{"id":212123,"date":"2023-12-14T17:00:00","date_gmt":"2023-12-14T16:00:00","guid":{"rendered":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/?p=212123"},"modified":"2023-12-16T17:50:04","modified_gmt":"2023-12-16T16:50:04","slug":"lile-du-docteur-schubert","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/2023\/12\/14\/lile-du-docteur-schubert\/","title":{"rendered":"L’\u00eele du docteur Schubert<\/em>"},"content":{"rendered":"\n

La nuit tombe sur le Sav\u00f6y<\/h3>\n\n\n\n

Le docteur Schubert traversa le vestibule du Sav\u00f6y avec la lenteur des capitaines de vaisseaux d\u2019argent. Il \u00f4ta  son manteau et fit servir un verre de tequila \u00e0 ses invit\u00e9s. Face \u00e0 un parterre de chaises blanches, le Berlinois se fraya un passage entre les groupes. Il s\u2019arr\u00eata aupr\u00e8s de certains pour les saluer, fournit \u00e0 d\u2019autres des d\u00e9tails sur ses excursions visant \u00e0 apporter la paix, d\u00e9marche \u00e0 laquelle il consacre presque tout son temps et que les chroniqueurs insulaires d\u00e9crivent comme une affaire d\u2019exp\u00e9ditionnaires.<\/p>\n\n\n\n

\u00c0 dix-neuf heures, par un apr\u00e8s-midi sans vol\u00e9es de cloches, r\u00e9unis dans cette librairie qui porte un nom d’h\u00f4tel litt\u00e9raire, les nobles, rentiers et aristocrates de l’archipel c\u00e9l\u00e9braient les histoires de leur h\u00f4te. Ils se diluaient dans les exploits du docteur Schubert comme un morceau de sucre au contact de l’eau chaude. Ils se renifl\u00e8rent et se cherch\u00e8rent. Scotch\u00e9s \u00e0 ses paroles, ils \u00e9taient en \u00e9bullition. Cela finit dans de grandes embrassades.<\/p>\n\n\n\n

Tout juste de retour du port de Saint-Marc, l’interpr\u00e8te et copiste des chants des sir\u00e8nes resta indiff\u00e9rente aux fl\u00e8ches de d\u00e9sir d\u00e9coch\u00e9es par les convives. Cet app\u00e9tit \u00e0 br\u00fble-pourpoint lui sembla magn\u00e9tique, primitif, d\u00e9licieux, paralysant. L\u2019Adriatique ne br\u00fble pas, la mer de Schubert, si. C’est le fourneau qui dessine une flamme bleue autour de chaque \u00eele. Le d\u00e9sir qui d\u00e9passe le d\u00e9sespoir et le feu qui br\u00fble chez qui l’\u00e9voque.<\/p>\n\n\n\n

Deux nuits sur l’\u00eele, c\u2019\u00e9tait encore trop peu pour comprendre les accidents qui affectent la peau et la raison lorsque la brise secoue les \u00e9tamines des fleurs et que les l\u00e9zards se frottent contre les troncs d\u2019arbres. Pour l\u2019\u0153il humain, ils ressemblent simplement \u00e0 des reptiles enchev\u00eatr\u00e9s, mais en eux palpite une bombe de pleurs \u00e0 retardement. Dans les jardins du docteur Schubert, dans les grottes et les r\u00e9cifs de sa mer bal\u00e9are, ce qui vit d\u00e9sire et d\u00e9chire. Entra\u00eene et incendie la veine de chaque olivier et le dernier pore de la peau des inconnus.<\/p>\n\n\n\n

\u00c0 la mani\u00e8re de la l\u00e9gende du g\u00e9ant venu d’Alg\u00e9rie fonder l’\u00eele avec un panier rempli de terre sur la t\u00eate, l’interpr\u00e8te et copiste traversa le hall du Sav\u00f6y chauss\u00e9e sur des barques. Elle croisa le docteur Schubert qui allumait une cigarette \u00e0 l\u2019aide d\u2019une carte marine enflamm\u00e9e. Aveugl\u00e9e par son \u00e9clat, l’interpr\u00e8te perdit l’\u00e9quilibre et laissa tomber son sac sur le sol.<\/p>\n\n\n\n

Cinquante perles roul\u00e8rent sur les dalles du Sav\u00f6y de la m\u00eame mani\u00e8re que la terre du g\u00e9ant sur la mer dans l\u2019ancienne l\u00e9gende alg\u00e9rienne. Le Berlinois ramassa une perle \u00e0 c\u00f4t\u00e9 du bout de sa chaussure et la go\u00fbta pour v\u00e9rifier si c\u2019\u00e9tait le bijou qui \u00e9tait faux ou l’interpr\u00e8te. Les capitaines des bateaux de p\u00eache de Saint-Marc avaient raison : sa ressemblance avec le capitaine Trotta \u00e9tait \u00e9tonnante. La copiste regardait les perles \u00e9parpill\u00e9es. Comme si elle \u00e9tait elle-m\u00eame le fil du collier, elle les vit se rejoindre \u00e0 nouveau \u00e0 ses pieds jusqu’\u00e0 former un monticule que Schubert ramassa en creusant les mains.<\/p>\n\n\n\n

La copiste quitta le Sav\u00f6y sans prendre cong\u00e9. Elle chercha un logement avec des fen\u00eatres et paya d’avance neuf semaines de s\u00e9jour. Elle d\u00e9ploya un atlas pour reconstituer les vents qui traversent l’archipel, \u00e9tudia minutieusement la vie d’Hercule, celui qui avait r\u00e9alis\u00e9 des travaux, et contacta les nymphes des rivi\u00e8res et des sources qu’un Argentin aveugle a d\u00e9crites dans des manuels fantastiques. Elle voulait tout savoir sur Schubert, l’\u00eele et ses naufrag\u00e9s.<\/p>\n\n\n\n

\n \n \t\r\n\t\t\t\t\t\r\n\t\t\t\t\t\r\n\t\t\t\t\t\r\n\t\t\t\t\r\n\t<\/picture>\r\n \n
\u00a9 Margherita Borsano, Tundra.<\/figcaption>\n <\/a>\n<\/figure>\n\n\n\n\n

Lors de la premi\u00e8re de ses quarante nuits de veille, elle d\u00e9couvrit un l\u00e9zard noir au pied de son lit. Elle le pla\u00e7a dans un bocal en verre et le nourrit avec ses cils, qu\u2019elle arracha tous pour les faire pousser au rythme de ses insomnies. Depuis lors et jusqu\u2019\u00e0 la premi\u00e8re bataille abyssale, elle persista \u00e0 pr\u00e9dire tout ce qui allait se passer. Dans le carnet qui a surv\u00e9cu \u00e0 la temp\u00eate finale, on peut encore lire les premi\u00e8res notes sur cette \u00e9poque.<\/p>\n\n\n\n

\u00ab  Le docteur Schubert est aussi d\u00e9concertant qu’une femme qui croise les jambes v\u00eatue d’une jupe de serpents.  \u00bb L’eau a brouill\u00e9 certaines lettres, mais on distingue toujours les mots de la phrase originale. \u00c0 sa lecture, les philologues de tous les ports l’accus\u00e8rent de plagiat. Ils insist\u00e8rent sur le fait qu’elle l’avait vol\u00e9e aux souvenirs des sir\u00e8nes qu’elle avait traduites pendant des si\u00e8cles. Seuls les c\u00e9tac\u00e9s qui font le tour du globe terrestre sont capables d\u2019attacher des serpents et des hommes \u00e0 leur taille.<\/p>\n\n\n\n

Le tribunal des Bal\u00e9ares finit par lui donner raison : les femmes de la mer, y compris les filles des noy\u00e9s, r\u00eavent d’\u00e9cailles. Il en fournit pour preuve les gravures de la gardienne du col de Messine, un \u00eatre \u00e0 six t\u00eates avec douze chiens sauvages attach\u00e9s autour de la taille. La m\u00e9tamorphose, provoqu\u00e9e par une vengeance due au manque d’amour, en avait  fait le monstre le plus redout\u00e9 des Rochers Errants, une amante ensevelie sous des si\u00e8cles de murex.<\/p>\n\n\n\n

Acquitt\u00e9e de toute diffamation, l’interpr\u00e8te et copiste cacha ses journaux. ElIe refit la carte que parcourent les navigateurs, joueurs de viole de gambe et autres cr\u00e9atures dans une transe de crucifixion. Pour r\u00e9ussir dans sa tentative de tout raconter, l’interpr\u00e8te demanda aux abyssaux la v\u00e9rit\u00e9 sur la tombe d’un marin et le secret cach\u00e9 sous la peau de Schubert, l’homme le plus vivant qu’on e\u00fbt jamais vu.<\/p>\n\n\n\n

C’est ainsi qu’elle a \u00e9crit l’histoire de l’\u00eele et de son propri\u00e9taire, le capitaine qui traverse une mer sans vent et collectionne les lucioles en les maintenant avec des punaises pour le seul plaisir de les voir s\u2019\u00e9teindre. Guid\u00e9e par les voix des sir\u00e8nes, des ondines et des lamies que la mer \u00e9cartait pour avoir perdu la raison, la copiste a recompos\u00e9 la vie d’un homme qui, parfois, se replie au contact d\u2019un autre \u00eatre vivant, r\u00eav\u00e9 \u00e0 plusieurs reprises par le m\u00eame soldat qui ne veut pas aller au combat.<\/p>\n\n\n\n

L’interpr\u00e8te a consign\u00e9 la vie du navigateur \u00e9lev\u00e9 par un centaure, dernier s\u00e9cessionniste berlinois, exp\u00e9ditionnaire et chirurgien, qui leva l\u2019ancre sans argonautes depuis un portail de la rue Lagasca. Reli\u00e9e dans le silence, L’\u00cele du Docteur Schubert<\/em> est le journal de bord d’un paradis… pour ceux qui parviennent \u00e0 le supporter. Les pages en sont \u00e9crites contre le vent, et s\u2019il arrive que les lignes se brisent, c’est parce que la prose est gagn\u00e9e par le vertige lorsqu’on la r\u00e9cite en talons.<\/p>\n\n\n\n

La scribe arriva sur l’\u00eele \u00e0 la recherche d’un naufrag\u00e9, mais elle y trouva le hussard venu de l’hiver. Elle voyagea en faisant des recoupements sur un p\u00e8re d\u00e9c\u00e9d\u00e9. \u00c0 sa place, elle d\u00e9couvrit Schubert : une cr\u00e9ature peinte \u00e0 l’huile sur du cuivre, un homme qui \u00e9veille la soif chez qui le regarde, un personnage de la poitrine duquel part le kilom\u00e8tre z\u00e9ro d’une \u00eele que l’interpr\u00e8te s’est propos\u00e9 de raconter, bien qu\u2019il reste tout juste une poign\u00e9e de sel de la tentative.<\/p>\n\n\n\n

Bienvenue sur l’\u00eele du Dr Schubert.<\/p>\n\n\n

\n\t
\n\t\t
\n\t\t\t
\n\t\t\t\t
\n\t\t\t\t\t\n\t\t\t\t\t\t3466\t\t\t\t\t<\/a>\n\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t
\n\t\t\t\t\t\t\t

Remis au c\u0153ur du massif du Mont Blanc, \u00e0 3466 m\u00e8tres d’altitude, le Prix Grand Continent est le premier prix litt\u00e9raire qui reconna\u00eet chaque ann\u00e9e un grand r\u00e9cit europ\u00e9en.<\/p>\n\t\t\t\t\t\t<\/div>\n\t\t\t\t\t\n\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t

\n\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\u2192<\/span> Voir la s\u00e9lection des finalistes de l’\u00e9dition 2023 du Prix Grand Continent<\/a>\n\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\u2192<\/span> D\u00e9couvrir le jury du Prix<\/a>\n\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\u2192<\/span> En savoir plus<\/a>\n\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t<\/div>\n\t\t\t\t\t\n\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t\t