9crivains juifs dans un contexte d\u2019antis\u00e9mitisme d\u2019\u00c9tat en Union sovi\u00e9tique. Par deux fois, il a \u00e9t\u00e9 arr\u00eat\u00e9 en raison de son engagement en faveur du respect des droits humains et des principes \u00e9dict\u00e9s dans l\u2019Acte final de la conf\u00e9rence d\u2019Helsinki.<\/p>\n\n\n\n Dans la r\u00e9gion de Donetsk, les femmes n\u2019ont jamais arbor\u00e9 de kokochnik<\/em>, la coiffe russe, mais, dans presque toutes les familles, elles portaient des chemises brod\u00e9es, suivant la tradition ukrainienne.<\/p>Olena Stiazhkina<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Le critique litt\u00e9raire Ivan Dziuba (1931-2022), auteur du c\u00e9l\u00e8bre pamphlet Internationalisme ou russification ?<\/em> paru 1965, est n\u00e9 dans le village de Mykolaivka, dans le district de Volnovakha de la r\u00e9gion de Donetsk. Le linguiste et \u00e9crivain Oleksa (Oleksiy) Tykhyi (1927-1984) \u00e9tait aussi originaire de Druzhkivka, dans la r\u00e9gion de Donetsk. En 1957, un tribunal l\u2019a reconnu coupable \u00ab d\u2019activit\u00e9s antisovi\u00e9tiques \u00bb et condamn\u00e9 \u00e0 sept ans de prison et cinq ans de privation des droits civiques. Quel acte r\u00e9pr\u00e9hensible avait-il commis pour m\u00e9riter une telle sentence ? Il avait envoy\u00e9 au Soviet supr\u00eame de la R\u00e9publique sovi\u00e9tique d’Ukraine une lettre accompagn\u00e9e d\u2019un article soumis \u00e0 un journal. Il y condamnait l’invasion de la Hongrie par les troupes sovi\u00e9tiques de novembre 1956. <\/p>\n\n\n\n Oleksa Tykhyi a beaucoup \u00e9crit sur la russification de la r\u00e9gion de Donetsk, sur la n\u00e9cessit\u00e9 de restaurer la culture ukrainienne et sur le besoin de revenir \u00e0 la langue ukrainienne dans les universit\u00e9s et les \u00e9coles. On lui doit cette citation : \u00ab Comment caract\u00e9riser une personne qui vit dans la r\u00e9gion de Donetsk en Ukraine mais dont la patrie est la Russie ? Est-ce un \u00e9migrant ou un occupant ? Comment consid\u00e9rer un Indien ou un Canadien qui pr\u00e9tendrait que sa patrie est l\u2019Angleterre au motif que l\u2019Inde et le Canada font partie du Commonwealth ? \u00bb <\/span>8<\/sup><\/a><\/span><\/span>. <\/p>\n\n\n\n L\u2019ukrainien \u00e9tait la langue de communication dans la famille du po\u00e8te Ivan Svitlychnyi (1929-1992) et de sa s\u0153ur la militante des droits de l\u2019homme Nadiya Svitlytchna (1936-2006), n\u00e9s dans le village de Polovynkyno de la r\u00e9gion de Lougansk. Toute leur vie, ces dissidents ont d\u00e9fendu cette langue et la libert\u00e9. Parmi les artistes ukrainiens n\u00e9s dans les r\u00e9gions de Donetsk et de Lougansk on compte encore les po\u00e8tes Anatoliy Lupynis (1937-2000) et Vasyl Holoborodko (1945- ), les \u00e9crivains Emma Andievska (1931- ), Serhiy Zhadan (1974- ) et Oleksiy Chupa (1986- ), ainsi que le r\u00e9alisateur Leonid Bykov (1928-1979)…<\/p>\n\n\n\n Les gens ne grandissent pas seuls. Chacun des combattants pour l\u2019Ukraine a b\u00e9n\u00e9fici\u00e9 d\u2019un environnement propice au sein duquel ils partageaient les m\u00eames id\u00e9es que d\u2019autres personnes \u2014 souvent des \u00e9tudiants. Le grand po\u00e8te et penseur ukrainien Vassyl Stous (1938-1985), a rencontr\u00e9 ce milieu \u00e0 la fin des ann\u00e9es 1950 pendant ses \u00e9tudes \u00e0 l\u2019universit\u00e9 de Donetsk qui s\u2019appelait alors l\u2019Institut p\u00e9dagogique Staline. Un professeur de litt\u00e9rature \u00e9trang\u00e8re, Tymofii Dukhovnyi, lui a permis d\u2019acc\u00e9der \u00e0 la litt\u00e9rature de la \u00ab Renaissance fusill\u00e9e \u00bb ukrainienne et de s\u2019approprier le legs des \u00e9crivains emport\u00e9s par les r\u00e9pressions staliniennes des ann\u00e9es 1930.<\/p>\n\n\n\n C\u2019est \u00e0 Donetsk que Vassyl Stous a d\u00e9couvert les \u00e9crits interdits du po\u00e8te et traducteur Pavlo Tychyna (1891-1967) et du po\u00e8te et journaliste Maksym Rylsky (1895-1964), qu\u2019il a lu les \u0153uvres du po\u00e8te futuriste Mykhailo Semenko (1892-1937), de l\u2019\u00e9crivain symboliste Todosiy Osmachka (1888-1962), du po\u00e8te et philologue Mykola Zerov (1890-1937), du po\u00e8te et critique Mykhailo Dry-Khmara (1889-1939), de l\u2019\u00e9crivain et po\u00e8te Mykola Khvyliovy (1893-1933), du dramaturge Mykola Kulish (1892-1937), de l\u2019\u00e9crivain et traducteur du fran\u00e7ais Valerian Pidmohylny (1901-1937) ou encore de l\u2019\u00e9crivain et homme d\u2019\u00c9tat Volodymyr Vynnytchenko (1880-1951), le second pr\u00e9sident de la R\u00e9publique populaire ukrainien qui n\u2019a pas p\u00e9ri pendant la Grande terreur car, contrairement aux autres, il s\u2019\u00e9tait exil\u00e9 en France. <\/p>\n\n\n\n C\u2019est \u00e0 Donetsk que Vassyl Stous a commenc\u00e9 \u00e0 \u00e9crire ses premiers po\u00e8mes et qu\u2019il a rejoint le groupe \u00ab Jeunes voix \u00bb de la facult\u00e9 qui publiait son propre almanach. Sur les conseils de son professeur Tymofii Dukhovnyi, il a envoy\u00e9 un recueil de ses po\u00e8mes de jeunesse \u00e0 la revue Literary Gazeta (aujourd’hui Literary Ukraine). Il comptait dans son cercle d\u2019amis Oleg Orach, Anatoliy Lazorenko, Volodymyr Mishchenko et Vasyl Zakharchenko. Aucun d\u2019entre eux ne s\u2019est d\u00e9tourn\u00e9 de lui par la suite quand il est devenu un prisonnier d\u2019opinion pers\u00e9cut\u00e9 par le r\u00e9gime, ni n’a renonc\u00e9 \u00e0 ses convictions et \u00e0 sa langue. <\/p>\n\n\n\n Ses plus grands amis ont \u00e9t\u00e9 ses \u00e9tudiants, les plus dou\u00e9s, tels Mykola Rayetskyi et Ivan Printsevskyi, ayant connu un destin malheureux et tragique : le premier a \u00e9t\u00e9 exclu de l\u2019universit\u00e9 en quatri\u00e8me ann\u00e9e en raison de ses penchants nationalistes ; le second, devenu professeur dans le m\u00eame \u00e9tablissement, a \u00e9t\u00e9 pouss\u00e9 au suicide sous la pression du KGB <\/span>9<\/sup><\/a><\/span><\/span>.<\/p>\n\n\n\n Pendant la p\u00e9riode sovi\u00e9tique, les habitants des r\u00e9gions de Donetsk et de Lougansk n\u2019ont jamais perdu le sens du \u00ab nationalisme ordinaire \u00bb, ni le sentiment d\u2019appartenance \u00e0 l\u2019Ukraine.<\/p>Olena Stiazhkina<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Pendant la p\u00e9riode sovi\u00e9tique, les habitants des r\u00e9gions de Donetsk et de Lougansk n\u2019ont jamais perdu le sens du \u00ab nationalisme ordinaire \u00bb, ni le sentiment d\u2019appartenance \u00e0 l\u2019Ukraine. Cette r\u00e9sistance quotidienne, parfois anonyme, \u00e9tait inattendue et incompr\u00e9hensible pour le Kremlin et le KGB. Elle prenait des formes diverses, de la pr\u00e9servation des traditions \u00e0 des d\u00e9clarations politiques, tout en attestant la persistance de la m\u00e9moire historique relative \u00e0 l\u2019\u00e9ph\u00e9m\u00e8re ind\u00e9pendance ukrainienne qui a suivi la r\u00e9volution de 1917.<\/p>\n\n\n\n Les exemples abondent. En 1970, le 2 octobre, une inscription \u00ab Vive la Rada centrale ! \u00bb, le parlement de la R\u00e9publique populaire d\u2019Ukraine de 1917-1918, est apparue sur la peinture murale \u00ab R\u00e9volte des travailleurs de l\u2019usine de l\u2019Arsenal de Kiev \u00bb dans les locaux de la filiale de l’Institut polytechnique de Donetsk \u00e0 Makiivka. En 1986, des tracts appelant \u00e0 \u00ab expulser les envahisseurs moscovites \u00bb ont \u00e9t\u00e9 coll\u00e9s aux murs des immeubles et sur le sol dans la petite ville mini\u00e8re de Biletske. En 1989-1991, les gr\u00e8ves des mineurs issus de ces r\u00e9gions ont \u00e9volu\u00e9, la mobilisation sur des questions purement \u00e9conomiques se transformant en une force qui exigeait la restauration de l\u2019ind\u00e9pendance ukrainienne.<\/p>\n\n\n\n Malgr\u00e9 tout, l\u2019image d\u2019une fid\u00e9lit\u00e9 parfaite des r\u00e9gions de Donetsk et de Lougansk \u00e0 l\u2019\u00e9gard de la Russie a continu\u00e9 \u00e0 prosp\u00e9rer au sein du \u00ab mythe du Donbass \u00bb. Lors de l\u2019attaque de la Russie contre l\u2019Ukraine en 2014, elle a \u00e9t\u00e9 instrumentalis\u00e9e avec succ\u00e8s.<\/p>\n\n\n\n Une question nous a souvent \u00e9t\u00e9 adress\u00e9e au cours de ces dix ann\u00e9es de guerre : \u00ab Pourquoi les Ukrainiens de Donetsk et de Lougansk n\u2019ont-ils pas r\u00e9sist\u00e9 \u00e0 l’occupation ? \u00bb Parfois, j’ai envie de crier haut et fort : \u00ab Nous avons r\u00e9sist\u00e9 ! Les gens rest\u00e9s sous occupation continuent \u00e0 lutter jusqu\u2019\u00e0 aujourd\u2019hui ! Ce n’est pas parce que vous ne vouliez pas voir ou savoir quelque chose que cela n\u2019a pas exist\u00e9 ou que cela n\u2019existe pas \u00bb.<\/p>\n\n\n\n Nous avons r\u00e9sist\u00e9 d\u00e8s le premier jour.<\/p>\n\n\n\n Pratiquement personne dans la vie ordinaire ne sait ce qu\u2019implique de devenir un clandestin, un partisan, dans une ville occup\u00e9e par des forces sp\u00e9ciales russes avec le soutien de collaborateurs locaux. Nous avons fait ce que nous avions lu et appris dans des livres consacr\u00e9s \u00e0 la Seconde Guerre mondiale.<\/p>\n\n\n\n Les 4 et 5 mars 2014, deux mille habitants de Donetsk se sont rassembl\u00e9s dans la rue pour d\u00e9fendre l\u2019unit\u00e9 de l\u2019Ukraine. Le 13 mars, Dmytro Chernyavsky a \u00e9t\u00e9 tu\u00e9 lors d’un rassemblement parce qu\u2019il voulait, comme nous tous, vivre en Ukraine <\/span>10<\/sup><\/a><\/span><\/span>. Des actions d\u2019envergure se sont n\u00e9anmoins poursuivies les 17 et 28 avril <\/span>11<\/sup><\/a><\/span><\/span>. Nous avons cr\u00e9\u00e9 dans la foul\u00e9e un organe clandestin de coordination et d’interaction, le Comit\u00e9 des forces patriotiques du Donbass. Nous avons publi\u00e9 le journal \u00ab Donetsk parle \u00bb. <\/p>\n\n\n\n Lorsque le gouvernement ukrainien a lanc\u00e9 l\u2019op\u00e9ration antiterroriste (ATO) en avril 2014, nous avons b\u00e9n\u00e9volement collect\u00e9 et livr\u00e9 de l\u2019aide \u00e0 notre arm\u00e9e, imprim\u00e9 et coll\u00e9 des tracts, arrach\u00e9 les drapeaux russes, peint des cl\u00f4tures et des ponts aux couleurs du drapeau ukrainien et soutenu un service de pri\u00e8re pour l\u2019Ukraine organis\u00e9 par des \u00e9glises de diff\u00e9rentes confessions. Nous avons recherch\u00e9 des personnes kidnapp\u00e9es, transport\u00e9 des militants et dress\u00e9 des listes de patriotes emprisonn\u00e9s.<\/p>\n\n\n\n Les premi\u00e8res victimes de la guerre de la Russie contre l’Ukraine \u00e9taient des Ukrainiens originaires des r\u00e9gions de Donetsk et de Lougansk. Le 17 avril 2014, Volodymyr Rybak a \u00e9t\u00e9 enlev\u00e9 \u00e0 Horlivka. Avant son enl\u00e8vement, l\u2019homme avait tent\u00e9 de se rendre au comit\u00e9 ex\u00e9cutif de la ville pour retirer le drapeau de la R\u00e9publique populaire autoproclam\u00e9e de Donetsk qui flottait au-dessus du b\u00e2timent. Le 22 avril, le corps de Vladimir Rybak, portant des traces de torture et des coups de couteau \u00e0 la poitrine et \u00e0 l’abdomen, a \u00e9t\u00e9 retrouv\u00e9 dans la rivi\u00e8re Kazenny Torets. Plus tard, l\u2019enqu\u00eate a \u00e9tabli que des occupants, les citoyens russes Igor Guirkine et Igor Bezler, \u00e9taient impliqu\u00e9s dans l\u2019enl\u00e8vement et le meurtre du patriote ukrainien <\/span>12<\/sup><\/a><\/span><\/span>.<\/p>\n\n\n\n Les premi\u00e8res victimes de la guerre de la Russie contre l’Ukraine \u00e9taient des Ukrainiens originaires des r\u00e9gions de Donetsk et de Lougansk.<\/p>Olena Stiazhkina<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n En juillet 2014, Stepan Chubenko, 16 ans, habitant de Kramatorsk, a \u00e9t\u00e9 tortur\u00e9 et tu\u00e9 pour avoir aid\u00e9 l\u2019arm\u00e9e de mani\u00e8re b\u00e9n\u00e9vole et port\u00e9 des symboles ukrainiens <\/span>13<\/sup><\/a><\/span><\/span>. Olena Kulish et Volodymyr Alyokhin ont quant \u00e0 eux assist\u00e9 l\u2019arm\u00e9e ukrainienne en apportant de la nourriture, de l\u2019eau et des m\u00e9dicaments aux troupes situ\u00e9es sur la ligne de front pr\u00e8s de l’a\u00e9roport de Lougansk. Des repr\u00e9sentants des forces arm\u00e9es russes les ont enlev\u00e9s dans la cour int\u00e9rieure de leur habitation, puis, apr\u00e8s les avoir longtemps tortur\u00e9s, les ont tu\u00e9s d\u2019une balle dans la t\u00eate <\/span>14<\/sup><\/a><\/span><\/span>… Cette triste liste comprend des centaines d\u2019autres noms et des milliers de vies bris\u00e9es. <\/p>\n\n\n\n D\u00e8s le premier jour de l’invasion, les occupants ont identifi\u00e9 les \u00ab ennemis de la R\u00e9publique de Donetsk \u00bb et les ont pourchass\u00e9s, ainsi que leurs familles. Apr\u00e8s avoir pris les pleins pouvoirs, les occupants ont commenc\u00e9 \u00e0 d\u00e9truire les \u00e9coles ukrainiennes, \u00e0 \u00ab nettoyer \u00bb les biblioth\u00e8ques, \u00e0 saisir les livres en langue ukrainienne, \u00e0 dresser des listes d’ouvrages interdits et \u00e0 les d\u00e9truire.<\/p>\n\n\n\n La r\u00e9sistance dans les territoires occup\u00e9s n\u2019a pas cess\u00e9 depuis. Elle prend de nouveau la forme du \u00ab nationalisme banal \u00bb ; elle s\u2019est aussi manifest\u00e9e \u00e0 travers l\u2019assistance aux forces arm\u00e9es et aux patriotes ukrainiens. La musique des groupes de rock ukrainiens, la c\u00e9l\u00e9bration des f\u00eates ukrainiennes, selon l\u2019heure et le calendrier ukrainiens, la \u00ab guerre des graffitis \u00bb, les tracts, le street-art de l\u2019artiste Murzilka <\/span>15<\/sup><\/a><\/span><\/span>, le hissage de drapeaux ukrainiens sur les terrils, le r\u00e9seau de r\u00e9sistance informationnelle \u2014 chacune de ces actions concourt \u00e0 la r\u00e9sistance.<\/p>\n\n\n\n La lecture de livres ukrainiens constitue aussi un acte de r\u00e9sistance car cela peut vous conduire dans un camp de concentration. R\u00e9sister, c\u2019est aussi \u00e9tudier dans des \u00e9coles ukrainiennes en ligne. R\u00e9sister, c\u2019est apprendre la langue ukrainienne avec un tuteur. R\u00e9sister, c’est communiquer des informations sur l\u2019emplacement des troupes et des entrep\u00f4ts de l\u2019occupant. La r\u00e9sistance, c’est un r\u00e9seau<\/a> de \u00ab nos \u00bb concitoyens, solidaires et unis dans l\u2019attente du retour de l’Ukraine. Un de mes amis qui, pour de tr\u00e8s bonnes raisons, vit sous occupation depuis dix ans dit toujours : \u00ab Je suis ici pour que quelqu\u2019un puisse accueillir l\u2019arm\u00e9e ukrainienne avec des fleurs. Nous sommes ici. Nous sommes l\u00e0 pour \u00e7a \u00bb.<\/p>\n\n\n\n Apr\u00e8s l’invasion totale de 2022, une nouvelle forme de r\u00e9sistance est apparue \u00e0 travers l\u2019utilisation de l\u2019ukrainien dans la vie courante, parmi les siens \u00e0 la maison, et dans les communications avec les gens de l\u2019Ukraine libre. Dans la r\u00e9sistance quotidienne, la langue ukrainienne a acquis une nouvelle signification symbolique. D\u00e9sormais, elle n\u2019est plus seulement une langue d’\u00c9tat, mais un symbole de libert\u00e9, de v\u00e9rit\u00e9 et de s\u00e9curit\u00e9.<\/p>\n\n\n\n Je suis convaincue que les habitants des r\u00e9gions de Donetsk et de Lougansk accueilleront l\u2019arm\u00e9e ukrainienne.<\/p>\n\n\n\n Donetsk, Lougansk et la Crim\u00e9e \u2014 malgr\u00e9 toute la mythologie russo-sovi\u00e9tique \u2014 \u00e9taient, sont et seront l’Ukraine. La r\u00e9sistance et les r\u00e9pressions le prouvent.<\/p>\n","protected":false},"excerpt":{"rendered":" Dans les tranch\u00e9es, sous les canons, on se bat aussi contre des mythes. En regroupant les r\u00e9gions de Donetsk et de Lougansk sous le terme artificiel et trompeur de \u00ab Donbass \u00bb, la propagande sovi\u00e9tique avait assign\u00e9 \u00e0 ces terres un statut. Aujourd’hui, la Russie de Poutine veut \u00e0 nouveau les accaparer.<\/p>\n Dans ce t\u00e9moignage, l’historienne et activiste ukrainienne Olena Stiazhkina revient sur les formes de leur r\u00e9sistance.<\/p>\n","protected":false},"author":10,"featured_media":220039,"comment_status":"closed","ping_status":"closed","sticky":false,"template":"templates\/post-angles.php","format":"standard","meta":{"_acf_changed":false,"_trash_the_other_posts":false,"footnotes":""},"categories":[3729],"tags":[],"geo":[1917],"class_list":["post-219944","post","type-post","status-publish","format-standard","hentry","category-violences-imperiales-lactualite-russe-du-passe-sovietique","staff-olena-stiazhkina","geo-europe"],"acf":[],"yoast_head":"\nLe mythe du Donbass<\/strong><\/h2>\n\n\n\n
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Nationalisme ordinaire et extraordinaire<\/strong><\/h2>\n\n\n\n
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On ne s\u2019\u00e9l\u00e8ve pas seul <\/strong><\/h2>\n\n\n\n
La r\u00e9sistance ukrainienne de 2014 \u00e0 aujourd’hui<\/strong><\/h2>\n\n\n\n
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