{"id":191297,"date":"2023-07-14T19:49:12","date_gmt":"2023-07-14T17:49:12","guid":{"rendered":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/?p=191297"},"modified":"2023-09-14T23:07:22","modified_gmt":"2023-09-14T21:07:22","slug":"adieu-milan","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/2023\/07\/14\/adieu-milan\/","title":{"rendered":"Adieu Milan !"},"content":{"rendered":"\n
La Lenteur, <\/em>premier roman de Milan Kundera \u00e9crit directement en fran\u00e7ais, paru en 1995, m\u2019a fait d\u00e9couvrir \u00e0 la fois l\u2019\u0153uvre de l\u2019auteur et ce qu\u2019il y avait en moi de tch\u00e8que \u2013 que je tenais jusqu\u2019alors comme anecdotique voire insignifiant. Son nom \u00e9tait honni au domicile familial de Milan Kepel [Kepl], mon p\u00e8re : il n\u2019y avait pas place pour deux Tch\u00e8ques, portant le m\u00eame pr\u00e9nom et partageant l\u2019initiale du patronyme, dans le marigot litt\u00e9raire parisien de la fin du vingti\u00e8me si\u00e8cle. Le premier avait pris toute la lumi\u00e8re, le second \u00e9tait demeur\u00e9 dans la p\u00e9nombre, et consid\u00e9rait comme indue, voire fabriqu\u00e9e, la gloire de l\u2019autre Milan K. On ne le lisait donc pas \u00e0 la maison. Son style avait \u00e9t\u00e9 une fois pour toutes class\u00e9 comme m\u00e9diocre, et ses succ\u00e8s attribu\u00e9s exclusivement \u00e0 ses capacit\u00e9s de s\u00e9ducteur slave imp\u00e9nitent (un domaine o\u00f9 pourtant mon p\u00e8re tenait son rang dignement). Mais il \u00e9tait fait grief \u00e0 \u00ab l\u2019autre \u00bb d\u2019utiliser la s\u00e9duction pour arriver, et de trahir ainsi cette identit\u00e9 sexuelle tch\u00e8que m\u00ealant compersion et sombreur (voir ci-dessous) dans laquelle s\u2019emp\u00eatre l\u2019\u00e2me slave. \u00ab Il a bais\u00e9 toutes les bonnes femmes de Gallimard ! \u00bb \u2014 clamait mon g\u00e9niteur pour solde de tous comptes lorsque son paronyme publiait un \u00e9ni\u00e8me roman qui faisait la Une des mass media<\/em>. Lui-m\u00eame avait pourtant \u00e9t\u00e9 accueilli dans la collection th\u00e9\u00e2trale de cet \u00e9diteur, pour ses traductions des pi\u00e8ces de Vaclav Havel, mais celles-ci n\u2019avaient connu qu\u2019un succ\u00e8s d\u2019estime.<\/p>\n\n\n\n En 1995, j\u2019avais quarante ans, et ma carri\u00e8re d\u2019arabisant m\u2019avait permis de prendre quelque distance avec l\u2019univers atavique paternel \u2013 d\u2019autant que celui-ci n\u2019avait gu\u00e8re compris ni appr\u00e9ci\u00e9 mes choix professionnels. \u00ab On peut laisser la voiture ouverte, il n\u2019y a pas d\u2019Arabes ici \u00bb, m\u2019avait-il confi\u00e9 avec un profond soupir lors d\u2019un voyage \u00e0 Prague destin\u00e9 \u00e0 tenter de raviver mon identit\u00e9 ancestrale, peu apr\u00e8s la chute du communisme. J\u2019avais pourtant lu en cachette L\u2019insoutenable l\u00e9g\u00e8ret\u00e9 de l\u2019\u00eatre<\/em>, et rep\u00e9r\u00e9 la fen\u00eatre de la petite maison qui donne sur le pont de pierre, commen\u00e7ant ainsi \u00e0 d\u00e9couvrir timidement une Prague qui pourrait un jour \u00eatre mienne, hors du filtre paternel. Mais ma vie \u00e9tait ailleurs\u2026<\/p>\n\n\n\n J\u2019ai d\u00fb lire La Lenteur <\/em>au tournant de la cinquantaine, quelques ann\u00e9es apr\u00e8s la parution. J\u2019\u00e9tais d\u00e9j\u00e0 aficionado <\/em>de l\u2019\u0153uvre de Dominique Vivant Denon, \u00e9blouissant personnage romanesque, traversant deux si\u00e8cles de Louis XV \u00e0 la Restauration, \u00e2me intellectuelle de l\u2019Exp\u00e9dition d\u2019\u00c9gypte, directeur du Louvre, dessinateur exceptionnel et auteur discret du chef d\u2019\u0153uvre absolu Point de Lendemain, <\/em>longue nouvelle ou bref roman, publi\u00e9 sous pseudonyme et destin\u00e9 \u00e0 la d\u00e9lectation du cercle de ses amis libertins \u2013 il ne lui serait attribu\u00e9 que bien apr\u00e8s sa mort. Surtout, \u00e0 mes yeux, Vivant Denon constitue la pierre sur laquelle fut b\u00e2ti l\u2019orientalisme<\/em> fran\u00e7ais, dont je me r\u00e9clame en modeste continuateur \u2013 quel que soit l\u2019opprobre dont ce terme a \u00e9t\u00e9 couvert depuis la parution du livre homonyme d\u2019Edward Sa\u00efd, voire en r\u00e9action d\u00e9lib\u00e9r\u00e9 aux effets induits et d\u00e9vastateurs de celui-ci. Or La lenteur<\/em> constitue une variation sur le th\u00e8me de Point de lendemain, <\/em>qui lui sert de pr\u00e9texte et de m\u00e9tatexte. <\/p>\n\n\n\n Milan et Vera Kundera se rendent en automobile dans le Relais et Ch\u00e2teaux qu\u2019est devenu le manoir o\u00f9 la comtesse de T. s\u2019offrit pour une nuit d\u2019amour \u00ab sans lendemain \u00bb au chevalier, afin qu\u2019il donne le change au mari par substitution au v\u00e9ritable amant de celle-ci, le marquis. Dans une veine tr\u00e8s \u00ab kunderienne \u00bb, la disneylandisation \u00ab fast \u00bb de l\u2019Europe occidentale y est brocard\u00e9e, mais les sc\u00e8nes comiques qui se d\u00e9roulent dans l\u2019h\u00f4tel \u2014 \u00e0 l\u2019occasion d\u2019un congr\u00e8s international d\u2019entomologistes auquel participe un savant tch\u00e8que, tout juste r\u00e9tabli dans ses fonctions apr\u00e8s vingt ans de r\u00e9duction \u00e0 la condition ouvri\u00e8re pour soup\u00e7on de dissidence \u2013 constituent l\u2019\u00e9cho d\u00e9construit puis recompos\u00e9 de la partition de Vivant Denon. L\u00e0 o\u00f9 le grand styliste de la derni\u00e8re d\u00e9cennie de l\u2019ancien r\u00e9gime d\u00e9crit d\u2019une plume toute en subtilit\u00e9 un tableau de m\u0153urs de l\u2019aristocratie dix ans avant le cataclysme r\u00e9volutionnaire, le rescap\u00e9 du socialisme r\u00e9el ironise d\u2019un ton grin\u00e7ant sur le d\u00e9clin culturel occidental \u2013 au regard d\u2019un crit\u00e8re de perfection romanesque incarn\u00e9 par le XVIII\u00e8me <\/sup>si\u00e8cle fran\u00e7ais. Dans le texte, Kundera consacre Les Liaisons dangereuses <\/em>et La philosophie dans le boudoir<\/em> comme chefs d\u2019\u0153uvre absolus de la litt\u00e9rature \u2013 et il est tout sauf innocent que le romancier choisisse de d\u00e9marquer Point de lendemain<\/em> pour entrer de plain-pied dans la litt\u00e9rature fran\u00e7aise en s\u2019appropriant cette langue-ci (il r\u00e9\u00e9crira en fran\u00e7ais par la suite ses livres tch\u00e8ques pr\u00e9c\u00e9dents, donnant aux deux textes \u00ab m\u00eame valeur de langue originale \u00bb). Le d\u00e9fi est d\u2019ampleur : je ne suis pas convaincu que l\u2019exercice soit r\u00e9ussi formellement \u2013 la critique a d\u00e9plor\u00e9 la s\u00e9cheresse, voir la \u00ab blancheur \u00bb d\u2019un texte caract\u00e9ristique du \u00ab roman essayistique \u00bb, comme on a qualifi\u00e9 la mani\u00e8re de Kundera. Et ses apophtegmes marqu\u00e9s au coin du bon sens des ann\u00e9es 1990 paraissent dat\u00e9s au lecteur de 2023 (j\u2019ai relu La lenteur<\/em> au soir du 12 juillet, le jour de sa disparition, \u00e9tant sollicit\u00e9 pour lui rendre hommage le lendemain dans la matinale de Radio Classique).<\/p>\n\n\n\n Mais le comment<\/em> n\u2019est pas l\u2019objet : je me suis demand\u00e9 pourquoi<\/em> Kundera avait choisi de s\u2019arrimer \u00e0 Denon, Laclos et Sade pour son entr\u00e9e de plein exercice dans le roman fran\u00e7ais. Ma r\u00e9ponse est subjective. Je l\u2019ai d\u00e9ploy\u00e9e durant les dix ans de gestation qui ont abouti en automne 2022 \u00e0 mon Enfant de Boh\u00eame<\/em>, sans toutefois l\u2019expliciter jusqu\u2019alors. Comme ce texte accompagnant la fin de vie de mon p\u00e8re mais ne pouvait para\u00eetre qu\u2019apr\u00e8s sa mort (mars 2019), la disparition de l\u2019autre Milan (tous deux communi\u00e8rent dans cette mort lente <\/em>qu\u2019est la maladie d\u2019Alzheimer, partageant ce destin funeste au cr\u00e9puscule de leur existence) me r\u00e9v\u00e8le brusquement un processus qui taraude ce livre. J\u2019ai mentionn\u00e9 plus haut que La lenteur<\/em> m\u2019avait fait d\u00e9couvrir avec stup\u00e9faction comment le non-locuteur tch\u00e8que que je suis, qui n\u2019avait qu\u2019une connaissance superficielle (voire un rejet motiv\u00e9 par la volont\u00e9 d\u2019\u00e9mancipation de la figure paternelle) du monde slave \u2013 jusqu\u2019\u00e0 ce que je m\u2019y immerge pour r\u00e9diger Enfant de Boh\u00eame <\/em>\u00e0 partir de 2012 \u2013 se trouvait en r\u00e9alit\u00e9 profond\u00e9ment imbib\u00e9, par le subtil jeu des gam\u00e8tes ou d\u2019autres proc\u00e9d\u00e9s biologiques que je ne peux que supputer, par ce qu\u2019on nommera d\u2019une m\u00e9taphore convenue \u00ab l\u2019\u00e2me slave \u00bb. De m\u00eame que l\u2019expriment les auteurs libertins fran\u00e7ais pr\u00e9cit\u00e9s \u2013 pour lesquels je nourrissais une passion que je ne pouvais m\u2019expliquer \u2013 les Slaves que furent mon a\u00efeul Rodolphe (Rudolf) et son fils Milan construisirent leur vie sentimentale, ainsi que me l\u2019a manifest\u00e9 le d\u00e9pouillement des centaines de lettres que j\u2019ai fait traduire du tch\u00e8que, couvrant la p\u00e9riode 1904-1954, autour de la compersion et de la sombreur.<\/p>\n\n\n\n