{"id":148182,"date":"2022-08-10T04:10:00","date_gmt":"2022-08-10T02:10:00","guid":{"rendered":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/?p=148182"},"modified":"2022-08-09T16:45:22","modified_gmt":"2022-08-09T14:45:22","slug":"larchitecture-comme-art-de-limmersion","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/2022\/08\/10\/larchitecture-comme-art-de-limmersion\/","title":{"rendered":"L\u2019architecture comme art de l\u2019immersion"},"content":{"rendered":"\n
Vous trouverez \u00e0 ce lien<\/a> les autres \u00e9pisodes de cette s\u00e9rie d\u2019\u00e9t\u00e9 en partenariat avec la revue Le Visiteur<\/a>.<\/em><\/p>\n\n\n\n Les expressions \u00ab immersion \u00bb et \u00ab art de l’immersion \u00bb ne remontent pas tr\u00e8s loin dans le temps. Elles sont issues du discours sur l\u2019art num\u00e9rique, dans lequel on parle, depuis la fin des ann\u00e9es 1980 et le d\u00e9but des ann\u00e9es 1990, de la plong\u00e9e dans des univers de perception artificiels. Il s\u2019agit donc d\u2019un proc\u00e9d\u00e9 artistique que l\u2019on a d\u00e9sign\u00e9 par le mot immersion<\/em>. Au sens anglais, ce mot implique qu\u2019on se laisse plonger dans des environnements artistiques \u00e0 l\u2019aide d’appareils technologiques, par exemple en se coiffant d\u2019un casque de r\u00e9alit\u00e9 virtuelle ou en chaussant des lunettes \u00e9lectroniques. Pourvus de ces techniques, les hommes sont enfin consid\u00e9r\u00e9s comme des cr\u00e9atures dont la plong\u00e9e est constitutive de la nature m\u00eame, une plong\u00e9e non seulement dans l\u2019\u00e9l\u00e9ment liquide, mais aussi dans des \u00e9l\u00e9ments ou des environnements en g\u00e9n\u00e9ral. Le proc\u00e9d\u00e9 est connu depuis un certain temps, par exemple dans le contexte de la formation des pilotes dans des simulateurs de vol ; mais les \u00ab panoramas \u00bb du XIXe <\/sup>si\u00e8cle anticipaient d\u00e9j\u00e0 le probl\u00e8me moderne de la gestion de l\u2019hallucination et du changement d’immersion. Car ce qui est en question, dans le ph\u00e9nom\u00e8ne des immersions artificielles<\/a>, c\u2019est qu\u2019il soit possible, dans la globalit\u00e9, de changer les environnements \u2013 et cela ne vaut pas seulement pour les tableaux, en g\u00e9n\u00e9ral encadr\u00e9s, que l\u2019on a sous les yeux dans des galeries. L\u2019immersion est un proc\u00e9d\u00e9 de d\u00e9sencadrement pour des tableaux et des vues dont on abolit les fronti\u00e8res avec leur environnement.<\/p>\n\n\n\n Cela nous m\u00e8ne n\u00e9cessairement sur la piste de l’architecture, car \u00e0 bien y regarder, elle est, avec la musique, la forme originelle dans laquelle on a am\u00e9nag\u00e9 la plong\u00e9e des hommes dans des environnements artificiels pour en faire un proc\u00e9d\u00e9 contr\u00f4l\u00e9 par la culture. La construction de maisons est d\u2019une certaine mani\u00e8re le palier \u00e9l\u00e9mentaire de la technique d\u2019immersion, l\u2019urbanisme en constituant le stade \u00e9volu\u00e9. Mais au-del\u00e0 de l\u2019urbanisme, il y a aussi quelque chose comme une construction d\u2019empire \u2013 c\u2019est-\u00e0-dire l\u2019architectonique des grandes formes politiques, dans la construction desquelles interagissent des fonctions militaires, diplomatiques, psychos\u00e9mantiques ou religieuses. La construction d\u2019empire atteint son plus haut palier de visibilit\u00e9 lorsqu\u2019une grande structure politique se retranche solidement derri\u00e8re un long mur \u2013 on pense malgr\u00e9 soi au limes <\/em>romain et \u00e0 la Grande Muraille des Chinois. C\u2019est derri\u00e8re ce type de murs que devait, de mani\u00e8re tout \u00e0 fait manifeste, se d\u00e9rouler le contexte d\u2019immersion de la vie romaine ou chinoise \u2013 l\u2019\u00eatre-l\u00e0 con\u00e7u comme l\u2019\u00eatre-dans-l\u2019empire des citoyens. Nous avons compris depuis que si l\u2019on veut d\u00e9couvrir un empire de l\u2019int\u00e9rieur, il faut n\u00e9cessairement se plonger dans ses histoires fondamentales. Sans participation \u00e0 l\u2019histoire, on ne peut pas plonger dans le contexte psychos\u00e9mantique d\u2019immersion de l\u2019empire. Dans ce sens, l\u2019histoire elle-m\u00eame n\u2019est rien d\u2019autre qu\u2019un bassin de plong\u00e9e dans lequel s\u2019\u00e9battent des personnes qui nagent en m\u00eame temps, et ce qu\u2019on appelle g\u00e9n\u00e9ralement la participation n\u2019est, vu dans cette perspective, qu\u2019une plong\u00e9e na\u00efve dans un monocontexte (on ne peut toutefois apprendre ce qu\u2019on appelle la critique que par changement d\u2019immersion, par la baignade dans des piscines ou des contextes alternatifs). J\u2019aimerais proposer ici une d\u00e9finition ad hoc <\/em>des totalitarismes modernes \u2013 une d\u00e9finition qui semble tomber sous le sens dans le contexte donn\u00e9. Le XXe <\/sup>si\u00e8cle a propos\u00e9 une s\u00e9rie de tentatives pour r\u00e9soudre la bipolarit\u00e9 ou la contradiction du contexte europ\u00e9en traditionnel en se fixant l\u2019objectif de raconter de nouvelles histoires de pouvoir unidimensionnelles. On a pu le vivre dans la monohistoire des communistes autant que dans les monohistoires des mouvements populistes. Les r\u00e9gimes qu\u2019on a appel\u00e9s totalitarismes \u00e9taient des attaques contre ces ontologies des deux empires qui caract\u00e9risaient l\u2019ancienne Europe, contre la libert\u00e9 du changement de contexte, contre la polys\u00e9mie de la double citoyennet\u00e9 dans l\u2019empire mat\u00e9riel comme dans l\u2019empire id\u00e9el. Les plus puissantes id\u00e9ologies du XXe <\/sup>si\u00e8cle \u00e9taient d\u2019orientation \u00e9galitaire et antidualiste \u2013 elles servaient le projet de construire un ensemble monologique de succ\u00e8s et de pouvoir qui ne pouvait plus \u00eatre d\u00e9stabilis\u00e9 par les perspectives changeantes et les doubles existences. C\u2019est pr\u00e9cis\u00e9ment dans ce contexte que la question du sens et de la fonction de l\u2019architecture est, encore une fois, dramatique. Car, ne l\u2019oublions pas, l\u2019architecture est en soi <\/em>une forme de totalitarisme. Elle constitue, par sa nature m\u00eame, une pratique totalitaire. Pourquoi ? Pr\u00e9cis\u00e9ment parce qu\u2019elle traite de l\u2019immersion, c\u2019est-\u00e0-dire de la production de l\u2019environnement dans lequel les habitants plongent corps et \u00e2me. Qui se construit une maison engendre dans une certaine mesure le d\u00e9mon de l\u2019espace qui le poss\u00e9dera par la suite \u2013 et les architectes sont ceux qui pr\u00eatent leur concours \u00e0 la production de formes de la possession choisies.<\/p>\n\n\n\n L\u2019immersion est un proc\u00e9d\u00e9 de d\u00e9sencadrement pour des tableaux et des vues dont on abolit les fronti\u00e8res avec leur environnement.<\/p>Peter Sloterdijk<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Je me permets de rappeler dans ce contexte un dialogue philosophique publi\u00e9 en 1921 par le po\u00e8te et philosophe Paul Val\u00e9ry, Eupalinos ou l\u2019Architecte<\/em>. On y invoque deux personnages de l\u2019Antiquit\u00e9 que nous connaissons par le corpus platonicum<\/em>, Socrate, d\u2019un c\u00f4t\u00e9, Ph\u00e8dre de l\u2019autre. Que l\u2019on ait choisi cette distribution ne rel\u00e8ve pas du hasard, car les deux protagonistes ont eu dans l\u2019Antiquit\u00e9 une histoire d\u2019amour inachev\u00e9e, si bien qu\u2019il para\u00eet plausible de les faire se rencontrer encore une fois dans des conditions diff\u00e9rentes. On se souviendra que Ph\u00e8dre \u00e9tait le seul jeune homme face auquel Socrate e\u00fbt \u00e0 l\u2019\u00e9poque momentan\u00e9ment perdu le contr\u00f4le, dans un c\u00e9l\u00e8bre passage du dialogue homonyme o\u00f9 Socrate, lors d\u2019une promenade en dehors de la ville, sentit un souffle d\u2019\u00e9motion dionysiaque \u2013 une concession que Platon, d\u2019ordinaire, ne faisait pas de bonne gr\u00e2ce. Et c\u2019est ce m\u00eame Ph\u00e8dre qui l\u00e8ve le doigt lorsqu\u2019il s\u2019agit de parler d\u2019architecture. Et pourquoi ? Parce que ce qui est en jeu dans la construction de maisons, c\u2019est un probl\u00e8me d\u2019amour \u2013 du moins de mani\u00e8re m\u00e9diane et sous-jacente. Le totalitarisme de l\u2019architecture est un totalitarisme de l\u2019amour, de l\u2019amour de l\u2019espace, du ravissement caus\u00e9 par ce qui ne se trouve pas en face de nous mais nous entoure comme une enveloppe.<\/p>\n\n\n\n Ce qui est en jeu dans la construction de maisons, c\u2019est un probl\u00e8me d\u2019amour.<\/p>Peter Sloterdijk<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n L\u2019architecture donne corps au sentiment topophile (pour reprendre l\u2019expression de Gaston Bachelard <\/span>1<\/sup><\/a><\/span><\/span>) en tentant de produire l\u2019espace devant lequel on \u00ab ouvre enti\u00e8rement \u00bb. Construire sa maison, cela signifie produire le lieu et l\u2019enveloppe o\u00f9 l\u2019on se rend. Cette mani\u00e8re de se livrer \u00e0 l\u2019environnement concret est quelque chose que l\u2019on interpr\u00e8te g\u00e9n\u00e9ralement \u00e0 tort comme le foyer personnel \u2013 mais nous d\u00e9couvrons chez Paul Val\u00e9ry des raisons d\u2019\u00e9prouver de la m\u00e9fiance envers cette interpr\u00e9tation superficielle de l\u2019habitat. Ce dialogue n\u00e9oplatonicien, r\u00e9dig\u00e9 \u00e0 l\u2019\u00e9poque du Bauhaus de Weimar et des premiers projets de Le Corbusier, constitue \u00e0 ma connaissance la premi\u00e8re illustration lucide de ce qu\u2019on pourrait appeler le cr\u00e9puscule de l\u2019immersion au XXe <\/sup>si\u00e8cle. Huit ans plus tard, le jeune Martin Heidegger reprendra dans \u00catre et temps <\/em>le fil de son analyse de l\u2019\u00ab \u00eatre- dans-le-monde \u00bb et de l\u2019\u00ab \u00e9tat-d\u2019humeur-\u00e0-l\u2019\u00e9gard-de \u00bb \u2013 une provocation \u00e0 laquelle le ma\u00eetre de Heidegger, Edmund Husserl, opposera un peu plus tard (dans son ouvrage La Crise des sciences <\/em>europ\u00e9ennes \u00e9crit en 1936) l\u2019analyse du \u00ab monde de la vie \u00bb. D\u00e8s 1921, dans Eupalinos<\/em>, Val\u00e9ry pr\u00eate \u00e0 Socrate les phrases qui suivent : \u00ab Elle ne cesse de m\u2019exciter \u00e0 divaguer sur les arts. [\u2026] Une peinture, cher Ph\u00e8dre, ne couvre qu\u2019une surface, comme un tableau ou un mur ; [\u2026] Mais un temple, joint \u00e0 ses abords, ou bien l\u2019int\u00e9rieur de ce temple, forme pour nous une sorte de grandeur compl\u00e8te dans laquelle nous vivons\u2026 Nous sommes, nous nous mouvons, nous vivons alors dans l\u2019\u0153uvre de l\u2019homme ! [\u2026] Nous sommes pris et ma\u00eetris\u00e9s dans les proportions qu\u2019il a choisies. Nous ne pouvons lui \u00e9chapper <\/span>2<\/sup><\/a><\/span><\/span>. \u00bb<\/p>\n\n\n\n Ici, le motif totalitaire est clairement exprim\u00e9. Vous entendez du reste dans le discours de Socrate \u2013 de mani\u00e8re un peu anachronique \u2013 une allusion \u00e0 l’allocution donn\u00e9e par Paul \u00e0 l\u2019ar\u00e9opage d\u2019Ath\u00e8nes (\u00e0 relire dans le chapitre 17 des Actes des ap\u00f4tres, dans le Nouveau Testament) o\u00f9 Paul, dans un acte de piratage th\u00e9ologique t\u00e9m\u00e9raire, revendique pour son Seigneur J\u00e9sus-Christ le dieu inconnu des Grecs (auquel on avait \u00e9difi\u00e9 un autel pr\u00e8s d\u2019Ath\u00e8nes \u2013 on ne sait jamais). Paul, le plus grand de tous les pirates, cherchait le point faible dans le panth\u00e9on des Grecs, et le trouva. \u00c0 la suite de quoi il fait comprendre aux Ath\u00e9niens : \u00ab Vous aussi, citoyens de cette fi\u00e8re ville, vous avez, sans savoir aucunement ce que vous faisiez, d\u00e9j\u00e0 v\u00e9n\u00e9r\u00e9 le vrai dieu, c\u2019est-\u00e0-dire le dieu inconnu dont j\u2019ai aujourd\u2019hui l\u2019honneur de r\u00e9v\u00e9ler le pseudonyme. \u00bb Et ici surgit la formule grandiose du dieu dans lequel nous vivons, tissons et sommes \u2013 je cite ici la traduction de Luther, qui pourrait encore \u00eatre rest\u00e9e \u00e0 l\u2019oreille des germanophones d\u2019un certain \u00e2ge s\u2019ils ont grandi dans l\u2019\u00e9ther culturel protestant : \u00ab in ihm leben wir, weben wir und sind wir<\/em> <\/span>3<\/sup><\/a><\/span><\/span> \u00bb \u2013 qui est le propos fondamental et ind\u00e9passable de la philosophie chr\u00e9tienne de l\u2019espace. Une fois ces paroles prononc\u00e9es, il est dit que les hommes ne sont pas simplement dans le monde comme des cailloux, et que d\u2019autres entit\u00e9s ferm\u00e9es sur elles-m\u00eames jonchent celui-ci. Les gens sont ek-statiques<\/em> dans le monde, ils sont l\u00e0 sur le mode de l\u2019ouverture au monde, et \u00eatre ouvert, cela signifie que tout en \u00e9tant l\u00e0 on est en m\u00eame temps sur un autre point \u2013 \u00e0 la fois l\u00e0-bas et ici. Cela va si loin que l\u2019on fait litt\u00e9ralement \u00eatre et vivre en Dieu les gens ou leurs \u00e2mes, conform\u00e9ment au propos exacerb\u00e9 par la th\u00e9ologie \u2013 en Dieu, c\u2019est-\u00e0-dire dans un contre-espace, un espace sup\u00e9rieur qui p\u00e9n\u00e8tre l\u2019espace profane et physique. C\u2019est pr\u00e9cis\u00e9ment ce propos \u2013 ou plut\u00f4t une de ses variantes \u2013 que Val\u00e9ry met dans la bouche de son Socrate lorsque celui-ci dit que, lorsque nous s\u00e9journons dans un b\u00e2timent, nous vivons dans l\u2019\u0153uvre d\u2019un homme, que nous nous y d\u00e9pla\u00e7ons et que nous sommes en lui. Val\u00e9ry sait pr\u00e9cis\u00e9ment ce qu\u2019il cite, et en donnant indirectement la parole \u00e0 Paul, il s\u2019approprie dans une certaine mesure la d\u00e9finition th\u00e9ologique, psychos\u00e9mantique et immunologique de la maison.<\/p>\n\n\n\n Les cons\u00e9quences m\u00e8nent loin. La maison est pour ainsi dire une installation de plong\u00e9e au service du comportement immersif des hommes \u00e0 l\u2019\u00e9gard du monde. L\u2019habitat est la mise en forme de la relation originelle de l\u2019homme avec son environnement, un \u00e9tat de choses qui n\u2019est cependant explicit\u00e9 de mani\u00e8re sp\u00e9cifique que par la construction de maisons. L\u2019habitat dans les maisons int\u00e8gre l\u2019art de remplacer le premier environnement par un espace mis en forme. L\u2019espace mis en forme a ceci de commun avec la nature qu\u2019il assume le r\u00f4le de l\u2019environnant global. Il est toutefois simultan\u00e9ment l\u2019antith\u00e8se compl\u00e8te de la nature, puisqu\u2019il est totalement fait par l\u2019homme. J\u2019affirme que la philosophie est une th\u00e9orie g\u00e9n\u00e9rale de la situation. Philosopher, c\u2019est th\u00e9oriser des situations. D\u2019une mani\u00e8re tr\u00e8s g\u00e9n\u00e9rale, une situation se d\u00e9finit comme une relation fond\u00e9e sur la coexistence d\u2019\u00e9l\u00e9ments. Les facteurs de cette relation s\u2019\u00e9num\u00e8rent comme suit : les situations sont des formes de la coexistence de quelqu\u2019un avec quelqu\u2019un et de quelque chose dans quelque chose. Qu\u2019est-ce que cela signifie ? Les deux premi\u00e8res figures sont compr\u00e9hensibles de mani\u00e8re imm\u00e9diate : quelqu\u2019un avec quelqu\u2019un, cela d\u00e9signe une association personnelle ou une relation sociale primitive ; on dit aussi, \u00e0 l\u2019occasion, qu\u2019il s\u2019agit de la dimension de l\u2019intersubjectivit\u00e9 \u2013 une expression que l\u2019on n\u2019emploiera qu\u2019avec pr\u00e9caution. L\u2019affaire des deux \u00ab quelque chose \u00bb est quelque peu complexe. Le premier \u00ab quelque chose \u00bb doit d\u00e9signer nos accessoires, nos \u00e9quipements, c\u2019est-\u00e0-dire toute l\u2019escorte d\u2019objets qui sont accroch\u00e9s \u00e0 nous et qui n\u2019ont du reste \u00e9t\u00e9 d\u00e9couverts qu\u2019au cours du XXe <\/sup>si\u00e8cle en tant que th\u00e8me autonome de la pens\u00e9e et de la mise en forme ; sous l\u2019angle philosophique, cela s\u2019est fait \u00e0 travers la th\u00e9orie husserlienne du monde de la vie et de la th\u00e9orie heidegg\u00e9rienne des choses \u00e0 port\u00e9e de main, du point de vue pratique par le biais des arts appliqu\u00e9s auxquels on donne aujourd\u2019hui le nom de design. Le deuxi\u00e8me \u00ab quelque chose \u00bb, en revanche, se rapporte aux espaces dans lesquels se produit la coexistence de quelqu\u2019un avec quelqu\u2019un et o\u00f9 se d\u00e9roule \u00ab quelque chose \u00bb, c\u2019est le sujet de la topologie ou de la th\u00e9orie de l\u2019espace, des conteneurs, des totalit\u00e9s atmosph\u00e9riques \u2013 et tout cela, soit dit en passant, constitue des mentions relativement r\u00e9centes sur la carte des disciplines philosophiques.<\/p>\n\n\n\n La maison est pour ainsi dire une installation de plong\u00e9e au service du comportement immersif des hommes \u00e0 l\u2019\u00e9gard du monde.<\/p>Peter Sloterdijk<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n La th\u00e9orie philosophique de la situation est donc une th\u00e9orie de la coexistence de quelqu\u2019un avec quelqu\u2019un et de quelque chose dans quelque chose. Nous voyons \u00e0 pr\u00e9sent comment a \u00e9t\u00e9 th\u00e9matis\u00e9 le ph\u00e9nom\u00e8ne, ou plut\u00f4t le rapport fondamental de l\u2019immersion \u2013 et il devrait d\u00e8s lors \u00eatre clair que l\u2019immersion ne devient r\u00e9ellement int\u00e9ressante qu\u2019au moment o\u00f9 des collectifs sont prisonniers d\u2019installations de plong\u00e9e communes, installations qui peuvent aller des couples d\u2019amoureux jusqu\u2019aux dictatures. Il est fascinant d\u2019observer comment le Socrate de Val\u00e9ry associe cela avec une analyse acoustique. De son point de vue, les architectes ne construisent pas seulement des maisons dans lesquelles les gens s\u00e9journent comme des corps dans des corps ; ils cr\u00e9ent des espaces emplis de bruit de la vie, de langage et de musique. Construire, c\u2019est toujours aussi produire un phonotope, un lieu de bruits qui sonne comme ses habitants. Val\u00e9ry \u00e9crit \u00e0 ce propos : \u00ab D\u2019\u00eatre dans une \u0153uvre de l\u2019homme comme poissons dans l\u2019onde, d\u2019en \u00eatre enti\u00e8rement baign\u00e9s, d\u2019y vivre, et de lui appartenir [\u2026]. Ne vivais- tu pas dans un \u00e9difice mobile, et sans cesse renouvel\u00e9, et reconstruit en lui-m\u00eame ; tout consacr\u00e9 aux transformations d\u2019une \u00e2me qui serait l\u2019\u00e2me de l\u2019\u00e9tendue ? [\u2026] ne te semblaient-ils pas t\u2019environner, toi, esclave de la pr\u00e9sence g\u00e9n\u00e9rale de la Musique ? [\u2026] n\u2019\u00e9tais-tu pas enferm\u00e9 avec elle, et contraint de l\u2019\u00eatre, comme une pythie dans sa chambre de fum\u00e9e <\/span>4<\/sup><\/a><\/span><\/span> ? \u00bb<\/p>\n\n\n\n L\u2019architecture implique toujours la servitude volontaire dans un environnement fait par l\u2019homme. Quand vous pr\u00e9sentez des plans de maison \u00e0 des gens, vous leur faites une proposition de mise en esclavage.<\/p>Peter Sloterdijk<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Ces commentaires sur le s\u00e9jour de l\u2019homme dans quelque chose avec quelque chose et autre chose d\u00e9voilent les contours du totalitarisme esth\u00e9tique dans un environnement artificiel. L\u2019architecture n\u2019est rien d\u2019autre : elle implique toujours la servitude volontaire dans un environnement fait par l\u2019homme. Quand vous pr\u00e9sentez des plans de maison \u00e0 des gens, vous leur faites une proposition de mise en esclavage. Celle-ci est modifi\u00e9e jusqu\u2019au moment o\u00f9 ce qu\u2019on appelle \u00e0 tort un ma\u00eetre d\u2019ouvrage dit : \u00ab Voil\u00e0 exactement la proposition de mise en esclavage que je voudrais habiter. \u00bb La maison dans laquelle je me sens bien est le d\u00e9mon que je choisis pour \u00eatre poss\u00e9d\u00e9 par lui. Cela ne vaut cependant pas seulement pour la construction de maisons. Il y a deux arts, dit Val\u00e9ry, qui incluent l\u2019homme dans l\u2019homme : dans le m\u00e9dia qu\u2019est la pierre pour ce qui concerne l’architecture, dans celui de l\u2019air pour ce qui concerne la musique. Les deux arts emplissent notre espace de v\u00e9rit\u00e9s artificielles.<\/p>\n\n\n\n Il me semble qu\u2019on ne saurait suffisamment souligner l\u2019importance des formulations de Val\u00e9ry. Si le plan de logements implique la proposition de soumissions bienvenues \u00e0 l\u2019ambiance, cette activit\u00e9 est porteuse d\u2019une fonction anthropologique autant que politique. Les logements sont des installations d\u2019immersion, des reflets de cette mission de mise en relief qu\u2019est l’existence humaine. Dans ce sens, l\u2019architecte a une activit\u00e9 de designer d\u2019immersion. C\u2019est particuli\u00e8rement \u00e9vident dans le cas de ce qu\u2019on appelle l\u2019architecture d\u2019int\u00e9rieur, qui pour l\u2019essentiel ne fait rien d\u2019autre que produire artificiellement des situations int\u00e9grantes. \u00c0 quel point la conscience de la n\u00e9cessit\u00e9 de cette activit\u00e9 est d\u00e9j\u00e0 r\u00e9pandue aujourd\u2019hui, nous le voyons \u00e0 cette litt\u00e9rature consacr\u00e9e aux am\u00e9nagements int\u00e9rieurs qui s\u2019\u00e9tend \u00e0 perte de vue et a d\u00e9j\u00e0 atteint aujourd\u2019hui les librairies de gare, ce flot interminable de textes sur la mani\u00e8re d\u2019habiter avec style, sur les r\u00e9novations de b\u00e2timents anciens, sur le luxe des cuisines et des tableaux, sur l\u2019air conditionn\u00e9<\/em>, sur la culture de la lumi\u00e8re, sur le design des maisons de vacances et sur les meubles. Tout cela montre sur quelle largeur de front le message de l\u2019int\u00e9gration dans le micromilieu qu\u2019on a soi-m\u00eame choisi, consid\u00e9r\u00e9 comme la maxime th\u00e9rapeutique de la seconde moiti\u00e9 du XXe <\/sup>si\u00e8cle, a touch\u00e9 son public. <\/p>\n\n\n\n Toute l\u2019industrie de l\u2019habitat int\u00e9rieur se tient pr\u00eate pour \u00e9veiller et nuancer ce type de revendications. Fait caract\u00e9ristique, la conscience de l\u2019int\u00e9gration s\u2019est brusquement d\u00e9politis\u00e9e apr\u00e8s 1945 et s\u2019est retir\u00e9e des sph\u00e8res collectivistes \u00e9minentes, comme si les gens ne voulaient jamais plus entendre parler du fait qu\u2019il existe des arts qui incluent l\u2019homme dans l\u2019homme. On dirait que la m\u00e9moire collective a conserv\u00e9 l\u2019id\u00e9e intuitive que plus les immersions dans des unit\u00e9s de regroupement sont importantes, plus la tentative totalitaire passe au premier plan. Il s\u2019av\u00e8re aujourd\u2019hui que les gens de la seconde moiti\u00e9 du XXe <\/sup>si\u00e8cle ne s\u2019int\u00e9ressent absolument plus aux constructions d\u2019empires. Leur maxime semble \u00eatre de ne plus jamais mener des histoires de r\u00e9ussite \u00e0 grande \u00e9chelle. Ils pr\u00e9f\u00e8rent aller chercher dans les supermarch\u00e9s de bricolage les \u00e9l\u00e9ments qui les aident \u00e0 s\u2019immuniser contre les immersions totalitaires. Il leur semble d\u2019une \u00e9vidence imm\u00e9diate qu\u2019ils doivent tisser les cadres dans lesquels leur existence est valide, dans des formats plus petits et plus priv\u00e9s. Sous cet angle, les grands magasins de bricolage sont les v\u00e9ritables garants de la d\u00e9mocratie. En eux, l’anti totalitarisme du quotidien trouve ses piliers populaires. La morale de cette histoire tombe sous le sens. Elle serait, expressis verbis <\/em> : \u00ab Habitez chez vous-m\u00eames et refusez l\u2019immersion dans de faux collectifs ! N\u2019habitez pas dans la totalit\u00e9 populiste. Ne vous engagez pas dans des sursocialisations, meublez-vous chez vous-m\u00eames, assumez la responsabilit\u00e9 du micrototalitarisme de vos situations d\u2019habitat. Et ne l\u2019oubliez jamais : dans vos logements, vous \u00eates les papes infaillibles de votre propre mauvais go\u00fbt. \u00bb<\/p>\n\n\n\n L\u2019architecture est avant tout un fa\u00e7onnage de l\u2019immersion.<\/p>Peter Sloterdijk<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Puissions-nous ne plus \u00eatre les citoyens de deux empires. Restons donc des travailleurs pendulaires entre les situations. Mais comme l\u2019\u00ab \u00eatre-dans \u00bb des espaces fa\u00e7onn\u00e9s constitue notre situation fondamentale, il va de soi que l\u2019architecture doit rester consciente de sa comp\u00e9tence pour ce qui concerne la mise en forme des situations. L\u2019architecture est avant tout un fa\u00e7onnage de l\u2019immersion. L\u2019\u00e9thique de la production d\u2019espace implique qu\u2019on est responsable de l\u2019atmosph\u00e8re. On lui rend justice en pratiquant l\u2019ouverture, le go\u00fbt du d\u00e9m\u00e9nagement, le sens de la r\u00e9versibilit\u00e9. Les anthropologues peuvent donner ce conseil aux architectes : tenez toujours compte du fait que les hommes sont des \u00eatres qui oscillent entre d\u00e9sirs d\u2019int\u00e9gration et d\u00e9sirs d\u2019\u00e9chapp\u00e9e <\/span>5<\/sup><\/a><\/span><\/span>.<\/p>\n","protected":false},"excerpt":{"rendered":" \u00c0 quoi tient donc cet \u00e9trange sentiment d’abandon ? Habiter, c’est se choisir un d\u00e9mon de murs auquel on accepte d’\u00eatre asservi. Dans ce proc\u00e9d\u00e9, l\u2019architecture n’est rien d’autre qu’un fa\u00e7onnage permanent de l\u2019immersion.
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\nUne pi\u00e8ce de doctrine sign\u00e9e Peter Sloterdijk.<\/p>\n","protected":false},"author":10,"featured_media":153139,"comment_status":"open","ping_status":"open","sticky":false,"template":"templates\/post-editorials.php","format":"standard","meta":{"_acf_changed":false,"_trash_the_other_posts":false,"footnotes":""},"categories":[3173],"tags":[],"geo":[1917],"class_list":["post-148182","post","type-post","status-publish","format-standard","hentry","category-echelles-habiter","staff-peter-sloterdijk","geo-europe"],"acf":[],"yoast_head":"\n