Vous pouvez retrouver ici leurs \u00e9changes<\/a>.<\/em><\/p>\n\n\n\nPourquoi vote-t-on ? C\u2019est \u00e0 cette question que Julia Cag\u00e9 et Thomas Piketty entreprennent de r\u00e9pondre dans Une histoire du conflit politique<\/em>. Pour eux, le monumental Tableau politique de la France de l’Ouest sous la Troisi\u00e8me R\u00e9publique<\/em> d\u2019Andr\u00e9 Siegfried, reposant sur le croisement des r\u00e9sultats \u00e9lectoraux avec certains indicateurs socio-\u00e9conomiques, aurait m\u00e9rit\u00e9 une post\u00e9rit\u00e9 beaucoup plus importante, notamment \u00e0 l\u2019\u00e9chelle nationale. Ce silence tiendrait notamment \u00e0 la d\u00e9connexion entre deux branches de l\u2019histoire : sociale et \u00e9conomique d\u2019un c\u00f4t\u00e9 ; politique et culturelle de l\u2019autre. L\u2019histoire politique aurait pass\u00e9 beaucoup plus de temps \u00e0 r\u00e9pondre \u00e0 une autre question \u2014 pour quoi<\/em> vote-t-on ? \u2014, pr\u00e9f\u00e9rant s\u2019attacher \u00e0 l\u2019histoire des id\u00e9es et des id\u00e9ologies plut\u00f4t qu\u2019\u00e0 celle des d\u00e9terminants du vote. Le caract\u00e8re tr\u00e8s tranch\u00e9 de cette affirmation permet aux auteurs d\u2019insister sur le caract\u00e8re de rupture et de nouveaut\u00e9 qu’introduisent leurs travaux.<\/p>\n\n\n\nDe fait, Une histoire du conflit politique,<\/em> par son effort magistral de collecte de donn\u00e9es longitudinales \u00e0 l\u2019\u00e9chelle communale sur tr\u00e8s longue p\u00e9riode, offre un exemple des contributions que la m\u00e9thode \u00e9conomique entend apporter \u00e0 l\u2019histoire. Assembler, harmoniser et fusionner des donn\u00e9es provenant de sources h\u00e9t\u00e9rog\u00e8nes pour les exploiter en masse ; faire ensuite na\u00eetre de leur confrontation des r\u00e9gularit\u00e9s statistiques auxquels on donne une interpr\u00e9tation causale : c\u2019est le c\u0153ur du travail empirique des \u00e9conomistes du XXIe si\u00e8cle. C\u2019est aussi un exercice que les historiens modernes conduisent plus rarement, notamment du fait d\u2019une culture disciplinaire qui voit l\u2019analyse quantitative comme un pr\u00e9lude \u00e0 l\u2019analyse qualitative \u2014 et ce, alors m\u00eame que le champ concern\u00e9 par leurs analyses s\u2019y pr\u00eate parfois bien plus que les objets d\u2019int\u00e9r\u00eat de l\u2019\u00e9conomie. <\/p>\n\n\n\nN\u00e9anmoins, cet effort peut aussi r\u00e9v\u00e9ler les limites d\u2019une telle rencontre entre sciences sociales aux m\u00e9thodes parfois peu compatibles. Ainsi, les deux auteurs tirent de leur analyse des conclusions universelles qui peuvent \u00e0 l\u2019occasion appara\u00eetre h\u00e2tives, et qui sont souvent plus ambitieuses et moins nuanc\u00e9es que ne le permet la pr\u00e9cision toute relative des donn\u00e9es disponibles. De mani\u00e8re paradoxale, alors que les \u00e9conomistes furent longtemps tax\u00e9s d\u2019imp\u00e9rialisme m\u00e9thodologique pour avoir voulu imposer aux autres disciplines des sciences sociales leurs mod\u00e8les th\u00e9oriques, <\/em>c\u2019est aujourd\u2019hui leur imp\u00e9rialisme statistique et num\u00e9rique qui semble plus discutable. Dans un tel id\u00e9al empiriciste, de l\u2019accumulation de \u00ab micro-donn\u00e9es \u00bb granulaires devraient ainsi \u00e9merger des v\u00e9rit\u00e9s statistiques plus justes que celles produites sous des hypoth\u00e8ses restrictives par la th\u00e9orie, mais aussi plus robustes que celles provenant de donn\u00e9es agr\u00e9g\u00e9es \u00e0 l\u2019\u00e9chelle \u00ab macro \u00bb. Pourtant, une fois ces micro-donn\u00e9es collect\u00e9es, trait\u00e9es, et manipul\u00e9es, il n\u2019est plus lieu selon les auteurs de les interroger ou de les critiquer ; les conclusions tir\u00e9es de l\u2019analyse statistique sont jug\u00e9es valides pour tout contexte et pour toute p\u00e9riode, sans remettre en cause ce qu\u2019on pourrait parfois qualifier de pr\u00e9sentisme. \u00c0 trop vouloir d\u00e9gager les lois d\u2019un \u00ab conflit politique \u00bb dont ils ne d\u00e9finissent jamais vraiment les contours, les auteurs abordent trop peu son histoire \u2014 c\u2019est-\u00e0-dire la question des changements que la dur\u00e9e lui impose.<\/p>\n\n\n\n\u00c0 trop vouloir d\u00e9gager les lois d\u2019un \u00ab conflit politique \u00bb dont ils ne d\u00e9finissent jamais vraiment les contours, les auteurs abordent trop peu son histoire \u2014 c\u2019est-\u00e0-dire la question des changements que la dur\u00e9e lui impose.<\/p>Fran\u00e7ois Hublet, Antoine L\u00e9vy et Baptiste Roger-Lacan<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\nL\u2019ouvrage entend faire une histoire d\u2019ensemble du conflit politique, qu\u2019il assimile pourtant souvent au seul moment \u00e9lectoral \u2014 son expression la plus ais\u00e9ment r\u00e9ductible \u00e0 l\u2019analyse quantitative. S\u2019il convient donc d\u2019interroger les instruments de mesure dont s\u2019arment les deux chercheurs pour quantifier le conflit politique \u00e0 l’\u00e9chelle locale, il est \u00e9galement pertinent de se demander si la seule litanie des r\u00e9sultats \u00e9lectoraux peut \u00eatre pleinement repr\u00e9sentative d\u2019un conflit politique aux dimensions multiples, ou si ce parti pris, guid\u00e9 par la disponibilit\u00e9 des donn\u00e9es, pourrait conduire \u00e0 une d\u00e9perdition excessive de complexit\u00e9 dans l\u2019analyse.<\/p>\n\n\n\n
Quelle est la bonne mesure du conflit ?<\/strong><\/h2>\n\n\n\nL\u2019ouvrage de Julia Cag\u00e9 et Thomas Piketty s\u2019appuie sur la constitution d\u2019une base de donn\u00e9es impressionnante, couvrant les r\u00e9sultats \u00e9lectoraux (pour les scrutins pr\u00e9sidentiel et l\u00e9gislatif ainsi que pour les r\u00e9f\u00e9rendums) dans l\u2019ensemble des communes fran\u00e7aises sur une dur\u00e9e de plus de deux si\u00e8cles, ainsi qu\u2019un certain nombre d\u2019informations (issues du recensement apr\u00e8s 1962 et de sources fiscales \u00e9parses pour le reste) sur la composition sociod\u00e9mographique de l’\u00e9lectorat, les revenus, et le patrimoine des m\u00e9nages dans ces communes. \u00c0 elle seule, cette contribution centrale de l\u2019ouvrage en fera une r\u00e9f\u00e9rence pour des g\u00e9n\u00e9rations de politistes, de sociologues, d\u2019\u00e9conomistes et d\u2019historiens. Le travail men\u00e9 par les auteurs est appel\u00e9 \u00e0 prendre place aux c\u00f4t\u00e9s d\u2019autres efforts titanesques de collecte exhaustive de donn\u00e9es historiques, parmi lesquels ceux de Thomas Piketty dans ses travaux sur les hauts revenus en France, du Maddison Project sur les PIB historiques des pays, ou de la base de donn\u00e9es CLEA qui regroupe les r\u00e9sultats de plus de 2000 \u00e9lections au niveau mondial. Les donn\u00e9es nouvelles publi\u00e9es par Julia Cag\u00e9 et Thomas Piketty sont le produit d\u2019une minutieuse num\u00e9risation d\u2019archives des proc\u00e8s-verbaux \u00e9lectoraux \u00e0 l’\u00e9chelle communale, une mine d\u2019or jusqu\u2019ici peu exploit\u00e9e. Gr\u00e2ce \u00e0 une arm\u00e9e d\u2019assistants de recherche recrut\u00e9s pour l\u2019occasion, ces donn\u00e9es consign\u00e9es sur papier par des g\u00e9n\u00e9rations de fonctionnaires territoriaux sont d\u00e9sormais disponibles dans une format ais\u00e9ment exploitable par le monde acad\u00e9mique, les journalistes et la sph\u00e8re politique.<\/p>\n\n\n\nLes donn\u00e9es nouvelles publi\u00e9es par Julia Cag\u00e9 et Thomas Piketty sont le produit d\u2019une minutieuse num\u00e9risation d\u2019archives des proc\u00e8s-verbaux \u00e9lectoraux \u00e0 l’\u00e9chelle communale, une mine d\u2019or jusqu\u2019ici peu exploit\u00e9e.<\/p>Fran\u00e7ois Hublet, Antoine L\u00e9vy et Baptiste Roger-Lacan<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\nUne telle base repr\u00e9sente une nouvelle source exceptionnelle pour les chercheurs en sciences sociales soucieux d\u2019exploiter rigoureusement des donn\u00e9es exhaustives ou d\u2019explorer en d\u00e9tail une p\u00e9riode ou un courant politique en particulier ; mais aussi pour les simples citoyens curieux et d\u00e9sireux d\u2019explorer, par exemple \u00e0 l’\u00e9chelle de leur commune, l\u2019information mise \u00e0 disposition sur un site Internet particuli\u00e8rement facile d\u2019utilisation. Ces donn\u00e9es granulaires \u00e9lectorales sur le temps long permettent de mesurer ruptures et continuit\u00e9s \u00e0 l’\u00e9chelle d\u2019une commune ou d\u2019une agglom\u00e9ration ; de combler l\u2019absence de sondages nationaux ou d’enqu\u00eates post-\u00e9lectorales avant la p\u00e9riode r\u00e9cente, pour \u00e9tablir des r\u00e9gularit\u00e9s statistiques dans les d\u00e9terminants du vote pour un candidat ou un autre dans les \u00e9lections ant\u00e9rieures aux ann\u00e9es 1980 ; et de tester des hypoth\u00e8ses comparatives diachroniques, du type \u00ab Le vote Macron de 2022 est-il plus concentr\u00e9 dans les communes riches que le vote pour l\u2019Union conservatrice en 1889 ? \u00bb.<\/p>\n\n\n\n
N\u00e9anmoins, si la collecte de telles donn\u00e9es \u00e9lectorales repr\u00e9sente une avanc\u00e9e r\u00e9elle, leur croisement avec des variables locales destin\u00e9es \u00e0 approcher la composition de l’\u00e9lectorat municipal pour une ann\u00e9e donn\u00e9e est souvent plus probl\u00e9matique. On peut en effet regretter que les auteurs fassent l’\u00e9conomie d\u2019une critique pouss\u00e9e des sources disponibles, principalement fond\u00e9es sur le recensement, la taxe fonci\u00e8re et les sources fiscales sur les transactions immobili\u00e8res et les revenus. En l\u2019absence d\u2019une telle discussion, l\u2019utilisation des donn\u00e9es de revenus, de capital ou de patrimoine pour chaque ann\u00e9e et chaque commune leur conf\u00e8re une apparence de pr\u00e9cision, alors m\u00eame que certaines de ces donn\u00e9es ont \u00e9t\u00e9 obtenues au prix de r\u00e8gles de trois ambitieuses, de \u00ab remplissage \u00bb lin\u00e9aire des valeurs manquantes pendant des d\u00e9cennies ou des si\u00e8cles entiers, ou de remplacement de chiffres indisponibles par des moyennes locales ou nationales dont on peut se demander si elles refl\u00e8tent correctement la variation entre deux \u00e9lections des d\u00e9terminants du vote au niveau municipal. Cette limite affecte de mani\u00e8re substantielle la pr\u00e9cision des r\u00e9sultats de l\u2019ouvrage, sans que cela donne lieu \u00e0 la moindre discussion qui pourrait faire office de \u00ab critique des sources \u00bb, \u00e9tape bien connue des historiens, mais moins fr\u00e9quemment pratiqu\u00e9e par les \u00e9conomistes. <\/p>\n\n\n\n
Ainsi, la richesse apparente des donn\u00e9es pr\u00e9sent\u00e9es dans l’ouvrage repose souvent sur l’interpolation de quelques points de donn\u00e9es ponctuels. En reliant (souvent au prix d’hypoth\u00e8ses h\u00e9ro\u00efques de proportionnalit\u00e9 spatiale et de lin\u00e9arit\u00e9 temporelle) des donn\u00e9es de revenus ou de patrimoine obtenues \u00e0 intervalles lointains, l’interpolation peut cr\u00e9er une illusion de continuit\u00e9 sans tenir pleinement compte des variations locales de court-terme, ni des \u00e9v\u00e9nements sp\u00e9cifiques qui ont pu influencer les r\u00e9sultats \u00e9lectoraux locaux.<\/p>\n\n\n\nLa richesse apparente des donn\u00e9es pr\u00e9sent\u00e9es dans l’ouvrage repose souvent sur l’interpolation de quelques points de donn\u00e9es ponctuels.<\/p>Fran\u00e7ois Hublet, Antoine L\u00e9vy et Baptiste Roger-Lacan<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\nLe lecteur peu averti (et n\u2019ayant pas toujours fait l\u2019effort de consulter les quelques 1700 pages d\u2019annexes m\u00e9thodologiques disponibles sur le site internet) se doit donc de garder \u00e0 l’esprit que, malgr\u00e9 l’abondance des donn\u00e9es, une certaine prudence est n\u00e9cessaire dans l’interpr\u00e9tation des tendances historiques, comme dans l\u2019analyse des corr\u00e9lations entre vote et caract\u00e9ristiques socio-d\u00e9mographiques mises en avant par l’ouvrage. Pour ne prendre qu\u2019un exemple parmi de nombreux autres, l\u2019ouvrage fait grand cas du lien entre revenu moyen dans une commune et orientation politique. Pourtant, si les donn\u00e9es sur les revenus au niveau communal s\u2019appuient sur des mesures directes du revenu fiscal fournies par la Direction G\u00e9n\u00e9rale des Finances Publiques apr\u00e8s les ann\u00e9es 1980, l\u2019ensemble des donn\u00e9es de revenu sur la p\u00e9riode 1800-1980 n\u2019est en r\u00e9alit\u00e9 que le r\u00e9sultat d\u2019un calcul de proportionnalit\u00e9 attribuant \u00e0 chaque commune une part fixe du PIB d\u00e9partemental, lui-m\u00eame estim\u00e9 sur la base de sources secondaires \u00e9parses et potentiellement sujettes \u00e0 de nombreuses erreurs de mesure. En brouillant la mesure pr\u00e9cise des revenus locaux, l\u2019erreur quelque peu m\u00e9canique introduite pour la p\u00e9riode ant\u00e9rieure conduit \u00e0 surestimer les liens entre niveau de vie et r\u00e9sultats \u00e9lectoraux pour la p\u00e9riode r\u00e9cente et \u00e0 les sous-estimer dans le pass\u00e9. Cela conduit \u00e0 des affirmations telles que celle selon laquelle le vote Macron serait \u00ab le plus bourgeois de l\u2019histoire \u00bb, qui sont plus probablement le produit d\u2019un artefact statistique li\u00e9 \u00e0 une plus grande pr\u00e9cision de la mesure des revenus pour les ann\u00e9es r\u00e9centes.<\/p>\n\n\n\n
La seconde limite provient de l\u2019exc\u00e8s de retraitement et de transformation des donn\u00e9es, notamment dans leur pr\u00e9sentation m\u00e9diatique par les auteurs. Ainsi, les auteurs choisissent de normaliser le niveau local du vote pour un candidat dans une commune par la moyenne nationale du vote pour ce candidat. Si cet exercice peut \u00eatre utile pour pr\u00e9senter de mani\u00e8re lisible et sur une m\u00eame \u00e9chelle la corr\u00e9lation entre une variable et le soutien pour chaque candidat, il conduit, quand on s\u2019y arr\u00eate, \u00e0 effacer le niveau agr\u00e9g\u00e9 de chaque courant politique. Cela revient en r\u00e9alit\u00e9 \u00e0 juger chaque candidat plut\u00f4t par l\u2019homog\u00e9n\u00e9it\u00e9 sociologique de son \u00e9lectorat que par sa capacit\u00e9 \u00e0 convaincre largement. Ainsi, pour prendre un exemple fictif et stylis\u00e9, si le candidat A obtient 25 % du vote dans les villes pauvres et 50 % dans les villes riches, il sera qualifi\u00e9 de \u00ab candidat des bourgeois \u00bb ; si, dans la m\u00eame \u00e9lection, le candidat B re\u00e7oit 10 % du vote dans les communes pauvres et 5 % dans les communes riches, il sera le \u00ab candidat des classes populaires \u00bb ; et ce, alors m\u00eame que A obtient un score 2,5 fois plus \u00e9lev\u00e9 que B dans les communes les moins favoris\u00e9es. Cette normalisation conduit \u00e0 \u00e9craser les variations historiques majeures du poids national des diff\u00e9rents courants politiques, niant quelque peu l\u2019objectif affich\u00e9 de l\u2019ouvrage de retracer une histoire du conflit politique. Ainsi, si la gauche s\u2019effondre partout au profit du RN, mais dans une mesure un peu moindre chez les classes populaires que chez les plus riches, les graphiques pr\u00e9sent\u00e9s par les auteurs passeront largement \u00e0 c\u00f4t\u00e9 du ph\u00e9nom\u00e8ne et y liront, \u00e0 l’inverse, un succ\u00e8s de la gauche chez les plus pauvres.<\/p>\n\n\n\nLes auteurs choisissent de normaliser le niveau local du vote pour un candidat dans une commune par la moyenne nationale du vote pour ce candidat.<\/p>Fran\u00e7ois Hublet, Antoine L\u00e9vy et Baptiste Roger-Lacan<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n