{"id":217730,"date":"2024-02-11T11:02:18","date_gmt":"2024-02-11T10:02:18","guid":{"rendered":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/?p=217730"},"modified":"2024-02-12T14:08:30","modified_gmt":"2024-02-12T13:08:30","slug":"jacques-ranciere-et-lhistoire-volume-2","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/2024\/02\/11\/jacques-ranciere-et-lhistoire-volume-2\/","title":{"rendered":"\u00ab L\u2019important, c\u2019est l\u2019effort pour briser l\u2019ordre normal du temps \u00bb, une conversation en deux parties avec Jacques Ranci\u00e8re"},"content":{"rendered":"\n
Nous publions le deuxi\u00e8me volume de l’entretien fleuve (le premier volume peut-\u00eatre lu ici<\/a>) avec l’un des plus importants philosophes fran\u00e7ais, Jacques Ranci\u00e8re. Ce texte de fond qui explore sans doute pour la premi\u00e8re fois d’une mani\u00e8re si fouill\u00e9e son rapport avec l’histoire, les archives et l’historiographie sera discut\u00e9 mardi 26 mars \u00e0 l’\u00c9cole normale sup\u00e9rieure<\/a> avec, entre autres, Patrick Boucheron, Genevi\u00e8ve Fraisse, Michelle Perrot et Jacques Ranci\u00e8re. Vous pouvez vous inscrire ici<\/a>. <\/em><\/p>\n\n\n\n J\u2019ai \u00e9crit sur la parole ouvri\u00e8re des journaux de 1848, y compris des journaux de juin 1848, puisque les articles qui ont l\u2019air un peu intemporels de Gauny sont en fait publi\u00e9s dans Le Tocsin des Travailleurs<\/em> en juin 1848. On voit encore Gauny quelques jours avant l\u2019insurrection participer \u00e0 un grand d\u00e9fil\u00e9 et s’arr\u00eater pour lire un po\u00e8me devant je ne sais plus quelle statue ! Je n\u2019ai pas parl\u00e9 des barricades de juin 1848. Pourquoi ? Pour une raison tr\u00e8s simple : j\u2019ai pass\u00e9 un an \u00e0 travailler sur les archives des inculp\u00e9s de juin 1848. J\u2019y ai trouv\u00e9 une masse de documents sur ce que les gens faisaient \u00e9ventuellement avant<\/em>, mais je n\u2019ai pu en tirer aucune compr\u00e9hension des formes qu\u2019avait prises l\u2019insurrection. Les documents qu\u2019on a sur l\u2019histoire des journ\u00e9es de juin 1848, les mat\u00e9riaux archivistiques fiables, ne disent absolument rien sur la mani\u00e8re dont a \u00e9t\u00e9 v\u00e9cue la violence par les ouvriers. Elles disent simplement : on a arr\u00eat\u00e9 ces gens-l\u00e0, et puis voil\u00e0, on a tous ces documents \u00e0 leur sujet. C\u2019est tout. J\u2019aurais aim\u00e9 pouvoir faire un livre sur juin 1848, mais j\u2019ai vu, apr\u00e8s un an de travail o\u00f9 je n\u2019avais encore \u00e9pluch\u00e9 que m\u00eame pas mille sur les douze mille dossiers, qu\u2019il n\u2019y avait pas moyen d\u2019en tirer une histoire militaire de juin 1848. Les gens qui racontent ces journ\u00e9es se fondent tous sur les m\u00eames r\u00e9cits, et \u00e9ventuellement ils r\u00e9p\u00e8tent tous les m\u00eames erreurs. Moi je parle de ce dont le mat\u00e9riau me permet de parler.<\/p>\n\n\n\n Alors \u00e9videmment, les gens ont conclu : il ne s\u2019int\u00e9resse pas \u00e0 la violence, ce n\u2019est pas un hasard, il ne s\u2019int\u00e9resse pas non plus \u00e0 l\u2019\u00e9conomie ! Ok ! Encore une fois, je m\u2019int\u00e9resse \u00e0 ce que je peux faire avec les mat\u00e9riaux que j\u2019ai en main. Cela dit, ces mat\u00e9riaux me permettent quand m\u00eame de constater une chose, \u00e0 savoir la tension entre ce que j\u2019ai d\u00e9fini plus tard comme un conflit de mondes et un conflit de forces. L\u2019opposition entre deux mondes qui est dans la t\u00eate des ouvriers en juin 48 ne d\u00e9finit aucune forme de strat\u00e9gie de guerre, de tactique dans les affrontements. Il y a un hiatus entre la claire vision de l’ennemi et la d\u00e9termination des moyens du combat. Et m\u00eame plus radicalement, ce qui m\u2019a tr\u00e8s souvent frapp\u00e9, c\u2019est que le sentiment m\u00eame d\u2019\u00eatre une force, d\u2019\u00eatre la force de l\u2019avenir, de porter en soi un nouveau monde, entra\u00eene une sorte de d\u00e9calage par rapport aux techniques de la lutte. On voit \u00e7a pr\u00e9cis\u00e9ment \u00e0 travers les critiques de Blanqui. Dans la pr\u00e9face qu\u2019on m\u2019avait demand\u00e9 de faire sur l\u2019Eternit\u00e9 par les astres<\/em>, je n\u2019ai pas parl\u00e9 de techniques d\u2019insurrection parce que le livre n\u2019en parle pas. En revanche, j\u2019ai comment\u00e9 ailleurs la critique de Blanqui sur juin 1848, o\u00f9 il dit : ils se claquemurent dans leurs quartiers au lieu de monter \u00e0 l\u2019assaut ! Mais pr\u00e9cis\u00e9ment : ce que Blanqui a du mal \u00e0 comprendre, c\u2019est que les barricades, c\u2019est d\u2019abord une mani\u00e8re d\u2019affirmer qu\u2019on est un peuple ensemble ; on s\u2019affirme comme un peuple contre le peuple officiel. Effectivement, \u00e7a ne d\u00e9finit pas une strat\u00e9gie de combat. Il y a toujours eu un hiatus entre les mouvements ouvriers et les mouvements proprement insurrectionnels. Blanqui, lui, a fait des insurrections con\u00e7ues pour prendre le pouvoir d\u2019assaut mais il les a compl\u00e8tement rat\u00e9es ! Ce qui est int\u00e9ressant, c\u2019est de partir de cet \u00e9cart entre le sentiment d\u2019appartenir \u00e0 un monde contre un autre, et la comp\u00e9tence dans les techniques de combat. \u00c7a, on l\u2019a revu en 1917. Plus tard, on a un peu fantasm\u00e9 sur la fusion heureuse des deux : la guerre de gu\u00e9rilla, les arm\u00e9es de partisans qui sont comme des poissons dans l\u2019eau parmi les paysans, bon d\u2019accord. Mais, fondamentalement, ce que je vois dans la critique de Blanqui, et aussi dans la politique des blanquistes, c\u2019est l\u2019\u00e9cart entre des gens qui se pensent comme des praticiens de l\u2019insurrection et le monde nouveau qui s’affirme comme l\u2019horizon du combat.<\/p>\n\n\n\n En ce qui concerne mon suppos\u00e9 qui\u00e9tisme, ce n\u2019est pas vraiment mon probl\u00e8me. Quand j\u2019\u00e9tais militant, je jouais surtout le r\u00f4le du colleur d\u2019affiches et du distributeur de tracts, et pas celui d\u2019acteur ce qu\u2019on appelait \u00e0 l\u2019\u00e9poque les actions de partisans ! Je n\u2019ai jamais revendiqu\u00e9 d\u2019\u00eatre plus que ce que j\u2019\u00e9tais. Et puis quand on \u00e9crit, on \u00e9crit. Il ne faut pas faire comme si celui qui \u00e9crivait au lieu d\u2019\u00e9crire devrait \u00eatre en train d\u2019enfoncer un poste de police !<\/p>\n\n\n\n Le texte \u00ab Utopistes, bourgeois, prol\u00e9taires \u00bb, je l\u2019avais \u00e9crit \u00e0 l\u2019\u00e9poque de la grande vogue du fouri\u00e9risme, dans les ann\u00e9es 1970 o\u00f9 certains avaient l\u2019id\u00e9e que le fouri\u00e9risme apportait la r\u00e9ponse aux questions que le marxisme avait mal pos\u00e9es ou avait ignor\u00e9es, l\u2019id\u00e9e qu\u2019il y aurait eu un moment utopique de la pens\u00e9e ouvri\u00e8re qui aurait \u00e9t\u00e9 r\u00e9prim\u00e9 par le marxisme. J\u2019ai d\u00fb constater et dire que ce n\u2019\u00e9tait pas vraiment cela ! L\u2019application de la pens\u00e9e fouri\u00e9riste dans les ann\u00e9es 1840 \u00e9tait beaucoup plus du c\u00f4t\u00e9 des philanthropes bourgeois et des nouvelles techniques disciplinaires que du \u00ab nouveau monde amoureux \u00bb. J\u2019ai oppos\u00e9 \u00e0 ce fouri\u00e9risme d\u2019en haut une r\u00e9ponse ouvri\u00e8re. C\u2019\u00e9tait l\u2019\u00e9poque o\u00f9 je pensais qu\u2019on pouvait rep\u00e9rer une pens\u00e9e ouvri\u00e8re organique. Mais la critique \u00ab ouvri\u00e8re \u00bb de Fourier, sur laquelle je m\u2019appuyais, est faite par Noiret, lequel exprime la vision r\u00e9publicaine beaucoup plus qu\u2019une vision sp\u00e9cifiquement ouvri\u00e8re. L\u2019Atelier<\/em>, effectivement, c\u2019est un discours ouvrier<\/em> ; mais ce discours ouvrier, il est construit par un id\u00e9ologue qui est ext\u00e9rieur au monde ouvrier. Voil\u00e0, j\u2019ai \u00e9t\u00e9 amen\u00e9 \u00e0 constamment d\u00e9placer les choses en montrant que les formes d\u2019expression qui vont d\u00e9finir une subjectivit\u00e9 ouvri\u00e8re sont en m\u00eame temps des formes d\u2019expression mixtes, qui sont emprunt\u00e9es directement ailleurs ou qui sont li\u00e9es au trajet impr\u00e9visible de la lettre errante. Il se constitue des discours de r\u00e9sistance et de subversion ou d\u2019\u00e9mancipation, mais ils ne sont pas simplement en \u00e9cart avec la pens\u00e9e dite bourgeoise ; ils sont aussi en \u00e9cart avec la pens\u00e9e identitaire qui est cens\u00e9e devoir \u00eatre celle des ouvriers.<\/p>\n\n\n\n \u00c0 l\u2019\u00e9poque, il y a quelque chose d\u2019autre qui a \u00e9t\u00e9 important pour moi, c\u2019est toute l\u2019affaire de la litt\u00e9rature ouvri\u00e8re, de la po\u00e9sie des ouvriers que les bourgeois et les \u00e9crivains \u00e9tablis ne trouvent pas assez ouvri\u00e8re, pas authentiquement ouvri\u00e8re, ce que r\u00e9sume la fameuse injonction de Victor Hugo au po\u00e8te ouvrier Constant Hilbey : \u00ab Restez ce que vous \u00eates, po\u00e8te et ouvrier ! \u00bb <\/span>7<\/sup><\/a><\/span><\/span>. J\u2019ai \u00e9t\u00e9 amen\u00e9 de plus en plus \u00e0 souligner au contraire que l\u2019insistance m\u00eame sur l\u2019identit\u00e9 ouvri\u00e8re et l\u2019id\u00e9e d\u2019une expression ad\u00e9quate de cette identit\u00e9 \u00e9taient une forme d\u2019assignation \u00e0 r\u00e9sidence.<\/p>\n\n\n\n La question du loisir<\/em> n\u2019est pas celle des loisirs<\/em>. Aristote distinguait d\u00e9j\u00e0 le loisir comme mode de possession du temps et la pause, comme interruption d\u2019activit\u00e9. Le premier caract\u00e9rise les hommes libres, c\u2019est-\u00e0-dire ceux qui ont le temps \u00e0 leur disposition, tandis que la seconde concerne les hommes \u00ab m\u00e9caniques \u00bb dont le temps se partage entre travail et repos. En bref, le loisir<\/em> n\u2019est pas une division m\u00e9trique d\u2019un temps homog\u00e8ne mais une mani\u00e8re d\u2019\u00eatre dans le temps, oppos\u00e9e \u00e0 une autre. Il est clair que l\u2019\u00e9mancipation, con\u00e7ue comme auto-\u00e9mancipation, concerne la conqu\u00eate du loisir comme tel : la capacit\u00e9 pour l\u2019ouvrier de se donner le temps qu\u2019il n\u2019a pas, d\u2019installer ce temps du loisir soit dans celui du travail (comme Gauny le formule dans \u00ab Le Travail \u00e0 la t\u00e2che \u00bb), soit dans celui du repos (les heures vol\u00e9es au sommeil pour des activit\u00e9s de loisir comme la lecture ou l\u2019\u00e9criture). La bataille pour \u00ab les loisirs \u00bb, c\u2019est-\u00e0-dire pour la r\u00e9duction du temps de travail, suppose cette conqu\u00eate premi\u00e8re du loisir qui n\u2019est pas affaire d\u2019augmentation ou de r\u00e9duction du temps mesur\u00e9 mais de n\u00e9gation du partage entre deux mani\u00e8res d\u2019\u00eatre dans le temps et de faire usage du temps.<\/p>\n\n\n\n J\u2019ai \u00e9t\u00e9 amen\u00e9 de plus en plus \u00e0 souligner au contraire que l\u2019insistance m\u00eame sur l\u2019identit\u00e9 ouvri\u00e8re et l\u2019id\u00e9e d\u2019une expression ad\u00e9quate de cette identit\u00e9 \u00e9taient une forme d\u2019assignation \u00e0 r\u00e9sidence.<\/p>Jacques Ranci\u00e8re<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Il est clair que le sujet qui m\u2019a occup\u00e9, c\u2019est la conqu\u00eate du loisir ainsi d\u00e9fini. C\u2019est pourquoi j\u2019ai d\u00e9fini le type de sujet ouvrier engag\u00e9 dans cette conqu\u00eate en \u00e9cart avec les images alors tr\u00e8s pris\u00e9es de la f\u00eate populaire. Celles-ci impliquent en effet une image du sujet peuple conforme au partage traditionnel : l\u2019alternance entre rude travail et d\u00e9cha\u00eenement collectif joyeux. C\u2019\u00e9tait le m\u00eame partage qui commandait les conseils donn\u00e9s aux po\u00e8tes ouvriers par les po\u00e8tes install\u00e9s : \u00e9crivez des chansons pour rythmer le travail de l\u2019atelier ou pour accompagner les f\u00eates du peuple. J\u2019ai insist\u00e9 sur le refus des po\u00e8tes ouvriers de s\u2019inscrire dans ce partage, sur leur volont\u00e9 de faire une po\u00e9sie de po\u00e8tes et non une po\u00e9sie d\u2019ouvriers. J\u2019ai par ailleurs marqu\u00e9 le peu de go\u00fbt de la presse ouvri\u00e8re de cette \u00e9poque pour les formes de divertissement populaire mises en avant par les historiens des mentalit\u00e9s et exalt\u00e9es dans les ann\u00e9es post-gauchistes.<\/p>\n\n\n\n C\u2019est dire que je n\u2019ai trait\u00e9 des loisirs<\/em> que de mani\u00e8re indirecte, \u00e0 partir du mat\u00e9riel fourni par ceux qui voulaient les civiliser ou les r\u00e9primer, et en r\u00e9action \u00e0 l\u2019\u00e9gard de certaines th\u00e9orisations du pouvoir ou du peuple. Le \u00ab th\u00e9\u00e2tre du peuple \u00bb dont j\u2019ai parl\u00e9 n\u2019est pas celui qui exprimerait une culture populaire mais celui des gens qui veulent \u00e9duquer le peuple. Et l\u2019article sur la \u00ab barri\u00e8re des plaisirs \u00bb poursuit deux buts en m\u00eame temps : d\u2019un c\u00f4t\u00e9, il oppose \u00e0 l\u2019id\u00e9e d\u2019une culture populaire autonome les \u00e9changes qui se tiennent \u00e0 la fronti\u00e8re qui est cens\u00e9e les s\u00e9parer. De l\u2019autre il montre, contre le th\u00e8me alors en vogue de la disciplinarisation et de la moralisation des corps ouvriers par le pouvoir, les t\u00e2tonnements d\u2019un appareil r\u00e9pressif qui ne sait pas tr\u00e8s bien ce qu\u2019il doit r\u00e9primer et moins encore quelle sorte de moralit\u00e9 il doit produire.<\/p>\n\n\n\n Cette th\u00e8se ne doit rien de particulier \u00e0 Thompson. Elle constate simplement l\u2019importance, durant toute cette p\u00e9riode, de cette id\u00e9e large de la r\u00e9publique dont on parlait plus haut : la r\u00e9publique comme forme de vie globale sous le signe de la libert\u00e9 et de l\u2019\u00e9galit\u00e9 : une r\u00e9publique d\u00e9mocratique comprenant des formes de mobilisation propres comme les clubs pour \u00e9laborer une voix du peuple r\u00e9publicain qui s\u2019impose \u00e0 l\u2019action des repr\u00e9sentants et qui les contr\u00f4le ; une r\u00e9publique sociale avec une force propre organis\u00e9e du monde ouvrier \u00e0 travers les associations. Cette volont\u00e9 de constituer une r\u00e9publique des travailleurs qui se manifeste notamment \u00e0 travers l\u2019action et les textes des d\u00e9l\u00e9gu\u00e9s de la Commission du Luxembourg d\u00e9borde de fait la question de la participation des ouvriers \u00e0 la campagne \u00e9lectorale. L\u2019affaire \u00e9lectorale \u00e9tait tout naturellement le monopole de la bourgeoisie qui y \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 exerc\u00e9e. Le camp de la d\u00e9mocratie ouvri\u00e8re partait avec un s\u00e9rieux handicap sur ce terrain \u00e9lectoral qui lui \u00e9tait inconnu. Les d\u00e9l\u00e9gu\u00e9s du Luxembourg ont \u00e9chou\u00e9 dans leur tentative de faire \u00e9lire des d\u00e9put\u00e9s ouvriers qui \u00e9taient des inconnus pour le peuple \u00e9lectoral. Le \u00ab paradoxe \u00bb que vous relevez montre en fait la contradiction entre deux id\u00e9es du peuple et de la d\u00e9mocratie. La premi\u00e8re application du suffrage universel a montr\u00e9 qu\u2019il n\u2019\u00e9tait pas l\u2019arme de la d\u00e9mocratie mais l\u2019instrument de sa r\u00e9pression, une mani\u00e8re de faire jouer le \u00ab peuple \u00bb du syst\u00e8me repr\u00e9sentatif (la collection des individus isol\u00e9s) contre les tentatives d\u2019auto-organisation du peuple d\u00e9mocratique.<\/p>\n\n\n\n Je pense qu’il n’y a pas de lien direct entre La Nuit des prol\u00e9taires<\/em> et Les Mots de l’histoire<\/em>. Les Mots de l’histoire<\/em> ne d\u00e9veloppent pas la \u00ab m\u00e9thode \u00bb que j\u2019aurais utilis\u00e9e dans La Nuit des prol\u00e9taires<\/em>. En fait, l\u2019\u00e9volution est plus indirecte. \u00c7a passe par Le Philosophe et ses pauvres<\/em>. Le Philosophe et ses pauvres<\/em>, notamment la partie sur Platon, \u00e9tait une r\u00e9flexion moins sur ma m\u00e9thode d\u2019historien que sur la possibilit\u00e9 de l\u2019objet de mon histoire, \u00e0 savoir cet \u00e9v\u00e9nement constitu\u00e9 par la parole de ceux et celles qui se permettent de penser et d\u2019\u00e9crire alors que ce n\u2019est pas \u00ab leur affaire \u00bb, de ceux et celles qui ont \u00e9t\u00e9 boulevers\u00e9s par l\u2019entr\u00e9e de l\u2019\u00e9criture dans leur vie, f\u00fbt-ce \u00e0 travers quelques lignes sur un morceau de papier d\u2019emballage ou de papier ramass\u00e9 dans la rue. J\u2019ai essay\u00e9 de reprendre la question \u00e0 partir de la critique platonicienne de l\u2019\u00e9criture, de sa critique de la lettre orpheline qui s\u2019en va parler \u00e0 n\u2019importe qui sans ma\u00eetre et sans savoir \u00e0 qui il faut parler et \u00e0 qui il ne faut pas parler\u2026 Et donc, \u00e0 partir de l\u00e0, j\u2019ai d\u00e9velopp\u00e9 un s\u00e9minaire de r\u00e9flexion sur les politiques de l\u2019\u00e9criture, qui n\u2019\u00e9tait pas tellement fond\u00e9 sur La Nuit des prol\u00e9taires<\/em>, mais qui portait sur cette puissance propre des mots qui avait \u00e9t\u00e9 mon sujet \u00e0 travers le mat\u00e9riau historique des textes ouvriers. Cela s\u2019est accompagn\u00e9 d\u2019une r\u00e9flexion sur la mani\u00e8re dont les autres (philosophes, \u00e9crivains, historiens, sociologues\u2026) avaient trait\u00e9 cette puissance. J\u2019avais lanc\u00e9 ce programme assez large sur le th\u00e8me des politiques de l\u2019\u00e9criture, o\u00f9 j\u2019ai finalement balay\u00e9 un tas de choses \u2014 depuis les \u00e9crits des P\u00e8res du d\u00e9sert jusqu\u2019aux conflits sur la bonne \u00e9criture scolaire au d\u00e9but de la IIIe R\u00e9publique \u2014 dont je n\u2019ai finalement fait aucun usage. Et puis, petit \u00e0 petit, j\u2019ai centr\u00e9 la chose sur la mani\u00e8re dont d\u2019autres avaient travaill\u00e9 sur un mat\u00e9riau semblable au mien, mais de mani\u00e8re tout \u00e0 fait diff\u00e9rente. \u00c7a commence avec Tacite et la fa\u00e7on dont il invente le discours du centurion r\u00e9volt\u00e9 Percennius tout en d\u00e9clarant cette r\u00e9volte et ce discours nuls et non avenus. \u00c7a passe par Michelet et cette sc\u00e8ne arch\u00e9typale de la description des f\u00eates de la F\u00e9d\u00e9ration, o\u00f9 il mentionne les discours des orateurs de village, mais o\u00f9 en m\u00eame temps il n\u2019en reprend jamais un seul mot et o\u00f9 finalement ce qui parle, ce n\u2019est plus les orateurs, mais c\u2019est la terre, les moissons, les g\u00e9n\u00e9rations et tous leurs symboles. Puis j\u2019ai rencontr\u00e9 cette curieuse expression de Braudel qui parle de la \u00ab paperasse des pauvres \u00bb comme obstacle \u00e0 la vision historique. J\u2019ai travaill\u00e9 sur Le Roy Ladurie, et sur la fa\u00e7on dont il a territorialis\u00e9 l\u2019h\u00e9r\u00e9sie cathare. J\u2019ai ainsi men\u00e9 une r\u00e9flexion d\u2019ensemble sur la fa\u00e7on dont l\u2019historien traite la parole h\u00e9r\u00e9tique, c\u2019est-\u00e0-dire \u2014 plus que la parole religieuse d\u00e9viante \u2014 la parole de gens qui ne devraient pas parler, ou qui, s\u2019ils parlent, ne devraient pas dire \u00e7a ! Il y a eu aussi le r\u00f4le des sollicitations ext\u00e9rieures ; par exemple, on m\u2019a demand\u00e9 une fois de faire un article sur deux livres sur la R\u00e9volution fran\u00e7aise, dont le livre d\u2019Alfred Cobban, The Social Interpretation of the French Revolution<\/em> <\/span>15<\/sup><\/a><\/span><\/span>. C\u2019est l\u00e0 que j\u2019ai commenc\u00e9 \u00e0 m\u2019int\u00e9resser \u00e0 l\u2019historiographie r\u00e9visionniste, et notamment \u00e0 l\u2019interpr\u00e9tation r\u00e9visionniste de la R\u00e9volution fran\u00e7aise qui aboutit \u00e0 dire ou bien qu\u2019elle n\u2019a \u00e9t\u00e9 qu\u2019une illusion ou bien qu\u2019elle avait d\u00e9j\u00e0 eu lieu avant.<\/p>\n\n\n\n Bien s\u00fbr, il y avait en toile de fond la fa\u00e7on dont j\u2019avais moi-m\u00eame trait\u00e9 mon propre mat\u00e9riau, mais ce n\u2019\u00e9tait pas une r\u00e9flexion directe sur ma pratique, c\u2019\u00e9tait une r\u00e9flexion sur la mani\u00e8re dont l\u2019histoire, et l\u2019histoire dans ce qu\u2019elle avait de plus glorieux \u00e0 l\u2019\u00e9poque, avait trait\u00e9 ce mat\u00e9riau de la parole errante, de la parole h\u00e9r\u00e9tique, de la parole hors-lieu. C\u2019est tout cela qui s\u2019est synth\u00e9tis\u00e9 dans Les Mots de l\u2019histoire<\/em>.<\/p>\n\n\n\n Le rapprochement dont vous parlez est, en r\u00e9alit\u00e9, fait par mes interlocuteurs et j\u2019y r\u00e9ponds en circonscrivant ce qui me para\u00eet le trait commun le plus significatif : non pas les mani\u00e8res de faire et de penser des ouvriers de 1830 et celles des \u00e9tudiants de 1968 mais le fait que les uns comme les autres ont le sentiment que \u00ab rien ne sera plus comme avant \u00bb. Je pense que ce sentiment est av\u00e9r\u00e9 et qu\u2019il a fait effet dans les deux cas (contrairement au \u00ab changement de paradigme \u00bb qui \u00e9tait cens\u00e9 se produire comme cons\u00e9quence du Covid). Mais je n\u2019accorde \u00e0 ce genre de comparaison aucune valeur m\u00e9thodologique. J\u2019ai construit La Nuit des prol\u00e9taires<\/em> ou Le Ma\u00eetre ignorant<\/em> \u00e0 partir des \u00e9v\u00e9nements et des r\u00e9f\u00e9rences sociales, politiques ou culturelles de l\u2019\u00e9poque o\u00f9 vivaient leurs acteurs. Gauny r\u00e9pond aux pr\u00e9dicateurs saint-simoniens et non \u00e0 Glucksmann. Jacotot r\u00e9pond \u00e0 Lasteyrie \u2014 et \u00e0 l\u2019univers savant et progressiste qu\u2019il incarne \u2014 et non \u00e0 Milner (ce qui n\u2019emp\u00eache pas que leur dialogue d\u2019alors ne soit utile pour \u00e9largir la sc\u00e8ne sur laquelle Glucksmann et Milner parlent).<\/p>\n\n\n\n Placer quelqu\u2019un dans son \u00e9poque est une chose. Dire que les hommes ressemblent plus \u00e0 leur temps qu\u2019\u00e0 leurs p\u00e8res en est une tout autre qui fait appel \u00e0 un concept mal explicit\u00e9 de temps, lequel conduit \u00e0 des aberrations comme l\u2019emploi d\u2019une logique de la vraisemblance pour d\u00e9cr\u00e9ter ce qu\u2019un temps autorise ou interdit. J\u2019ai toujours proc\u00e9d\u00e9 \u00e0 partir de faits attest\u00e9s et non de conjectures sur leur possibilit\u00e9. Et parmi ces faits attest\u00e9s, il y a le fait que des gens s\u2019arrachent au type de temporalit\u00e9 qui est inh\u00e9rent \u00e0 leur activit\u00e9, qu\u2019ils inventent une autre mani\u00e8re de faire avec le temps. Les \u00ab anachronies \u00bb peuvent aider \u00e0 rendre ces formes d\u2019arrachement pensables et formulables. C\u2019est ce que j\u2019ai comment\u00e9 \u00e0 propos de l\u2019histoire du signifiant \u00ab prol\u00e9taire \u00bb. Mais l\u2019important, c\u2019est la \u00ab nuit \u00bb : l\u2019effort pour briser l\u2019ordre normal du temps, c\u2019est-\u00e0-dire le partage entre deux types de temporalit\u00e9 : celle des hommes \u00ab libres \u00bb et celle des hommes \u00ab m\u00e9caniques \u00bb.<\/p>\n\n\n\n Disons que la pluralit\u00e9 des temps chez Braudel est quand m\u00eame tr\u00e8s d\u00e9termin\u00e9e, c\u2019est une \u00e9chelle qui va du plus lent au plus rapide. Il y a trois niveaux de temporalit\u00e9s, qui sont finalement d\u00e9finis par des vitesses, qui elles-m\u00eames renvoient \u00e0 une certaine distribution du sensible o\u00f9 il y a des gens de la lenteur et des gens de la vitesse, pour le dire tr\u00e8s vite. Il y a des couches temporelles, mais celles-ci ne sont d\u00e9finies que par cette diff\u00e9rence de vitesses, qui finissent par s\u2019accorder dans la dynamique du temps long. Ce que j\u2019ai essay\u00e9 de penser, c\u2019est la non-synchronicit\u00e9 des temps, c\u2019est-\u00e0-dire que dans une p\u00e9riode temporelle donn\u00e9e, il y a plusieurs lignes temporelles qui coexistent et que c\u2019est cette esp\u00e8ce de discordance, ou d\u2019asynchronisme, qui fait l\u2019histoire, qui fait qu\u2019il y a de l\u2019histoire. Il y a de l\u2019histoire parce qu\u2019\u00e0 un moment donn\u00e9, il n\u2019y a pas concordance entre l\u2019\u00e9volution de l\u2019industrie, l\u2019\u00e9volution de l\u2019\u00e9conomie, l\u2019\u00e9volution des formes politiques, l\u2019\u00e9volution des id\u00e9ologies, de la litt\u00e9rature et ainsi de suite. Et c\u2019est bien \u00e7a qu\u2019on retrouve dans la fameuse critique marxiste des r\u00e9volutionnaires en habits romains. L\u2019habit romain n\u2019est pas qu\u2019un d\u00e9guisement ; l\u2019habit romain t\u00e9moigne d\u2019une forme d\u2019historicit\u00e9 qui joue un r\u00f4le, et un r\u00f4le \u00e9crasant, dans la R\u00e9volution.<\/p>\n\n\n\n C\u2019est \u00e0 partir de l\u00e0 que j\u2019ai travaill\u00e9. Je suis parti en guerre contre cette id\u00e9e qu\u2019on m\u2019a tout le temps oppos\u00e9e : un prol\u00e9taire, c\u2019est un ouvrier de la grande industrie. Avant, il y a les artisans, et ce ne sont pas des vrais prol\u00e9taires parce qu\u2019ils ne sont pas contemporains de la grande industrie ! \u00c0 quoi j\u2019ai r\u00e9pondu que \u00ab prol\u00e9taire \u00bb \u00e9tait un mot des premiers temps de la Rome r\u00e9publicaine antique qui avait un sens juridique, et que d\u00e9j\u00e0 plus personne ne savait ce que \u00e7a voulait dire au IIe si\u00e8cle apr\u00e8s J-C ! \u00ab Prol\u00e9taire \u00bb est un mot qui revient pour d\u00e9signer non pas un type d\u2019ouvrier, non pas un type de d\u00e9veloppement industriel, mais un certain type de situation qui est \u00e0 la fois d\u00e9fini dans un temps donn\u00e9 mais qui a aussi un c\u00f4t\u00e9 transhistorique : un prol\u00e9taire, c\u2019est quelqu\u2019un qui appartient \u00e0 un monde sans y \u00eatre inclus. C\u2019est quelqu\u2019un qui est dedans et dehors \u00e0 la fois. L\u2019action des prol\u00e9taires, des gens qui se d\u00e9clarent prol\u00e9taires et luttent comme tels, c\u2019est l\u2019action de gens qui r\u00e9cusent ce partage qui les exclut d\u2019un monde qui pourtant repose sur leur travail. Or ils peuvent lutter contre ce partage des mondes gr\u00e2ce \u00e0 la discordance des temps. Ils travaillent dans des formes \u00e9conomiques qui sont encore \u00ab arri\u00e9r\u00e9es \u00bb si on veut, mais ils vivent en m\u00eame temps dans la lumi\u00e8re d\u2019\u00e9v\u00e9nements politiques qui ont cr\u00e9\u00e9 une autre temporalit\u00e9, de r\u00e9f\u00e9rences litt\u00e9raires qui \u00e9galement d\u00e9finissent une autre temporalit\u00e9, de notions juridiques qui sont encore plus vieilles\u2026 C\u2019est \u00e7a que j\u2019ai voulu dire, ce qui est quand m\u00eame tout \u00e0 fait diff\u00e9rent d\u2019une question de vitesses et de lenteurs. Je ne pr\u00e9tends pas \u00eatre celui qui a \u00ab d\u00e9couvert \u00bb que les temps n\u2019\u00e9taient pas synchrones ! J\u2019ai insist\u00e9 en revanche sur le fait que cette discordance des temps renvoyait \u00e0 un socle fondamental pour moi, \u00e0 savoir la discordance des mots et des choses. Malgr\u00e9 tout, l’historien veut toujours avoir des mots qui correspondent \u00e0 leurs choses. C\u2019est justement la fameuse affaire de Cobban, qui dit : les droits f\u00e9odaux n\u2019existaient plus, plus rien n\u2019existait plus ! Comment peut-on faire l\u2019histoire de quelque chose qui n\u2019existe plus ? C\u2019est une mani\u00e8re de liquider l\u2019histoire ! Ce n\u2019est pas non plus une question de d\u00e9calage de g\u00e9n\u00e9rations, c\u2019est le fait qu\u2019une g\u00e9n\u00e9ration elle-m\u00eame est faite de temps qui ne sont pas synchrones.<\/p>\n\n\n\n \u00c0 mon avis, c\u2019est une forme de d\u00e9n\u00e9gation qui est classique, qui consiste \u00e0 dire : on n\u2019en est plus l\u00e0<\/em>. Lors de la conf\u00e9rence \u00e0 Cornell, Yves Lequin a r\u00e9agi \u00e0 mon texte sur le mythe de l\u2019artisan sur le mode : Oui, mais on n\u2019en est plus l\u00e0 ! Tout \u00e7a, on le sait depuis longtemps !<\/em> S\u2019il le savait, pourquoi ne l\u2019avait-il jamais dit ? Je me souviens qu\u2019\u00e0 la m\u00eame \u00e9poque, \u00e0 la sortie du Philosophe et ses pauvres<\/em>, des gens m\u2019ont dit \u00e0 propos de ma critique de Bourdieu : \u00ab On ne tire pas sur des ambulances ! \u00bb. Ce qui voulait dire : mais c\u2019est fini Bourdieu ! Quand on voit quarante ans apr\u00e8s, l\u2019empire de la pens\u00e9e de Bourdieu dans la science sociale ! Par cons\u00e9quent, c\u2019est un argument que je ne prends pas tr\u00e8s au s\u00e9rieux. De m\u00eame, j\u2019ai entendu dire que La Haine de la d\u00e9mocratie<\/em> s\u2019en prenait \u00e0 des choses \u00ab d\u00e9pass\u00e9es \u00bb. Alors que l\u2019id\u00e9ologie r\u00e9publicaine que j\u2019analysais \u00e0 l\u2019\u00e9poque est devenue l\u2019id\u00e9ologie officielle de nos gouvernements, celle qui fonde les grands rassemblements unitaires de la droite et de l\u2019extr\u00eame-droite qu\u2019on a vus r\u00e9cemment. L\u2019argument \u00ab on n\u2019en est plus l\u00e0 \u00bb cache toujours autre chose il me semble. Et comme je ne m\u2019int\u00e9resse pas aux choses cach\u00e9es, je ne m\u2019int\u00e9resse pas \u00e0 \u00e7a !<\/p>\n\n\n\n Ce que j\u2019ai essay\u00e9 de penser, c\u2019est la non-synchronicit\u00e9 des temps, c\u2019est-\u00e0-dire que dans une p\u00e9riode temporelle donn\u00e9e, il y a plusieurs lignes temporelles qui coexistent et que c\u2019est cette esp\u00e8ce de discordance, ou d\u2019asynchronisme, qui fait l\u2019histoire, qui fait qu\u2019il y a de l\u2019histoire.<\/p>Jacques Ranci\u00e8re<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Je dirais que je m\u2019en suis pris \u00e0 des mod\u00e8les qui \u00e9taient des mod\u00e8les lourds<\/em> : Braudel, Febvre, c\u2019est un mod\u00e8le lourd, Bourdieu, c\u2019est un mod\u00e8le lourd\u2026 Et ces mod\u00e8les lourds, ils sont toujours l\u00e0, ils insistent. Par ailleurs, c\u2019est vrai qu\u2019il y a des historiens qui ont boug\u00e9, qui ont pris des distances par rapport \u00e0 une certaine tradition de l\u2019histoire ouvri\u00e8re, qui ont pris des distances par rapport \u00e0 l\u2019histoire des mentalit\u00e9s. On le disait tout \u00e0 l\u2019heure : il y a des historiens qui ont lu Foucault, qui ont lu ce qui est venu des anthropologues, ce qui est venu \u00e0 travers le f\u00e9minisme, la pens\u00e9e d\u00e9coloniale, il y en a m\u00eame qui ont lu ce que j\u2019ai \u00e9crit\u2026 Je dirais qu\u2019il y a eu des d\u00e9placements. Cela dit, il n\u2019y a pas de nouveau mod\u00e8le lourd qui ait d\u00e9tr\u00f4n\u00e9 ces mod\u00e8les de traitement r\u00e9ducteur de la parole d\u00e9plac\u00e9e que j\u2019avais mis en question.<\/p>\n\n\n\n Effectivement, on peut entendre diff\u00e9rentes choses dans l\u2019id\u00e9e de fin de l\u2019histoire. Il y a une premi\u00e8re \u00ab fin de l\u2019histoire \u00bb, qui est li\u00e9e \u00e0 l\u2019id\u00e9e que l\u2019histoire a accompli sa mission. La fin de l\u2019histoire, telle qu\u2019elle est proclam\u00e9e par le fameux livre de Fukuyama, s\u2019inscrit encore dans la tradition selon laquelle il y a un mouvement historique qui aboutit \u00e0 une certaine fin. La fin, ce n\u2019est plus la r\u00e9volution, la fin, c\u2019est cet \u00e9tat o\u00f9 le monde est pacifi\u00e9 et o\u00f9 la d\u00e9mocratie s\u2019est \u00e9tendue sur l\u2019ensemble du monde. \u00c7a, c\u2019est ce que j\u2019appellerais la fin de l\u2019histoire telle qu\u2019elle est port\u00e9e par la croyance en l\u2019histoire.<\/p>\n\n\n\n Or moi, ce que j\u2019ai dit, ce qu\u2019on a pu constater, avec l\u2019effondrement de l\u2019URSS, l\u2019effondrement des mouvements ouvriers, la dislocation du monde du travail, c\u2019est qu\u2019il n\u2019y a pas de fin de l\u2019histoire, parce que l\u2019histoire n\u2019a jamais \u00e9t\u00e9 quelque chose comme un sujet accomplissant une mission, portant une promesse, conduisant \u00e0 une fin dont elle accoucherait elle-m\u00eame. Ce que j\u2019ai dit, c\u2019est que le temps n\u2019est pas un sujet, le temps n\u2019est pas un acteur. M\u00eame la question de savoir si les hommes font l\u2019histoire ou ne font pas l\u2019histoire en un sens est mal pos\u00e9e. La vraie question est de savoir quelle capacit\u00e9 de changer leur condition on accorde ou on refuse \u00e0 tel ou tel type d\u2019humains. Il y a des pouvoirs, il y a des contre-pouvoirs, il y a des encha\u00eenements d\u2019actions, il y a des conflits, mais il faut arriver \u00e0 les penser en dehors de toute id\u00e9e selon laquelle le temps serait un agent et l\u2019histoire serait un sujet. Ma \u00ab fin de l\u2019histoire \u00bb, c\u2019est la fin de cette croyance en un agir propre de l\u2019histoire.<\/p>\n\n\n\n Je n\u2019ai pas donn\u00e9 \u00e0 la notion de \u00ab rachat \u00bb le statut d\u2019un concept rigoureux. Cela dit, l\u2019op\u00e9ration d\u00e9sign\u00e9e ainsi se distingue de la r\u00e9duction par le fait qu\u2019au lieu de simplement renvoyer une parole aux causes dont elle est l\u2019effet, elle la transforme en un autre type de parole, un autre mode de production de la parole. Michelet n\u2019explique pas le discours des orateurs de village par la condition des paysans. Il substitue \u00e0 leur voix une voix de la terre. Le Roy Ladurie s\u2019inscrit dans cette tradition. Il fait de l\u2019h\u00e9r\u00e9sie l\u2019expression d\u2019un lieu et non l\u2019effet d\u2019une condition. Mais ce faisant, il la maintient dans le domaine du sens. L\u2019expression est une forme de causalit\u00e9 globale immanente qui, \u00e0 l\u2019\u00e9poque romantique, s\u2019oppose \u00e0 l\u2019encha\u00eenement m\u00e9canique des causes et des effets. L\u2019h\u00e9r\u00e9sie est territorialis\u00e9e mais elle est sauv\u00e9e comme forme de religion. Elle est une religion pa\u00efenne de la terre. Les historiens des mentalit\u00e9s m\u00e9di\u00e9vales, y compris Ginzburg, jouent sur l\u2019homonymie de paganus<\/em> qui veut dire paysan et pa\u00efen : pa\u00efen comme expression d\u2019un \u00eatre-terrien pos\u00e9 comme immobile. Et ils jouent, pour expliquer l\u2019h\u00e9r\u00e9sie, sur le type d\u2019archive qu\u2019ils ont \u00e0 leur disposition : les archives des inquisiteurs. C\u2019est une double ressource qui manque \u00e0 l\u2019historien des mouvements sociaux. Le travail et l\u2019atelier ne se laissent convertir en aucune proc\u00e9dure d\u2019expression de sens. Les archives de police sont ici de faibles secours. Il faut alors expliquer la parole et la pens\u00e9e comme effet de quelque chose qui n\u2019est pas de l\u2019ordre de la parole et de la pens\u00e9e : des transformations d\u2019organisation \u00e9conomique qui produisent des transformations des conditions de travail, lesquelles produisent des formes de conscience qui donnent lieu \u00e0 des expressions caract\u00e9ristiques.<\/p>\n\n\n\n La m\u00eame ressource manque plus radicalement pour ce que j\u2019ai appel\u00e9 d\u00e9sordre d\u00e9mocratique, parce qu\u2019il n\u2019y a l\u00e0 aucun substrat mat\u00e9riel qui puisse fonctionner soit comme source d\u2019expression (la terre) soit comme cause efficiente (le travail). Il faut alors transformer la d\u00e9mocratie en une forme globale de soci\u00e9t\u00e9, une forme d\u2019ordre en somme, \u00e0 la mani\u00e8re de Tocqueville, lequel n\u2019oubliait pas pour autant en 1848 de combattre la d\u00e9mocratie militante.<\/p>\n\n\n\nCertains lecteurs vous reprochent parfois une forme de \u00ab qui\u00e9tisme \u00bb, ou en tout cas une insuffisante prise en compte des rapports de force. Vous avez souvent dit que l\u2019insistance sur la dimension \u00ab raisonneuse \u00bb, \u00ab bavarde \u00bb, des textes ouvriers de 1830-1848 s\u2019opposait \u00e0 l\u2019image d\u2019une r\u00e9volte populaire \u00ab sauvage \u00bb propre aux ann\u00e9es 1968. Or, vous abordez dans La Parole ouvri\u00e8re<\/em> cette question de la violence r\u00e9volutionnaire en 1848, au sujet de laquelle vous \u00e9crivez ceci : \u00ab C\u2019est par cette revendication \u00e9galitaire que la parole communique \u00e0 nouveau avec la violence. Sur les barricades de Juin les ouvriers doctrinaires de la commission du Luxembourg se retrouvent avec les terrassiers et les ma\u00e7ons creusois. Le d\u00e9sir d\u2019\u00eatre reconnus communique avec le refus d\u2019\u00eatre m\u00e9pris\u00e9s. La volont\u00e9 de convaincre de son droit engage la r\u00e9solution de le d\u00e9fendre par les armes<\/em> \u00bb <\/span>1<\/sup><\/a><\/span><\/span>. Bref, les ouvriers \u00ab raisonneurs \u00bb qui s\u2019expriment dans certains journaux et brochures sont les m\u00eames qui prennent les armes en juin. Par la suite, vous avez il me semble \u00e9vacu\u00e9 cette question de la force ou de la violence <\/span>2<\/sup><\/a><\/span><\/span>. De m\u00eame, la figure de Blanqui vous int\u00e9resse <\/span>3<\/sup><\/a><\/span><\/span>, mais ce que vous en retenez, ce n\u2019est pr\u00e9cis\u00e9ment pas sa r\u00e9flexion sur la prise d\u2019armes. Quel est votre regard sur cet extrait ? Et comment envisagez-vous ce rapport entre droit et force ? Que reste-t-il \u00e0 faire lorsqu\u2019on n\u2019a pas r\u00e9ussi \u00e0 faire reconna\u00eetre sa parole <\/span>4<\/sup><\/a><\/span><\/span> ?<\/h3>\n\n\n\n
N\u2019y a-t-il pas une \u00e9volution de votre part dans la mani\u00e8re d\u2019envisager la pens\u00e9e ouvri\u00e8re du XIXe si\u00e8cle ; par exemple, dans \u00ab Utopistes, bourgeois, prol\u00e9taires \u00bb, texte de 1975, vous maintenez encore l\u2019id\u00e9e d\u2019une \u00ab utopie ouvri\u00e8re organique \u00bb (autonome pourrait-on dire <\/span>5<\/sup><\/a><\/span><\/span>), alors que vous insistez beaucoup plus par la suite sur des trajectoires de d\u00e9sidentification, d\u2019arrachement \u00e0 une identit\u00e9 ouvri\u00e8re donn\u00e9e. Pouvez-vous pr\u00e9ciser ce qui vous g\u00eane dans cette valorisation d\u2019une parole ouvri\u00e8re autonome<\/em> <\/span>6<\/sup><\/a><\/span><\/span> ? Il me semble que l\u2019adjectif \u00ab autonome \u00bb a deux valeurs chez vous ; tant\u00f4t, il est valoris\u00e9 comme ce qui s\u2019oppose \u00e0 l\u2019\u00c9tat ou \u00e0 la logique \u00e9lectorale, tant\u00f4t on a l\u2019impression que vous m\u00e9fiez de cette insistance sur le caract\u00e8re \u00ab autonome \u00bb de la parole ouvri\u00e8re, qui peut \u00e9galement \u00eatre une mani\u00e8re de renvoyer cette parole \u00e0 une \u00ab culture \u00bb homog\u00e8ne, et donc in fine, selon vous, de la maintenir \u00e0 sa place.<\/h3>\n\n\n\n
Pour Gauny, la r\u00e9alit\u00e9 fondamentale du travail prol\u00e9taire, c\u2019est le temps vol\u00e9 <\/span>8<\/sup><\/a><\/span><\/span>. Vous avez d\u00e9j\u00e0 expliqu\u00e9 ailleurs que l\u2019\u00e9mancipation consiste pour Gauny \u00e0 prendre le temps qu\u2019il n\u2019a pas, c\u2019est-\u00e0-dire \u00e0 consacrer une part de son temps de sommeil, normalement d\u00e9volu \u00e0 la reproduction de sa force de travail, \u00e0 son \u00e9mancipation intellectuelle <\/span>9<\/sup><\/a><\/span><\/span>. Ceci nous renvoie \u00e0 ce que Robert Castel a d\u00e9crit comme l\u2019une des plus passionn\u00e9es des revendications ouvri\u00e8res, \u00e0 savoir la diminution du temps de travail et la revendication d\u2019un temps de loisir. Vous abordez cette histoire des loisirs dans deux articles des Sc\u00e8nes du Peuple<\/em> (\u00ab La barri\u00e8re des plaisirs \u00bb et \u00ab Le th\u00e9\u00e2tre du peuple \u00bb). Cette question des loisirs me semble importante \u00e0 plusieurs titres. Premi\u00e8rement, l\u2019\u00e9mancipation, telle qu\u2019elle appara\u00eet dans certains des textes que vous exhumez (chez Gauny notamment) et telle que vous l\u2019analysez, correspond \u00e0 une \u00ab redistribution du vieux partage des hommes de loisir et des hommes de labeur \u00bb <\/span>10<\/sup><\/a><\/span><\/span>. Deuxi\u00e8mement, il me semble que la question du loisir, de la f\u00eate, etc., a jou\u00e9 un r\u00f4le important dans la r\u00e9activation \u00e0 partir du milieu des ann\u00e9es 1970 de l\u2019image d\u2019un peuple \u00ab bruyant et color\u00e9, [\u2026] bien conforme \u00e0 son essence, bien enracin\u00e9 dans sa place et son temps \u00bb <\/span>11<\/sup><\/a><\/span><\/span>, r\u00e9activation ayant nourri ce retour d\u2019enthousiasme pour la culture populaire, l\u2019artisanat ou les f\u00eates populaires (enthousiasme qui s\u2019exprime dans certains succ\u00e8s d\u2019\u00e9dition particuli\u00e8rement significatifs \u2014 Le Cheval d\u2019orgueil, Montaillou<\/em> \u2014 ainsi que par la vogue \u00ab r\u00e9tro \u00bb dans le cin\u00e9ma de l\u2019\u00e9poque), sur lequel vous portiez d\u00e8s l\u2019\u00e9poque un regard tr\u00e8s tranchant <\/span>12<\/sup><\/a><\/span><\/span>. Enfin, vos articles sur l\u2019histoire des loisirs sont aussi l\u2019un des lieux privil\u00e9gi\u00e9s de votre critique d\u2019une certaine interpr\u00e9tation de la pens\u00e9e de Foucault (la th\u00e8se d\u2019une disciplinarisation-moralisation omnipotente de l\u2019organisation des loisirs des travailleurs) <\/span>13<\/sup><\/a><\/span><\/span>. \u00c0 la lumi\u00e8re de vos travaux sur l\u2019histoire du mouvement ouvrier, comment envisagez-vous la question du lien entre temps lib\u00e9r\u00e9 et \u00e9mancipation ? Pouvez-vous revenir sur les enjeux (historiques et politiques) de vos travaux autour de l\u2019histoire des loisirs ?<\/h3>\n\n\n\n
L\u2019insistance sur la dimension politique du militantisme ouvrier dans les ann\u00e9es 1830-1848 constitue l\u2019un des aspects les plus stimulants \u00e9voqu\u00e9s dans \u00ab The Myth of The Artisan \u00bb <\/span>14<\/sup><\/a><\/span><\/span>. Selon vous, ces militants sont des enfants de la R\u00e9volution fran\u00e7aise (et de la r\u00e9volution de Juillet) autant, si ce n\u2019est plus, que des combats corporatistes, et leur activisme visait \u00e0 obtenir une reconnaissance en tant que participants de plein droit \u00e0 la vie publique (\u00ab to being acknowledged as full participants in social life \u00bb) au moins autant qu\u2019\u00e0 am\u00e9liorer leurs conditions de travail. Pouvez-vous revenir sur cette th\u00e8se ? Et que doit-elle \u00e0 Thompson ? Par ailleurs, il me semble y avoir un paradoxe dans votre travail de ces ann\u00e9es-l\u00e0 : vous dites (toujours dans cette r\u00e9ponse au d\u00e9bat autour de \u00ab The Myth of The Artisan \u00bb) que l\u2019histoire sociale, que ce soit dans sa version traditionnelle ou dans sa version culturelle, a longtemps repos\u00e9 sur une conception \u00e9troite de ce qu\u2019est une lutte sociale, ce qui l\u2019a conduit \u00e0 sous-estimer l\u2019importance de la question d\u00e9mocratique dans l\u2019histoire du mouvement ouvrier (et \u00e0 surestimer au contraire les valeurs du m\u00e9tier). Or, il me semble que dans vos propres travaux, si la question de la participation ouvri\u00e8re \u00e0 la vie publique est effectivement tr\u00e8s pr\u00e9sente, la question du suffrage<\/em> (notamment en 1848) est en revanche assez secondaire. Pouvez-vous revenir sur votre conception des liens entre d\u00e9mocratie et mouvement ouvrier en France au XIXe si\u00e8cle ?<\/h3>\n\n\n\n
Quel lien \u00e9tablissez-vous entre le propos philosophique que vous d\u00e9veloppez dans Les Mots de l\u2019histoire<\/em> et votre pratique historienne, telle qu\u2019on la retrouve dans La Nuit des prol\u00e9taires<\/em> ou Les Sc\u00e8nes du peuple<\/em> ? Faut-il y voir une forme de th\u00e9orisation apr\u00e8s-coup de votre propre pratique, un peu \u00e0 la mani\u00e8re dont L\u2019Arch\u00e9ologie<\/em> du savoir revenait de mani\u00e8re plus r\u00e9flexive sur la d\u00e9marche d\u00e9velopp\u00e9e par Michel Foucault dans ses premiers travaux historiques ?<\/h3>\n\n\n\n
Revenons \u00e0 la question de l\u2019anachronisme, centrale dans votre r\u00e9flexion sur l\u2019histoire <\/span>16<\/sup><\/a><\/span><\/span>. Vous l\u2019abordez dans Les Mots de l\u2019histoire<\/em> (notamment dans le chapitre sur l\u2019historiographie de la R\u00e9volution fran\u00e7aise), mais surtout dans le dialogue serr\u00e9 que vous menez avec Lucien Febvre dans \u00ab Le concept d\u2019anachronisme et la v\u00e9rit\u00e9 de l\u2019historien \u00bb <\/span>17<\/sup><\/a><\/span><\/span>. Vous y affirmez notamment que \u00ab le concept d\u2019\u2018anachronisme\u2019 est anti-historique parce qu\u2019il occulte les conditions m\u00eames de toute historicit\u00e9. Il y a de l\u2019histoire pour autant que les hommes ne \u2018ressemblent\u2019 pas \u00e0 leur temps, pour autant qu\u2019ils agissent en rupture avec \u2018leur\u2019 temps [\u2026] \u00bb. Bref, \u00e0 vous suivre, il y a de l\u2019histoire pour autant qu\u2019il y a de l\u2019anachronie (ou des anachronies). Or, cette position n\u2019a pas toujours \u00e9t\u00e9 accept\u00e9e ou comprise par les historiens. Antoine Lilti, professeur d\u2019histoire moderne au Coll\u00e8ge de France, voit par exemple dans votre texte la tentation \u00ab de r\u00e9duire, voire d\u2019effacer, la c\u00e9sure entre le pr\u00e9sent de l\u2019historien et le pass\u00e9, par une critique, plus ou moins radicale, de la conception moderne du temps historique \u00bb <\/span>18<\/sup><\/a><\/span><\/span>. Certaines affirmations de votre part semblent parfois pr\u00eater le flanc \u00e0 de tels commentaires ; je pense par exemple au rapprochement que vous faites entre les ouvriers de 1830 et les \u00e9tudiants de 68 <\/span>19<\/sup><\/a><\/span><\/span>. Que pensez-vous d\u2019une telle critique ? Et comment ne pas renvoyer une figure, un combat, une parole \u00e0 \u00ab son \u00bb temps, sans pour autant proc\u00e9der au genre d\u2019effacement ou de recouvrement des temps que craignent certains ?<\/h3>\n\n\n\n
Dans \u00ab Le concept d\u2019anachronisme \u00bb et dans d\u2019autres textes (voir r\u00e9cemment Les Temps modernes<\/em>), vous insistez \u00e9galement sur le fait que \u00ab le temps n\u2019existe pas mais seulement des temps dont chacun est toujours en lui-m\u00eame une mani\u00e8re de lier plusieurs lignes, plusieurs formes de temporalit\u00e9s \u00bb <\/span>20<\/sup><\/a><\/span><\/span>. Pouvez-vous pr\u00e9ciser en quoi cette affirmation de pluralit\u00e9 (et la conception de l\u2019anachronie \u2014 des<\/em> anachronies plut\u00f4t \u2014 qu\u2019elle fonde) se distingue du sch\u00e9ma braud\u00e9lien des trois temporalit\u00e9s ? Dans le m\u00eame ordre d\u2019id\u00e9es, que pensez-vous de la notion propos\u00e9e par Christophe Charle de \u00ab discordance des temps \u00bb <\/span>21<\/sup><\/a><\/span><\/span> ? On notera au passage que cette insistance sur la pluralit\u00e9 et l\u2019h\u00e9t\u00e9rog\u00e8ne a pour corollaire chez vous la critique de ce que Veyne appelle l\u2019illusion d\u2019unit\u00e9 de style d\u2019une \u00e9poque <\/span>22<\/sup><\/a><\/span><\/span>.<\/h3>\n\n\n\n
Lorsqu\u2019on discute avec certains historien-ne-s, un reproche qui revient occasionnellement concernant Les Mots de l\u2019histoire<\/em> touche au caract\u00e8re en partie \u00ab dat\u00e9 \u00bb des ouvrages dont vous parlez, avec en corollaire implicite l\u2019id\u00e9e que l\u2019historiographie est pass\u00e9e \u00e0 autre chose : qu\u2019en pensez-vous ?<\/h3>\n\n\n\n
La critique de tous les discours de la fin a \u00e9t\u00e9 l\u2019un des \u00e9l\u00e9ments les plus pr\u00e9gnants de votre pens\u00e9e \u00e0 partir des ann\u00e9es 1990. J\u2019aimerais revenir sur ce que vous dites au sujet de \u00ab la fin de l\u2019histoire \u00bb, car il me semble qu\u2019on peut relever chez vous deux th\u00e8ses distinctes \u00e0 ce sujet. \u00c0 la fin des Mots de l\u2019histoire<\/em> <\/span>23<\/sup><\/a><\/span><\/span>, vous dites que \u00ab la fin de la croyance en l\u2019histoire comme figure de rationalit\u00e9 \u00bb constitue l\u2019une des variantes de ces discours de la fin. Mais la fin de l\u2019histoire, c\u2019est \u00e9galement la fin de la croyance en la n\u00e9cessit\u00e9 historique, c\u2019est l\u2019id\u00e9e qu\u2019\u00ab il n\u2019y pas d\u2019avenir en attente \u00bb <\/span>24<\/sup><\/a><\/span><\/span>, qu\u2019aucune n\u00e9cessit\u00e9 historique ne garantit notre action. Or, cette critique de l\u2019id\u00e9e de n\u00e9cessit\u00e9 historique est \u00e0 l\u2019horizon de tout votre travail <\/span>25<\/sup><\/a><\/span><\/span>. Bref, il me semble que la fin de l\u2019histoire pour vous, c\u2019est deux choses : l\u2019id\u00e9e de la fin de la croyance en une n\u00e9cessit\u00e9 historique, mais aussi la fin de la croyance en la capacit\u00e9 de tous \u00e0 faire l\u2019histoire. Cette pr\u00e9sentation vous semble-t-elle recevable, et si oui, quel rapport existe-t-il entre ces deux id\u00e9es de la fin ?<\/h3>\n\n\n\n
Dans l\u2019un des chapitres des Mots de l\u2019histoire<\/em>, vous analysez ce que vous appelez \u00ab une th\u00e9orie du lieu de la parole \u00bb, dont vous voyez le mod\u00e8le chez Michelet et qui s\u2019exprime exemplairement dans le Montaillou<\/em> d\u2019Emmanuel Le Roy Ladurie <\/span>26<\/sup><\/a><\/span><\/span>. Vous r\u00e9sumez ainsi cette op\u00e9ration de \u00ab territorialisation du sens \u00bb : \u00ab Tout parle, tout a un sens dans la mesure o\u00f9 toute production de parole est assignable \u00e0 l\u2019expression l\u00e9gitime d\u2019un lieu \u00bb. De sorte que, dans Montaillou<\/em>, la parole h\u00e9r\u00e9tique \u00ab n\u2019est pas une substance th\u00e9ologique \u00bb (c\u2019est-\u00e0-dire qu\u2019elle n\u2019est pas v\u00e9ritablement une pens\u00e9e), mais simplement l\u2019expression de \u00ab la vision spontan\u00e9e de ces hommes des montagnes qui vivent \u00e0 l\u2019\u00e9cart des dogmes rigoureux et des id\u00e9es changeantes des villes \u00bb. Or, dans le chapitre sur l\u2019histoire sociale de l\u2019ouvrage (\u00ab Une histoire h\u00e9r\u00e9tique ? \u00bb), vous distinguez d\u2019une part la mani\u00e8re dont l\u2019histoire des mentalit\u00e9s \u00ab rach\u00e8te \u00bb la parole h\u00e9r\u00e9tique en donnant \u00e0 cette parole \u00ab une autre voix, la voix du lieu \u00bb, en faisant de cette parole l\u2019expression de son mode d\u2019\u00eatre, et d\u2019autre part, la mani\u00e8re dont selon vous l\u2019histoire sociale \u00ab r\u00e9duit \u00bb l\u2019exc\u00e8s de parole qui donne lieu au mouvement social moderne en le ramenant \u00e0 des mutations industrielles ou \u00e9conomiques, \u00e0 des changements technologiques, ou encore \u00e0 des sociabilit\u00e9s urbaines ou usini\u00e8res. Plusieurs questions me viennent au sujet de cette distinction : tout d\u2019abord, qu\u2019entendez-vous exactement par \u2014 et comment connotez-vous \u2014 ce terme de \u00ab rachat \u00bb <\/span>27<\/sup><\/a><\/span><\/span> ? Et qu\u2019est-ce qui distingue ce rachat<\/em> et cette r\u00e9duction<\/em> ? De plus, vous laissez entendre que la mani\u00e8re dont l\u2019histoire des mouvements sociaux contemporains a tent\u00e9 de trouver un lieu pour l\u2019exc\u00e8s des mots (\u00e0 travers les concepts de \u00ab culture \u00bb ou de \u00ab sociabilit\u00e9s \u00bb) diff\u00e8re de l\u2019op\u00e9ration de territorialisation du sens op\u00e9r\u00e9 par les historiens m\u00e9di\u00e9vistes ou modernistes, et que cette diff\u00e9rence vient du fait que \u00ab l\u2019h\u00e9r\u00e9sie d\u00e9mocratique \u00bb ne se laisse pas territorialiser (contrairement, \u00e0 vous lire, \u00e0 la dissidence religieuse \u00e9tudi\u00e9e par Le Roy Ladurie). Vous dites que \u00ab la d\u00e9mocratie [\u2026] est d\u2019abord un d\u00e9sordre dans le rapport de l\u2019ordre du discours et de l\u2019ordre des corps \u00bb <\/span>28<\/sup><\/a><\/span><\/span>. Mais ne pourrait-on pas en dire autant de l\u2019h\u00e9r\u00e9sie ? Ou dit autrement : en quoi le trouble d\u00e9mocratique se distingue-t-il du trouble h\u00e9r\u00e9tique ? Enfin, toujours en lien avec cette notion de \u00ab territorialisation \u00bb, mettre en rapport une pens\u00e9e et une situation sociale et mat\u00e9rielle, est-ce selon vous forc\u00e9ment r\u00e9duire celle-ci \u00e0 n\u2019\u00eatre que l\u2019expression de celle-l\u00e0, est-ce forc\u00e9ment faire de cette pens\u00e9e une \u00ab pens\u00e9e ustensile \u00bb <\/span>29<\/sup><\/a><\/span><\/span> ?<\/h3>\n\n\n\n
Lors de la seule occasion (\u00e0 ma connaissance) o\u00f9 vous avez \u00e9t\u00e9 interrog\u00e9s sur la question du linguistic turn<\/em> <\/span>30<\/sup><\/a><\/span><\/span>, vous aviez r\u00e9pondu en revenant essentiellement sur les fondements philosophiques de ce courant (de Lacan \u00e0 Derrida). Or, le linguistic turn<\/em> a donn\u00e9 lieu \u00e0 de tr\u00e8s vifs d\u00e9bats au sein de la communaut\u00e9 historienne, et plus particuli\u00e8rement dans le champ de l\u2019histoire sociale <\/span>31<\/sup><\/a><\/span><\/span>. Or, plusieurs \u00e9l\u00e9ments vous rattachent \u00e0 ces d\u00e9bats, notamment votre proximit\u00e9 avec William H. Sewell, l\u2019une des figures importantes du linguistic turn<\/em> ; le fait que le pr\u00e9facier de la traduction en anglais des Mots de l\u2019histoire<\/em> ne soit nul autre que Hayden White <\/span>32<\/sup><\/a><\/span><\/span> ; le fait \u00e9galement qu\u2019un certain nombre d\u2019articles historiographiques sur le sujet vous associent \u2014 \u00e0 votre corps d\u00e9fendant ? \u2014 \u00e0 ce courant <\/span>33<\/sup><\/a><\/span><\/span>. Enfin, dans certains textes des ann\u00e9es 1990-2000, vous ironisez volontiers sur \u00ab l\u2019importation fran\u00e7aise du fantasme am\u00e9ricain de la menace d\u00e9constructionniste \u00bb <\/span>34<\/sup><\/a><\/span><\/span>. Il ne me semble pas pour autant que vous partagiez l\u2019opinion de certains adeptes du linguistic turn<\/em> pour lesquels tout acc\u00e8s \u00e0 la r\u00e9alit\u00e9 en tant que telle est illusoire, m\u00eame si vous notez que la teneur factuelle de certains textes ouvriers est pour une part ind\u00e9cidable. Pouvez-vous revenir sur vos rapports avec ces auteurs associ\u00e9s au