{"id":197889,"date":"2023-09-11T16:09:08","date_gmt":"2023-09-11T14:09:08","guid":{"rendered":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/?p=197889"},"modified":"2024-03-15T10:41:36","modified_gmt":"2024-03-15T09:41:36","slug":"fonder-lagression-en-raison-la-nouvelle-doctrine-de-politique-etrangere-russe","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/2023\/09\/11\/fonder-lagression-en-raison-la-nouvelle-doctrine-de-politique-etrangere-russe\/","title":{"rendered":"Fonder l\u2019agression en raison : la nouvelle doctrine de politique \u00e9trang\u00e8re russe"},"content":{"rendered":"\n

Le texte qui suit est la premi\u00e8re traduction d\u2019une interview de Vja\u010deslav Morozov consacr\u00e9e \u00e0 la doctrine russe en mati\u00e8re de politique \u00e9trang\u00e8re. Anciennement professeur de relations internationales \u00e0 l\u2019Universit\u00e9 d\u2019\u00c9tat de Saint-P\u00e9tersbourg, il enseigne depuis 2010 les relations UE-Russie \u00e0 l\u2019Institut de sciences politiques de l\u2019Universit\u00e9 de Tartu, en Estonie.<\/em><\/p>\n\n\n\n

Cette interview a \u00e9t\u00e9 initialement publi\u00e9e le 6 mai 2023 <\/em>dans les colonnes du m\u00e9dia russophone <\/em>Posle<\/a> (\u00ab Apr\u00e8s \u00bb), qui a fait son apparition au lendemain de l\u2019agression russe en Ukraine. Le collectif <\/em>Posle porte une critique radicale de la guerre en cours et de son cort\u00e8ge de massacres et de destructions, mais aussi de la vague r\u00e9pressive qui, au m\u00eame moment, s\u2019est abattue en Russie avec une violence d\u00e9cupl\u00e9e. <\/em>Posle donne la parole aux chercheurs, journalistes, militants et t\u00e9moins dont les observations et \u00e9l\u00e9ments de r\u00e9flexion permettent de r\u00e9insuffler une forme de clart\u00e9 dans cette actualit\u00e9 trouble et de dessiner <\/em>les contours du monde de l\u2019\u00ab Apr\u00e8s \u00bb<\/em><\/a>.<\/em><\/p>\n\n\n\n

Vja\u010deslav Morozov met ici l\u2019accent sur un document jusqu\u2019alors sous-\u00e9tudi\u00e9  : la <\/em>Doctrine de politique \u00e9trang\u00e8re de la F\u00e9d\u00e9ration de Russie. Ce texte peut, jusqu\u2019\u00e0 un certain point, \u00eatre consid\u00e9r\u00e9 comme l\u2019\u00e9quivalent fonctionnel, aux \u00c9tats-Unis et en France, des \u00ab livres blancs \u00bb sur la d\u00e9fense et les relations internationales que sont la <\/em>Quadriennal Defense Review \u2014 et la <\/em>National Defense Strategy qui a pris sa suite depuis 2018 \u2014 ou la <\/em>Revue strat\u00e9gique de d\u00e9fense et de s\u00e9curit\u00e9 nationale. Une m\u00eame logique, inextricablement analytique et pragmatique, irrigue l\u2019ensemble de ces documents, lesquels ont pour fonction de d\u00e9finir la position d\u2019un \u00c9tat vis-\u00e0-vis de l\u2019environnement strat\u00e9gique mondial et r\u00e9gional, tout en adressant des signaux plus ou moins explicites \u00e0 ses partenaires ou ses concurrents potentiels. Dans le cas russe, cette <\/em>Doctrine a connu six versions successives depuis celle, relativement lib\u00e9rale et europhile, sign\u00e9e par Boris Eltsine en 1993, jusqu\u2019\u00e0 la derni\u00e8re \u00e9dition en date, rendue publique en 2023, dans laquelle s\u2019affiche une rh\u00e9torique mena\u00e7ante et belliqueuse, sous couvert d\u2019anti-imp\u00e9rialisme et de r\u00e9plique aux menaces ext\u00e9rieures.<\/em><\/p>\n\n\n\n

Cette <\/em>Doctrine n\u2019est pas insensible aux limites ou apories de la variante strictement \u00ab d\u00e9fensive \u00bb du discours russe, selon laquelle l\u2019actuelle \u00ab op\u00e9ration militaire sp\u00e9ciale \u00bb en Ukraine ne serait qu\u2019un geste pr\u00e9ventif face \u00e0 la \u00ab guerre hybride \u00bb qu\u2019auraient d\u00e9clench\u00e9e les \u00c9tats-Unis par le truchement de leur pantin ukrainien \u2014 la <\/em>Doctrine de 2023 s\u2019interdit d\u2019ailleurs la posture peu cr\u00e9dible qui consisterait \u00e0 accuser ouvertement l\u2019Ukraine d\u2019agression envers la Russie. Les r\u00e9dacteurs du texte ont privil\u00e9gi\u00e9 une strat\u00e9gie alternative, et autrement adroite, qui consiste \u00e0 exploiter \u00e0 l\u2019avantage de la Russie les tensions innervant le droit international, les principes des Nations Unies et l\u2019ordre international existant.<\/em><\/p>\n\n\n\n

Les dirigeants russes s\u2019engouffrent ainsi dans <\/em>la faille qui traverse la charte des Nations Unis<\/em><\/a>, tiraill\u00e9e entre, d\u2019une part, des ambitions de coop\u00e9ration et de respect de la souverainet\u00e9 des \u00c9tats, et, d\u2019autre part, les exigences de l\u2019\u00e9quilibre entre les grandes puissances. De m\u00eame, la <\/em>Doctrine russe a ici beau jeu de soutenir que la notion d\u2019\u00ab ordre international fond\u00e9 sur des r\u00e8gles \u00bb (rule-based international order) th\u00e9oris\u00e9e par les \u00c9tats-Unis dans les ann\u00e9es 1940 masque difficilement un projet politique de r\u00e9gulation des relations internationales dont une poign\u00e9e de pays d\u2019Occident retirent les principaux b\u00e9n\u00e9fices. La Russie est bien consciente, en la mati\u00e8re, de pouvoir compter sur la Chine pour soutenir cette approche critique de l\u2019ordre international lib\u00e9ral. Vja\u010deslav Morozov souligne enfin que la Russie se sent d\u2019autant plus autoris\u00e9e \u00e0 se pr\u00e9senter comme une puissance diplomatiquement raisonnable et ouverte aux discussions sur le contr\u00f4le international des armements, que les \u00c9tats-Unis eux-m\u00eames sont sortis il y a plus de vingt ans du trait\u00e9 ABM de 1972 visant \u00e0 la limitation des armes strat\u00e9giques.<\/em><\/p>\n\n\n\n

La nouvelle <\/em>Doctrine de politique \u00e9trang\u00e8re incorpore enfin une s\u00e9rie d\u2019\u00e9l\u00e9ments forg\u00e9s au cours des derni\u00e8res d\u00e9cennies par les principaux id\u00e9ologues du r\u00e9gime pour d\u00e9velopper une conception civilisationnelle de l\u2019\u00c9tat russe \u2014 d\u00e9sign\u00e9 comme un \u00ab \u00c9tat-civilisation \u00bb \u2014 et de sa sph\u00e8re d\u2019influence \u2014 le \u00ab monde russe \u00bb. S\u2019\u00e9loignant formellement de toute forme de nationalisme ethnique, la nouvelle logique imp\u00e9riale russe d\u00e9fend au contraire une repr\u00e9sentation identitaire, culturelle ou civilisationnelle de l\u2019espace consid\u00e9rable qui comprend l\u2019Ukraine, la Bi\u00e9lorussie, l\u2019Asie centrale et les divers peuples de la F\u00e9d\u00e9ration de Russie \u2014 laquelle d\u00e9nombre officiellement en son sein 193 nationalit\u00e9s. Partant de cet axiome, la <\/em>Doctrine russe proclame que ces diff\u00e9rents peuples n\u2019auraient d\u2019autre choix, pour \u00e9chapper \u00e0 leur ingurgitation par l\u2019Occident et \u00e0 l\u2019in\u00e9vitable dissolution identitaire qui s\u2019ensuivrait, que d\u2019int\u00e9grer volontairement la sph\u00e8re d\u2019influence du \u00ab monde russe \u00bb. C\u2019est ainsi un combat de valeurs ou une \u00ab guerre culturelle \u00bb qui se dessine, entre l\u2019id\u00e9ologie dite \u00ab n\u00e9olib\u00e9rale \u00bb que l\u2019Occident menacerait de r\u00e9pandre \u00e0 l\u2019\u00e9chelle plan\u00e9taire, d\u00e9tissant \u00e0 son gr\u00e9 les cultures existantes, et le rempart civilisationnel russe, fer de lance des \u00ab valeurs traditionnelles \u00bb.<\/em><\/p>\n\n\n\n

En soulignant ces dimensions, l\u2019entretien soul\u00e8ve une s\u00e9rie de questions plus cruciales encore  : l\u2019\u00c9tat russe croit-il \u00e0 ses mythes  ? Ses mythes, pour \u00eatre des mythes, sont-ils sans effets  ? De fait, les cat\u00e9gories fondamentales d\u2019appr\u00e9hension du monde propres \u00e0 l\u2019appareil \u00e9tatique de la Russie en guerre soutiennent une v\u00e9ritable construction eschatologique. Selon les visions de cette apocalypse, la Russie fait figure de rempart aux vell\u00e9it\u00e9s de domination mondiale du Dragon \u00e9tats-unien et des autres B\u00eates occidentales \u2014 hypocrites, trompeuses, fautrices de d\u00e9sastre et de mort, fausses monnayeuses des valeurs fausses. Suffit-il de d\u00e9noncer ces visions comme autant d\u2019artefacts rh\u00e9toriques pour en d\u00e9samorcer magiquement l\u2019efficace  ? En rupture avec cet optimisme infructueux, Vja\u010deslav Morozov soumet les cat\u00e9gories en question \u00e0 une analyse s\u00e9mantique et politique pouss\u00e9e, qui en r\u00e9v\u00e8le la coh\u00e9rence et le possible attrait aupr\u00e8s des critiques de l\u2019ordre international actuel. On ne saurait donc se contenter de d\u00e9cr\u00e9ter hautement l\u2019inanit\u00e9 des notions et valeurs qui hantent le discours strat\u00e9gique, juridique et politique que les autorit\u00e9s russes adressent \u00e0 leurs adversaires, \u00e0 leurs partenaires potentiels, ainsi qu\u2019\u00e0 la population russe elle-m\u00eame. <\/em><\/p>\n\n\n\n

En plongeant au c\u0153ur de cette abyssale entreprise de justification guerri\u00e8re, ce texte fournit des armes indispensables. Dire qu\u2019elles viennent \u00e0 point nomm\u00e9 est encore dire peu de choses. Il nous faut aujourd\u2019hui une intelligence de la guerre \u2014 et non pas des intelligences de guerre  : des vues plus per\u00e7antes, des visions plus claires, tant que la guerre n\u2019a pas conquis jusqu\u2019\u00e0 la derni\u00e8re intelligence.<\/em> (GL)<\/em><\/p>\n\n\n\n

[<\/em><\/strong>Lire aussi : notre derni\u00e8re mise \u00e0 jour sur la situation en Ukraine<\/em><\/strong><\/a>]<\/em><\/strong><\/p>\n\n\n\n

***<\/p>\n\n\n\n

Qu\u2019est-ce que la <\/strong>Doctrine de politique \u00e9trang\u00e8re de la F\u00e9d\u00e9ration de Russie<\/em><\/strong>  ? Quels sont le r\u00f4le et les objectifs de ce document et \u00e0 qui est-il destin\u00e9  ? <\/strong><\/h3>\n\n\n\n

La Doctrine de politique \u00e9trang\u00e8re<\/em> de la Russie est un document qui s\u2019adresse en priorit\u00e9 aux autres pays. Il porte \u00e0 leur attention les coordonn\u00e9es fondamentales du cap adopt\u00e9 par la Russie en mati\u00e8re de politique ext\u00e9rieure. Il repr\u00e9sente ainsi un instrument de communication, au m\u00eame titre que certaines allocutions caract\u00e9ristiques de Vladimir Poutine. On peut ici penser au discours de Munich de 2007, qui proposait une vue d\u2019ensemble de la configuration internationale et des int\u00e9r\u00eats de la Russie, ainsi que certaines lignes directrices sur l\u2019action du pays dans un avenir proche.<\/p>\n\n\n\n

Cette Doctrine<\/em> exerce toutefois une autre fonction. En effet, une fois transmise \u00e0 la bureaucratie, elle fournit \u00e0 ses cadres un recueil de citations, plus encore qu\u2019un guide pratique d\u2019action. D\u00e8s que surgit une situation qui exige de mettre en mots la position russe en mati\u00e8re de politique \u00e9trang\u00e8re, n\u2019importe quel bureaucrate peut parcourir ce texte et y piocher des termes ou des expressions appropri\u00e9s \u00e0 ce cas concret.<\/p>\n\n\n\n

D\u00e8s que surgit une situation qui exige de mettre en mots la position russe en mati\u00e8re de politique \u00e9trang\u00e8re, n\u2019importe quel bureaucrate peut parcourir ce texte et y piocher des termes ou des expressions appropri\u00e9s \u00e0 ce cas concret.<\/p>Vja\u010deslav Morozov<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n

Ce document constitue donc \u00e0 tout le moins un \u00e9l\u00e9ment d\u00e9terminant de la politique \u00e9trang\u00e8re russe proprement dite, d\u2019autant plus que le processus de d\u00e9cision se trouve \u00eatre, surtout en la mati\u00e8re, tr\u00e8s centralis\u00e9. Toutes les d\u00e9cisions prises \u00e0 l\u2019\u00e9chelle concern\u00e9e par la Doctrine<\/em> de politique \u00e9trang\u00e8re sont une pr\u00e9rogative du pr\u00e9sident de la F\u00e9d\u00e9ration de Russie. Le pr\u00e9sident pouvant, d\u00e9sormais, \u00eatre consid\u00e9r\u00e9 comme un v\u00e9ritable souverain absolu, il est en son pouvoir de d\u00e9terminer le cap strat\u00e9gique de la politique ext\u00e9rieure. La Doctrine<\/em> ne fixe pas ce cap  ; elle l\u2019explicite.<\/p>\n\n\n\n

La <\/strong>Doctrine de politique \u00e9trang\u00e8re<\/em><\/strong> a-t-elle toujours jou\u00e9 ce r\u00f4le ou a-t-elle connu des \u00e9volutions au cours de ces derni\u00e8res ann\u00e9es  ?<\/strong><\/h3>\n\n\n\n

La premi\u00e8re Doctrine de politique \u00e9trang\u00e8re<\/em> a \u00e9t\u00e9 adopt\u00e9e en 1993. Elle remplissait alors la fonction traditionnellement assign\u00e9e aux documents strat\u00e9giques  : celle d\u2019\u00e9tablir un cap et un guide d\u2019action \u00e0 destination des diplomates. La Doctrine<\/em> de 1993 pr\u00e9sentait un caract\u00e8re pro-occidental marqu\u00e9. Fortement euro-centrique, elle annon\u00e7ait une coop\u00e9ration de la Russie avec les pays les plus d\u00e9velopp\u00e9s, les principaux pays d\u2019Occident, tout en laissait appara\u00eetre les p\u00e9riph\u00e9ries mondiales \u2014 soit l\u2019ensemble des pays du Sud \u2014 comme une zone de conflits, d\u2019o\u00f9 pouvaient surgir des menaces potentielles. <\/p>\n\n\n\n

Il ne faut pas oublier ici \u00e0 quel point la politique russe des ann\u00e9es 1990 \u00e9tait chaotique, balan\u00e7ant brusquement entre occidentalisme na\u00eff et politique d\u2019autosuffisance \u2014 depuis Primakov, d\u00e9j\u00e0<\/a>. Si cette premi\u00e8re Doctrine<\/em> avait initialement d\u00e9fini une orientation strat\u00e9gique de la politique \u00e9trang\u00e8re, celle-ci s\u2019est trouv\u00e9e tr\u00e8s rapidement renvers\u00e9e.<\/p>\n\n\n\n

Il ne faut pas oublier ici \u00e0 quel point la politique russe des ann\u00e9es 1990 \u00e9tait chaotique, balan\u00e7ant brusquement entre occidentalisme na\u00eff et politique d\u2019autosuffisance \u2014 depuis Primakov, d\u00e9j\u00e0.<\/p>Vja\u010deslav Morozov<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n

Avec l\u2019arriv\u00e9e au pouvoir de Vladimir Poutine, la Doctrine de politique \u00e9trang\u00e8re<\/em> a chang\u00e9 de nature, en devenant un instrument prioritairement vou\u00e9 \u00e0 adresser des signaux \u00e0 l\u2019Occident. En 2000, d\u00e9j\u00e0, elle a connu une premi\u00e8re mise \u00e0 jour, tout en demeurant relativement proche de la version ant\u00e9rieure. Ce n\u2019est qu\u2019en 2008, apr\u00e8s le discours de Munich de Vladimir Poutine, qu\u2019une nouvelle Doctrine<\/em> a \u00e9t\u00e9 publi\u00e9e, tr\u00e8s diff\u00e9rente cette fois dans son contenu. On observe alors un net glissement de la Russie vers une politique anti-occidentale. \u00c0 partir de ce moment, la fonction m\u00eame du texte a \u00e9volu\u00e9  : d\u00e9sormais, il s\u2019agit, comme je l\u2019ai dit, d\u2019envoyer des signaux aux pays occidentaux quant \u00e0 la politique ext\u00e9rieure russe. <\/p>\n\n\n\n

L\u2019orientation anti-occidentale demeure pr\u00e9sente dans cette <\/strong>Doctrine<\/em><\/strong>, mais on y trouve surtout une dose d\u00e9cupl\u00e9e de rh\u00e9torique agressive. Des mots durs, des expressions extr\u00eamement fortes y caract\u00e9risent la mani\u00e8re dont la Russie comprend ses relations avec l\u2019Occident. Comment cette rh\u00e9torique venue des propagandistes des plateaux de t\u00e9l\u00e9vision s\u2019est-elle retrouv\u00e9e dans une production officielle de l\u2019\u00c9tat  ?<\/strong><\/h3>\n\n\n\n

La seule explication est la guerre. Ce glissement rh\u00e9torique s\u2019explique par le fait que, d\u00e9sormais, la Russie s\u2019affirme contrainte de se d\u00e9fendre contre des attaques imminentes \u00e0 son encontre. Le texte ne dit pas autre chose, puisqu\u2019on y lit qu\u2019une guerre hybride d\u2019un type nouveau serait en cours, dans le cadre de laquelle les \u00c9tats-Unis utiliseraient l\u2019Ukraine comme un m\u00e9canisme dans le cadre de leur propre agression contre la Russie. On assiste donc \u00e0 une transition vers une rh\u00e9torique de plus en plus agressive, qui s\u2019articule autour des concepts d\u2019\u00ab \u00c9tat-civilisation \u00bb, de \u00ab monde russe \u00bb et de \u00ab monde multipolaire \u00bb. Cette rh\u00e9torique traduit la position d\u2019un \u00c9tat qui estime avoir \u00e9t\u00e9 trop longtemps trait\u00e9 de mani\u00e8re injuste, que cette injustice a fini par tourner \u00e0 l\u2019agression et qu\u2019il lui faut se d\u00e9fendre contre cette agression.<\/p>\n\n\n\n

Il faut surtout bien observer que le niveau d\u2019agressivit\u00e9 de la rh\u00e9torique officielle est all\u00e9 croissant depuis 2008. La tonalit\u00e9 des Doctrines<\/em> de 2008 et 2013 conservait encore une certaine forme de correction. Celle de 2016 a commenc\u00e9 \u00e0 s\u2019en \u00e9loigner, tandis que la Doctrine<\/em> de 2023 ne s\u2019embarrasse d\u2019aucune pr\u00e9caution dans ses choix de formules. Elle exprime cr\u00fbment les pr\u00e9tendues intentions agressives de l\u2019Occident et la politique que doit adopter la Russie pour s\u2019en d\u00e9fendre.<\/p>\n\n\n\n

Le niveau d\u2019agressivit\u00e9 de la rh\u00e9torique officielle est all\u00e9 croissant depuis 2008.<\/p>Vja\u010deslav Morozov<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n

La nouvelle <\/strong>Doctrine de politique \u00e9trang\u00e8re de la F\u00e9d\u00e9ration de Russie<\/em><\/strong> affirme la n\u00e9cessit\u00e9 d\u2019agir conform\u00e9ment \u00e0 la Charte des Nations Unies, tout en rejetant l\u2019id\u00e9e d\u2019un \u00ab ordre mondial fond\u00e9 sur des r\u00e8gles \u00bb. On y lit en effet  : \u00ab Le m\u00e9canisme de constitution des normes juridiques internationales doit \u00eatre fond\u00e9 sur le libre-arbitre des \u00c9tats souverains. Les Nations Unies doivent rester la principale plateforme de d\u00e9veloppement progressif et de codification du droit international. Pers\u00e9v\u00e9rer \u00e0 promouvoir un ordre mondial fond\u00e9 sur des r\u00e8gles risque d\u2019entra\u00eener la destruction du syst\u00e8me juridique international et d\u2019autres cons\u00e9quences dangereuses pour l\u2019humanit\u00e9 \u00bb. Faut-il y voir une contradiction dans les termes  ?<\/strong><\/h3>\n\n\n\n

Il n\u2019y a aucune contradiction, ni du point de vue de la Doctrine<\/em>, ni de celui de la rh\u00e9torique russe. L\u2019id\u00e9e d\u2019un \u00ab ordre mondial fond\u00e9 sur des r\u00e8gles \u00bb a fait une apparition relativement r\u00e9cente dans le langage de la politique \u00e9trang\u00e8re russe pour traduire le concept anglais de rule-based order<\/em>. Sa signification est expos\u00e9e au paragraphe 9 de la Doctrine<\/em>, qui \u00e9voque les Nations Unies avant d\u2019affirmer que \u00ab la solidit\u00e9 du syst\u00e8me juridique international est mise \u00e0 l\u2019\u00e9preuve  : un cercle \u00e9troit d\u2019\u00c9tats s\u2019efforce de lui substituer une conception de l\u2019ordre mondial fond\u00e9e sur des r\u00e8gles (c\u2019est-\u00e0-dire l\u2019imposition de r\u00e8gles, de standards et de normes, dont l\u2019\u00e9laboration n\u2019a pas garanti la participation \u00e9gale de tous les \u00c9tats int\u00e9ress\u00e9s)<\/em> \u00bb. Ce passage op\u00e8re la r\u00e9cup\u00e9ration d\u2019une notion venue du lexique politique occidental, dans lequel elle joue un r\u00f4le semblable, mais plus subtil, en affirmant que l\u2019ordre mondial tel qu\u2019il existe aujourd\u2019hui, et bien qu\u2019il se trouve \u00eatre, dans l\u2019ensemble, favorable \u00e0 l\u2019Occident, b\u00e9n\u00e9ficie malgr\u00e9 tout \u00e0 l\u2019ensemble des \u00c9tats et contribue \u00e0 leur prosp\u00e9rit\u00e9.<\/p>\n\n\n\n

Que fait le texte russe  ? Il s\u2019empare de cette notion d\u2019\u00ab ordre mondial fond\u00e9 sur des r\u00e8gles \u00bb pour mieux d\u00e9noncer la vaine rh\u00e9torique de l\u2019Occident, prompt \u00e0 imposer \u00e0 l\u2019ensemble du monde une vision du monde qui profite exclusivement aux \u00c9tats-Unis et \u00e0 ses satellites. En substance, et m\u00eame si ce terme n\u2019est pas employ\u00e9 (alors que le texte comprend de nombreuses critiques \u00e0 l\u2019endroit du n\u00e9ocolonialisme), il s\u2019agit d\u2019une d\u00e9nonciation d\u2019un syst\u00e8me imp\u00e9rialiste.<\/p>\n\n\n\n

Cette conception d\u2019un \u00ab ordre mondial fond\u00e9 sur des r\u00e8gles \u00bb d\u00e9peint une politique \u00e9tats-unienne de domination unilat\u00e9rale. Or, toujours selon la Doctrine<\/em>, les \u00c9tats-Unis ne seraient plus en mesure de maintenir cet ordre mondial, dans un monde devenu multipolaire. Faisant fi de cette r\u00e9alit\u00e9, les \u00c9tats-Unis persisteraient \u00e0 s\u2019accrocher \u00e0 leur h\u00e9g\u00e9monie \u2014 d\u2019ailleurs, \u00ab l\u2019h\u00e9g\u00e9monie \u00bb est aussi une innovation langagi\u00e8re de la Doctrine<\/em> de 2023. <\/p>\n\n\n\n

Du point de vue du Kremlin, la formule \u00ab un ordre mondial fond\u00e9 sur des r\u00e8gles \u00bb n\u2019est rien d\u2019autre, pour le dire en termes marxistes simples, qu\u2019une \u00ab fausse conscience \u00bb que les \u00c9tats-Unis imposeraient \u00e0 l\u2019ensemble de la plan\u00e8te afin de faire accepter leur domination. La Russie s\u2019y oppose et se revendique par cons\u00e9quent d\u00e9fenseuse d\u2019un \u00ab v\u00e9ritable ordre mondial \u00bb, au sein duquel l\u2019ensemble des \u00c9tats seraient r\u00e9ellement \u00e9gaux, comme le garantit la Charte des Nations Unis. Or la Russie \u00e9tant membre permanent du Conseil de S\u00e9curit\u00e9 de l\u2019ONU avec droit de v\u00e9to, cet ordre lui est personnellement favorable en premier lieu.<\/p>\n\n\n\n

La Russie se revendique par cons\u00e9quent d\u00e9fenseuse d\u2019un \u00ab v\u00e9ritable ordre mondial \u00bb, au sein duquel l\u2019ensemble des \u00c9tats seraient r\u00e9ellement \u00e9gaux, comme le garantit la Charte des Nations Unis.<\/p>Vja\u010deslav Morozov<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n

Les statuts des Nations Unies consacrent certains principes normatifs qui ne peuvent \u00eatre viol\u00e9s par les \u00c9tats-membres \u2014 notamment l\u2019interdiction de l\u2019invasion du territoire d\u2019un \u00c9tat souverain. Cet ordre normatif et la fonction dissuasive du Conseil de S\u00e9curit\u00e9 se sont vus remis en cause avec l\u2019intervention des \u00c9tats-Unis en Irak. D\u2019autre part, la structure de l\u2019ONU repose manifestement sur un principe de domination des \u00ab grandes puissances \u00bb et d\u2019\u00e9quilibre de leurs int\u00e9r\u00eats. Peut-on dire que la Russie a fait son choix, entre ces deux mod\u00e8les disponibles  ?<\/strong><\/h3>\n\n\n\n

Oui, la Russie se positionne clairement en faveur de l\u2019un des principes de l\u2019ONU. L\u2019une des caract\u00e9ristiques propres au droit international est un degr\u00e9 \u00e9lev\u00e9 d\u2019incertitude, dans la mesure o\u00f9 ce droit repose sur un compromis entre les principes de souverainet\u00e9 et la n\u00e9cessit\u00e9 de la coop\u00e9ration internationale \u2014 laquelle peut aller jusqu\u2019\u00e0 une restriction de la souverainet\u00e9 dans l\u2019int\u00e9r\u00eat de la paix et de la s\u00e9curit\u00e9 internationales. En m\u00eame temps, les membres permanents du Conseil de s\u00e9curit\u00e9 occupent une position sp\u00e9cifique, li\u00e9e \u00e0 leur droit de v\u00e9to. Cette r\u00e8gle d\u00e9coule de l\u2019id\u00e9e de \u00ab Concert des grandes puissances \u00bb, ou d\u2019ordre international fond\u00e9 sur le consensus des grandes puissances (great power management<\/em>). Dans son ouvrage The Anarchical Society : A Study of Order in World Politics<\/em>, Hedley Bull d\u00e9peint le \u00ab Concert des grandes puissances \u00bb comme l\u2019une des institutions de la soci\u00e9t\u00e9 internationale, au m\u00eame titre que le droit international, la diplomatie, la guerre, l\u2019\u00e9quilibre des forces. Ce concept remonte au Congr\u00e8s de Vienne de 1815 et s\u2019est trouv\u00e9 consacr\u00e9 dans la Charte des Nations Unies au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, lorsque les vainqueurs ont consolid\u00e9 leur domination sur les affaires mondiales.<\/p>\n\n\n\n

Cette id\u00e9e de \u00ab Concert des grandes puissances \u00bb convient parfaitement \u00e0 la Russie, notamment en ce qu\u2019elle implique que chacune des puissances concern\u00e9es maintienne l\u2019ordre \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur de sa sph\u00e8re d\u2019influence, tout en n\u00e9gociant avec les autres puissances \u00e0 l\u2019\u00e9chelle globale et en s\u2019effor\u00e7ant de ne pas empi\u00e9ter sur leurs propres sph\u00e8res d\u2019influence. Puisqu\u2019il s\u2019agit l\u00e0 d\u2019un \u00e9tat des choses id\u00e9al pour la Russie, elle ne peut que soutenir la Charte des Nations Unies. Par ailleurs, l\u2019article 51 de la Charte garantit aux \u00c9tats le droit \u00e0 la l\u00e9gitime d\u00e9fense. Cette notion appara\u00eet \u00e0 deux reprises dans la Doctrine<\/em> de 2023, mais sans \u00eatre explicitement rattach\u00e9e \u00e0 \u00ab l\u2019op\u00e9ration militaire sp\u00e9ciale \u00bb \u2014 manifestement, les r\u00e9dacteurs du texte n\u2019ont pas os\u00e9 accuser ouvertement l\u2019Ukraine d\u2019agression envers la Russie. \u00c0 l\u2019\u00e9vidence, c\u2019est pourtant bien cette id\u00e9e qui est en jeu lorsque la Russie affirme qu\u2019elle serait victime d\u2019une guerre hybride d\u2019un type nouveau et contrainte de se pr\u00e9munir contre une agression men\u00e9e par l\u2019Occident par l\u2019interm\u00e9diaire d\u2019un pays d\u00e9pendant. Les r\u00e9f\u00e9rences \u00e0 l\u2019article 51 doivent \u00eatre comprises dans ce contexte pr\u00e9cis.<\/p>\n\n\n\n

Hors de l\u2019Occident, rares sont les \u00c9tats pr\u00eats \u00e0 d\u00e9grader ouvertement leurs relations avec la Russie. <\/p>Vja\u010deslav Morozov<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n

La Charte des Nations Unies consacre n\u00e9anmoins d\u2019autres principes : l\u2019\u00e9galit\u00e9 souveraine de tous les \u00c9tats, le principe de non-ing\u00e9rence, l\u2019interdiction des actes d\u2019agression\u2026 Autant de principes que la Russie viole ouvertement, ce qui fragilise sa position. Tout le monde en est conscient mais, hors de l\u2019Occident, rares sont les \u00c9tats pr\u00eats \u00e0 d\u00e9grader ouvertement leurs relations avec la Russie. De surcro\u00eet, tout projet de r\u00e9forme de l\u2019ONU est condamn\u00e9 d\u2019avance en raison des int\u00e9r\u00eats irr\u00e9conciliables des grandes puissances, dont chacune cherche \u00e0 s\u2019assurer la position la plus favorable \u2014 ce qui explique pourquoi elles continuent de recourir \u00e0 leur droit de v\u00e9to. Ceci \u00e9tant, tr\u00e8s peu d\u2019\u00c9tats soutiennent ouvertement les actions de la Russie, comme le montrent notamment les r\u00e9sultats des votes \u00e0 l\u2019Assembl\u00e9e g\u00e9n\u00e9rale de l\u2019ONU.<\/p>\n\n\n\n

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