{"id":151190,"date":"2022-07-31T07:59:00","date_gmt":"2022-07-31T05:59:00","guid":{"rendered":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/?p=151190"},"modified":"2022-08-23T10:43:31","modified_gmt":"2022-08-23T08:43:31","slug":"la-grece-est-dabord-un-pays-des-balkans-une-conversation-avec-andrea-marcolongo","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/2022\/07\/31\/la-grece-est-dabord-un-pays-des-balkans-une-conversation-avec-andrea-marcolongo\/","title":{"rendered":"\u00ab La Gr\u00e8ce est d’abord un pays des Balkans \u00bb, une conversation avec Andrea Marcolongo"},"content":{"rendered":"\n

Votre premier ouvrage, devenu un best-seller mondial, s\u2019appelait <\/strong>La Langue g\u00e9niale<\/em><\/strong> (Laterza 2016, traduction fran\u00e7aise parue en 2018 aux Belles Lettres). Pouvez-vous revenir sur le choix de cette expression pour d\u00e9signer le grec ancien ?<\/strong><\/h3>\n\n\n\n

Je crois que le grec ancien a \u00e9t\u00e9 l’un des moteurs du \u00ab  miracle grec  \u00bb. Le grec ancien n’est plus parl\u00e9. On ne sait m\u00eame pas comment il \u00e9tait prononc\u00e9, ce qui contribue \u00e0 renforcer la dimension imaginaire, presque mythique de la Gr\u00e8ce antique. Cette question m\u2019a toujours fascin\u00e9e : pourquoi en Gr\u00e8ce, plus pr\u00e9cis\u00e9ment \u00e0 Ath\u00e8nes, sur ce territoire si petit, d\u00e9connect\u00e9 du reste du monde, ce caillou sans ressources \u00e9conomiques importantes ni innovations technologiques r\u00e9volutionnaires, l’\u00eatre humain a-t-il invent\u00e9 quelque chose d’aussi inou\u00ef que la philosophie, la pens\u00e9e politique, la trag\u00e9die ? Je suis convaincue qu’on doit une partie de ces miracles \u00e0 la langue, au grec ancien. <\/p>\n\n\n\n

Cette langue g\u00e9niale est faite pour la philosophie et la politique. Au plan grammatical, elle incarne le passage du logos, <\/em>la logique, au dialogos<\/em>, le dialogue. C’est une langue qui permet l\u2019abstraction. Elle n’est pas simplement faite pour nommer les choses concr\u00e8tes, mais elle sait nommer la pens\u00e9e. <\/p>\n\n\n\n

Pour utiliser une m\u00e9taphore linguistique justement, qu\u2019avons-nous h\u00e9rit\u00e9 de cette langue g\u00e9niale : est-ce plut\u00f4t une syntaxe ou un vocabulaire ?<\/strong><\/h3>\n\n\n\n

Je dirais que ce sont les deux. Du point de vue du vocabulaire, la plupart des mots qu’on utilise encore aujourd’hui dans le domaine de la pens\u00e9e viennent du grec, parfois du latin. Le grec a \u00e9t\u00e9 red\u00e9couvert comme un r\u00e9servoir magique \u00e0 partir du XVIe si\u00e8cle, et a facilit\u00e9 l\u2019entr\u00e9e de mots savants dans notre vocabulaire. Mais le grec nous a aussi appris, par sa syntaxe m\u00eame, \u00e0 raisonner, \u00e0 construire des arguments, des preuves, des r\u00e9cits. Nous avons traduit sa structure dans nos langues, mais beaucoup de ce que nous pensons, nous le devons \u00e0 la mani\u00e8re que le grec ancien a eu de le penser.<\/p>\n\n\n\n

Mais le grec nous a aussi appris, par sa syntaxe m\u00eame, \u00e0 raisonner, \u00e0 construire des arguments, des preuves, des r\u00e9cits. <\/p>Andrea Marcolongo<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n

Nous h\u00e9ritons de toute une d\u00e9marche logique. Il y a une anecdote li\u00e9e au sophiste Anaxagore. Anaxagore avait un \u00e9l\u00e8ve qui, apr\u00e8s avoir suivi ses cours de philosophie et de rh\u00e9torique, n’avait plus jamais gagn\u00e9 un proc\u00e8s. Un jour, l’\u00e9l\u00e8ve revint donc chez son ma\u00eetre en demandant \u00e0 \u00eatre rembours\u00e9. Commence alors un dialogue, qu\u2019Anaxagore place rapidement sur le plan du raisonnement logique. Il conclut finalement en disant \u00e0 son \u00e9l\u00e8ve que, s\u2019il parvenait \u00e0 le convaincre qu\u2019il \u00e9tait un mauvais ma\u00eetre, alors il remporterait le premier d\u00e9bat de sa carri\u00e8re, et son apprentissage n\u2019aurait pas \u00e9t\u00e9 vain. Cet exemple amusant montre \u00e0 mon avis la fa\u00e7on dont la pens\u00e9e grecque nous apprend \u00e0 porter tous les probl\u00e8mes, toutes les actions que nous engageons pour les r\u00e9soudre, \u00e0 la hauteur d\u2019une d\u00e9marche logique et r\u00e9flexive. <\/p>\n\n\n\n

Enfin, une derni\u00e8re dette immense que nous avons envers le grec concerne la discipline historique. H\u00e9rodote, Thucydide et d\u2019autres historiens grecs ont eu \u00e0 c\u0153ur d\u2019enregistrer les \u00e9v\u00e9nements pass\u00e9s, les discours qui les entouraient, les \u00e9volutions du savoir, afin de nous les transmettre, ce qui constitue une richesse inou\u00efe. <\/p>\n\n\n\n

Quelle est votre lecture de pr\u00e9dilection en grec  ?<\/strong><\/h3>\n\n\n\n

Je crois que je ne peux pas me passer d\u2019Hom\u00e8re. C\u2019est le premier auteur grec que j\u2019ai lu pendant mon enfance. J\u2019aime le rythme de sa langue, qui me fait penser \u00e0 un c\u0153ur qui bat. Je crois que j\u2019aime autant l\u2019Iliade<\/em> que l\u2019Odyss\u00e9e<\/em>, mais ce sont \u00e9videmment deux mondes diff\u00e9rents. R\u00e9cemment, je penche plut\u00f4t du c\u00f4t\u00e9 l\u2019Iliade<\/em>, comme de L\u2019\u00c9n\u00e9ide<\/em> en latin, par go\u00fbt pour le versant civique et social du monde antique. Dans ces po\u00e8mes, chaque \u00e9l\u00e9ment devient instantan\u00e9ment de l\u2019ordre du mythe. La dissociation entre le mythe et la logique n\u2019intervient qu\u2019au moment o\u00f9 se structure la d\u00e9mocratie ath\u00e9nienne, justement quand le \u00ab  miracle grec  \u00bb prend forme. <\/p>\n\n\n\n

Comment cohabitent alors le mythe et la logique ?<\/strong><\/h3>\n\n\n\n

Aujourd\u2019hui, on a tendance \u00e0 croire n’importe quoi et pourtant \u00e0 se m\u00e9fier de tout. La logique grecque implique au contraire une certaine m\u00e9fiance vis-\u00e0-vis du mythe. C\u2019\u00e9tait la d\u00e9marche de Platon. Mais cela ne veut pas dire qu\u2019on d\u00e9truit les mythes pour basculer dans un univers purement rationnel : il s\u2019agit plut\u00f4t de questionner le mythe de l\u2019int\u00e9rieur en lui appliquant la d\u00e9marche logique. C\u2019est ainsi que les Grecs ont su garder ces deux p\u00f4les pour expliquer le monde, mythos <\/em>et logos<\/em>. C\u2019est ce que j\u2019admire chez Platon, car cela fonctionne \u00e0 double sens  : il sait aussi utiliser la d\u00e9marche du mythe pour expliquer ses raisonnements logiques \u2013 pensons \u00e0 l\u2019all\u00e9gorie de la caverne dans La R\u00e9publique<\/em>, au mythe du char c\u00e9leste dans Ph\u00e8dre<\/em>\u2026 Aujourd\u2019hui, un \u00e9crivain comme Thucydide reste lui aussi tr\u00e8s int\u00e9ressant pour sa m\u00e9thode d\u2019enqu\u00eate et de raisonnement historique.<\/p>\n\n\n\n

Les Europ\u00e9ens de l\u2019Ouest voient-ils la Gr\u00e8ce avec les yeux de Rome, qui l\u2019a en quelque sorte domestiqu\u00e9e ? Quelle est l\u2019\u00e9chelle pertinente de la Gr\u00e8ce ?<\/strong><\/h3>\n\n\n\n

La Gr\u00e8ce est d\u2019abord un pays des Balkans. C\u2019est d\u2019abord vrai du point de vue g\u00e9ographique. En outre, la Gr\u00e8ce constitue un prolongement et une formidable opportunit\u00e9 pour notre relation avec les pays du sud-est de l\u2019Europe : aux plans culturel, politiques, \u00e9conomiques, la Gr\u00e8ce est notre porte d\u2019entr\u00e9e vers ces r\u00e9gions. L\u00e0 encore, regarder la Gr\u00e8ce avec ou depuis les Balkans, c\u2019est s\u2019exercer \u00e0 d\u00e9centrer notre regard par rapport \u00e0 l\u2019h\u00e9ritage gr\u00e9co-latin. <\/p>\n\n\n\n

Mais je crois finalement que l\u2019\u00e9chelle \u00e0 laquelle on saisit le mieux la Gr\u00e8ce, dans sa diversit\u00e9, est celle de la M\u00e9diterran\u00e9e. <\/p>\n\n\n\n

J\u2019ai r\u00e9cemment compris que la Gr\u00e8ce dont je vous parle ici, celle que je d\u00e9cris dans mes livres ou que je croyais avoir \u00e9tudi\u00e9e pendant vingt ans, est en r\u00e9alit\u00e9 une Gr\u00e8ce imaginaire. Principalement parce que, comme beaucoup d\u2019Europ\u00e9ens de l\u2019Ouest, je ne m\u2019int\u00e9ressais pas \u00e0 ce qui s\u2019est pass\u00e9 dans ce pays entre l\u2019\u00e9poque antique et aujourd\u2019hui, \u00e0 cette histoire de deux mille ans. <\/p>\n\n\n\n

J\u2019ai r\u00e9cemment compris que la Gr\u00e8ce dont je vous parle ici est en r\u00e9alit\u00e9 une Gr\u00e8ce imaginaire. Principalement parce que, comme beaucoup d\u2019Europ\u00e9ens de l\u2019Ouest, je ne m\u2019int\u00e9ressais pas \u00e0 ce qui s\u2019est pass\u00e9 dans ce pays entre l\u2019\u00e9poque antique et aujourd\u2019hui, \u00e0 cette histoire de deux mille ans.<\/p>Andrea Marcolongo<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n


Quand on arrive \u00e0 Ath\u00e8nes aujourd\u2019hui, on ne va pas jusqu\u2019\u00e0 croire que tout le monde est en train de philosopher en sandales, mais on oublie facilement tout l’effort qu’a fait la Gr\u00e8ce moderne pour exister, pour s\u2019inventer \u00e0 son tour, y compris pour r\u00e9inventer ce pass\u00e9 qu\u2019on projette facilement sur elle.<\/p>\n\n\n\n

C’est vrai que si l\u2019on n\u2019est pas pr\u00e9par\u00e9 \u00e0 remettre en question cette Gr\u00e8ce imaginaire, on risque d’\u00eatre d\u00e9\u00e7u par la Gr\u00e8ce d’aujourd’hui qui a pourtant beaucoup de choses \u00e0 apporter, y compris d’un point de vue litt\u00e9raire. Cela fait un an maintenant que j’essaie de rattraper tout ce que j’ai perdu en lisant d’autres \u0153uvres que celles d’Hom\u00e8re et Platon. C’est agr\u00e9able de d\u00e9couvrir quelque chose de nouveau de ce pays.<\/p>\n\n\n\n

On se rend compte que cette Gr\u00e8ce Antique n’a m\u00eame pas exist\u00e9. Tout a \u00e9t\u00e9 r\u00e9-imagin\u00e9 par les Occidentaux, d’abord \u00e0 Rome, puis \u00e0 la Renaissance. Et en m\u00eame temps, on a tout vol\u00e9 \u00e0 ce pays. La premi\u00e8re phrase de la litt\u00e9rature latine est une traduction de L’Odyss\u00e9e<\/em>. Les Grecs de cette Gr\u00e8ce imaginaire, c\u2019est en fait nous tous : les descendants de Platon, les intellectuels et les curieux d\u2019Europe qui allons au mus\u00e9e, au lyc\u00e9e\u2026<\/p>\n\n\n\n

Quel rapport les Grecs entretiennent-ils eux-m\u00eames \u00e0 cet h\u00e9ritage que vous dites imaginaire ? <\/strong><\/h3>\n\n\n\n

En Gr\u00e8ce, on trouve aujourd\u2019hui deux profils. Il y a les Grecs convaincus de parler le grec ancien, car il est vrai que le grec moderne est toujours du grec, mais ce n’est pas la langue de Platon pour autant. C’est une sorte de fiert\u00e9 qui ignore les 2 000 ans qui se sont \u00e9coul\u00e9s, et notamment les ann\u00e9es sous domination ottomane et la conqu\u00eate de l\u2019ind\u00e9pendance au XIXe si\u00e8cle. De l\u2019autre c\u00f4t\u00e9, il y a ceux qui rejettent leur h\u00e9ritage pour des questions politiques. Certains pensent que la Gr\u00e8ce Antique est une invention nationaliste cr\u00e9\u00e9e apr\u00e8s l’Ind\u00e9pendance Grecque, au moment o\u00f9 il fallait trouver une langue commune, une litt\u00e9rature commune, des racines communes pour un peuple tr\u00e8s fragment\u00e9 au niveau des dialectes, des langues, des litt\u00e9ratures\u2026 Pour r\u00e9sumer, certains vivent dans une continuit\u00e9 fantasm\u00e9e avec l\u2019Antiquit\u00e9, et d\u2019autres trouvent cette image de la Gr\u00e8ce soit trop vieille, soit trop neuve.<\/p>\n\n\n\n

Par quoi passe votre rapport \u00e0 la Gr\u00e8ce, votre travail sur ce pays et cette langue  ?<\/strong><\/h3>\n\n\n\n

Longtemps, j\u2019ai eu de la Gr\u00e8ce une connaissance acad\u00e9mique, philologique. Mais ces derni\u00e8res ann\u00e9es, je suis all\u00e9e en Gr\u00e8ce de plus en plus souvent, ce qui a fait \u00e9voluer ma d\u00e9marche et ma fa\u00e7on de comprendre ce pays. <\/p>\n\n\n\n

Mon premier voyage remonte \u00e0 mes ann\u00e9es de lyc\u00e9e. J’avais 17 ans et j’\u00e9tais convaincue que la ville que nous visitions n’\u00e9tait pas Ath\u00e8nes. Je m’imaginais une ville parfaite, blanche, noble… En voyant cette ville de la M\u00e9diterran\u00e9e orientale, je me disais que ce n’\u00e9tait pas possible que \u00e7a soit ce que j\u2019imaginais. \u00c7a a commenc\u00e9 avec d\u00e9ception, un peu comme les gens qui partent au Japon et n\u2019y trouvent pas ce qu\u2019ils ont lu dans les livres de Kawabata. Cette d\u00e9ception \u00e9tait une bonne le\u00e7on qui m’a pouss\u00e9e \u00e0 \u00e9tudier ce pays plus en profondeur.<\/p>\n\n\n\n

Pour la collection \u00ab  Ma nuit au mus\u00e9e  \u00bb des \u00e9ditions Stock, j\u2019ai pass\u00e9 au mois de juin une nuit dans le mus\u00e9e de l\u2019Acropole, ce qui a \u00e9t\u00e9 une exp\u00e9rience fascinante. L\u2019an dernier, pour mon livre sur le culte du sport, j\u2019ai refait la course de Marathon \u00e0 Ath\u00e8nes qui a initi\u00e9 de fa\u00e7on l\u00e9gendaire la tradition du marathon. Par ces exp\u00e9riences, j\u2019ai compris qu\u2019en m\u2019en tenant \u00e0 l\u2019\u00e9rudition, je risquais de m\u2019enfermer dans cette Gr\u00e8ce imaginaire que j\u2019ai d\u00e9crite.<\/p>\n\n\n\n

En ce moment, il est fondamental pour moi d\u2019\u00e9tudier Ath\u00e8nes sans avoir un regard nostalgique uniquement tourn\u00e9 vers l\u2019Acropole. Cette nostalgie, malgr\u00e9 toute sa noblesse et son panache, peut rendre malheureux et aveugle. On risque de d\u00e9velopper une d\u00e9votion factice pour un monde qui n\u2019existe plus.<\/p>\n\n\n\n

Vos \u0153uvres connaissent un succ\u00e8s mondial et ont \u00e9t\u00e9 traduites en pr\u00e8s de trente langues, alors qu\u2019on pourrait croire qu\u2019a priori<\/em> le grec et le latin ne font pas vendre. Qu\u2019est-ce que ce succ\u00e8s dit de notre \u00e9poque, \u00e0 votre avis ? Que recherchent les lecteurs dans vos livres ?<\/strong><\/h3>\n\n\n\n

Je n\u2019ai pas encore trouv\u00e9 la r\u00e9ponse \u00e0 cette question, depuis six ans que mon premier livre est paru en Italie\u2026 <\/p>\n\n\n\n

D\u2019un c\u00f4t\u00e9, le latin et le grec disparaissent de l\u2019\u00e9cole, de la culture et de ce qu\u2019on veut transmettre \u00e0 nos futures g\u00e9n\u00e9rations. Ils sont doublement victimes d\u2019une ignorance et d\u2019une d\u00e9fiance, qui se nourrissent mutuellement. Seulement 535 d\u2019\u00e9l\u00e8ves ont pass\u00e9 le bac en sp\u00e9cialit\u00e9 langue et culture de l\u2019Antiquit\u00e9 cette ann\u00e9e : ce n\u2019est plus un recul, c\u2019est une disparition pure et simple, dont on risque de payer longtemps les cons\u00e9quences sur tous les plans. <\/p>\n\n\n\n

Et en m\u00eame temps, je rencontre de nombreuses personnes, des lecteurs et des lectrices de mes livres, qui regrettent de ne pas avoir \u00e9tudi\u00e9 le grec, le latin, la litt\u00e9rature parfois. La plupart de ces lectures partent d\u2019un manque, d\u2019un besoin intime qui se tourne vers les classiques. Cette id\u00e9e demeure forte, et en un sens assez \u00e9mouvante, que les classiques ont la r\u00e9ponse, y compris aux questions tr\u00e8s contemporaines, parfois tr\u00e8s personnelles. <\/p>\n\n\n\n

Plut\u00f4t les Grecs que les Latins ? <\/strong><\/h3>\n\n\n\n

Oui, peut-\u00eatre les classiques grecs plus encore que les latins, car ils ont une sorte de couche d\u2019imaginaire suppl\u00e9mentaire dans l\u2019inconscient collectif.<\/p>\n\n\n\n

Je crois que ce besoin de se tourner vers les classiques, de demander une m\u00e9diation vers ces textes, trahit une grande souffrance, ou une peur : peur de l\u2019inconnu peut-\u00eatre, des dynamiques du monde contemporain, qui poussent \u00e0 se r\u00e9fugier dans le temps fig\u00e9 du pass\u00e9 grec. Mais il faut prendre garde \u00e0 ne pas se r\u00e9fugier dans un pur mirage.<\/p>\n\n\n\n

Les classiques ont la r\u00e9ponse, y compris aux questions tr\u00e8s contemporaines, parfois tr\u00e8s personnelles. <\/p>Andrea Marcolongo<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n

Comment l\u2019espace m\u00e9diterran\u00e9en et la langue grecque s\u2019articulent-ils  ?<\/strong><\/h3>\n\n\n\n

\u00c0 l\u2019\u00e9poque classique, la langue grecque \u00e9tait le vecteur d\u2019une id\u00e9e culturelle commune et d\u2019une grammaire politique et philosophique, qui s\u2019est diffus\u00e9e dans tout le pourtour m\u00e9diterran\u00e9en. Aujourd\u2019hui, ce n\u2019est \u00e9videmment plus le cas. Au plan culturel, la Gr\u00e8ce s\u2019est isol\u00e9e : on lit peu ses auteurs en France ou en Espagne, \u00e0 l\u2019exception peut-\u00eatre de Petros Markaris<\/a>. La Gr\u00e8ce a aussi rev\u00eatu une autre tunique imaginaire : celle des maisons blanches, des \u00eeles, du tourisme, qui ne la r\u00e9sume \u00e9videmment pas. J\u2019ai r\u00e9cemment relu Zorba<\/em>, et j\u2019ai \u00e9t\u00e9 frapp\u00e9e par le fait que, bien plus que les images qu\u2019on a retenues du film, le roman de Kazantz\u00e1kis est un livre s\u00e9rieux, philosophique et m\u00e9lancolique, qui dit \u00e9norm\u00e9ment de choses de la Gr\u00e8ce contemporaine.<\/p>\n\n\n\n

[Le monde se transforme. Depuis le tout d\u00e9but de l\u2019invasion de la Russie de l\u2019Ukraine, avec nos cartes, nos analyses et nos perspectives nous avons aid\u00e9 presque 3 millions de personnes \u00e0 comprendre les transformations g\u00e9opolitiques de cette s\u00e9quence. Si vous trouvez notre travail utile et pensez qu\u2019il m\u00e9rite d\u2019\u00eatre soutenu, vous pouvez vous abonner ici<\/a>.]<\/em><\/p>\n\n\n\n

Pouvez-vous nous parler d\u2019un lieu \u2013 un paysage, une ville, une rue\u2026 \u2013 qui dit quelque chose de votre rapport \u00e0 la Gr\u00e8ce ? <\/strong><\/h3>\n\n\n\n

Je conseille \u00e0 toute personne qui se rend en Gr\u00e8ce d\u2019aller \u00e0 Missolonghi. C\u2019est \u00e9videmment le lieu de la grande bataille pour l\u2019ind\u00e9pendance, que Delacroix a immortalis\u00e9e dans La Gr\u00e8ce sur les ruines de Missolonghi<\/em> et Les Massacres de Scio<\/em>. C\u2019est aussi le lieu de m\u00e9moire par excellence de la croisade philhell\u00e8ne, voire son lieu d\u2019origine, car c\u2019est \u00e0 partir de la mort de Byron l\u00e0-bas que le mouvement philhell\u00e8ne s\u2019est vraiment d\u00e9clench\u00e9. On y voit toujours sa tombe, dans le cimeti\u00e8re des philhell\u00e8nes et de tous les ind\u00e9pendantistes grecs. <\/p>\n\n\n\n

Visiter Missolonghi permet de sortir d\u2019Ath\u00e8nes et des itin\u00e9raires touristiques, d\u2019avoir \u00e0 la fois l\u2019impression d\u2019\u00eatre au centre du monde culturel moderne, car on y rencontre le r\u00eave de la g\u00e9n\u00e9ration romantique qui a elle-m\u00eame r\u00eav\u00e9 la Gr\u00e8ce, et en m\u00eame temps dans une sorte de banlieue ou de marge de l\u2019Europe.<\/p>\n\n\n\n

Vous troquez finalement la Gr\u00e8ce imaginaire de l’Antiquit\u00e9 pour la Gr\u00e8ce romantique ? <\/strong><\/h3>\n\n\n\n

Nous h\u00e9ritons en effet de la vision romantique de la Gr\u00e8ce. Mais aussi parce que c\u2019est le regard des romantiques qui a recr\u00e9\u00e9 la Gr\u00e8ce antique \u00e0 nos yeux. \u00c0 l\u2019\u00e9poque, la Gr\u00e8ce \u00e9tait occup\u00e9e par l\u2019Empire ottoman depuis plusieurs si\u00e8cles. Le lien avec la richesse culturelle de l\u2019\u00e9poque classique s\u2019\u00e9tait perdu, l\u2019Acropole \u00e9tait abandonn\u00e9e. Lorsqu\u2019arrive Napol\u00e9on, la Gr\u00e8ce est un pays pauvre, Ath\u00e8nes ne compte que dix mille maisons. Le r\u00e9veil philhell\u00e8ne a aussi marqu\u00e9 un r\u00e9veil culturel, historique, patrimonial pour les Grecs. <\/p>\n\n\n\n

L\u2019engouement d\u2019une personne comme Lord Byron, mais \u00e0 sa suite de tant d\u2019Europ\u00e9ens pour la Gr\u00e8ce, a \u00e9t\u00e9 un nouveau miracle politique pour l\u2019Europe. C\u2019est une des rares fois que l\u2019Europe s\u2019est unie pour d\u00e9fendre une vision de la culture et du pass\u00e9. Tout cela a aussi \u00e9t\u00e9 rendu possible par les campagnes napol\u00e9oniennes, qui ont boulevers\u00e9 l\u2019ordre g\u00e9opolitique et d\u00e9plac\u00e9 de grandes masses de populations comme on le sait. Avant cela, personne n\u2019allait en Gr\u00e8ce. Il s\u2019est constitu\u00e9 un circuit proto-touristique embryonnaire, et le d\u00e9tonateur a \u00e9t\u00e9 \u00e9videmment le r\u00f4le de Lord Byron, parti aider les ind\u00e9pendantistes grecs, mort l\u00e0-bas au bout de trois mois, dont le destin a \u00e9mu une grande partie des \u00e9lites europ\u00e9ennes. <\/p>\n\n\n\n

La M\u00e9diterran\u00e9e est aussi le lieu d\u2019une souffrance continue, li\u00e9e \u00e0 la trag\u00e9die migratoire. Samothrace, Lesbos sont en face de la Turquie. La situation militaire, celle de la marine, est en tension permanente, qu\u2019il s\u2019agisse du sauvetage des migrants ou des diff\u00e9rentes formes que peut prendre la menace turque. Les imaginaires de la Gr\u00e8ce classique ou de la Gr\u00e8ce touristique entrent en pleine contradiction avec cette r\u00e9alit\u00e9. Pourtant, la valeur de l\u2019hospitalit\u00e9 est l\u2019une des plus importantes du monde grec de l\u2019Antiquit\u00e9. C\u2019est gr\u00e2ce \u00e0 elle qu\u2019Ulysse, d\u00e9guis\u00e9 en mendiant, est accueilli \u00e0 son retour \u00e0 Ithaque. De la m\u00eame mani\u00e8re, mourir en mer, sans s\u00e9pulture, \u00e9tait le cauchemar des voyageurs, et le pire sacril\u00e8ge de la Gr\u00e8ce antique. La trag\u00e9die actuelle renie malheureusement les plus beaux h\u00e9ritages de la Gr\u00e8ce ancienne.<\/p>\n","protected":false},"excerpt":{"rendered":"

L’autrice de La langue g\u00e9niale<\/em> peut l’admettre aujourd’hui  : la Gr\u00e8ce dont elle nous parle est fantasm\u00e9e, imaginaire. En M\u00e9diterran\u00e9e, lieu d’une souffrance continue, la Gr\u00e8ce fait figure d’exception, par son antiquit\u00e9 glorieuse et sa langue, mais aussi par les \u00e9chelles qu’elle mobilise. 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