{"id":216267,"date":"2024-01-25T13:00:00","date_gmt":"2024-01-25T12:00:00","guid":{"rendered":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/?p=216267"},"modified":"2024-05-21T10:26:39","modified_gmt":"2024-05-21T08:26:39","slug":"la-societe-existe-une-conversation-avec-giorgia-serughetti","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/2024\/01\/25\/la-societe-existe-une-conversation-avec-giorgia-serughetti\/","title":{"rendered":"\u00ab La soci\u00e9t\u00e9 existe \u00bb, une conversation avec Giorgia Serughetti"},"content":{"rendered":"\n

Prenant le contre-pied de la c\u00e9l\u00e8bre phrase de Margaret Thatcher, vous avez intitul\u00e9 votre livre \u00ab La soci\u00e9t\u00e9 existe \u00bb. Quels sont les signes r\u00e9v\u00e9lateurs que personne aujourd’hui, m\u00eame ceux qui \u00e9taient d’accord avec la phrase de Thatcher \u00e0 l’\u00e9poque, ne peut plus ignorer ? <\/strong><\/h3>\n\n\n\n

Il est temps de regarder ce qui bouge sous les d\u00e9combres d’un ordre social que l’on a appel\u00e9 le n\u00e9olib\u00e9ralisme et qui pr\u00e9sente des signes \u00e9vidents de crise. L’id\u00e9e m’est venue d’une citation de Boris Johnson : le Premier ministre britannique, isol\u00e9 pour Covid, d\u00e9clarait : \u00ab Je pense que COVID nous a appris une chose : la soci\u00e9t\u00e9 existe \u00bb. Il s’agit d’un v\u00e9ritable revirement de la part du plus improbable des critiques de Margaret Thatcher, puisque Boris Johnson \u00e9tait l’un de ses \u00e9pigones, \u00e0 savoir un dirigeant conservateur au lib\u00e9ralisme assum\u00e9 en mati\u00e8re de politique \u00e9conomique et sociale.<\/p>\n\n\n\n

Mon objectif \u00e9tait d’observer comment les termes du d\u00e9bat sur l’ordre le plus appropri\u00e9 pour gouverner les soci\u00e9t\u00e9s actuelles s’articulent dans le discours public. Nous constatons que le consensus qui a soutenu pendant des d\u00e9cennies l’hypoth\u00e8se selon laquelle le march\u00e9 \u00e9tait le meilleur r\u00e9gulateur des relations entre les individus, entre les \u00c9tats et les citoyens, et m\u00eame entre les \u00c9tats et les puissances \u00e9conomiques, est pour le moins en train de se fissurer, de m\u00eame que l’ordre politique qui en a d\u00e9coul\u00e9. Cela se ressent non seulement dans la contestation, mais aussi dans les lieux de d\u00e9bat, de connaissance et de d\u00e9cision. Chez les \u00e9conomistes, m\u00eame ceux qui se sont engag\u00e9s \u00e0 d\u00e9fendre le capitalisme du XXIe si\u00e8cle, on ressent le besoin de repenser la relation entre l’\u00c9tat et le march\u00e9. Quelqu’un, comme Paolo Gerbaudo, a parl\u00e9 d’un \u00ab retour de l’\u00c9tat \u00bb<\/a>, d’un changement, d’une nouvelle \u00e8re id\u00e9ologique dans laquelle l’h\u00e9g\u00e9monie du discours n\u00e9olib\u00e9ral arrive \u00e0 sa phase finale, ou du moins commence \u00e0 vaciller de mani\u00e8re tr\u00e8s visible.<\/p>\n\n\n\n

Il existe des jalons qui permettent de dater l’\u00e9mergence de ce consensus, entre les chocs p\u00e9troliers et l’\u00e9lection de Thatcher et Reagan. Mais la temporalit\u00e9 de son d\u00e9litement n’est pas \u00e9vidente. Dans quelle phase nous trouvons-nous aujourd’hui ? Quelles sont les \u00e9tapes critiques que nous avons travers\u00e9es ?<\/strong><\/h3>\n\n\n\n

Il ne fait aucun doute que 2008 a marqu\u00e9 le d\u00e9but d’une nouvelle phase d’un point de vue politique, avec le fort impact de la croissance de ce que l’on appelle les \u00ab populismes \u00bb, qui, en Europe, ont principalement pris un visage de droite. Le populisme victorieux, celui qui a r\u00e9ussi \u00e0 obtenir suffisamment de soutien pour acc\u00e9der au pouvoir et gouverner dans certains pays, a certainement \u00e9t\u00e9 celui de la droite radicale qui, entre victoires et d\u00e9faites, continue d’\u00eatre tr\u00e8s forte, comme nous le rappellent les Pays-Bas. <\/p>\n\n\n\n

Il ne fait aucun doute que 2008 a marqu\u00e9 le d\u00e9but d’une nouvelle phase d’un point de vue politique.<\/p>Giorgia Serughetti<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n

Quelle a \u00e9t\u00e9 la nature de ce mouvement populiste ? Il s’agissait certainement d’une r\u00e9ponse identitaire de la droite au fort m\u00e9contentement de populations enti\u00e8res \u00e0 l’\u00e9gard de recettes \u00e9conomiques vendues,  au cours des d\u00e9cennies pr\u00e9c\u00e9dentes, comme apportant la prosp\u00e9rit\u00e9 \u00e0 tous. Ce qui s’est pass\u00e9 au lieu de cela, c’est que les in\u00e9galit\u00e9s se sont creus\u00e9es, un ph\u00e9nom\u00e8ne qui a engendr\u00e9 un sentiment de frustration, de ressentiment, mais aussi, tr\u00e8s concr\u00e8tement, une perte de pouvoir social et \u00e9conomique pour de larges couches de la population.<\/p>\n\n\n\n

Le populisme a \u00e9t\u00e9 une r\u00e9ponse, peut-\u00eatre un raccourci, pour exprimer une demande de changement, mais pas n\u00e9cessairement une demande de justice, parce que tr\u00e8s souvent la solution propos\u00e9e par ces forces politiques a \u00e9t\u00e9 une solution d’exclusion, destin\u00e9e \u00e0 un peuple, d\u00e9fini en termes essentiellement ethniques. Il ne s’agissait pas d’une r\u00e9ponse universaliste, mais d’une r\u00e9ponse exclusiviste.<\/p>\n\n\n\n

Certains auteurs voient en 2008 le d\u00e9but d’un interr\u00e8gne. D’autres, comme Gerbaudo, soutiennent que nous sommes entr\u00e9s dans un nouveau moment et qu’il convient d’abandonner cette cat\u00e9gorie, qui indique une transition sans fin. Je ne serais pas aussi radicale, je suis beaucoup plus h\u00e9sitante : o\u00f9 en sommes-nous ? Sommes-nous encore dans l’interr\u00e8gne ou dans une nouvelle phase ? Je pense que nous sommes encore dans une p\u00e9riode de conflit entre des ordres de discours, o\u00f9 l’op\u00e9ration de la critique sociale et politique est de pointer les \u00e9l\u00e9ments de fracture dans un ordre qui n’est certes plus incontest\u00e9, sans pourtant avoir c\u00e9d\u00e9 la place \u00e0 un nouvel ordre.<\/p>\n\n\n\n

Comme vous le notez \u00e0 juste titre, aujourd’hui, m\u00eame les d\u00e9fenseurs de l’ordre capitaliste et lib\u00e9ral se rendent compte de la n\u00e9cessit\u00e9 de sa r\u00e9forme, de sa remise en ordre. Cela semble s’\u00eatre moins produit entre 2008 et 2020. Comment l’\u00e9lite politique et \u00e9conomique a-t-elle r\u00e9agi \u00e0 cette phase de turbulences au cours de ces presque douze ann\u00e9es ?<\/strong><\/h3>\n\n\n\n

Comme vous le notez \u00e0 juste titre, aujourd’hui, m\u00eame les d\u00e9fenseurs de l’ordre capitaliste et lib\u00e9ral se rendent compte de la n\u00e9cessit\u00e9 de sa r\u00e9forme, de sa remise en ordre. Cela semble s’\u00eatre moins produit entre 2008 et 2020. Comment l’\u00e9lite politique et \u00e9conomique a-t-elle r\u00e9agi \u00e0 cette phase de turbulences au cours de ces presque douze ann\u00e9es ?<\/p>\n\n\n\n

Sommes-nous encore dans l’interr\u00e8gne ou dans une nouvelle phase ?<\/p>Giorgia Serughetti<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n

L’\u00e9lite \u00e9conomique et politique a r\u00e9agi \u00e0 la crise de 2008 de mani\u00e8re aveugle et sourde, en insistant sur l’infaillibilit\u00e9 de recettes qui s’\u00e9taient d\u00e9j\u00e0 r\u00e9v\u00e9l\u00e9es faillibles, et en essayant de panser les plaies d’un ordre qui d\u00e9montrait clairement son insoutenabilit\u00e9. Celle-ci a \u00e9t\u00e9 au contraire saisie \u00e0 l’avance par les forces \u00ab populistes \u00bb. Elles ont r\u00e9agi en qualifiant de \u00ab populistes \u00bb toutes les demandes de changement, ce qui a eu pour seul r\u00e9sultat de renforcer ces m\u00eames forces, qui n’ont pas \u00e9t\u00e9 intimid\u00e9es par ce type d’accusation, pour ne pas dire de d\u00e9nigrement, en particulier de la part des m\u00e9dias grand public. Cette situation a \u00e9galement emp\u00each\u00e9 la croissance d’alternatives politiques qui avaient une tendance populiste, mais pas les m\u00eames caract\u00e9ristiques politiques. Pensez \u00e0 Podemos : il a \u00e9t\u00e9 d\u00e9fini comme un mouvement populiste, mais il a d\u00e9livr\u00e9 un message politique qui \u00e9tait fortement et clairement diff\u00e9rent et alternatif \u00e0 celui de la droite<\/a>.<\/p>\n\n\n\n

Au lieu de cela, l’\u00e9tiquette de populiste a fini par agr\u00e9ger et d\u00e9nigrer dans une seule critique toutes les forces qui combattent les \u00e9lites, tout cela dans le but de mener une op\u00e9ration de sauvetage impossible de ces politiques d’aust\u00e9rit\u00e9 dont nous savons qu’elles ont eu, en v\u00e9rit\u00e9, pour effet d’amplifier l’attrait des alternatives critiques \u00e0 l’establishment, en particulier europ\u00e9en.  <\/p>\n\n\n\n

Il est certain qu’une politique jug\u00e9e trop timor\u00e9e face aux d\u00e9fis des in\u00e9galit\u00e9s sociales et des nombreuses crises qui affectent la vie quotidienne des gens, exacerbant leur anxi\u00e9t\u00e9 et leur besoin de protection, a perdu en cr\u00e9dibilit\u00e9. Toutefois, c’est aussi, et peut-\u00eatre avant tout, un \u00e9chec pour la gauche, qui aurait pu saisir cette m\u00eame aspiration au changement en offrant des solutions innovantes et transformatrices.<\/p>\n\n\n\n

Selon vous, la pand\u00e9mie a \u00e9t\u00e9 l’apog\u00e9e et le point culminant des contradictions du mod\u00e8le socio-\u00e9conomique n\u00e9olib\u00e9ral. Mais elle a aussi montr\u00e9 de mani\u00e8re plastique que la soci\u00e9t\u00e9 existait, et qu’elle avait besoin de filets de s\u00e9curit\u00e9 que l’\u00c9tat peut activer et r\u00e9activer. Pensez-vous que cette vague s’est att\u00e9nu\u00e9e depuis 2020 ?<\/strong><\/h3>\n\n\n\n

Oui, il y a eu un reflux. Je pense qu\u2019il \u00e9tait surtout li\u00e9 \u00e0 une envie et \u00e0 une \u00e9motion, de reprendre le fil de la vie, et de revenir \u00e0 la soi-disant normalit\u00e9. C’\u00e9tait un besoin naturel de ne pas rester dans le deuil que repr\u00e9sente la pand\u00e9mie, par rapport \u00e0 laquelle il y a eu une absence totale de traitement collectif.<\/p>\n\n\n\n

Je pense ensuite que cette phase pendant laquelle la r\u00e9flexion, y compris politique, \u00e9tait possible, et qui avait \u00e9t\u00e9 ouverte par la pand\u00e9mie, a \u00e9t\u00e9 ferm\u00e9e par la guerre. Il y a eu une remobilisation des ressources collectives dans un sens compl\u00e8tement oppos\u00e9, dans le contexte de l’agression russe, autour des drapeaux nationaux ou de celui de l’Union europ\u00e9enne, qui se pr\u00e9sentait comme l’avant-poste des valeurs occidentales.<\/p>\n\n\n\n

Cette phase pendant laquelle la r\u00e9flexion, y compris politique, \u00e9tait possible, et qui avait \u00e9t\u00e9 ouverte par la pand\u00e9mie, a \u00e9t\u00e9 ferm\u00e9e par la guerre.<\/p>Giorgia Serughetti<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n

Pendant la pand\u00e9mie, nous avons assist\u00e9 \u00e0 la reconstruction d’un lien social de confiance entre les citoyens et les institutions, ce que les sondages d’opinion ont \u00e9galement r\u00e9v\u00e9l\u00e9. Cela fut m\u00eame le cas dans un pays comme l’Italie o\u00f9 la m\u00e9fiance s’est pourtant accrue depuis de nombreuses ann\u00e9es \u00e0 l’\u00e9gard de toutes les institutions<\/a>, \u00e0 quelques exceptions pr\u00e8s \u2014 le pape, le pr\u00e9sident de la R\u00e9publique et les forces de l’ordre. Cela s’est produit parce que l’\u00c9tat s’est occup\u00e9 de la vie des gens \u2014 certes, parfois avec des traits paternalistes, mais certainement avec la capacit\u00e9 de d\u00e9montrer la pertinence, la n\u00e9cessit\u00e9 de l’intervention publique l\u00e0 o\u00f9 le march\u00e9 ne peut pas op\u00e9rer.  <\/p>\n\n\n\n

Le march\u00e9 n’est pas capable de faire face \u00e0 ce type de menace pour la sant\u00e9 publique. Et pendant un moment, on aurait pu penser que cette m\u00eame logique, une fois mise en \u00e9vidence par la pand\u00e9mie, pourrait s’appliquer \u00e0 toutes les crises majeures \u2014 et m\u00eame \u00e0 des situations plus p\u00e9rennes \u2014 o\u00f9 l’intervention publique serait n\u00e9cessaire pour combler les lacunes et les in\u00e9galit\u00e9s existantes. Cette intervention r\u00e9pond effectivement aux besoins de survie des populations, qui ne sont jamais seulement li\u00e9s \u00e0 la sant\u00e9, mais aussi, bien s\u00fbr, aux revenus, \u00e0 l’acc\u00e8s \u00e0 des services de qualit\u00e9 et \u00e0 l’\u00e9ducation.<\/p>\n\n\n\n

Toutes ces questions, qui \u00e9taient vraiment \u00e0 l’ordre du jour pendant la pand\u00e9mie, sont sorties de l’ar\u00e8ne discursive et ont perdu de leur pertinence. Dans presque tous mes \u00e9crits apr\u00e8s 2020, au risque d’\u00eatre obsessionnel, je reviens sur ce moment. Je crois que continuer \u00e0 insister sur cette exp\u00e9rience unique que nous avons tous v\u00e9cue (pas de la m\u00eame mani\u00e8re bien s\u00fbr, mais en m\u00eame temps) nous permet de garder l’espace ouvert pour ce sens des possibles \u2014 en somme, pour ce que des d\u00e9cennies de \u00ab Il n’y a pas d’alternative \u00bb nous ont emp\u00each\u00e9s de voir.<\/p>\n\n\n\n

Revenons \u00e0 la phrase de Margaret Thatcher. On rappelle souvent la premi\u00e8re partie : \u00ab il n’y a pas de soci\u00e9t\u00e9, il y a des individus \u00bb. Mais Thatcher poursuit en disant qu’il y a \u00ab des individus et des familles \u00bb, indiquant que certaines formes d’agr\u00e9gation identitaire pouvaient \u00eatre mobilis\u00e9es : la famille au sens \u00e9troit, mais aussi la patrie entendue comme une famille \u00e9largie. Quelle est l’importance de cette deuxi\u00e8me partie de la phrase ?<\/strong><\/h3>\n\n\n\n

Consid\u00e9rer la famille comme une unit\u00e9 sociale sup\u00e9rieure \u00e0 l’individu, et la patrie comme une grande famille, qui ne serait rien de plus qu’un rassemblement de familles et d’individus li\u00e9s par des affinit\u00e9s, est une perspective propre \u00e0 la droite nationale conservatrice, qui prend une importance accrue actuellement. Elle s’est renforc\u00e9e face au d\u00e9ni de la notion de soci\u00e9t\u00e9. Par \u00ab d\u00e9ni de la soci\u00e9t\u00e9 \u00bb, on n’entend pas le refus d’admettre que les individus entretiennent des relations entre eux \u2014 une telle conception de la soci\u00e9t\u00e9 \u00e9tait en r\u00e9alit\u00e9 tout \u00e0 fait en phase avec l’id\u00e9e du march\u00e9 r\u00e9gulant les interactions humaines et citoyennes. Le \u00ab d\u00e9ni de la soci\u00e9t\u00e9 \u00bb renvoie plut\u00f4t au rejet de l’id\u00e9e d’une responsabilit\u00e9 collective face aux maux sociaux et aux injustices. Il s’agit d’une responsabilit\u00e9 bas\u00e9e sur un r\u00e9seau d’interd\u00e9pendances personnelles, plus significatif que de simples interactions, et plus contraignant que de simples associations contractuelles sur le march\u00e9. Je fais allusion \u00e0 une forme d’interd\u00e9pendance qui \u00e9chappe m\u00eame au contr\u00f4le total des individus. Chacun se construit au sein de la soci\u00e9t\u00e9, naissant dans un syst\u00e8me de relations, d’interd\u00e9pendances et de d\u00e9pendances des individus vis-\u00e0-vis des infrastructures sociales qui accompagnent et soutiennent la vie.<\/p>\n\n\n\n

Le \u00ab d\u00e9ni de la soci\u00e9t\u00e9 \u00bb renvoie au rejet de l’id\u00e9e d’une responsabilit\u00e9 collective face aux maux sociaux et aux injustices. <\/p>Giorgia Serughetti<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n

Nier une responsabilit\u00e9 collective fond\u00e9e sur cette conscience est une \u00e9tape argumentative fondamentale du n\u00e9olib\u00e9ralisme. L’autre consiste \u00e0 nier le fait qu’il existe des relations de pouvoir au sein des structures qui traversent la soci\u00e9t\u00e9, qui ne sont pas seulement celles du pouvoir gouvernemental exerc\u00e9 du haut vers le bas, mais qui sont des h\u00e9ritages du patriarcat, du racisme et, bien s\u00fbr, des divisions de classe. Proposer, \u00e0 la place de cette vision articul\u00e9e de la soci\u00e9t\u00e9, qui est aussi un lieu de conflit et de coop\u00e9ration, celle de la nation comme famille \u00e9largie, c’est sugg\u00e9rer fondamentalement une relation de parent\u00e9 entre \u00e9gaux \u2014 \u00e9gaux par les liens biologiques de descendance \u2014 au sein de laquelle les conflits, par exemple entre le haut et le bas, et entre les classes, n’auraient plus de pertinence, ou, en tout cas, plus de l\u00e9gitimit\u00e9. <\/p>\n\n\n\n

Si la nation est per\u00e7ue comme une grande famille, tous ceux qui la constituent sont symboliquement connect\u00e9s, soit \u00e0 la mani\u00e8re de fr\u00e8res et s\u0153urs, soit \u00e0 la mani\u00e8re de parents et enfants. En g\u00e9n\u00e9ral, on ne conteste pas ses parents, on ne se r\u00e9volte pas contre eux, car ce sont ceux qui nous aiment. Si c’est dans ce cadre que l’on envisage les relations entre les citoyens et l’\u00c9tat, ainsi qu’entre les citoyens eux-m\u00eames, il appara\u00eet clairement que les possibilit\u00e9s de transformer l’ordre social sont limit\u00e9es, car cet ordre est consid\u00e9r\u00e9 comme naturel. C\u2019est la principale cons\u00e9quence d’un ordre social fa\u00e7onn\u00e9 sur le mod\u00e8le familial.<\/p>\n\n\n\n

Cela est crucial pour analyser et comprendre les propositions politiques de la droite, pour saisir pourquoi elle est conservatrice aussi bien dans les domaines \u00e9conomique et social, et pas seulement en mati\u00e8re de valeurs, contrairement \u00e0 une id\u00e9e re\u00e7ue. Ces courants de droite d\u00e9fendent en effet fondamentalement les in\u00e9galit\u00e9s \u00e9conomiques et sociales, et pas seulement les in\u00e9galit\u00e9s de statut.<\/p>\n\n\n\n

Face \u00e0 la perspective d’un Parlement europ\u00e9en \u2014 et peut-\u00eatre m\u00eame d’une Commission \u2014 nettement plus \u00e0 droite en 2024<\/strong><\/a>, pensez-vous que cette rh\u00e9torique puisse \u00e9galement affecter l’Union ? Assistons-nous \u00e0 un tournant identitaire \u00e0 l’\u00e9chelle europ\u00e9enne ? <\/strong><\/h3>\n\n\n\n

Il est important de comprendre quel type de d\u00e9fi ces forces lancent \u00e0 la construction supranationale de l’Union europ\u00e9enne. Tout d’abord, elles nient sa naturalit\u00e9, parce qu’elles sont attach\u00e9es \u00e0 une id\u00e9e des nations comme organismes naturels : si l’Union n’a pas de naturalit\u00e9, parce qu’elle n’est que l’artifice de la volont\u00e9 de nations individuelles qui ont au contraire une identit\u00e9 propre, il est clair que la construction est affaiblie. Mais ce qui s’est pass\u00e9, c’est que la peur de la force de ces alignements a pouss\u00e9 un monde politique plus mod\u00e9r\u00e9, comme celui du PPE, vers la droite, avec pour r\u00e9sultat l’absorption de son agenda, notamment sur la question des migrations et la timidit\u00e9 sur certains fronts, comme celui des droits. Alors qu’un conflit s’\u00e9tait ouvert avec Budapest et Varsovie, celui-ci a \u00e9t\u00e9 promptement r\u00e9solu en raison de la difficult\u00e9, surtout en p\u00e9riode de guerre, de risquer une rupture avec ces pays.<\/p>\n\n\n\n

La peur des nationalistes a d\u00e9plac\u00e9 l’axe politique des autres forces plus \u00e0 droite au niveau europ\u00e9en.<\/p>Giorgia Serughetti<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n

Je dirais que sont \u00e9galement complices de l’affaiblissement du projet europ\u00e9en ceux qui auraient d\u00fb en \u00eatre les avocats et les d\u00e9fenseurs. Les enfants des P\u00e8res fondateurs, si l’on veut rester dans les m\u00e9taphores famili\u00e8res, \u00e0 savoir les socialistes et les membres du Parti populaire europ\u00e9en, qui ont largement abdiqu\u00e9 sur certaines questions. Pas toujours, pas tous, pas de la m\u00eame mani\u00e8re, mais la peur des nationalistes, comme cela s’est pass\u00e9 au niveau national, a d\u00e9plac\u00e9 l’axe politique des autres forces plus \u00e0 droite au niveau europ\u00e9en.<\/p>\n\n\n\n

Face \u00e0 l’Europe, il y a aussi ce caract\u00e8re ductile et changeant de ces forces, dont Salvini en Italie est un excellent repr\u00e9sentant. Elles ont une forte capacit\u00e9 d’adaptation aux contextes, et une capacit\u00e9 \u00e0 m\u00e9nager la fronti\u00e8re entre le peuple et l’\u00e9lite qui est suffisamment forte pour toujours se placer du c\u00f4t\u00e9 de l’opposition aux pouvoirs \u00e9tablis, m\u00eame quand ils ont le pouvoir. <\/p>\n\n\n\n

Il est \u00e9galement possible de suivre la voie de Meloni, qui a opt\u00e9 pour la mod\u00e9ration, en particulier dans la mani\u00e8re de s’exprimer, se distanciant des postures particuli\u00e8rement anti-syst\u00e8me de sa famille politique d’origine, afin de chercher \u00e0 obtenir un certain soutien de l’establishment, ce qu’elle a pleinement r\u00e9ussi \u00e0 faire. C’est un succ\u00e8s remarquable en termes de refonte de son image, qui ne me semble pas enti\u00e8rement artificiel. Au sein de son parti, il y a sans doute des \u00e9l\u00e9ments vraiment extr\u00e9mistes et radicaux, et m\u00eame nostalgiques, en d\u00e9saccord total avec son virage plus conservateur, mais je pense qu’elle est vraiment \u00e0 l’aise avec ce discours.<\/p>\n\n\n\n

C’est une voie possible, peut-\u00eatre celle qui lui garantira une certaine dur\u00e9e au pouvoir. L’autre voie est celle de Salvini, qui consiste \u00e0 d\u00e9placer constamment la fronti\u00e8re de l’antagonisme peuple\/\u00e9lite, en cherchant sans cesse \u00e0 augmenter son soutien \u00e0 travers ce type de conflit. En r\u00e9alit\u00e9, les deux strat\u00e9gies semblent fonctionner.<\/p>\n\n\n\n

Meloni est vraiment \u00e0 l\u2019aise avec le discours conservateur. <\/p>Giorgia Serughetti<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n

Pour une raison ou une autre, si leur alliance tient, elles finissent m\u00eame par augmenter le consensus pour les deux, un ph\u00e9nom\u00e8ne qui a caract\u00e9ris\u00e9 ces derni\u00e8res ann\u00e9es en Italie : ce champ politique n’a jamais perdu de pertinence, l’une ou l’autre faction prenant le dessus en fonction de leurs choix, entre populisme et techno-souverainisme, entre figures proches de l’establishment \u00e9conomique, politique et financier et celles qui accentuent un aspect anti-syst\u00e8me. Mais elles ne se s\u00e9pareront jamais. Le jeu de la droite est un jeu de vases communicants qui se maintiennent mutuellement en \u00e9quilibre.<\/p>\n\n\n\n

En novembre dernier, Pedro S\u00e1nchez s\u2019exprimait ainsi lors de son discours d\u2019investiture<\/strong><\/a> : \u00ab soit la d\u00e9mocratie r\u00e9pond en apportant la s\u00e9curit\u00e9, soit le sentiment l\u00e9gitime d\u2019ins\u00e9curit\u00e9 sociale qu\u2019\u00e9prouvent de nombreux citoyens \u00e0 la suite des r\u00e9volutions en cours se transformera en col\u00e8re, et cette col\u00e8re finira par alimenter des propositions politiques qui finiront par saper la d\u00e9mocratie elle-m\u00eame. \u00bb Est-il souhaitable que la gauche se r\u00e9approprie l\u2019id\u00e9e de s\u00e9curit\u00e9 ? <\/strong><\/h3>\n\n\n\n

C’est un bon exemple. Le discours sur la s\u00e9curit\u00e9, qui semble avoir retrouv\u00e9 un espace dans le paysage politique, est l’un des \u00e9l\u00e9ments qui permet de mesurer le tournant vers une option plus \u00e9tatiste, plus soucieuse de justice sociale, et de lutte contre les in\u00e9galit\u00e9s. <\/p>\n\n\n\n

\u00c9videmment, cela n’a du sens que si l’on ajoute \u00ab sociale \u00bb \u00e0 la suite de s\u00e9curit\u00e9, car le mot s\u00e9curit\u00e9 a \u00e9galement domin\u00e9 les derni\u00e8res d\u00e9cennies, par le biais de l’obsession s\u00e9curitaire, du \u00ab law and order \u00bb et de la r\u00e9pression de la petite d\u00e9linquance \u2014 sans m\u00eame parler des politiques anti-migrants. Repens\u00e9 et relanc\u00e9 comme mot-cl\u00e9 en lien avec l’adjectif \u00ab social \u00bb, et donc en lien avec l’id\u00e9e de soci\u00e9t\u00e9, avec l’id\u00e9e d’un \u00c9tat-providence qui reviendrait \u00e0 r\u00e9pondre aux besoins des gens, le r\u00e9investissement du concept de \u00ab s\u00e9curit\u00e9 \u00bb peut vraiment ouvrir un nouvel horizon discursif. <\/p>\n\n\n\n

Ce qui est \u00e9galement tr\u00e8s int\u00e9ressant dans le discours de S\u00e1nchez, c’est l’extension de la r\u00e9flexion des questions purement \u00e9conomico-sociales au d\u00e9fi de la transition \u00e9cologique. La transition \u00e9cologique est indissociable d’un engagement en faveur de la s\u00e9curit\u00e9 sociale. Elle signifie r\u00e9duire les \u00e9missions, transformer les styles de consommation et, pour les petites entreprises, transformer \u00e9galement les processus de production. Si tout cela n’est pas soutenu de mani\u00e8re ad\u00e9quate par l’intervention de l’\u00c9tat, par des politiques publiques visant \u00e0 garantir le bien-\u00eatre des personnes en parall\u00e8le avec des politiques sociales et la dotation en ressources n\u00e9cessaires pour faire face \u00e0 ces changements, le changement climatique sera la nouvelle ligne de d\u00e9marcation qui provoquera la polarisation : d’un c\u00f4t\u00e9 les forces \u00ab p\u00e9tronostalgiques \u00bb et de l’autre les partisans de la transition. <\/p>\n\n\n\n

Repens\u00e9 et relanc\u00e9 comme mot-cl\u00e9 en lien avec l’adjectif \u00ab social \u00bb, et donc en lien avec l’id\u00e9e de soci\u00e9t\u00e9, avec l’id\u00e9e d’un \u00c9tat-providence qui reviendrait \u00e0 r\u00e9pondre aux besoins des gens, le r\u00e9investissement du concept de \u00ab s\u00e9curit\u00e9 \u00bb peut vraiment ouvrir un nouvel horizon discursif. <\/p>Giorgia Serughetti<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n

L’id\u00e9e que la s\u00e9curit\u00e9 est un pilier de la d\u00e9mocratie n’est pas particuli\u00e8rement nouvelle, c’est m\u00eame un pilier du compromis social-d\u00e9mocrate, qui reposait aussi sur un rapport diff\u00e9rent \u00e0 l’environnement, \u00e0 la production, \u00e0 la r\u00e9partition du travail domestique. Cela a-t-il un sens aujourd’hui de se r\u00e9f\u00e9rer \u00e0 ce compromis avec une certaine nostalgie ? <\/h3>\n\n\n\n

La n\u00e9cessit\u00e9 d’apporter des r\u00e9ponses \u00e0 la perte de s\u00e9curit\u00e9, au d\u00e9classement \u00e0 l’\u00e9chelle globale, \u00e0 la perte de revenus et d’emplois, aux d\u00e9localisations sauvages, \u00e0 l’allongement sans fin des cha\u00eenes de production et de distribution, aux dommages f\u00e9roces et tr\u00e8s graves caus\u00e9s \u00e0 des territoires entiers par le biais de la politique industrielle et des politiques de r\u00e9industrialisation n’est pas du tout erron\u00e9e<\/a>, c’est m\u00eame quelque chose qui semble vraiment faire d\u00e9faut en Italie.<\/p>\n\n\n\n

Il ne peut y avoir un type d’investissement nouveau et vigoureux sur ces fronts qui ne tienne pas compte des temps nouveaux dans lesquels nous nous trouvons. C’est certainement le cas de la n\u00e9cessit\u00e9 de d\u00e9velopper des politiques du travail en conjonction avec des politiques environnementales. Plus g\u00e9n\u00e9ralement, il faut vraiment repenser la justice sociale, y compris par rapport au compromis social-d\u00e9mocrate du pass\u00e9. Celui-ci reste pr\u00e9cieux en tant que l\u00e9gitimation pour exiger une nouvelle intervention publique dans l’\u00e9conomie, qui a \u00e9t\u00e9 d\u00e9l\u00e9gitim\u00e9e au cours des quarante derni\u00e8res ann\u00e9es. Il n’y a pas seulement la conjonction th\u00e9matique du travail et de l’environnement, il y a aussi un nouveau besoin de repenser son objet de revendications et de politiques. Prenons, par exemple, la cat\u00e9gorie des \u00ab travailleurs \u00bb. Elle est travers\u00e9e par de nombreuses fractures et diff\u00e9rences qui nous am\u00e8nent \u00e0 reconna\u00eetre de nouveaux mod\u00e8les d’organisation familiale et sociale. <\/p>\n\n\n\n

Comment d\u00e9finissez-vous et interpr\u00e9tez-vous la notion d’intersectionnalit\u00e9 ? <\/strong><\/h3>\n\n\n\n

Le f\u00e9minisme joue un r\u00f4le crucial dans ce d\u00e9veloppement. Le 25 novembre \u00e0 Rome, dans le cadre d’une mobilisation mondiale, s’est d\u00e9roul\u00e9e la plus grande manifestation des vingt derni\u00e8res ann\u00e9es, organis\u00e9e par un mouvement, Non Una Di Meno, qui n’est pas structur\u00e9 mais largement spontan\u00e9, avec quelques groupes stables mais sans organisation \u00e9tendue capable de mobiliser les masses comme le ferait un syndicat ou un parti politique. Ces chiffres, atteints gr\u00e2ce \u00e0 la participation spontan\u00e9e des gens, en particulier de la jeunesse, t\u00e9moignent des urgences politiques actuelles.<\/p>\n\n\n\n

Le f\u00e9minisme replace la dimension mat\u00e9rielle au centre de la r\u00e9flexion, en partant du th\u00e8me de la reproduction plut\u00f4t que de la production. Cela nous force \u00e0 ne pas n\u00e9gliger cet aspect quand on parle de travail et de justice.<\/p>\n\n\n\n

Pour le f\u00e9minisme, une opposition \u00e0 surmonter est celle entre le travail productif et reproductif. Le travail reproductif englobe tout ce qui concerne la reproduction des corps \u2014 \u00e0 commencer par la vie elle-m\u00eame \u2014 mais il s’\u00e9tend aussi \u00e0 la prise en charge, la r\u00e9ponse aux besoins vitaux allant du logement \u00e0 l’habillement, en passant par la nourriture et l’entretien de l’environnement de vie. Toutes ces activit\u00e9s, que l’on peut globalement qualifier de reproduction sociale, ont historiquement \u00e9t\u00e9 consid\u00e9r\u00e9es comme relevant des femmes ou, \u00e0 la limite, des classes subalternes, et donc per\u00e7ues comme ext\u00e9rieures et \u00e9trang\u00e8res au domaine politique, qui a plut\u00f4t mis l’accent sur le travail productif, gr\u00e2ce \u00e0 l’influence du mouvement ouvrier. L’enjeu est de reconna\u00eetre le travail reproductif comme tout aussi essentiel \u2014 c\u2019est-\u00e0-dire comme condition de possibilit\u00e9 de l’\u00e9conomie de production et de consommation \u2014 que le travail productif.<\/p>\n\n\n\n

Le f\u00e9minisme replace la dimension mat\u00e9rielle au centre de la r\u00e9flexion, en partant du th\u00e8me de la reproduction plut\u00f4t que de la production.<\/p>Giorgia Serughetti<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n

C’est ce que la pand\u00e9mie nous a fait voir de mani\u00e8re \u00e9clatante : lors de l’arr\u00eat de toutes les activit\u00e9s, les emplois dits essentiels \u00e9taient souvent ceux li\u00e9s \u00e0 la sph\u00e8re reproductive. Sans les activit\u00e9s reproductives effectu\u00e9es gratuitement \u00e0 domicile, ou r\u00e9mun\u00e9r\u00e9es dans les maisons de soins ou les h\u00f4pitaux, et sans ces activit\u00e9s essentielles li\u00e9es \u00e0 la nutrition, l’habillement, le logement \u2014 en somme, \u00e0 la satisfaction des besoins vitaux \u2014 il n’y aurait ni soci\u00e9t\u00e9, ni \u00e9conomie, rien que l’on puisse appeler un pays. Cette importance a toujours \u00e9t\u00e9 claire et \u00e9vidente pour le f\u00e9minisme, car les femmes, ayant une connaissance intime des activit\u00e9s reproductives souvent non r\u00e9mun\u00e9r\u00e9es, en ont toujours eu une compr\u00e9hension particuli\u00e8rement profonde.<\/p>\n\n\n\n

La gr\u00e8ve f\u00e9ministe mondiale est une gr\u00e8ve des activit\u00e9s productives et reproductives, signifiant que ce jour-l\u00e0, les femmes s’arr\u00eatent \u00e9galement en refusant d’effectuer ce qui est per\u00e7u comme leur r\u00f4le \u00ab naturel \u00bb : s’occuper de la famille, des enfants, de la maison.<\/p>\n\n\n\n

Envisager la politisation de ces types de besoins et de cette dimension, c’est affirmer que sans notre contribution, rien n’existe, que sans nous, tout s’arr\u00eate, que si nous faisons une pause, tout s’effondre. Politiser cette sph\u00e8re \u00e0 une \u00e9poque o\u00f9 la question de la vie sous toutes ses formes, de la vie physique des individus \u00e0 celle des \u00eatres humains et non humains dans leurs interactions, est au c\u0153ur des enjeux actuels, est l’une des raisons de l’importance, de la capacit\u00e9 d’impact et de la pertinence de ce mouvement. Les gens dans les rues de Rome, de Paris et du monde entier se sont rassembl\u00e9s non seulement pour dire non \u00e0 la violence envers les femmes, mais on doit se demander pourquoi ce type de mobilisation a rencontr\u00e9 un tel succ\u00e8s.<\/p>\n\n\n\n

D’une part, le mouvement a r\u00e9ussi \u00e0 politiser cette question de mani\u00e8re innovante, en soulignant que la violence envers les femmes est un probl\u00e8me qui concerne toutes les soci\u00e9t\u00e9s, r\u00e9sultant du syst\u00e8me global d’in\u00e9galit\u00e9s, et n\u00e9cessitant donc de pr\u00eater attention \u00e0 toutes ses dimensions. Mais son succ\u00e8s tient aussi au fait qu’il a su \u00e9voquer une transformation plus profonde que la simple r\u00e9ponse en termes de pr\u00e9vention de la violence, de protection des victimes et de condamnation des coupables. Il a fait na\u00eetre la perspective d’une politique nouvelle dans ce domaine.<\/p>\n\n\n\n

Comment \u00e9laborer une politique intersectionnelle ? <\/strong><\/h3>\n\n\n\n

En effet, l’intersectionnalit\u00e9 est une loupe qui nous permet de voir comment les diff\u00e9rents syst\u00e8mes d’oppression et les diff\u00e9rentes formes d’in\u00e9galit\u00e9 s’entrem\u00ealent. Id\u00e9alement, il s’agit d’une perspective qui pourrait \u00eatre adopt\u00e9e dans la conception et la planification de toute politique publique.<\/p>\n\n\n\n

Une politique de lutte contre la violence \u00e0 l’\u00e9gard des femmes qui ne tient pas compte des diff\u00e9rences entre les femmes n’est ni juste ni efficace. Prenons l’exemple le plus frappant, celui de la diff\u00e9rence entre les femmes autochtones et les femmes migrantes. Une politique contre la violence ne peut fonctionner si l’on ne tient pas compte des femmes qui ont des difficult\u00e9s avec leur permis de s\u00e9jour, de l’accueil dans les centres d’h\u00e9bergement des femmes qui vivent dans des espaces de promiscuit\u00e9, des femmes qui n’ont pas de r\u00e9elle possibilit\u00e9 de d\u00e9noncer parce que, si elles se rendent \u00e0 la police, la premi\u00e8re requ\u00eate sera de montrer leurs papiers. Si nous ne prenons pas en compte toutes ces dimensions, nous ne menons pas r\u00e9ellement une politique contre la violence \u00e0 l’\u00e9gard des femmes, mais au mieux une politique contre la violence \u00e0 l’\u00e9gard de certaines femmes. <\/p>\n\n\n\n

C\u2019est l’un des exemples les plus flagrants de la mani\u00e8re dont cette approche peut \u00eatre appliqu\u00e9e. Mais toutes les politiques n\u00e9cessitent un regard intersectionnel. C\u2019est le cas pour la mobilit\u00e9. Qui utilise les transports en commun ? Pourquoi en ont-ils besoin ? Quelles sont les in\u00e9galit\u00e9s en termes d’acc\u00e8s \u00e0 la mobilit\u00e9 dans une ville ? Quelles ressources devons-nous mobiliser ? Il est clair que les politiques ne peuvent \u00eatre uniformes, car les in\u00e9galit\u00e9s sont multiples et s’entrecroisent. J’esp\u00e8re que cette perspective pourra \u00eatre adopt\u00e9e.<\/p>\n\n\n\n

Actuellement, l’intersectionnalit\u00e9 est davantage abord\u00e9e par les mouvements que par les partis politiques. En Italie, parmi les personnalit\u00e9s politiques en vue, Elly Schelin a utilis\u00e9 le langage de l’intersectionnalit\u00e9. Mais elle a souvent \u00e9t\u00e9 moqu\u00e9e comme si ce concept \u00e9tait \u00e9tranger, compliqu\u00e9 et un peu trop intellectuel, quand bien m\u00eame il serait en circulation depuis des d\u00e9cennies. Hormis cette exception, l’intersectionnalit\u00e9 reste peu exploit\u00e9e par les partis, du moins en Italie.<\/p>\n\n\n\n

Ce sont les mouvements de soci\u00e9t\u00e9 qui cherchent \u00e0 l\u2019imposer, en appliquant des proc\u00e9d\u00e9s bien connus : ils cherchent \u00e0 imposer certaines questions \u00e0 l’agenda, \u00e0 modifier le lexique, \u00e0 d\u00e9placer le centre d’attention et \u00e0 forcer les d\u00e9cideurs \u00e0 se concentrer sur ces enjeux, souvent par le biais de d’activisme protestataire. Prenons l’exemple de l’activisme environnemental d’Extinction Rebellion, qui, en Italie et ailleurs, a recours \u00e0 des manifestations telles que le lancement de peinture ou le blocage des rues. C’est un moyen d’exiger l’attention sur ces questions, sans avoir \u00e0 formuler des propositions dans les termes et les langages plus adapt\u00e9s aux d\u00e9cideurs politiques comme les partis ou les institutions.<\/p>\n\n\n\n

Cela pr\u00e9sente des avantages et des inconv\u00e9nients : d’une part, cela pr\u00e9serve la radicalit\u00e9 de mouvements capables de proposer une plateforme politique large, exigeante et radicalement transformatrice, sans compromettre les possibilit\u00e9s actuelles et les capacit\u00e9s des acteurs politiques \u00e0 les r\u00e9aliser ; d’autre part, cela risque de maintenir une s\u00e9paration entre la revendication et la prise de d\u00e9cision, m\u00eame face \u00e0 des acteurs politiques dispos\u00e9s \u00e0 \u00e9couter et \u00e0 int\u00e9grer ces propositions \u2014 l’image classique des repr\u00e9sentants d’un mouvement assis \u00e0 la table avec des politiciens pour expliquer leurs demandes.<\/p>\n\n\n\n

Parfois, une collaboration se produit, peut-\u00eatre \u00e0 l’\u00e9chelle locale, lorsqu’un comit\u00e9 de Fridays for Future ou un autre mouvement local formule des demandes sp\u00e9cifiques, entamant un dialogue avec une administration qui peut ajuster sa r\u00e9ponse et essayer de r\u00e9pondre \u00e0 ces demandes. \u00c0 l’\u00e9chelle nationale ou supranationale, cependant, la relation est souvent conflictuelle plut\u00f4t que collaborative, avec les avantages et inconv\u00e9nients que cela implique.<\/p>\n\n\n\n

Il est remarquable que, dans le contexte de la reconstitution d’une nouvelle gauche \u00e9mergeant d’un ordre n\u00e9olib\u00e9ral en crise, le seul acteur jamais mentionn\u00e9 est le parti politique, auquel nous n’avons fait r\u00e9f\u00e9rence que dans le cadre de la reconfiguration de la politique europ\u00e9enne. Les partis semblent en effet faibles dans leur capacit\u00e9 \u00e0 offrir des visions convaincantes, alternatives et radicales face aux d\u00e9fis actuels.<\/p>\n\n\n\n

Le cas de Sanchez, mentionn\u00e9 pr\u00e9c\u00e9demment, montre cependant qu’une circulation d’id\u00e9es et m\u00eame une certaine ambition radicale existent et qu\u2019avec un soutien \u00e9lectoral ad\u00e9quat, cette vision peut \u00eatre mise en \u0153uvre. Il est m\u00eame possible de d\u00e9montrer que, si elle est mise en place, elle peut convaincre, \u00eatre comp\u00e9titive et vaincre les forces de droite.<\/p>\n","protected":false},"excerpt":{"rendered":"

Margaret Thatcher avait tort. La soci\u00e9t\u00e9 existe et ces derni\u00e8res ann\u00e9es l\u2019ont d\u00e9montr\u00e9. C\u2019est la th\u00e8se de la philosophe Giorgia Serughetti dans un essai important. Face \u00e0 la crise du mod\u00e8le n\u00e9olib\u00e9ral, elle cherche \u00e0 d\u00e9finir une alternative \u00e0 la victoire des populistes de droite. 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