{"id":191029,"date":"2023-07-11T18:30:00","date_gmt":"2023-07-11T16:30:00","guid":{"rendered":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/?p=191029"},"modified":"2023-07-11T17:13:28","modified_gmt":"2023-07-11T15:13:28","slug":"je-suis-un-pessimiste-foncier-une-conversation-avec-stephane-audoin-rouzeau","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/2023\/07\/11\/je-suis-un-pessimiste-foncier-une-conversation-avec-stephane-audoin-rouzeau\/","title":{"rendered":"\u00ab Je suis un pessimiste foncier \u00bb : une conversation avec St\u00e9phane Audoin-Rouzeau"},"content":{"rendered":"\n
La notion \u00e9tait tr\u00e8s \u00e0 la mode \u00e0 l\u2019\u00e9poque o\u00f9 je faisais mes \u00e9tudes, des ann\u00e9es 1970 au d\u00e9but des ann\u00e9es 1980. Et elle me paraissait tr\u00e8s s\u00e9duisante, et c\u2019est d\u2019embl\u00e9e vers cette notion que je voulais orienter mes premi\u00e8res recherches : je n\u2019en voyais pas les limites intrins\u00e8ques telles qu\u2019elles ont pu \u00eatre soulign\u00e9es plus tard : cette dimension d\u2019 \u00ab eau dormante \u00bb des \u00ab mentalit\u00e9s \u00bb, au titre de \u00ab suppl\u00e9ment d\u2019\u00e2me \u00bb permettant de compl\u00e9ter l\u2019histoire sociale, en quelque sorte\u2026 Aujourd\u2019hui, ce n\u2019est pas une notion que j\u2019emploierais : je parle de \u00ab repr\u00e9sentations \u00bb, qui est une notion \u00e0 la fois plus riche et plus exacte. Les groupes et les acteurs sociaux se repr\u00e9sentent le monde qui les environne et ils se repr\u00e9sentent eux-m\u00eames dans cet environnement : c\u2019est cela qu\u2019il s\u2019agit de saisir\u2026 Et c\u2019est en ce sens que je comprends l\u2019\u00ab l\u2019histoire culturelle \u00bb, et non comme une histoire des cr\u00e9ations culturelles et des faits de culture.<\/p>\n\n\n\n
H\u00e9las, s\u2019il y avait une recette en un tel domaine, cela se saurait ! C\u2019est \u00e0 l\u2019historien lui-m\u00eame de choisir, hi\u00e9rarchiser et critiquer les sources qui lui paraissent pertinentes pour r\u00e9pondre aux questions qu\u2019il pose et qu\u2019il se pose. Et c\u2019est bien pourquoi tout travail historiographique ne fait toujours que tendre vers un discours de v\u00e9rit\u00e9 sur le pass\u00e9. Appara\u00eetront toujours des sources alternatives aux siennes ; et des mani\u00e8res nouvelles de d\u00e9crire et comprendre les sources qu\u2019il aura utilis\u00e9es.<\/p>\n\n\n\n
Absolument. Au d\u00e9but de ma carri\u00e8re, de mani\u00e8re tr\u00e8s classique, je faisais confiance aux sources \u00e9crites (archives publiques comme priv\u00e9es, peu importe\u2026). Et puis, \u00e0 la fin des ann\u00e9es 1980, en travaillant \u00e0 mettre sur pied l\u2019Historial de la Grande Guerre de P\u00e9ronne (qui ouvrira ses portes en 1992), j\u2019ai d\u00e9couvert les objets. Tout en d\u00e9couvrant de ce fait que la Grande guerre avait \u00e9t\u00e9 un monde empli d\u2019objets. Auparavant je n\u2019en avais aucune id\u00e9e ! Et du m\u00eame coup, je me suis rendu compte que les objets aussi pouvaient avoir valeur de source : de source bien moins \u00ab ais\u00e9e \u00bb que les sources \u00e9crites (qui en apparence au moins sont explicites), mais emplie d\u2019informations impossibles \u00e0 trouver ailleurs. Une dague de tranch\u00e9e par exemple, fabriqu\u00e9e par un soldat de 14-18 : que nous dit-elle de cette guerre souterraine, non industrielle, qui a chemin\u00e9 \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de la guerre des canons, des mitrailleuses, des gaz ? Que nous dit-elle de la mani\u00e8re dont les soldats eux-m\u00eames appr\u00e9hendait le combat ? Oui, l\u2019objet ouvre vers des questionnements nouveaux, \u00e0 condition d\u2019y \u00eatre attentifs et de savoir entendre ce qu\u2019ils ont \u00e0 nous dire.<\/p>\n\n\n\n
Je tiens \u00e0 dire tout d\u2019abord que je ne suis pas anthropologue, et que je n\u2019ai jamais pratiqu\u00e9 les m\u00e9thodes de l\u2019anthropologie, n\u2019ayant jamais effectu\u00e9 de terrain au sens strict du terme. Ceci \u00e9tant dit, sur les questions de violence, de guerre, de cruaut\u00e9 \u2013 objets extr\u00eamement complexes \u00e0 analyser \u2013 je me suis assez vite rendu compte que l\u2019histoire, en tant que discipline, ne permettait pas d\u2019aller suffisamment loin. C\u2019est donc la rencontre avec les objets de la Grande Guerre, lors de la mise sur pied de l\u2019Historial de la Grande Guerre de P\u00e9ronne, \u00e0 la fin des ann\u00e9es 1980 et le d\u00e9but des ann\u00e9es 1990, qui m\u2019a fait prendre conscience que l\u2019histoire, cette discipline tr\u00e8s robuste, certes (et c\u2019est ce qui fait sa force), pouvait porter assez court. Mais rien dans ma formation historienne, tr\u00e8s classique (l\u2019\u00e9cole Ren\u00e9 R\u00e9mond de Nanterre, pour r\u00e9sumer, centr\u00e9e surtout sur le politique et sur la France) ne me pr\u00e9parait \u00e0 aller vers l\u2019anthropologie. Ce sont donc les \u00ab mat\u00e9rialit\u00e9s \u00bb de la Grande Guerre, la d\u00e9couverte de la corpor\u00e9it\u00e9 en temps de conflit aussi, face auquel, en tant qu\u2019historien, je me sentais d\u00e9muni, qui m\u2019a conduit \u00e0 des questionnements d\u2019ordre anthropologique : les corps, les pratiques motrices, les objets, les champs de bataille pouvaient d\u00e8s lors devenir des objets d\u2019\u00e9tude \u00e0 part enti\u00e8re. En outre, la guerre et sa violence constituent sans doute des lieux de croisement parfait pour une hybridation des deux disciplines : car \u00e0 travers la violence de guerre, on touche au \u00ab socle biologique de notre humanit\u00e9 \u00bb, pour reprendre une expression de Fran\u00e7oise H\u00e9ritier ; ou \u00ab on touche le roc \u00bb, pour parler comme Marcel Mauss.\u00a0<\/p>\n\n\n\n Sur les questions de violence, de guerre, de cruaut\u00e9 \u2013 objets extr\u00eamement complexes \u00e0 analyser \u2013 je me suis assez vite rendu compte que l\u2019histoire, en tant que discipline, ne permettait pas d\u2019aller suffisamment loin. <\/p>St\u00e9phane Audoin-Rouzeau<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Le violence est constitutive de nos soci\u00e9t\u00e9s \u00e0 \u00ab haut niveau de pacification \u00bb (pour reprendre un terme de Norbert Elias), ou que nous croyons telles. En tant qu\u2019historien de notre contemporain, cela me para\u00eet une \u00e9vidence : il n\u2019est qu\u2019\u00e0 consid\u00e9rer le \u00ab premier vingti\u00e8me si\u00e8cle \u00bb pour s\u2019en convaincre. Je pense ici comme l\u2019anthropologue Pierre Clastres, pour qui \u00ab se tromper sur la guerre, c\u2019est se tromper sur la soci\u00e9t\u00e9. \u00bb \u00c0 ceci pr\u00e8s que ce dernier appliquait cette formule \u00e0 des soci\u00e9t\u00e9s amazoniennes o\u00f9 l\u2019\u00eatre social \u00e9tait selon lui \u00ab un \u00eatre-pour-la-guerre \u00bb ; alors que pour ma part, je la d\u00e9tourne pour l\u2019appliquer \u00e0 nos propres soci\u00e9t\u00e9s. Et justement, rien ne me para\u00eet pire, pour un chercheur en sciences sociales, que de se tromper sur nos soci\u00e9t\u00e9s. En m\u2019occupant donc de la guerre, je pense m\u2019occuper de l\u2019essentiel. Il n\u2019est d\u2019ailleurs que de consid\u00e9rer le conflit actuel en Ukraine pour se rendre compte que la guerre surd\u00e9termine toutes les activit\u00e9s sociales\u2026 <\/p>\n\n\n\n Avec la guerre, on trouve le g\u00e9nocide, qui a accompagn\u00e9 plusieurs conflits du XXe si\u00e8cle : ne pas s\u2019en occuper, c\u2019est \u00e0 mes yeux accepter ne pas s\u2019occuper de la dimension la plus tragique de notre temps. On en a tout \u00e0 fait le droit, bien s\u00fbr : mais en ce qui me concerne, s\u2019\u00e9l\u00e8ve alors une paroi de verre entre mon propre travail et celui des chercheurs qui s\u2019occupent d\u2019autres objets. D\u00e8s lors, nous n\u2019avons sans doute pas grand-chose \u00e0 nous dire\u2026<\/p>\n\n\n\n Raymond Aron aurait peut-\u00eatre dit qu\u2019il s\u2019agit l\u00e0 d\u2019une question \u00ab ind\u00e9cidable \u00bb. D\u2019autant plus ind\u00e9cidable que la d\u00e9finition du g\u00e9nocide \u00e9tablie en 1948 est, comme on le sait, tr\u00e8s imparfaite. Pour ma part, en suivant le fondateur du concept lui-m\u00eame, Raphael Lemkin, je crois raisonnable de penser que le g\u00e9nocide est un crime moderne, men\u00e9 par des Etats modernes eux aussi. Mieux vaut donc r\u00e9server le terme \u00e0 notre modernit\u00e9 politique et guerri\u00e8re, qui a vu l\u2019\u00e9mergence de cette ing\u00e9nierie sociale nouvelle qu\u2019est le g\u00e9nocide : c\u2019est \u00e0 cela qu\u2019a \u00e9t\u00e9 si sensible Raphael Lemkin, qui toutefois a vari\u00e9 lui aussi dans la d\u00e9finition de son propre concept en \u00e9largissant contin\u00fbment, jusqu\u2019\u00e0 sa mort, son champ d\u2019application.<\/p>\n\n\n\n Il est rare qu\u2019un chercheur n\u2019ait pas un lien personnel avec les objets qu\u2019il travaille, m\u00eame s\u2019il ne s\u2019agit sans doute pas d\u2019une obligation absolue, m\u00eame s\u2019il n\u2019en a pas imm\u00e9diatement conscience. Pour ma part, j\u2019ai mis longtemps \u00e0 expliciter le lien qui m\u2019attachait \u00e0 la Grande Guerre, via un grand-p\u00e8re que je n\u2019ai pas connu, et via mon p\u00e8re qui n\u2019avait pas compris la guerre de son propre p\u00e8re et la trace qu\u2019elle avait laiss\u00e9e en lui. Je m\u2019en suis \u00ab expliqu\u00e9 \u00bb dans Quelle histoire<\/em> (Seuil, 2013). Il me semble que mieux vaut \u00eatre aussi conscient que possible du lien qui vous rattache \u00e0 vos objets de recherche, lorsqu\u2019il existe, et se montrer capable, si n\u00e9cessaire, de l\u2019expliciter, oui. Le pire me semblerait d\u2019\u00eatre dupe, en quelque sorte, de l\u2019int\u00e9r\u00eat que l\u2019on porte \u00e0 ses propres objets.<\/p>\n\n\n\n En tant qu\u2019\u00eatres humains, nous sommes psychiquement \u00e9quip\u00e9s pour la violence, mais nous ne sommes pas \u00e9quip\u00e9s que pour \u00e7a. <\/p>St\u00e9phane Audoin-Rouzeau<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n \u00c9puis\u00e9, jamais. Je reste un passionn\u00e9 de mes objets d\u2019\u00e9tude, m\u00eame si cette passion ne va pas sans r\u00e9volte, sans indignation, sans col\u00e8re m\u00eame, comme c\u2019est le cas actuellement face aux agissements de la Russie dans la guerre d\u2019Ukraine. En revanche, je ne peux pas dire que mes recherches sur les violences de guerre n\u2019ont pas fait retour vers moi de diff\u00e9rentes mani\u00e8res. Je suis ainsi un pessimiste foncier. Ma confiance dans les acteurs sociaux est minimale : je crois savoir ce dont ils sont capables d\u00e8s lors qu\u2019une configuration donn\u00e9e ouvre le champ des possibles. Il me para\u00eet donc extr\u00eamement important de faire en sorte que jamais un tel champ ne puisse s\u2019ouvrir devant eux.<\/p>\n\n\n\n Je vais sans doute beaucoup vous choquer. Je me consid\u00e8re comme un conservateur et, \u00e0 ce titre, je crois aux vertus d\u2019un solide encadrement des soci\u00e9t\u00e9s. Comme Raymond Aron, j\u2019ai l\u2019angoisse de la guerre civile et de tout ce qui peut tendre vers elle, et qu\u2019il faut absolument emp\u00eacher. En temps de guerre, je crois \u00e0 la n\u00e9cessit\u00e9 de disposer de forces arm\u00e9es bien form\u00e9es, disciplin\u00e9es par des officiers conscients des pulsions susceptibles de saisir leurs hommes. Et je suis bien conscient que tout cela peut ne pas suffire pour contenir le potentiel de violence que peuvent rec\u00e9ler les acteurs sociaux.\u00a0<\/p>\n\n\n\n Il me para\u00eet \u00e9vident qu\u2019en tant qu\u2019\u00eatres humains, nous sommes psychiquement \u00e9quip\u00e9s pour la violence (ce qui est fort paradoxal d\u2019ailleurs compte tenu de la faiblesse extr\u00eame de nos corps par rapport \u00e0 d\u2019autres mammif\u00e8res du monde animal). Mais nous ne sommes pas \u00e9quip\u00e9s que pour \u00e7a. Nous sommes aussi, contradictoirement, magnifiquement \u00e9quip\u00e9s pour la socialit\u00e9\u2026 Bref, il ne faut surtout pas faire d\u00e9couler la violence d\u2019une quelconque \u00ab nature humaine \u00bb. Si invariant il y a, il ne faut jamais oublier que les invariants varient, comme a pu le souligner l\u2019anthropologue Alban Bensa : ce qui compte, pour moi, ce sont les configurations historiques, toujours diff\u00e9rentes, qui permettent ou ne permettent pas \u00e0 la violence de se d\u00e9ployer, qui modifient les seuils de tol\u00e9rance \u00e0 la violence, qui transforment aussi les pratiques de violence et leurs significations. Pour autant, je reste persuad\u00e9 que l\u2019expression de la violence est toujours possible et qu\u2019il faut se garder d\u2019avoir trop confiance dans son refoulement d\u00e9finitif.<\/p>\n\n\n\n C\u2019est une question de diff\u00e9rence des temps. Le temps de guerre est toujours un temps autre, distinct du temps de paix, au sein duquel les acteurs sociaux agissent et se repr\u00e9sentent leurs actions de mani\u00e8re tr\u00e8s sp\u00e9cifique. A cet \u00e9gard, le retour au temps de paix constitue aussi un retour dans le temps \u00ab ordinaire \u00bb, et donc un retour aux normes qui pr\u00e9valent dans ce temps-l\u00e0. Ceci \u00e9tant dit, c\u2019est une des caract\u00e9ristiques de la guerre qu\u2019un certain nombre de ses acteurs ne peuvent jamais effectuer un tel retour, au moment de la \u00ab sortie de guerre \u00bb. C\u2019est la th\u00e8se de la brutalisation de George Mosse : certains acteurs sont d\u00e9finitivement \u00ab rendus brutaux \u00bb par leur activit\u00e9 guerri\u00e8re ant\u00e9rieure\u2026 Les totalitarismes du XXe si\u00e8cle ont trouv\u00e9 en eux une main d\u2019\u0153uvre disponible pour transf\u00e9rer la violence de guerre dans le champ politique et id\u00e9ologique.<\/p>\n\n\n\n Actuellement, en Ukraine, il me semble que nous avons sous les yeux une soci\u00e9t\u00e9 enti\u00e8rement consentante \u00e0 la guerre de d\u00e9fense qui lui a \u00e9t\u00e9 impos\u00e9e par la Russie<\/p>St\u00e9phane Audoin-Rouzeau<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Ce d\u00e9bat s\u2019est ouvert au cours des ann\u00e9es 2000 et a dur\u00e9 moins d\u2019une quinzaine d\u2019ann\u00e9es. Il a \u00e9t\u00e9 largement d\u00e9clench\u00e9 par le livre publi\u00e9 avec Annette Becker : Retrouver la Grande Guerre, 14-18<\/em> (Seuil, 2000). Je ne crois pas que la compr\u00e9hension du conflit y ait beaucoup gagn\u00e9 : la controverse, tr\u00e8s id\u00e9ologis\u00e9e, s\u2019est vite institutionnalis\u00e9e. Et en fait, il n\u2019y a eu que tr\u00e8s peu de d\u00e9bat : chacun des deux courants a poursuivi sur son aire, sans r\u00e9ellement dialoguer avec l\u2019autre. Ce qui n\u2019est pas si \u00e9tonnant : la discussion en sciences sociales n\u2019est gu\u00e8re possible lorsque les d\u00e9saccords sont complets et, en outre, envenim\u00e9s : elle n\u2019est f\u00e9conde que lorsqu\u2019il y a une base d\u2019accord et une estime r\u00e9ciproque. Puis, il se trouve que Nicolas Offenstadt et moi-m\u00eame avons fini par nous rendre compte de l\u2019institutionnalisation de cette controverse, de sa r\u00e9ification en somme, et nous avons eu envie d\u2019y mettre fin, \u00e0 la surprise g\u00e9n\u00e9rale (parfois au m\u00e9contentement g\u00e9n\u00e9ral\u2026). Nous avons beaucoup dialogu\u00e9 alors, en public et en priv\u00e9 : ce tournant a \u00e9t\u00e9 pris un peu avant le d\u00e9but du Centenaire de la Grande Guerre. <\/p>\n\n\n\n Actuellement, en Ukraine, il me semble que nous avons sous les yeux une soci\u00e9t\u00e9 enti\u00e8rement consentante \u00e0 la guerre de d\u00e9fense qui lui a \u00e9t\u00e9 impos\u00e9e par la Russie : la situation n\u2019est pas tr\u00e8s diff\u00e9rente de celle des soci\u00e9t\u00e9s d\u2019Europe occidentale \u00e0 l\u2019\u00e9t\u00e9 1914 et au cours de l\u2019ann\u00e9e 1915. Elle permet de mieux comprendre ce qui s\u2019est jou\u00e9, en Europe, il y a un si\u00e8cle : l\u2019\u00e9v\u00e9nement guerrier actuel cr\u00e9e une sorte de r\u00e9tro-confirmation du consentement des soci\u00e9t\u00e9s bellig\u00e9rantes lors des d\u00e9buts de la Grande Guerre.<\/p>\n\n\n\n Tout discours de sciences sociales constitue une prise de parole dans la Cit\u00e9 : d\u00e8s lors, je n\u2019ai pas de r\u00e9ticence \u00e0 intervenir dans le d\u00e9bat public : je l\u2019ai fait pour le Rwanda, je le fais pour l\u2019Ukraine, \u00e0 condition de toujours \u00eatre en mesure de rester sur un pupitre d\u2019historien et de chercheur. Si les sciences sociales n\u2019acceptent pas d\u2019\u00e9clairer le d\u00e9bat public, qui le fera ? Je pense m\u00eame qu\u2019elles devraient le faire bien davantage, notre soci\u00e9t\u00e9 ne s\u2019en porterait que mieux. Ou moins mal.<\/p>\n\n\n\n Alors oui, m\u00eame s\u2019il ne faut pas n\u00e9gliger tous les \u00e9l\u00e9ments neufs, certaines analogies entre Grande Guerre et guerre d\u2019Ukraine sont frappantes : une guerre de positions, l\u2019artillerie comme arme de domination du champ de bataille, une organisation sociale entre un \u00ab avant \u00bb et un \u00ab arri\u00e8re \u00bb hautement mobilis\u00e9, etc. Jamais je n\u2019aurais cru avoir un jour sous les yeux, en Europe, un remake aussi net de la guerre advenue il y a plus d\u2019un si\u00e8cle\u2026<\/p>\n\n\n\n Le propre d\u2019une guerre de position, qui est au fond une guerre de si\u00e8ge r\u00e9ciproque, c\u2019est de donner la sup\u00e9riorit\u00e9 \u00e0 la d\u00e9fensive sur l\u2019offensive. <\/p>St\u00e9phane Audoin-Rouzeau<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Je ne suis pas un expert de ce conflit (l\u2019information est pour l\u2019instant trop insuffisante pour cela\u2026), mais tout indique que l\u2019absence de ma\u00eetrise de l\u2019espace a\u00e9rien par les bellig\u00e9rants, et l\u2019absence de batailles de chars ont permis une sorte de r\u00e9gression strat\u00e9gique et tactique qui a redonn\u00e9 \u00e0 l\u2019artillerie (et surtout \u00e0 la quantit\u00e9 de canons et de munitions, plut\u00f4t qu\u2019\u00e0 la qualit\u00e9) un r\u00f4le central.<\/p>\n\n\n\n C\u2019est \u00e9videmment \u00e0 craindre. Le propre d\u2019une guerre de position, qui est au fond une guerre de si\u00e8ge r\u00e9ciproque, c\u2019est de donner la sup\u00e9riorit\u00e9 \u00e0 la d\u00e9fensive sur l\u2019offensive. A quoi s\u2019ajoute le r\u00f4le des villes, o\u00f9 la d\u00e9fensive est plus efficace encore, et ou le rapport du nombre d\u2019attaquants par rapport \u00e0 celui des d\u00e9fenseurs peut se rapprocher de dix \u00e0 un pour pouvoir l\u2019emporter. D\u00e8s lors, sauf \u00e0 supposer l\u2019effondrement brutal d\u2019une grande partie du front d\u2019un c\u00f4t\u00e9 ou de l\u2019autre (qui n\u2019est pas \u00e0 exclure), c\u2019est plut\u00f4t une guerre d\u2019usure qui est alors \u00e0 pr\u00e9voir\u2026<\/p>\n\n\n\n Il est tr\u00e8s difficile de vous r\u00e9pondre, car l\u2019\u00e9ventualit\u00e9 d\u2019une lev\u00e9e du tabou nucl\u00e9aire install\u00e9 depuis 1945 est inimaginable. Mais raison de plus pour l\u2019imaginer. Au d\u00e9but du conflit, le g\u00e9n\u00e9ral Desportes, auteur militaire reconnu et ancien chef de l\u2019Ecole de Guerre, a d\u00e9clar\u00e9 : \u00ab La porte du feu nucl\u00e9aire est ouverte \u00bb. On ne saurait mieux dire. Nous ne sommes pas ici dans la rh\u00e9torique (le mot lui-m\u00eame n\u2019est-il pas une forme de r\u00e9assurance face au p\u00e9ril, en nous permettant de rabattre les d\u00e9clarations russes du c\u00f4t\u00e9 d\u2019un discours non performatif ?). Le g\u00e9n\u00e9ral Desportes pointait avec raison vers l\u2019un des d\u00e9veloppements possibles du conflit : sauf \u00e0 persister dans le d\u00e9ni, je ne vois pas pourquoi on \u00e9carterait d\u2019embl\u00e9e l\u2019hypoth\u00e8se d\u2019une telle catastrophe.<\/p>\n\n\n\n L\u2019\u00e9ventualit\u00e9 d\u2019une lev\u00e9e du tabou nucl\u00e9aire install\u00e9 depuis 1945 est inimaginable. Mais raison de plus pour l\u2019imaginer.<\/p>St\u00e9phane Audoin-Rouzeau<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Il semble qu\u2019\u00e0 la faveur de la construction europ\u00e9enne et aussi de la d\u00e9militarisation de nos soci\u00e9t\u00e9s \u00e0 partir de la fin des ann\u00e9es 1990, nous ayons cru sinc\u00e8rement \u00e0 la disparition de la guerre comme moyen de r\u00e9gler les diff\u00e9rends entre Etats, sur le mod\u00e8le esp\u00e9r\u00e9, d\u00e9j\u00e0, par tant de lib\u00e9raux europ\u00e9ens du XIXe si\u00e8cle lors de leurs grands \u00ab congr\u00e8s de la paix \u00bb. En d\u2019autres termes, nous avons cru \u00e0 cette forme de parousie de la paix d\u00e9finitive (la paix d\u00e9finitive pour nous, pas pour les autres, naturellement\u2026). Il reste toutefois difficile de dire comment un tel aveuglement, une telle inconscience ont \u00e9t\u00e9 possibles : il me semble que l\u2019on peut parler ici de d\u00e9ni. Ce m\u00eame d\u00e9ni qui a fait croire \u00e0 tant de gens (et d\u2019\u00ab experts \u00bb \u2014 on a honte pour eux quand on y songe !) que la Russie n\u2019attaquerait pas. Pour ma part, je trouve une telle attitude absolument sans excuses ; l\u2019argument selon lequel une attaque russe serait irrationnelle \u00e9tait absurde : il avait d\u2019ailleurs \u00e9t\u00e9 employ\u00e9, d\u00e9j\u00e0, par certains penseurs pacifistes avant 1914. Or, la rationalit\u00e9 politico-militaire de la guerre existe bien, elle est simplement d\u2019un tout autre ordre que la rationalit\u00e9 de temps de paix. Les Ukrainiens ont fait largement les frais de notre d\u00e9ni persistant ; ils l\u2019ont pay\u00e9 \u2014 et continuent de le payer \u2014 avec leur sang.<\/p>\n\n\n\n Personnellement, je l\u2019esp\u00e8re, mais je n\u2019en suis pas s\u00fbr. Le propre d\u2019un d\u00e9ni, c\u2019est de pouvoir r\u00e9sister \u00e0 l\u2019\u00e9preuve du r\u00e9el. Notre obsession des n\u00e9gociations futures, avec l\u2019id\u00e9e qu\u2019un jour, il faudra bien se mettre \u00e0 la table des n\u00e9gociations, est caract\u00e9ristique \u00e0 cet \u00e9gard. Or, combien de conflits contemporains se sont-ils termin\u00e9s par une n\u00e9gociation ? Tr\u00e8s peu. Derri\u00e8re cette id\u00e9e, il y a l\u2019espoir que la Russie, en particulier, reviendrait \u00e0 la \u00ab raison \u00bb. N\u2019est-ce pas, l\u00e0 encore, une des ruses de notre d\u00e9ni collectif ?<\/p>\n","protected":false},"excerpt":{"rendered":" Que peut nous dire l\u2019histoire de la violence de masse au XXe si\u00e8cle \u2014 et notamment l\u2019histoire de la Premi\u00e8re Guerre mondiale \u2014 du conflit ukrainien ? Depuis f\u00e9vrier 2022, St\u00e9phane Audoin-Rouzeau ne cesse de souligner combien l\u2019Europe p\u00e2tissait d\u2019avoir oubli\u00e9 le \u00ab risque \u00bb de la guerre, au point de discuter de ces questions avec Herv\u00e9 Mazurel dans un livre. 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Le g\u00e9nocide est-il un fait sp\u00e9cifique au XXe si\u00e8cle ? Son \u00e9mergence tient-il \u00e0 une transformation des pratiques guerri\u00e8res, ou de leur acceptabilit\u00e9 ? <\/strong><\/h3>\n\n\n\n
Certains de vos livres s\u2019attachent \u00e0 saisir les ressorts intimes de votre int\u00e9r\u00eat pour la guerre. Pensez-vous qu\u2019un chercheur doit toujours \u00e9prouver un lien personnel \u00e0 son objet ? Son explicitation est-elle une \u00e9tape n\u00e9cessaire ? <\/strong><\/h3>\n\n\n\n
Certains historiens du nazisme \u2014 je pense notamment \u00e0 Johann Chapoutot \u2014 ont expliqu\u00e9 avoir fini par \u00eatre \u00e9puis\u00e9s par leurs recherches. Avez-vous d\u00e9j\u00e0 ressenti un sentiment similaire ? <\/strong><\/h3>\n\n\n\n
Justement, comment faire pour qu\u2019un tel champ ne puisse s\u2019ouvrir devant eux ?<\/strong><\/h3>\n\n\n\n
Dans un article s\u00e9minal, Philippe Ari\u00e8s d\u00e9crivait l\u2019historiographie conservatrice comme une pens\u00e9e privil\u00e9giant l\u2019\u00e9tude des permanences sur celle des mutations : le \u00ab potentiel de violence \u00bb dont vous parlez est-il un invariant anthropologique pour vous ? Ou, au contraire, se transforme-t-il en fonction de l\u2019\u00e9volution des soci\u00e9t\u00e9s et des repr\u00e9sentations qui les traversent ? <\/strong><\/h3>\n\n\n\n
Avec Christophe Prochasson, vous avez co\u00e9crit un livre sur la sortie de la Grande Guerre. Comment sort-on de la violence ? Les modalit\u00e9s de cette sortie sont-elles comparables pour les conflits inter\u00e9tatiques et pour les conflits civils ? <\/strong><\/h3>\n\n\n\n
Pendant les ann\u00e9es 2000, vous avez \u00e9t\u00e9 l\u2019un des acteurs de l\u2019une des derni\u00e8res grandes controverses historiographiques, celle du \u00ab consentement \u00bb \u00e0 la guerre. Comment avez-vous v\u00e9cu cette exp\u00e9rience ? Pensez-vous que le d\u00e9bat a profit\u00e9 \u00e0 la compr\u00e9hension du conflit ? <\/strong><\/h3>\n\n\n\n
Par l\u2019ampleur qu\u2019il a prise depuis un an, le conflit ukrainien fait de la guerre une question constante pour les Europ\u00e9ens. En tant qu\u2019historien, comment comprenez-vous votre place dans le d\u00e9bat public ? Certaines analogies vous paraissent-elles particuli\u00e8rement pertinentes ? <\/strong><\/h3>\n\n\n\n
Comment expliquez-vous cette importance de l\u2019artillerie dans le conflit en cours ? <\/strong><\/h3>\n\n\n\n
Cette analogie avec la Premi\u00e8re Guerre mondiale vous para\u00eet-elle annoncer un conflit long ? <\/strong><\/h3>\n\n\n\n
En l\u2019esp\u00e8ce, l\u2019agresseur est aussi une puissance nucl\u00e9aire. Comment analysez-vous la rh\u00e9torique russe qui se d\u00e9ploie depuis treize mois autour de l\u2019arme atomique depuis treize mois ? <\/strong><\/h3>\n\n\n\n
La guerre et les violences de masse n\u2019ont jamais disparu du paysage g\u00e9opolitique global. Comment expliquez-vous la sid\u00e9ration qui s\u2019empare des Europ\u00e9ens ? Avions-nous vraiment \u00e9vacu\u00e9 la guerre de notre imaginaire du pr\u00e9sent ?<\/strong><\/h3>\n\n\n\n
Pensez-vous que cette guerre marque la fin du \u00ab d\u00e9ni europ\u00e9en \u00bb ? <\/strong><\/h3>\n\n\n\n