{"id":192823,"date":"2023-08-03T09:11:31","date_gmt":"2023-08-03T07:11:31","guid":{"rendered":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/?p=192823"},"modified":"2023-08-03T09:41:28","modified_gmt":"2023-08-03T07:41:28","slug":"jai-eu-des-doutes-deux-conversations-avec-robert-oppenheimer","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/2023\/08\/03\/jai-eu-des-doutes-deux-conversations-avec-robert-oppenheimer\/","title":{"rendered":"\u00ab J\u2019ai eu des doutes \u00bb, deux conversations avec Robert Oppenheimer"},"content":{"rendered":"\n

Flash-forward<\/em> : Oppenheimer n\u2019est plus aux affaires. Il a repris sa carri\u00e8re acad\u00e9mique \u00e0 l\u2019Institut d\u2019\u00e9tudes avanc\u00e9es \u00e0 Princeton et reste un savant consult\u00e9. Alors que la guerre froide s\u2019enlise et que la menace nucl\u00e9aire s\u2019intensifie partout, l\u2019inventeur de la bombe atomique prend la parole \u00e0 plusieurs reprises, \u00e0 la radio ou dans des interventions t\u00e9l\u00e9vis\u00e9es \u2014 avec prudence, et toujours avec un message.<\/p>\n\n\n\n

En fran\u00e7ais, langue qu\u2019il ma\u00eetrise parfaitement, il y plaide pour une ouverture des connaissances et une implication de l\u2019homme de science dans la cit\u00e9. \u00ab Les savants sont aussi des hommes. Ce qui est unique pour le savant c\u2019est qu\u2019il lui faut non seulement chercher la v\u00e9rit\u00e9 mais la proclamer<\/em> \u00bb d\u00e9clare-t-il en 1958, de passage \u00e0 Paris, pr\u00e9occup\u00e9, comme dans son long plaidoyer de 1953<\/a>, de l\u2019absence de connaissance par la population et d\u2019une opinion publique atomique inexistante. La responsabilit\u00e9 en incombe en premier lieu aux scientifiques mais aussi, selon Oppenheimer, aux gouvernements. L\u2019entretien se conclut d\u2019ailleurs sur un appel \u00e0 la fin de l\u2019\u00e8re du secret.<\/p>\n\n\n\n

En 1965, Oppenheimer accorde un entretien \u00e0 CBS. Nous sommes deux ans avant sa mort. Entre angoisse et espoir, un spectre hante cette bribe de conversation : il vient d\u2019Asie. La bombe \u00e9tait n\u00e9cessaire \u00e0 Hiroshima, r\u00e9p\u00e8te-t-il \u2014 non sans gravit\u00e9. Mais le futur est encore plus incertain. Pour comprendre les inqui\u00e9tudes d\u2019Oppenheimer, il faut se replacer \u00e0 la date o\u00f9 il parle. Un an avant, en 1964, la Chine a r\u00e9ussi le test 596<\/em>, faisant exploser sa premi\u00e8re bombe atomique dans le Xinjiang. Trois ans avant, avec la crise des missiles de Cuba, le monde est pass\u00e9 \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de la catastrophe nucl\u00e9aire. C\u2019est dans ce contexte sombre qu\u2019Oppenheimer tente d\u2019apporter une lueur d\u2019espoir, \u00ab le vent du changement \u00bb. Dans ce qui sera l\u2019un de ses derniers entretiens, il nous laisse sur une ambivalence qui a finalement marqu\u00e9 la grande partie de ses interventions \u2014 avec une seule constante : une foi in\u00e9branlable dans la science (\u00ab c’est le destin de l\u2019homme de savoir tout ce qu\u2019il peut acqu\u00e9rir comme connaissances et d\u2019en vivre<\/em> \u00bb), que l\u2019on retrouve dans tous les extraits de notre s\u00e9lection d\u2019\u00e9crits choisis, publi\u00e9s cet \u00e9t\u00e9<\/a>.<\/p>\n\n\n\n

On \u00e9voque fr\u00e9quemment un probl\u00e8me qui nous concerne tous, celui que je pourrais appeler le probl\u00e8me des devoirs du savant. Nous sommes en pr\u00e9sence aujourd\u2019hui d\u2019une science dont les cons\u00e9quences sont d’une importance incalculable pour l’avenir de l\u2019humanit\u00e9. Nous nous demandons si le savant est parfaitement conscient moralement de l\u2019importance de cette d\u00e9couverte et si cela lui impose des devoirs qui diff\u00e8rent de ceux que s\u2019imposent les autres hommes.  <\/strong><\/h3>\n\n\n\n

Je crois que le savant doit chercher la v\u00e9rit\u00e9 et s\u2019il en trouve, il doit l’expliquer, l\u2019enseigner, et s\u2019assurer que ce qu\u2019il a trouv\u00e9 est bien compris. Le plus souvent, on le fait en \u00e9crivant, en publiant, en parlant comme nous le faisons en ce moment. Il y a des occasions o\u00f9 il y a de bonnes raisons pour ne pas publier des r\u00e9sultats parce qu\u2019ils sont dangereux. Il faut \u00eatre s\u00fbr que le savant ait bien expliqu\u00e9 ce qu\u2019il a trouv\u00e9 \u00e0 son gouvernement, aux responsables. Ce n\u2019est pas si ais\u00e9. Il faut expliquer, insister, redire, relire. Enfin, il faut que le gouvernement reconnaisse qu\u2019il vaut mieux dire publiquement, \u00eatre ouvert et franc, expliquer les faits de la nature et les implications si on les sait au public.<\/p>\n\n\n\n

Il y a naturellement des devoirs pour tout homme. Les savants sont aussi des hommes. Ce qui est unique pour le savant c\u2019est qu\u2019il lui faut non seulement chercher la v\u00e9rit\u00e9 mais la proclamer.<\/p>\n\n\n\n

Les savants sont aussi des hommes. Ce qui est unique pour le savant c\u2019est qu\u2019il lui faut non seulement chercher la v\u00e9rit\u00e9 mais la proclamer. <\/p>J. Robert Oppenheimer<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n

Personnellement, comment \u00e9prouvez-vous ce sentiment du devoir du savant face \u00e0 un certain nombre de probl\u00e8mes ? \u00c9prouvez-vous des doutes dans l’attitude que vous devez suivre ? <\/strong><\/h3>\n\n\n\n

J\u2019ai eu des doutes. Nous avons tous eu des doutes sur la pratique, non pas sur la connaissance. Nous sommes pour la connaissance. J\u2019ai eu des doutes  \u00e0 propos des applications pratiques des bombes atomiques et je crois que j\u2019avais raison d\u2019avoir des doutes.<\/p>\n\n\n\n

On entend dire quelquefois que devant les cons\u00e9quences incalculables que peut avoir le d\u00e9veloppement de la recherche scientifique telle qu\u2019elle existe aujourd\u2019hui, il vaudrait mieux arr\u00eater la science comme on arr\u00eate un film de cin\u00e9ma. Peut-on le faire et doit-on le faire ? <\/strong><\/h3>\n\n\n\n

On pourrait dire qu\u2019il faut arr\u00eater la recherche. On pourrait dire qu\u2019il faut la poursuivre. Pour moi, c\u2019est mauvais de ne pas savoir si on peut savoir. C’est le destin de l\u2019homme de savoir tout ce qu\u2019il peut acqu\u00e9rir comme connaissances et d\u2019en vivre. C\u2019est un destin difficile mais si on ne t\u00e2che pas de vivre avec la connaissance, on est pas proprement un homme. <\/p>\n\n\n\n

[…]<\/p>\n\n\n\n

J’insisterais sur l\u2019id\u00e9e que le fait de devoir savoir ne justifie pas que l\u2019on fasse toutes les applications possibles de ce savoir. C\u2019est l\u00e0 une question humaine. Il faut se poser la question de l\u2019application de la d\u00e9couverte et ses cons\u00e9quences pour la communaut\u00e9 humaine. Il n\u2019y a pas de r\u00e9ponse simple \u00e0 ces questions.<\/p>\n\n\n\n

C’est le destin de l\u2019homme de savoir tout ce qu\u2019il peut acqu\u00e9rir comme connaissances et d\u2019en vivre. C\u2019est un destin difficile mais si on ne t\u00e2che pas de vivre avec la connaissance, on est pas proprement un homme.<\/p>J. Robert Oppenheimer<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n

Monsieur le Professeur, vous avez dit \u00e0 plusieurs reprises que vous pensiez que le devoir \u00e9l\u00e9mentaire du savant \u00e9tait de partager ses connaissances au plus grand nombre possible \u2014 dans les cas o\u00f9 c’est possible. Je voudrais vous poser une question qui concerne directement la science atomique. Pensez-vous que le public devrait \u00eatre tenu au courant, inform\u00e9 plus qu\u2019il ne l\u2019est de ce que vous appelez l\u2019actualit\u00e9 atomique et de ce que serait une guerre atomique ? <\/strong><\/h3>\n\n\n\n

Je crois que le public devrait \u00eatre inform\u00e9. Je crois qu\u2019il est tr\u00e8s important qu\u2019on ait une id\u00e9e bien claire et bien fond\u00e9e de ce que serait la guerre atomique. J\u2019ai l\u2019impression, je n\u2019en suis pas s\u00fbr, qu’en France, on a pas cette id\u00e9e claire. Peut-\u00eatre pas non plus en Am\u00e9rique. Je crois que c\u2019est un devoir des gouvernements d\u2019\u00eatres s\u00fbrs que les populations sachent ce qui pourrait se passer. <\/p>\n\n\n\n

On entend souvent dire que si le peuple savait tout ce qu\u2019il y a \u00e0 savoir, il n’aurait plus de courage. Je crois que le courage consiste \u00e0 agir avec prudence et avec un peu de fiert\u00e9 face aux faits, et non pas en cachant la v\u00e9rit\u00e9. <\/p>\n\n\n\n

Vous pensez que ce devoir d’information du public incombe aux gouvernements ? <\/strong><\/h3>\n\n\n\n

\u00c9videmment parce que les faits sont secrets. Il y a peut \u00eatre des moments o\u00f9 il faut violer les lois mais ce n\u2019est pas une bonne habitude. <\/p>\n\n\n\n

Vous personnellement, \u00eates-vous partisan ou adversaire de la notion de secret en g\u00e9n\u00e9ral ? <\/strong><\/h3>\n\n\n\n

Comme tous les savants j\u2019esp\u00e8re qu\u2019il n\u2019y aura plus de secret. En ce qui concerne mes int\u00e9r\u00eats professionnels, pour la physique, je consid\u00e8re que le secret ne m\u2019a pas beaucoup g\u00ean\u00e9. J\u2019esp\u00e8re qu\u2019il y aura bient\u00f4t une \u00e8re dans l\u2019histoire humaine o\u00f9 il n\u2019y aura plus de secret mais une ouverture, une franchise, un amour pour la v\u00e9rit\u00e9 qui est presque universel. <\/p>\n\n\n\n

[…]<\/p>\n\n\n\n

J\u2019esp\u00e8re qu\u2019il y aura bient\u00f4t une \u00e8re dans l\u2019histoire humaine o\u00f9 il n\u2019y aura plus de secret mais une ouverture, une franchise, un amour pour la v\u00e9rit\u00e9 qui est presque universel.<\/p>J. Robert Oppenheimer<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n

Pensez-vous que le d\u00e9veloppement de la recherche scientifique dans un pays donn\u00e9 est directement proportionnel \u00e0 l\u2019importance et au degr\u00e9 de puissance de ce pays ? <\/strong><\/h3>\n\n\n\n

On peut d\u00e9finir l\u2019importance d\u2019un pays \u00e0 travers ses contributions \u00e0 la recherche scientifique. Apr\u00e8s la conqu\u00eate romaine, la Gr\u00e8ce \u00e9tait rest\u00e9e un centre de la recherche scientifique. Aujourd\u2019hui, par le g\u00e9nie de quelques hommes, un pays peut contribuer \u00e0 beaucoup plus que ce qui lui permet sa puissance et sa magnitude. C\u2019est le cas en physique au Danemark ou le professeur Niels Bohr est le symbole m\u00eame de la physique atomique.<\/p>\n\n\n\n

Qu\u2019elle devrait \u00eatre l’attitude des \u00c9tats et des gouvernements \u00e0 l’\u00e9gard des savants ? <\/strong><\/h3>\n\n\n\n

Ma r\u00e9ponse n\u2019est pas tr\u00e8s pratique \u2014 mais les gouvernements devraient les aimer. <\/p>\n\n\n\n

On cite souvent en France Albert Einstein qui disait que \u00ab si c\u2019\u00e9tait \u00e0 recommencer je me ferais plombier \u00bb, et vous ? <\/strong><\/h3>\n\n\n\n

Je suis tr\u00e8s content que les conditions de la vie humaine soient telles qu\u2019il ne faille jamais r\u00e9pondre \u00e0 de telles questions.<\/p>\n\n\n\n

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