{"id":197889,"date":"2023-09-11T16:09:08","date_gmt":"2023-09-11T14:09:08","guid":{"rendered":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/?p=197889"},"modified":"2024-03-15T10:41:36","modified_gmt":"2024-03-15T09:41:36","slug":"fonder-lagression-en-raison-la-nouvelle-doctrine-de-politique-etrangere-russe","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/2023\/09\/11\/fonder-lagression-en-raison-la-nouvelle-doctrine-de-politique-etrangere-russe\/","title":{"rendered":"Fonder l\u2019agression en raison : la nouvelle doctrine de politique \u00e9trang\u00e8re russe"},"content":{"rendered":"\n
Le texte qui suit est la premi\u00e8re traduction d\u2019une interview de Vja\u010deslav Morozov consacr\u00e9e \u00e0 la doctrine russe en mati\u00e8re de politique \u00e9trang\u00e8re. Anciennement professeur de relations internationales \u00e0 l\u2019Universit\u00e9 d\u2019\u00c9tat de Saint-P\u00e9tersbourg, il enseigne depuis 2010 les relations UE-Russie \u00e0 l\u2019Institut de sciences politiques de l\u2019Universit\u00e9 de Tartu, en Estonie.<\/em><\/p>\n\n\n\n Cette interview a \u00e9t\u00e9 initialement publi\u00e9e le 6 mai 2023 <\/em>dans les colonnes du m\u00e9dia russophone <\/em>Posle<\/a> (\u00ab Apr\u00e8s \u00bb), qui a fait son apparition au lendemain de l\u2019agression russe en Ukraine. Le collectif <\/em>Posle porte une critique radicale de la guerre en cours et de son cort\u00e8ge de massacres et de destructions, mais aussi de la vague r\u00e9pressive qui, au m\u00eame moment, s\u2019est abattue en Russie avec une violence d\u00e9cupl\u00e9e. <\/em>Posle donne la parole aux chercheurs, journalistes, militants et t\u00e9moins dont les observations et \u00e9l\u00e9ments de r\u00e9flexion permettent de r\u00e9insuffler une forme de clart\u00e9 dans cette actualit\u00e9 trouble et de dessiner <\/em>les contours du monde de l\u2019\u00ab Apr\u00e8s \u00bb<\/em><\/a>.<\/em><\/p>\n\n\n\n Vja\u010deslav Morozov met ici l\u2019accent sur un document jusqu\u2019alors sous-\u00e9tudi\u00e9 : la <\/em>Doctrine de politique \u00e9trang\u00e8re de la F\u00e9d\u00e9ration de Russie. Ce texte peut, jusqu\u2019\u00e0 un certain point, \u00eatre consid\u00e9r\u00e9 comme l\u2019\u00e9quivalent fonctionnel, aux \u00c9tats-Unis et en France, des \u00ab livres blancs \u00bb sur la d\u00e9fense et les relations internationales que sont la <\/em>Quadriennal Defense Review \u2014 et la <\/em>National Defense Strategy qui a pris sa suite depuis 2018 \u2014 ou la <\/em>Revue strat\u00e9gique de d\u00e9fense et de s\u00e9curit\u00e9 nationale. Une m\u00eame logique, inextricablement analytique et pragmatique, irrigue l\u2019ensemble de ces documents, lesquels ont pour fonction de d\u00e9finir la position d\u2019un \u00c9tat vis-\u00e0-vis de l\u2019environnement strat\u00e9gique mondial et r\u00e9gional, tout en adressant des signaux plus ou moins explicites \u00e0 ses partenaires ou ses concurrents potentiels. Dans le cas russe, cette <\/em>Doctrine a connu six versions successives depuis celle, relativement lib\u00e9rale et europhile, sign\u00e9e par Boris Eltsine en 1993, jusqu\u2019\u00e0 la derni\u00e8re \u00e9dition en date, rendue publique en 2023, dans laquelle s\u2019affiche une rh\u00e9torique mena\u00e7ante et belliqueuse, sous couvert d\u2019anti-imp\u00e9rialisme et de r\u00e9plique aux menaces ext\u00e9rieures.<\/em><\/p>\n\n\n\n Cette <\/em>Doctrine n\u2019est pas insensible aux limites ou apories de la variante strictement \u00ab d\u00e9fensive \u00bb du discours russe, selon laquelle l\u2019actuelle \u00ab op\u00e9ration militaire sp\u00e9ciale \u00bb en Ukraine ne serait qu\u2019un geste pr\u00e9ventif face \u00e0 la \u00ab guerre hybride \u00bb qu\u2019auraient d\u00e9clench\u00e9e les \u00c9tats-Unis par le truchement de leur pantin ukrainien \u2014 la <\/em>Doctrine de 2023 s\u2019interdit d\u2019ailleurs la posture peu cr\u00e9dible qui consisterait \u00e0 accuser ouvertement l\u2019Ukraine d\u2019agression envers la Russie. Les r\u00e9dacteurs du texte ont privil\u00e9gi\u00e9 une strat\u00e9gie alternative, et autrement adroite, qui consiste \u00e0 exploiter \u00e0 l\u2019avantage de la Russie les tensions innervant le droit international, les principes des Nations Unies et l\u2019ordre international existant.<\/em><\/p>\n\n\n\n Les dirigeants russes s\u2019engouffrent ainsi dans <\/em>la faille qui traverse la charte des Nations Unis<\/em><\/a>, tiraill\u00e9e entre, d\u2019une part, des ambitions de coop\u00e9ration et de respect de la souverainet\u00e9 des \u00c9tats, et, d\u2019autre part, les exigences de l\u2019\u00e9quilibre entre les grandes puissances. De m\u00eame, la <\/em>Doctrine russe a ici beau jeu de soutenir que la notion d\u2019\u00ab ordre international fond\u00e9 sur des r\u00e8gles \u00bb (rule-based international order) th\u00e9oris\u00e9e par les \u00c9tats-Unis dans les ann\u00e9es 1940 masque difficilement un projet politique de r\u00e9gulation des relations internationales dont une poign\u00e9e de pays d\u2019Occident retirent les principaux b\u00e9n\u00e9fices. La Russie est bien consciente, en la mati\u00e8re, de pouvoir compter sur la Chine pour soutenir cette approche critique de l\u2019ordre international lib\u00e9ral. Vja\u010deslav Morozov souligne enfin que la Russie se sent d\u2019autant plus autoris\u00e9e \u00e0 se pr\u00e9senter comme une puissance diplomatiquement raisonnable et ouverte aux discussions sur le contr\u00f4le international des armements, que les \u00c9tats-Unis eux-m\u00eames sont sortis il y a plus de vingt ans du trait\u00e9 ABM de 1972 visant \u00e0 la limitation des armes strat\u00e9giques.<\/em><\/p>\n\n\n\n La nouvelle <\/em>Doctrine de politique \u00e9trang\u00e8re incorpore enfin une s\u00e9rie d\u2019\u00e9l\u00e9ments forg\u00e9s au cours des derni\u00e8res d\u00e9cennies par les principaux id\u00e9ologues du r\u00e9gime pour d\u00e9velopper une conception civilisationnelle de l\u2019\u00c9tat russe \u2014 d\u00e9sign\u00e9 comme un \u00ab \u00c9tat-civilisation \u00bb \u2014 et de sa sph\u00e8re d\u2019influence \u2014 le \u00ab monde russe \u00bb. S\u2019\u00e9loignant formellement de toute forme de nationalisme ethnique, la nouvelle logique imp\u00e9riale russe d\u00e9fend au contraire une repr\u00e9sentation identitaire, culturelle ou civilisationnelle de l\u2019espace consid\u00e9rable qui comprend l\u2019Ukraine, la Bi\u00e9lorussie, l\u2019Asie centrale et les divers peuples de la F\u00e9d\u00e9ration de Russie \u2014 laquelle d\u00e9nombre officiellement en son sein 193 nationalit\u00e9s. Partant de cet axiome, la <\/em>Doctrine russe proclame que ces diff\u00e9rents peuples n\u2019auraient d\u2019autre choix, pour \u00e9chapper \u00e0 leur ingurgitation par l\u2019Occident et \u00e0 l\u2019in\u00e9vitable dissolution identitaire qui s\u2019ensuivrait, que d\u2019int\u00e9grer volontairement la sph\u00e8re d\u2019influence du \u00ab monde russe \u00bb. C\u2019est ainsi un combat de valeurs ou une \u00ab guerre culturelle \u00bb qui se dessine, entre l\u2019id\u00e9ologie dite \u00ab n\u00e9olib\u00e9rale \u00bb que l\u2019Occident menacerait de r\u00e9pandre \u00e0 l\u2019\u00e9chelle plan\u00e9taire, d\u00e9tissant \u00e0 son gr\u00e9 les cultures existantes, et le rempart civilisationnel russe, fer de lance des \u00ab valeurs traditionnelles \u00bb.<\/em><\/p>\n\n\n\n En soulignant ces dimensions, l\u2019entretien soul\u00e8ve une s\u00e9rie de questions plus cruciales encore : l\u2019\u00c9tat russe croit-il \u00e0 ses mythes ? Ses mythes, pour \u00eatre des mythes, sont-ils sans effets ? De fait, les cat\u00e9gories fondamentales d\u2019appr\u00e9hension du monde propres \u00e0 l\u2019appareil \u00e9tatique de la Russie en guerre soutiennent une v\u00e9ritable construction eschatologique. Selon les visions de cette apocalypse, la Russie fait figure de rempart aux vell\u00e9it\u00e9s de domination mondiale du Dragon \u00e9tats-unien et des autres B\u00eates occidentales \u2014 hypocrites, trompeuses, fautrices de d\u00e9sastre et de mort, fausses monnayeuses des valeurs fausses. Suffit-il de d\u00e9noncer ces visions comme autant d\u2019artefacts rh\u00e9toriques pour en d\u00e9samorcer magiquement l\u2019efficace ? En rupture avec cet optimisme infructueux, Vja\u010deslav Morozov soumet les cat\u00e9gories en question \u00e0 une analyse s\u00e9mantique et politique pouss\u00e9e, qui en r\u00e9v\u00e8le la coh\u00e9rence et le possible attrait aupr\u00e8s des critiques de l\u2019ordre international actuel. On ne saurait donc se contenter de d\u00e9cr\u00e9ter hautement l\u2019inanit\u00e9 des notions et valeurs qui hantent le discours strat\u00e9gique, juridique et politique que les autorit\u00e9s russes adressent \u00e0 leurs adversaires, \u00e0 leurs partenaires potentiels, ainsi qu\u2019\u00e0 la population russe elle-m\u00eame. <\/em><\/p>\n\n\n\n En plongeant au c\u0153ur de cette abyssale entreprise de justification guerri\u00e8re, ce texte fournit des armes indispensables. Dire qu\u2019elles viennent \u00e0 point nomm\u00e9 est encore dire peu de choses. Il nous faut aujourd\u2019hui une intelligence de la guerre \u2014 et non pas des intelligences de guerre : des vues plus per\u00e7antes, des visions plus claires, tant que la guerre n\u2019a pas conquis jusqu\u2019\u00e0 la derni\u00e8re intelligence.<\/em> (GL)<\/em><\/p>\n\n\n\n