{"id":146213,"date":"2022-06-29T16:37:09","date_gmt":"2022-06-29T14:37:09","guid":{"rendered":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/?p=146213"},"modified":"2022-06-30T10:36:12","modified_gmt":"2022-06-30T08:36:12","slug":"techno-politique-des-reseaux-sociaux","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/2022\/06\/29\/techno-politique-des-reseaux-sociaux\/","title":{"rendered":"Techno-politique des r\u00e9seaux sociaux"},"content":{"rendered":"\n
Dans le champ de la techno-politique, les r\u00e9seaux sociaux ont domin\u00e9 l\u2019actualit\u00e9 internationale r\u00e9cente. Facebook Files, guerre informationnelle num\u00e9rique et d\u00e9sinformation, annonce du rachat de Twitter par Elon Musk, adoption en cours du Digital Services Act (DSA), etc. La cadence effr\u00e9n\u00e9e des \u00e9v\u00e9nements r\u00e9cents a eu pour int\u00e9r\u00eat non n\u00e9gligeable de sortir les enjeux de gouvernance des r\u00e9seaux sociaux du cercle restreint des quelques experts et journalistes initi\u00e9s pour les mettre enfin au c\u0153ur du d\u00e9bat public. <\/p>\n\n\n\n
Mais au-del\u00e0 du simple commentaire de telle ou telle actualit\u00e9, la compr\u00e9hension de la dimension \u00e0 la fois politique et g\u00e9opolitique sous-jacente ne doit pas s\u2019arr\u00eater \u00e0 la r\u00e9duction dialectique binaire et bien trop simpliste du \u00ab pour ou contre la libert\u00e9 d\u2019expression \u00bb que l\u2019on croise trop souvent. <\/p>\n\n\n\n
La r\u00e9flexion en mati\u00e8re de politique des r\u00e9seaux sociaux s\u2019articule autour de trois niveaux distincts mais interd\u00e9pendants. Premi\u00e8rement, sur le plan g\u00e9opolitique, ils sont rapidement devenus un champ de conflictualit\u00e9 \u00e0 part enti\u00e8re de la cyberguerre, en particulier sur le volet informationnel, participant \u00e0 la balkanisation en cours de l\u2019Internet mondial en blocs informationnels, g\u00e9ostrat\u00e9giques et id\u00e9ologiques distincts. Face \u00e0 des blocs coh\u00e9rents dans leur doctrine technologique, le camp occidental doit d\u00e9sormais fixer le corpus id\u00e9ologique que doit porter la technologie. Pour le moment, les politiques relatives aux nouvelles technologies par nature duales oscillent encore entre realpolitik<\/em> cynique et utopie fantasmatique. Deuxi\u00e8mement, sur le plan politique, les r\u00e9seaux sociaux cristallisent une tension existentielle pour les d\u00e9mocraties occidentales quant \u00e0 leur acception du principe de \u00ab libert\u00e9 d\u2019expression \u00bb. La clarification est urgente notamment aux \u00c9tats-Unis qui se trouvent \u00e0 un moment pivot de leur histoire o\u00f9 deux visions s\u2019affrontent, l\u2019une maximaliste port\u00e9e par Elon Musk, l\u2019autre r\u00e9gulationniste par Barack Obama. En cons\u00e9quence des deux premiers points, faire converger les visions am\u00e9ricaine et europ\u00e9enne, trouver les modalit\u00e9s d\u2019une co-gouvernance transatlantique de plateformes transfrontali\u00e8res est une condition sine qua non<\/em> de survie du mod\u00e8le d\u00e9mocratique lib\u00e9ral occidental de part et d\u2019autre de l\u2019Atlantique dans un cyberespace de plus en plus fragment\u00e9. <\/p>\n\n\n\n Les repositionnements en cours red\u00e9finissent les attributs traditionnels de puissance et de souverainet\u00e9 en partie autour de la question technologique. L\u2019information \u00e9tant source premi\u00e8re de pouvoir signifie qu\u2019avoir le contr\u00f4le de l\u2019un de ses principaux v\u00e9hicules, les r\u00e9seaux sociaux, est vital dans les nouveaux rapports de force et d\u2019influence. \u00c0 partir de l\u00e0, quel r\u00f4le peut jouer l\u2019Europe \u00e0 court et long terme afin de servir son ambition d\u2019Europe Puissance<\/a> ? Concr\u00e8tement, comment ce point de bascule historique quant au r\u00f4le politique et g\u00e9opolitique des r\u00e9seaux sociaux peut-il \u00eatre transform\u00e9 en opportunit\u00e9 pour repenser sa relation avec les \u00c9tats-Unis afin de gouverner des r\u00e9seaux sociaux par nature transfrontaliers et au statut hybride, \u00e0 la fois plateformes priv\u00e9es et espaces publics, et faisant d\u00e9sormais office de champs militaires d\u2019influence ?<\/p>\n\n\n\n Les repositionnements en cours red\u00e9finissent les attributs traditionnels de puissance et de souverainet\u00e9 en partie autour de la question technologique.<\/p>Asma Mhalla<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n La propagande, les guerres de narratifs et des perceptions collectives ne sont pas nouvelles. En effet, les opinions publiques repr\u00e9sentent un \u00e9l\u00e9ment central de prise de d\u00e9cision en mati\u00e8re de politiques publiques et par la force des choses, leur orientation, leur manipulation, un enjeu hautement politique voire le cas \u00e9ch\u00e9ant, militaire. N\u00e9anmoins la surabondance de l\u2019information via les r\u00e9seaux sociaux aujourd\u2019hui bouleverse les canaux et techniques de guerre informationnelle (\u00ab information warfare \u00bb<\/em>) pr\u00e9-existants. Dans le domaine de l\u2019information \u00ab le changement d\u2019\u00e9chelle constitue en r\u00e9alit\u00e9 un changement de nature \u00bb pour citer la formule de Jean-Yves Le Drian prononc\u00e9e en 2018 <\/span>1<\/sup><\/a><\/span><\/span>. En cons\u00e9quence de quoi, l\u2019information et son corollaire, la d\u00e9sinformation, repr\u00e9sentent une mati\u00e8re premi\u00e8re strat\u00e9gique (\u00ab commodity<\/em> \u00bb) qui participent activement \u00e0 hybrider les modalit\u00e9s de la guerre conventionnelle (guerre hybride) via la militarisation du champ informationnel dans le cyberespace. <\/p>\n\n\n\n Dans ce contexte, la guerre d\u2019Ukraine ou encore la bataille d\u2019influence franco-russe qui s\u00e9vit au Sahel mettent en \u00e9vidence le r\u00f4le g\u00e9opolitique croissant des r\u00e9seaux sociaux, Facebook, Twitter, TikTok<\/a> en premier lieu. <\/p>\n\n\n\n Ceux-ci sont rapidement devenus l\u2019un des principaux th\u00e9\u00e2tres de la guerre informationnelle et des strat\u00e9gies de cyber-d\u00e9stabilisation de pays en conflit, ouvert ou larv\u00e9. L\u2019infowar<\/em> prosp\u00e8re sur ces espaces publics num\u00e9riques, propuls\u00e9e par les m\u00e9canismes \u00e9conomiques de la viralit\u00e9 et des algorithmes de recommandation.<\/p>\n\n\n\n Les premiers exemples d\u2019op\u00e9ration de cyber-d\u00e9stabilisation et de d\u00e9sinformation d\u2019ampleur datent de 2016. La Russie, qui a industrialis\u00e9 ses m\u00e9thodes de guerre informationnelle, y tient une place de choix bien que n\u2019en ayant pas l\u2019exclusivit\u00e9. Les op\u00e9rations les plus c\u00e9l\u00e8bres ont \u00e9t\u00e9 attribu\u00e9es \u00e0 des officines russes proches du Kremlin comme lors des \u00e9lections pr\u00e9sidentielles am\u00e9ricaines, des r\u00e9f\u00e9rendums sur le Brexit ou encore en 2017 au moment des \u00e9lections pr\u00e9sidentielles fran\u00e7aises. Face \u00e0 la menace grandissante, la France a lanc\u00e9 en octobre 2021 le service de vigilance et de protection contre les ing\u00e9rences num\u00e9riques \u00e9trang\u00e8res (Viginum). Fin avril 2022, les \u00c9tats-Unis lui embo\u00eete le pas en annon\u00e7ant la cr\u00e9ation d\u2019une \u00e9quipe d\u00e9di\u00e9e \u00e0 contrer la d\u00e9sinformation russe, celle-ci sera abrit\u00e9e par le Department of Homeland Security <\/span>2<\/sup><\/a><\/span><\/span>. <\/p>\n\n\n\n Dans des contextes de guerre (froide, chaude, hybride ou cyber), les r\u00e9seaux sociaux deviennent des terrains de conflictualit\u00e9 et de confrontation \u00e0 part enti\u00e8re. La guerre en Ukraine en a constitu\u00e9 un tournant cl\u00e9<\/a>. Si les strat\u00e9gies d\u2019influence russes sont rest\u00e9es relativement classiques mais parfaitement pr\u00e9par\u00e9es, coordonn\u00e9es, industrialis\u00e9es, bas\u00e9es sur des campagnes de d\u00e9sinformation massive boost\u00e9es aux modalit\u00e9s de viralit\u00e9 inauthentiques <\/span>3<\/sup><\/a><\/span><\/span>, le gouvernement ukrainien a choisi quant \u00e0 lui de mettre en sc\u00e8ne une forme in\u00e9dite de \u00ab marketing de guerre \u00bb. Cette communication publique a \u00e9t\u00e9 largement relay\u00e9e par la profusion de vid\u00e9os publi\u00e9es t\u00e9moignant des d\u00e9g\u00e2ts mat\u00e9riels et psychologiques de la guerre, port\u00e9es par des influenceuses et influenceurs, autrefois parlant beaut\u00e9 ou sport, d\u00e9sormais devenus des soldats de l\u2019influence, autrement dit des \u00ab influenceurs de guerre \u00bb, \u00e0 l\u2019instar de Marta Vasyuta ou Valeria Shashenok, porte-voix de la cause ukrainienne \u00e0 travers le monde. La participation \u00e0 cet effort de guerre a \u00e9t\u00e9 d\u00e8s le d\u00e9part coordonn\u00e9e via<\/em> les canaux Telegram officiels<\/a> tant dans le contenu que sur les formats. La viralit\u00e9 a ensuite fait le reste. Dans ce dispositif d\u2019influence, TikTok a tenu une place centrale. En quelques semaines, la plateforme chinoise est devenue l\u2019un des principaux canaux d\u2019information des plus jeunes. Au point que la Maison-Blanche a d\u00fb convoquer les influenceurs am\u00e9ricains pour les \u00ab briefer \u00bb afin qu\u2019ils relaient les \u00ab bons \u00bb messages. Cette arm\u00e9e civique de l\u2019influence de guerre via<\/em> les r\u00e9seaux sociaux a jou\u00e9 un r\u00f4le majeur dans l\u2019adh\u00e9sion imm\u00e9diate de l\u2019opinion publique occidentale \u00e0 la cause ukrainienne<\/a>. <\/p>\n\n\n\n Il est aussi int\u00e9ressant de relever que d\u00e8s le d\u00e9but de la guerre en Ukraine, les dirigeants de Facebook ou Twitter ont directement \u00e9t\u00e9 interpell\u00e9 sur Twitter tour \u00e0 tour par Mykhailo Fedorov, vice-Premier ministre et ministre de la transformation num\u00e9rique de l’Ukraine puis par le gouvernement russe quant \u00e0 leur politique de mod\u00e9ration, les pla\u00e7ant par l\u00e0-m\u00eame sur un pied d\u2019\u00e9galit\u00e9, consid\u00e9r\u00e9s d\u2019embl\u00e9e comme des interlocuteurs aussi l\u00e9gitimes que des \u00c9tats. Cette approche \u00e9tait en r\u00e9alit\u00e9 latente. Le concept de \u00ab techplomatie \u00bb <\/span>4<\/sup><\/a><\/span><\/span>, lanc\u00e9 en 2017 par le Danemark, pr\u00e9existait mais \u00e9tait rest\u00e9 jusque-l\u00e0 relativement inop\u00e9rant. Cette approche, qui liqu\u00e9fie les rangs protocolaires et hybride le p\u00e9rim\u00e8tre de la diplomatie publique traditionnelle, vient d\u2019\u00eatre adopt\u00e9e par l\u2019Union elle-m\u00eame. Le 28 avril 2022, on apprenait ainsi que Bruxelles pr\u00e9parait l\u2019ouverture d\u2019une ambassade bas\u00e9e \u00e0 San Francisco qui sera d\u00e9di\u00e9e aux relations bilat\u00e9rales avec les BigTech <\/span>5<\/sup><\/a><\/span><\/span>. Jusque-l\u00e0 le concept n\u2019avait pas encore fait ses preuves mais il devient particuli\u00e8rement int\u00e9ressant du point de vue de la th\u00e9orie politique si l\u2019on consid\u00e8re les r\u00e9seaux sociaux dominants comme des entit\u00e9s g\u00e9opolitiques et des officines id\u00e9ologiques \u00e0 part enti\u00e8re ayant parfois leur agenda politique propre. Dans le cas de Meta par exemple, les Facebook Files ont mis en lumi\u00e8re une politique de mod\u00e9ration arbitraire. En 2020, le gouvernement vietnamien aurait demand\u00e9 \u00e0 Facebook de mettre en application une loi r\u00e9pressive en mati\u00e8re de libert\u00e9 d\u2019expression punissant les prises de position critiques \u00e0 l\u2019\u00e9gard du gouvernement en place. Mark Zuckerberg aurait alors personnellement arbitr\u00e9 en faveur de la demande du gouvernement. Plus r\u00e9cemment, c\u2019est le gouvernement ukrainien qui a interpell\u00e9 directement M. Zuckerberg pour lui demander de censurer activement certains comptes russes. L\u00e0 encore, Meta a obtemp\u00e9r\u00e9. Autre exemple embl\u00e9matique, en plein conflit russo-ukrainien, Facebook a sciemment d\u00e9cid\u00e9 d\u2019op\u00e9rer une mod\u00e9ration tr\u00e8s l\u00e9g\u00e8re sur les publications ukrainiennes incitant au meurtre de soldats russes <\/span>6<\/sup><\/a><\/span><\/span>, puis a d\u00e9cid\u00e9 unilat\u00e9ralement, fin avril 2022, de restreindre le r\u00f4le de son Oversight Board, instance que l’entreprise a cr\u00e9\u00e9e pour l’aider \u00e0 g\u00e9rer sa politique de mod\u00e9ration sur les cas r\u00e9put\u00e9s compliqu\u00e9s. Meta a ainsi refus\u00e9 une demande d’avis consultatif sur les actions de mod\u00e9ration li\u00e9e \u00e0 l\u2019invasion de l\u2019Ukraine demand\u00e9 par le Board en raison de \u00ab pr\u00e9occupations constantes en mati\u00e8re de s\u00fbret\u00e9 et de s\u00e9curit\u00e9 \u00bb <\/span>7<\/sup><\/a><\/span><\/span>.<\/p>\n\n\n\n L\u2019infowar<\/em> prosp\u00e8re sur ces espaces publics num\u00e9riques, propuls\u00e9e par les m\u00e9canismes \u00e9conomiques de la viralit\u00e9 et des algorithmes de recommandation.<\/p>Asma Mhalla<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Face \u00e0 ces nouvelles formes de pouvoir non \u00e9tatiques et dans une volont\u00e9 de garder le contr\u00f4le, la Commission europ\u00e9enne, dans sa derni\u00e8re version du Digital Services Act, a ajout\u00e9 en derni\u00e8re minute un article pr\u00e9voyant la mise en place de dispositifs de r\u00e9ponse d\u2019urgence des plateformes sociales en cas de crise nomm\u00e9 le \u00ab Crisis Response Mechanism \u00bb (CRM) : celles-ci auront pour obligation d’appliquer les consignes de la Commission dans des cas d’ extr\u00eame urgence o\u00f9 la s\u00fbret\u00e9 des pays membres peut \u00eatre menac\u00e9e\u200b\u200b. Ces m\u00e9canismes seront activables sur d\u00e9cision de la Commission europ\u00e9enne. <\/p>\n\n\n\n Mais la militarisation des r\u00e9seaux sociaux et la guerre informationnelle ne s\u2019arr\u00eatent pas \u00e0 la couche sup\u00e9rieure du cyberespace, \u00e0 savoir celle des interfaces applicatives directement visibles des utilisateurs. Le blocage des r\u00e9seaux occidentaux ou encore la prise de contr\u00f4le totale ou partielle des infrastructures de connectivit\u00e9 physiques par certains \u00c9tats techno-autoritaires dessinent une fracturation progressive mais n\u00e9anmoins certaine de l\u2019Internet global en quelques blocs informationnels distincts, parfaitement \u00e9tanches, menant \u00e0 une balkanisation du cyberespace. <\/p>\n\n\n\n Au niveau de la couche basse des r\u00e9seaux sociaux, la guerre en Ukraine a acc\u00e9l\u00e9r\u00e9 cette balkanisation \u00e0 la fois politique et technique de l\u2019Internet mondial, ce que l\u2019on appelle commun\u00e9ment le \u00ab splinternet \u00bb. Si sur son volet offensif, l\u2019objectif russe est de d\u00e9stabiliser les opinions publiques occidentales notamment via la d\u00e9sinformation sur les r\u00e9seaux sociaux, son volet d\u00e9fensif ne joue pas sur les m\u00eames ressorts. Dans un souci de contr\u00f4le de sa sph\u00e8re informationnelle int\u00e9rieure, Moscou a pu compter \u00e0 la fois sur son arsenal juridique \u2013 dont la loi du 4 mars 2022 contre les \u00ab fausses nouvelles \u00bb qui \u00ab interdit la diffusion de fausses informations sur les forces arm\u00e9es russes \u00bb et sur la dite \u00ab op\u00e9ration militaire sp\u00e9ciale en Ukraine \u00bb \u2013 ainsi que sur ses services num\u00e9riques souverains regroup\u00e9s sous le nom de \u00ab Runet \u00bb (r\u00e9seaux sociaux et moteurs de recherche russes comme Vkontakte ou Yandex d\u00e9tenus directement ou indirectement par des proches du Kremlin). Enfin, et malgr\u00e9 des difficult\u00e9s techniques, Moscou entend isoler progressivement les couches basses de son espace num\u00e9rique par le contr\u00f4le de l\u2019ensemble des infrastructures du r\u00e9seau dans une vision autoritariste de sa souverainet\u00e9 technologique et ce \u00e0 des fins parfaitement assum\u00e9es de s\u00fbret\u00e9 nationale et de \u00ab s\u00e9curit\u00e9 informationnelle \u00bb <\/span>8<\/sup><\/a><\/span><\/span>.<\/p>\n\n\n\n La fracture du cyberespace, qu\u2019il s\u2019agisse de sa couche haute dite cognitive (ensemble des contenus circulant sur les r\u00e9seaux sociaux) ou basse (infrastructures des r\u00e9seaux physiques) suit, dans une sym\u00e9trie quasi-parfaite, la reconfiguration g\u00e9opolitique du monde physique avec comme r\u00e9sultat un Internet mondial restructur\u00e9 entre quatre p\u00f4les : les \u00c9tats-Unis, la Russie, la Chine (avec, au passage, un renforcement de l\u2019axe Moscou-P\u00e9kin), qui dispose chacun de l\u2019autonomie strat\u00e9gique num\u00e9rique, et le reste du monde, dont l\u2019Europe, qui est dans une situation de d\u00e9pendance. Cette recomposition red\u00e9finit les rapports de force et les attributs de puissance technologiques de ce d\u00e9but de XXI\u00e8me si\u00e8cle. <\/p>\n\n\n\n Pour les d\u00e9mocraties occidentales, le repositionnement g\u00e9opolitique par les diff\u00e9rentes couches du cyberespace pose un sujet avant tout id\u00e9ologique. Face \u00e0 la mont\u00e9e d\u2019un autoritarisme num\u00e9rique, sous pr\u00e9texte de strat\u00e9gies de souverainet\u00e9 technologiques diverses, les \u00c9tats-Unis ont annonc\u00e9 le 28 avril 2022 le lancement d\u2019une initiative pour d\u00e9fendre un \u00ab Internet libre, d\u00e9mocratique et ouvert \u00bb <\/span>9<\/sup><\/a><\/span><\/span>. Retour \u00e0 la case d\u00e9part en somme. Au-del\u00e0 de l\u2019effet d\u2019annonce et quelle que soit l\u2019authenticit\u00e9 de l\u2019intention, il est ind\u00e9niable que le camp occidental doit d\u00e9sormais fixer sa doctrine en mati\u00e8re de valeurs, de mod\u00e8le politique et cons\u00e9quemment en termes de gouvernance technologique. Le sujet n\u2019est pas nouveau mais devient urgent. Face \u00e0 certains \u00c9tats parfaitement coh\u00e9rents dans leur appr\u00e9hension d\u2019Internet en g\u00e9n\u00e9ral et des r\u00e9seaux sociaux en particulier comme outils politiques de censure, de coercition et de cyber-d\u00e9stabilisation, quelle est notre identit\u00e9, quelle est notre r\u00e9ponse, quel est notre contre-mod\u00e8le ?<\/p>\n\n\n\n Le 28 avril 2022, on apprenait que Bruxelles pr\u00e9parait l\u2019ouverture d\u2019une ambassade bas\u00e9e \u00e0 San Francisco qui sera d\u00e9di\u00e9e aux relations bilat\u00e9rales avec les BigTech.<\/p>Asma Mhalla<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n En l\u2019occurrence, la bataille id\u00e9ologique qui s\u00e9vit dans le champ technologique nous pousse \u00e0 clarifier rapidement notre vision de la d\u00e9mocratie au XXI\u00e8me si\u00e8cle. D\u2019autant que les \u00e9ventuels abus port\u00e9s par des technologies par nature duales ne sont jamais loin : techno-surveillance massive, exploitation commerciale ou politique de donn\u00e9es personnelles sensibles comme les opinions politiques, la religion ou l\u2019orientation sexuelle, micro-ciblage politique, fichage et flicage de masse, etc. Le bloc occidental doit maintenant se presser \u00e0 avancer. D\u2019abord parce que la vision techno-autoritariste de pays comme l\u2019Iran, la Chine ou la Russie est bien moins encline aux tergiversations. Ensuite parce que de nouveaux espaces hybrides d\u2019influence et de manipulation, alliant neurosciences et intelligence artificielle, vont bient\u00f4t \u00e9merger \u00e0 l\u2019instar des m\u00e9tavers. Ces nouveaux lieux laissent pr\u00e9sager l\u2019av\u00e8nement de la future g\u00e9n\u00e9ration de guerre hybride, des guerres cognitives qui opposeront savoirs et id\u00e9ologies et dont la severit\u00e9 risque d\u2019\u00eatre bien plus aigu\u00eb que ce qui se joue actuellement sur les r\u00e9seaux sociaux qui n\u2019en constituent que les pr\u00e9mices.<\/p>\n\n\n\n Pour comprendre les soubassements id\u00e9ologiques de l\u2019approche technologique qui pr\u00e9vaut en Occident, il faut remonter au tout d\u00e9but des ann\u00e9es 2000. C\u2019est \u00e0 ce moment-l\u00e0 que la privatisation du web est enclench\u00e9e avec l\u2019apparition des fameuses GAFAM (Google, Amazon, Facebook devenu Meta, Apple, Microsoft). Celles-ci ont petit \u00e0 petit capt\u00e9 puis enferm\u00e9 nos usages quotidiens, sources de donn\u00e9es, autour de mod\u00e8les d\u2019affaires divers mais invariablement orient\u00e9s vers un gigantisme oligopolistique. Ces \u00ab enclosures num\u00e9riques \u00bb <\/span>10<\/sup><\/a><\/span><\/span> modernes fond\u00e9es sur la gratuit\u00e9 d\u2019usage et l\u2019\u00e9conomie de l\u2019attention ont alors emp\u00each\u00e9 l\u2019\u00e9closion de l\u2019utopie initiale d\u2019internet bas\u00e9e sur la connaissance sans limite spatiale ou temporelle, inclusive, libre d\u2019acc\u00e8s et gratuite pour tous. D\u2019un cyberespace r\u00eav\u00e9 autour de structures d\u00e9mocratiques et horizontales, celui-ci s\u2019est rapidement verticalis\u00e9, hi\u00e9rarchis\u00e9, \u00e9ditorialis\u00e9, rentabilis\u00e9. D\u2019une certaine fa\u00e7on, exprimer des id\u00e9es est aussi un \u00ab business \u00bb. Pour r\u00e9sumer, l\u2019espace public fa\u00e7on Habermas s\u2019est fait violemment disrupter et la d\u00e9mocratie, ultime dommage collat\u00e9ral, a \u00e9t\u00e9 transform\u00e9e en gigantesques march\u00e9 des id\u00e9es <\/span>11<\/sup><\/a><\/span><\/span> pour reprendre l\u2019analyse d\u2019Alain Supiot. Un march\u00e9 d\u00e9r\u00e9gul\u00e9 tirant sa valeur \u00e9conomique des principes de l\u2019\u00e9conomie de l\u2019attention. En reprenant la doctrine lib\u00e9rale et si, et seulement si, nous partons du postulat que la d\u00e9mocratie est un march\u00e9 devant \u00eatre r\u00e9gi par les lois de la concurrence libre et non fauss\u00e9e alors les r\u00e9seaux sociaux sont devenus parfaitement anti-d\u00e9mocratiques.<\/p>\n\n\n\n L\u2019annonce du rachat de Twitter par Elon Musk le 25 avril 2022 en est l\u2019un des points d\u2019orgue. L\u2019\u00e9motion m\u00e9diatique qui a accueilli l\u2019annonce fut grande, inqui\u00e9tude rapidement r\u00e9duite \u00e0 un d\u00e9bat qui s\u2019est enferm\u00e9 dans une binarit\u00e9 sommaire : \u00ab pour ou contre la libert\u00e9 d\u2019expression \u00bb. Par ses provocations et ses d\u00e9clarations qui, inlassablement, pointent les failles du syst\u00e8me et des institutions actuelles, le cas de Musk a rapidement d\u00e9pass\u00e9 Musk lui-m\u00eame. Dans le fond, qu\u2019il rach\u00e8te le r\u00e9seau social ou pas, la question soulev\u00e9e est d\u2019abord politique car l\u2019affaire est bien plus complexe qu\u2019elle n\u2019y para\u00eet, symptomatique du malaise d\u00e9mocratique actuel. Sciemment, Elon Musk pointe les failles du syst\u00e8me am\u00e9ricain, en joue, se moque ouvertement de la SEC (l’organisme f\u00e9d\u00e9ral am\u00e9ricain de r\u00e9glementation et de contr\u00f4le des march\u00e9s financiers), entame \u00e0 coups de tweets sibyllins une guerre \u00e9conomique ouverte avec le r\u00e9gulateur et la direction en fonction de Twitter capable de d\u00e9stabiliser durablement le march\u00e9 de la Tech mondiale. <\/p>\n\n\n\n Sur le plan strictement id\u00e9ologique, en parall\u00e8le de la guerre \u00e9conomique qui se joue par tweets interpos\u00e9s, la vision d\u2019Elon Musk inqui\u00e8te surtout le camp progressiste am\u00e9ricain et les europ\u00e9ens. A contrario, l\u2019op\u00e9ration est largement salu\u00e9e par l\u2019Alt-Right am\u00e9ricaine<\/a>, pl\u00e9biscite exprim\u00e9 haut et fort par les \u00e9ditorialistes de Fox News<\/a>. Comme le note l\u2019historien et journaliste Corentin Sellin, la temporalit\u00e9 de l\u2019annonce n\u2019est pas anodine : elle s\u2019inscrit dans un agenda politique am\u00e9ricain serr\u00e9 qui met en sc\u00e8ne un antagonisme id\u00e9ologique entre r\u00e9publicains de plus en plus radicalis\u00e9s penchant \u00e0 droite de leur droite et des d\u00e9mocrates d\u00e9confits \u00e9prouvant des difficult\u00e9s \u00e0 construire un r\u00e9el projet de soci\u00e9t\u00e9 collectif <\/span>12<\/sup><\/a><\/span><\/span>. L\u2019annonce du rachat d\u2019un r\u00e9seau social aussi influent dans le champ m\u00e9diatico-politique intervient \u00e0 l\u2019approche des midterms de novembre 2022 qui pr\u00e9parent les \u00e9lections pr\u00e9sidentielles de 2024 et un probable retour de Donald Trump. L\u2019impact politique du rachat est d\u2019autant plus d\u00e9licat qu\u2019\u00e0 travers la vision minimaliste qu\u2019\u00e0 Elon Musk de la mod\u00e9ration des contenus au nom du \u00ab freedom of speech \u00bb sacralis\u00e9 par le premier amendement de la Constitution am\u00e9ricaine, Twitter risquerait de participer \u00e0 une polarisation encore plus aig\u00fce de l\u2019\u00e9chiquier politique am\u00e9ricain. <\/p>\n\n\n\n Nous pourrions opposer \u00e0 ces inqui\u00e9tudes les \u00e9volutions du mod\u00e8le \u00e9conomique annonc\u00e9es par Musk. La mise en place d\u2019un \u00e9ventuel syst\u00e8me payant d\u2019abonnement installerait un \u00ab paywall \u00bb, des barri\u00e8res \u00e0 l\u2019entr\u00e9e qui \u00e9lagueraient th\u00e9oriquement une large partie des producteurs de contenus inauthentiques qui pullulent sur les r\u00e9seaux \u00e0 bas co\u00fbt (trolls, bots, \u2026), source de d\u00e9sinformation et de brutalisation du d\u00e9bat public. Cela r\u00e9soudrait \u00ab naturellement \u00bb tout ou partie l\u2019\u00e9pineux sujet de la mod\u00e9ration. L\u2019\u00e9volution du mod\u00e8le \u00e9conomique propos\u00e9e est int\u00e9ressante \u00e0 analyser car elle pose l\u2019\u00e9quation politique que Musk incarne : comment concilier seuil de mod\u00e9ration minimal et qualit\u00e9 de contenus maximale. En prenant la m\u00e9taphore des poup\u00e9es russes, la vision politique d\u00e9finit le mod\u00e8le \u00e9conomique qui \u00e0 son tour d\u00e9limite le mod\u00e8le technologique. \u00c0 partir de l\u00e0, le pire comme le meilleur peut advenir. La variable d\u2019ajustement est donc bien la vision du monde qui pr\u00e9vaut, encapsul\u00e9e in fine<\/em> dans les codes. <\/p>\n\n\n\n En prenant la m\u00e9taphore des poup\u00e9es russes, la vision politique d\u00e9finit le mod\u00e8le \u00e9conomique qui \u00e0 son tour d\u00e9limite le mod\u00e8le technologique. \u00c0 partir de l\u00e0, le pire comme le meilleur peut advenir. La variable d\u2019ajustement est donc bien la vision du monde qui pr\u00e9vaut, encapsul\u00e9e in fine<\/em> dans les codes.<\/p>Asma Mhalla<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Le deuxi\u00e8me \u00e9l\u00e9ment d\u2019analyse notable du scandale muskien peut se lire sous le prisme de la dynamique de concentration des m\u00e9dias, menace grandissante pour leur ind\u00e9pendance. Qu\u2019ils soient num\u00e9riques ou conventionnels, cette question fait \u00e9cho \u00e0 d\u2019anciens mais \u00e9ternels d\u00e9bats qui, en France par exemple, datent de la fin du XIX\u00e8me si\u00e8cle au moment du vote de la loi de 1881 <\/span>13<\/sup><\/a><\/span><\/span>. L\u2019acquisition de m\u00e9dias, sociaux ou conventionnels, c\u2019est-\u00e0-dire l\u2019acquisition d\u2019une influence, peut alors \u00eatre ais\u00e9ment instrumentalis\u00e9e par leurs propri\u00e9taires pour peser sur le d\u00e9bat public, l\u2019orienter, servir des int\u00e9r\u00eats priv\u00e9s particuliers, industriels ou politiques. Acqu\u00e9rir des m\u00e9dias souvent peu rentables mais politiquement influents est un signe distinctif de pouvoir. Sym\u00e9triquement au mouvement observ\u00e9 dans le monde physique et aux inqui\u00e9tudes soulev\u00e9es quant au pluralisme de la presse – au point d\u2019en faire l\u2019objet d\u2019une commission d\u2019enqu\u00eate s\u00e9natoriale en France <\/span>14<\/sup><\/a><\/span><\/span> – les m\u00e9dias sociaux sont tout aussi concentr\u00e9s : Elon Musk \u2013 si le rachat de Twitter aboutit \u2013 et Mark Zuckerberg capteraient l\u2019essentiel du march\u00e9, c\u2019est-\u00e0-dire de l\u2019information qui circule aujourd\u2019hui dans les soci\u00e9t\u00e9s occidentales. \u00c0 tel point que des f\u00e9d\u00e9rations de journalistes s\u2019en inqui\u00e8tent ouvertement <\/span>15<\/sup><\/a><\/span><\/span>.<\/p>\n\n\n\n Enfin et plus prosa\u00efquement, le risque d\u2019une politique de mod\u00e9ration arbitraire est \u00e0 mettre en lien avec un dernier \u00e9l\u00e9ment : Musk est \u00e9galement propri\u00e9taire de Tesla, dont le deuxi\u00e8me plus grand march\u00e9 est la Chine. Comment alors pourrait-il concilier sa vision maximaliste de la libert\u00e9 d\u2019expression et ses int\u00e9r\u00eats industriels et \u00e9conomiques, en Chine notamment dont le rapport \u00e0 la libert\u00e9 d\u2019expression d\u2019une part et \u00e0 la d\u00e9sinformation d\u2019autre part, est probl\u00e9matique ? Cette information, point\u00e9e dans un article du New York Times<\/em> <\/span>16<\/sup><\/a><\/span><\/span>, souligne toute l\u2019ambivalence du sujet. La rentabilit\u00e9 \u00e9conomique devient-elle alors l\u2019horizon ind\u00e9passable de la d\u00e9mocratie ?<\/p>\n\n\n\n [Le monde se transforme. Depuis le tout d\u00e9but de l\u2019invasion de la Russie de l\u2019Ukraine, avec nos cartes, nos analyses et nos perspectives nous avons aid\u00e9 presque 2 millions de personnes \u00e0 comprendre les transformations g\u00e9opolitiques de cette s\u00e9quence. Si vous trouvez notre travail utile et vous pensez qu\u2019il m\u00e9rite d\u2019\u00eatre soutenu, vous pouvez vous abonner ici<\/a>.]<\/em><\/p>\n\n\n\n Partant de l\u00e0, l\u2019hypoth\u00e8se de d\u00e9rives aux \u00c9tats-Unis est fond\u00e9e : la mainmise d\u2019un seul homme sur une plateforme politique participant activement au d\u00e9bat public dans un contexte \u00e9lectoral compliqu\u00e9 n\u2019est certes pas anodine mais elle n\u2019est pas du tout r\u00e9ductible au cas de Musk. Aux \u00c9tats-Unis, ce risque d\u2019arbitraire est renforc\u00e9 par la fameuse section 230 du Communications Decency Act de 1996 qui consid\u00e8re les plateformes comme de simples h\u00e9bergeurs de contenus, et non des \u00e9diteurs, les d\u00e9douanant de toute responsabilit\u00e9. Certains leaders politiques du camp d\u00e9mocrate appellent r\u00e9guli\u00e8rement \u00e0 la r\u00e9former et \u00e0 davantage de transparence algorithmique. Barack Obama lui-m\u00eame a \u00e9voqu\u00e9 l\u2019urgence de la r\u00e9vision du texte lors d\u2019un discours tenu \u00e0 Stanford en avril 2022 <\/span>17<\/sup><\/a><\/span><\/span>. En d\u00e9mocratie, cette question devient centrale car les r\u00e9seaux sociaux sont en r\u00e9alit\u00e9 des m\u00e9dias sociaux (social media<\/em>) qui s\u00e9lectionnent, filtrent, \u00e9ditorialisent et donc orientent l\u2019information selon des prismes et biais normalement pr\u00e9-identifi\u00e9s et assum\u00e9s. Dans le cas des m\u00e9dias s\u00e9rieux, cela ne pose en principe pas probl\u00e8me. D\u2019une part les journalistes ont une \u00e9thique et une d\u00e9ontologie de leur travail, d\u2019autre part, leur ligne \u00e9ditoriale est connue, participant au contrat de confiance avec les lecteurs. Concernant les m\u00e9dias sociaux, en lieu et place du comit\u00e9 \u00e9ditorial, c\u2019est en revanche la multitude qui fabrique les contenus qui y transitent. De plus, les m\u00e9dias traditionnels sont tenus juridiquement responsables en cas de faute ou de manquement. Or les m\u00e9dias sociaux en sont exempt\u00e9s \u00e0 la faveur de la fameuse S230. <\/p>\n\n\n\n Dans le prolongement de ce constat, l\u2019analyse que pose RSF \u00e0 l\u2019occasion de son dernier classement mondial de la libert\u00e9 de la presse est \u00e9difiant <\/span>18<\/sup><\/a><\/span><\/span> : nous assistons \u00e0 un syst\u00e8me d\u00e9mocratique \u00e0 bout de souffle qui pour se maintenir se met en permanence en sc\u00e8ne. L\u2019infotainment \u00e0 bas co\u00fbt de certains m\u00e9dias devenus d\u2019opinion calqu\u00e9 sur le mod\u00e8le de Fox News participe au nivellement par le bas de l\u2019information o\u00f9 tout finit par se valoir, o\u00f9 l\u2019abondance d\u2019information ne peut plus devenir connaissance mais simple consommation compulsive sur un continuum informationnel pratiquement sans couture entre m\u00e9dias d\u2019opinion et m\u00e9dias sociaux. Ce \u00ab chaos informationnel \u00bb – qui est du reste organis\u00e9, structur\u00e9, cibl\u00e9 par les forces en pr\u00e9sence – industrialise un chaos civilisationnel qui risque d\u2019\u00e9chapper \u00e0 terme \u00e0 tout contr\u00f4le. Dans ce contexte, le statu quo<\/em> de la S230 semble en effet irresponsable.<\/p>\n\n\n\n Par ailleurs, la seule question de la mod\u00e9ration dans laquelle nous nous enfermons para\u00eet bien trop restrictive et n\u2019attaque le sujet que par son aval, quand bien souvent il est d\u00e9j\u00e0 trop tard. Comment plut\u00f4t red\u00e9finir l\u2019exercice d\u00e9mocratique en int\u00e9grant les outils num\u00e9riques afin qu\u2019ils soient mis au service de notre capacit\u00e9 d\u2019autod\u00e9termination et de libre arbitre individuel et collectif. La question, aussi bien philosophique que technique, n\u2019est pas simple \u00e0 r\u00e9soudre car elle suppose de repenser l\u2019enti\u00e8ret\u00e9 du mod\u00e8le \u00e9conomique et de gouvernance actuel. Cette question est d\u2019autant plus critique que, contrairement \u00e0 ce qui est bien trop souvent v\u00e9hicul\u00e9 dans le d\u00e9bat public de part et d\u2019autre de l\u2019Atlantique, il ne s\u2019agit pas tant d\u2019une crise de la v\u00e9rit\u00e9 – la fameuse \u201cpost-truth politics<\/em>\u201d <\/span>19<\/sup><\/a><\/span><\/span> concept popularis\u00e9 par la r\u00e9dactrice en chef du Guardian<\/em> Katharine Viner en 2016 – que d\u2019une crise id\u00e9ologique qui s\u00e9vit actuellement dans les d\u00e9mocraties occidentales. Partant de l\u00e0, le probl\u00e8me de fond que pose Musk n\u2019est donc pas tant celui de red\u00e9finir pour la n-i\u00e8me fois le principe de la \u201clibert\u00e9 d\u2019expression\u201d qui a pourtant prouv\u00e9 sa r\u00e9sistance aux \u00e2ges que celui d\u2019assainir le syst\u00e8me politique qui l\u2019encapsule car les r\u00e9seaux sociaux ne sont en r\u00e9alit\u00e9 qu\u2019une ultime \u00e9manation de ce que l\u2019on peut appeler une d\u00e9mocratie-spectacle. Celle-ci participe \u00e0 cr\u00e9er un nihilisme dangereux qui enfante extr\u00e9mismes et complotismes en tous genres exploitant les failles psycho-politiques individuelles et collectives les plus dangereuses, terreau invisible des campagnes d\u2019ing\u00e9rence et de cyber-d\u00e9stabilisation hostiles. <\/p>\n\n\n\n De ce fait, le syst\u00e8me politique am\u00e9ricain se trouve \u00e0 un moment pivot de son histoire et deux visions s\u2019affrontent d\u00e9sormais : la vision libertarienne pr\u00f4n\u00e9e par Elon Musk contre la vision d\u00e9mocrate \u00e0 l\u2019europ\u00e9enne tourn\u00e9e vers une plus grande responsabilisation des plateformes et des politiques de mod\u00e9ration r\u00e9glement\u00e9es, port\u00e9e par Barack Obama. Ces deux visions, \u00e0 l\u2019oppos\u00e9 l\u2019une de l\u2019autre, sont \u00e0 l\u2019image de la polarisation g\u00e9n\u00e9rale qu\u2019exp\u00e9rimentent les \u00c9tats-Unis depuis l\u2019arriv\u00e9e de Trump au pouvoir en 2016. Dans un contexte politique fragile avec un risque d\u2019implosion grandissant, une politique de mod\u00e9ration minimale pourrait participer \u00e0 pr\u00e9cipiter les institutions am\u00e9ricaines dans un nouveau chaos, \u00e0 l\u2019image de l\u2019invasion du Capitole en janvier 2021. \u00c0 ce stade, l\u2019arbitrage qui apparait pourrait \u00eatre r\u00e9sum\u00e9 comme suit : le curseur de la balance co\u00fbts-b\u00e9n\u00e9fices d\u2019une mod\u00e9ration plus ou moins ample doit-il pr\u00e9server le syst\u00e8me en place ou bien participer \u00e0 son implosion ?<\/p>\n\n\n\n Les arbitrages politiques qui seront faits aux \u00c9tats-Unis pour d\u00e9m\u00ealer ces enchev\u00eatrements techno-politiques seront structurants pour l\u2019avenir de la d\u00e9mocratie am\u00e9ricaine et par ricochet pour l\u2019Europe. Une d\u00e9stabilisation int\u00e9rieure des institutions am\u00e9ricaines, dans laquelle les r\u00e9seaux sociaux prendront immanquablement leur part, auraient un impact direct sur les (d\u00e9s-)\u00e9quilibres internationaux et r\u00e9gionaux. C\u2019est de ce point de vue-l\u00e0 que l\u2019Europe doit rester vigilante. <\/p>Asma Mhalla<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Les arbitrages politiques qui seront faits aux \u00c9tats-Unis pour d\u00e9m\u00ealer ces enchev\u00eatrements techno-politiques seront structurants pour l\u2019avenir de la d\u00e9mocratie am\u00e9ricaine et par ricochet pour l\u2019Europe et ce, pour une raison simple : une d\u00e9stabilisation int\u00e9rieure des institutions am\u00e9ricaines, dans laquelle les r\u00e9seaux sociaux prendront immanquablement leur part, auraient un impact direct sur les (d\u00e9s-)\u00e9quilibres internationaux et r\u00e9gionaux. C\u2019est de ce point de vue-l\u00e0 que l\u2019Europe doit rester vigilante.<\/p>\n\n\n\n Cette inqui\u00e9tude bien r\u00e9elle mais li\u00e9e \u00e0 la situation am\u00e9ricaine, doit cependant \u00eatre pond\u00e9r\u00e9e quand on en vient \u00e0 en mesurer les cons\u00e9quences dans l\u2019environnement europ\u00e9en. Il est en effet n\u00e9cessaire de dissocier les contextes am\u00e9ricain et europ\u00e9en, radicalement diff\u00e9rents du point de vue de l\u2019acception de la libert\u00e9 d\u2019expression, de ses contours et des lois qui l\u2019encadrent. <\/p>\n\n\n\n A cet \u00e9gard, l\u2019avanc\u00e9e majeure du Digital Services Act r\u00e9side dans sa philosophie g\u00e9n\u00e9rale, c\u2019est-\u00e0-dire en ce qu\u2019il permet de territorialiser les plateformes am\u00e9ricaines en leur imposant des r\u00e8gles et proc\u00e9dures qui renvoient au r\u00e8glement europ\u00e9en et in fine, aux juridictions nationales de chaque pays de l\u2019UE. \u00c0 titre d\u2019exemple, en France, les contenus ill\u00e9gaux sont clairement d\u00e9finis par la loi de 1881 et le code p\u00e9nal compl\u00e9t\u00e9s par un ensemble de textes et dispositions pr\u00e9vus par la loi contre la manipulation de l\u2019information de 2018 ou encore la loi confortant le respect des principes de la R\u00e9publique de 2021. Plus concr\u00e8tement, et au del\u00e0 de sa philosophie g\u00e9n\u00e9rale, le DSA oblige les \u00ab gatekeepers \u00bb \u00e0 mettre en place des \u00e9quipes et solutions de mod\u00e9ration avec des points de contact nationaux assorties de nouvelles obligations : interdiction de la publicit\u00e9 cibl\u00e9e sur les mineurs, interdiction d’exploiter des donn\u00e9es sensibles comme l’orientation politique ou sexuelle \u00e0 des fins de micro-ciblage), obligation de reportings et remont\u00e9es d’informations r\u00e9guli\u00e8res sur les moyens de mod\u00e9ration mis en oeuvre (accountability), un acc\u00e8s \u00e0 la donn\u00e9e aux chercheurs, obligation de transparence sur l’architecture des algorithmes de recommandation, implication plus forte de tiers de confiance pour le signalement de contenus probl\u00e9matiques. En cas de non-respect de ces r\u00e8gles, des sanctions s’appliqueront : de l’amende (6 % du chiffres d’affaires) jusqu’\u00e0 son interdiction pure et simple en cas de manquements graves.<\/p>\n\n\n\n Per\u00e7ue, souvent \u00e0 tort, comme simplement d\u00e9fensive et bavarde, la norme europ\u00e9enne peut se r\u00e9v\u00e9ler \u00eatre un mod\u00e8le mais \u00e0 la condition sine qua non<\/em> d\u2019\u00eatre en mesure de prouver la faisabilit\u00e9 de mise en application de ses propres textes. Elle intervient dans un moment o\u00f9 les r\u00e9v\u00e9lations et scandales li\u00e9s aux failles de mod\u00e9ration des r\u00e9seaux sociaux s\u2019accumulent. Le cas le plus embl\u00e9matique a \u00e9t\u00e9 largement document\u00e9 par la lanceuse d\u2019alerte Frances Haugen au moment des Facebook Files fin 2021 <\/span>20<\/sup><\/a><\/span><\/span>. Cette r\u00e9glementation s\u2019inscrit donc dans une logique bien plus offensive qu\u2019elle n\u2019y para\u00eet au premier abord, participant \u00e0 la d\u00e9finition d\u2019une forme innovante, car non enti\u00e8rement industrielle, de souverainet\u00e9 technologique, une souverainet\u00e9 normative d\u00e9fensive en quelque sorte. Partant de l\u00e0, \u00e0 force d\u2019\u00eatre en retard sur la technologie et contre toute attente, l\u2019Europe serait-elle finalement plus avanc\u00e9e que son alli\u00e9 am\u00e9ricain ? <\/p>\n\n\n\n Jusque-l\u00e0, Europe et \u00c9tats-Unis coop\u00e9raient peu : les \u00c9tats-Unis d\u00e9veloppaient le socle technologique, l\u2019Union y apposait sa norme int\u00e9rieure. Mais les risques de d\u00e9stabilisation li\u00e9s \u00e0 la guerre informationnelle, la n\u00e9cessaire clarification id\u00e9ologique de blocs technologiques acc\u00e9l\u00e8rent l\u2019agenda politique euro-am\u00e9ricain. Malgr\u00e9 les diff\u00e9rences d\u2019approche de ce que doit \u00eatre, ou ne pas \u00eatre, la libert\u00e9 d\u2019expression, le moment est sans doute venu d\u2019entamer une conversation s\u00e9rieuse sur les modalit\u00e9s de mise en place d\u2019une gouvernance transatlantique des BigTech am\u00e9ricains <\/span>21<\/sup><\/a><\/span><\/span>.<\/p>\n\n\n\n Prise dans ses d\u00e9pendances technologiques dans un r\u00e9seau mondial qui implose, l\u2019Europe est d\u00e9sormais \u00e0 la crois\u00e9e des chemins : doit-on opter pour une souverainet\u00e9 technologique totale confinant \u00e0 une forme de souverainisme utopique ou bien souverainet\u00e9 ouverte fond\u00e9e sur une gouvernance transfrontali\u00e8re des g\u00e9ants technologiques ?<\/p>\n\n\n\n La souverainet\u00e9 technologique ne peut constituer une fin en soi, elle est un moyen d\u2019ind\u00e9pendance ou de puissance. La recherche \u00e0 tout prix d\u2019une souverainet\u00e9 technologique ne suffit pas en soi et le seul crit\u00e8re de la nationalit\u00e9 ne peut \u00eatre satisfaisant. De ce fait, l\u2019articulation entre mod\u00e8le politique et strat\u00e9gie industrielle technologique est un pr\u00e9-requis n\u00e9cessaire. <\/p>\n\n\n\n Les exemples de souverainet\u00e9 num\u00e9rique russe ou chinoise d\u00e9montrent amplement que ces strat\u00e9gies peuvent \u00eatre mises au service de projets politiques contraires \u00e0 notre acception de la libert\u00e9 d\u2019expression et de l\u2019exercice d\u00e9mocratique. Dans le cas russe pendant la guerre en Ukraine, la souverainet\u00e9 technologique a \u00e9t\u00e9 instrumentalis\u00e9e afin de mettre sous cloche cognitive et informationnelle une nation enti\u00e8re. Les attributs technologiques de l\u2019Europe Puissance sont \u00e0 articuler avec les objectifs politiques et id\u00e9ologiques qu\u2019une strat\u00e9gie de technologie souveraine doit servir, les p\u00e9rim\u00e8tres critiques sur lesquels elle peut raisonnablement s\u2019exercer, ses alliances, sans pour autant glisser vers un techno-protectionnisme d\u00e9magogique et anxiog\u00e8ne. Si la construction d\u2019une autonomie strat\u00e9gique est indispensable, elle ne peut et ne doit pas se faire \u00e0 tout prix.<\/p>\n\n\n\n Soyons clairs, le diagnostic de d\u00e9pendance technologique de l\u2019Europe vis-\u00e0-vis des acteurs am\u00e9ricains, la non loyaut\u00e9 et l\u2019unilat\u00e9ralisme de l\u2019alli\u00e9 am\u00e9ricain notamment par l\u2019extra-territorialit\u00e9 de son droit, est largement acquis. En revanche, les r\u00e9ponses \u00e0 opposer \u00e0 cet \u00e9tat de fait diff\u00e8rent. Pour r\u00e9sumer, deux \u00e9coles s\u2019opposent : le souverainisme technologique dans des \u00e9conomies qui se referment petit \u00e0 petit sur elles-m\u00eames ou alors une souverainet\u00e9 graduelle et diff\u00e9renci\u00e9e dans une \u00e9conomie globale qui se r\u00e9gionalise autour de convergences \u00e0 la fois \u00e9conomiques, politiques et g\u00e9ostrat\u00e9giques. <\/p>\n\n\n\n La premi\u00e8re \u00e9cole propose des raisonnements rapides et souvent de courte vue, c\u2019est-\u00e0-dire sans vision syst\u00e9mique d\u2019ensemble. Elle porte en elle deux paradoxes essentiels. Le premier est de nature technique. Souhaiter prendre totalement ou int\u00e9gralement le contr\u00f4le du cyberespace signifie s\u2019isoler du r\u00e9seau global. Cela revient \u00e0 construire un Intranet g\u00e9ant tout au plus sans supprimer pour autant l\u2019ensemble des d\u00e9pendances techniques, logicielles ou d\u2019usages vers l\u2019\u00e9tranger. Le second paradoxe est de nature plus politique : pourquoi souhaiterions-nous adopter les m\u00eames strat\u00e9gies de repli et de contr\u00f4le de pays dont on ne cesse par ailleurs de d\u00e9crier le mod\u00e8le (Chine, Russie) ? Et pourquoi ne pas plut\u00f4t red\u00e9finir notre vision politique d\u2019un Internet commun et ouvert ? Cette seconde piste est certes plus ardue, moins d\u00e9magogique mais \u00e0 terme sans doute plus saine.<\/p>\n\n\n\n Il est vrai que l\u2019Europe se trouve actuellement dans une situation de co-d\u00e9pendance aux \u00c9tats-Unis particuli\u00e8rement toxique. L\u2019id\u00e9e de co-d\u00e9pendance politique et technologique <\/span>22<\/sup><\/a><\/span><\/span> est saisie par Mark Leonard dans un article intitul\u00e9 \u00ab L\u2019\u00e8re de l\u2019a-paix \u00bb<\/a>. Il y d\u00e9crit les pathologies quasi psychiatriques dont les \u00c9tats sont victimes expliquant pour partie l\u2019\u00e9tat d\u00e9l\u00e9t\u00e8re des relations internationales actuel. Appliqu\u00e9e \u00e0 la question de la souverainet\u00e9 technologique, cette id\u00e9e semble particuli\u00e8rement pertinente. \u00c0 titre d\u2019illustration, une partie de la population fran\u00e7aise semble d\u00e9velopper une posture am\u00e9ricanophobe que l\u2019on pourrait expliquer par la prise de conscience du d\u00e9classement technologique national. Les \u00c9tats-Unis, dont le leadership mondial est chahut\u00e9, ont besoin de l\u2019Europe non comme alli\u00e9 plein et entier mais davantage comme zone d\u2019appui et d\u2019influence. La situation domin\u00e9-dominant cr\u00e9e une co-d\u00e9pendance toxique pour les deux entit\u00e9s.<\/p>\n\n\n\n Plut\u00f4t que militer pour un repli sur soi qui n\u2019a de toute fa\u00e7on pas les moyens de son ambition, nous pourrions tenter de transformer cette co-d\u00e9pendance, au potentiel conflictuel important, en liens d\u2019interd\u00e9pendance octroyant \u00e0 l\u2019Europe les moyens de sa puissance, c\u2019est-\u00e0-dire la capacit\u00e9 de tenir un rapport de force en situation de conflit s\u00e9v\u00e8re.<\/p>Asma Mhalla<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Plut\u00f4t que militer pour un repli sur soi qui n\u2019a de toute fa\u00e7on pas les moyens de son ambition, nous pourrions tenter de transformer cette co-d\u00e9pendance, au potentiel conflictuel important, en liens d\u2019interd\u00e9pendance octroyant \u00e0 l\u2019Europe les moyens de sa puissance, c\u2019est-\u00e0-dire la capacit\u00e9 de tenir un rapport de force en situation de conflit s\u00e9v\u00e8re.<\/p>\n\n\n\n Du point de vue europ\u00e9en, une acception de la souverainet\u00e9 technologique plus ample<\/a> permettrait d\u2019envisager une architecture de gouvernance de la technologie en g\u00e9n\u00e9ral, des r\u00e9seaux sociaux en particulier qui lui serait directement b\u00e9n\u00e9fique. Les interd\u00e9pendances et les alliances qui restent \u00e0 construire participeraient alors \u00e0 l\u2019identification d\u2019opportunit\u00e9s offertes par la r\u00e9gionalisation d\u2019une \u00e9conomie globale en cours de d\u00e9mondialisation <\/span>23<\/sup><\/a><\/span><\/span>. Nous pourrions alors inventer en Occident les modalit\u00e9s d\u2019une forme de \u00ab souverainet\u00e9 solidaire \u00bb telle que th\u00e9oris\u00e9e par la juriste Mireille Delmas-Marty<\/a> <\/span>24<\/sup><\/a><\/span><\/span>. <\/p>\n\n\n\n Cette d\u00e9finition ouverte et apais\u00e9e de la souverainet\u00e9 pourrait \u00eatre mise en musique dans le cadre d\u2019une co-gouvernance transatlantique qui nous am\u00e8nerait \u00e0 repenser la gouvernance du r\u00e9seau, mais aussi celle des Big Tech qui y s\u00e9vissent autour d\u2019institutions inter\u00e9tatiques, existantes (OTAN, Trade and Technology Council,\u2026) ou \u00e0 cr\u00e9er, qui \u00e9tabliraient les normes, les r\u00f4les et responsabilit\u00e9s, les m\u00e9canismes d\u2019\u00ab accountability<\/em> \u00bb des g\u00e9ants du num\u00e9rique. Car en effet, le probl\u00e8me d\u00e9passe \u00e0 bien des \u00e9gards la seule question de la mod\u00e9ration et des obligations l\u00e9gales qui y sont associ\u00e9es. Nous devons penser plus largement la question du mod\u00e8le techno-\u00e9conomique des r\u00e9seaux sociaux qui sont devenus par nature hybrides, \u00e0 la fois espaces publics, champ militaire, sph\u00e8re d\u2019influence m\u00e9diatique et politique tout en \u00e9tant r\u00e9gis par les lois du march\u00e9.<\/p>\n\n\n\n Cette refonte doctrinale doit en cons\u00e9quence pouvoir imbriquer les principaux angles du triptyque qui r\u00e9git invariablement les m\u00e9ta-plateformes num\u00e9riques : mod\u00e8le \u00e9conomique – mod\u00e8le technologique – mod\u00e8le politique. Cela constituerait alors un d\u00e9but de concr\u00e9tisation du \u00ab digital constitutionalism<\/em> \u00bb <\/span>25<\/sup><\/a><\/span><\/span>, tout jeune domaine de recherche qui investigue et formalise l\u2019ensemble des initiatives visant \u00e0 articuler un ensemble de droits politiques, de normes de gouvernance en mati\u00e8re de politique du num\u00e9rique (\u00ab Tech Policy<\/em> \u00bb), notamment dans le champ de la r\u00e9gulation des Big Tech, et plus g\u00e9n\u00e9ralement des conditions de l\u2019exercice de la d\u00e9mocratie num\u00e9rique autour d\u2019un contrat social renouvel\u00e9 qui prendrait en compte l\u2019ensemble des externalit\u00e9s politiques, positives et n\u00e9gatives, des nouvelles technologies. <\/p>\n\n\n\n Une premi\u00e8re \u00e9chelle d\u2019action concernerait les modalit\u00e9s de gouvernance transfrontali\u00e8re de ces nouveaux espaces d\u2019agencements sociaux et politiques. Le volet r\u00e9glementaire de cette gouvernance est une pi\u00e8ce importante de l\u2019\u00e9difice g\u00e9n\u00e9ral. Le DSA pourrait en \u00eatre le texte fondateur ou a minima une premi\u00e8re base de discussion. Mais la question de la mise en oeuvre op\u00e9rationnelle du texte est critique. Si l\u2019Europe ne d\u00e9montre pas rapidement sa capacit\u00e9 \u00e0 mettre en application concr\u00e8tement et rapidement son texte avec des r\u00e9sultats tangibles, si le DSA finit par prendre le laborieux et tr\u00e8s bureaucratique chemin du RGPD, alors s\u2019en sera termin\u00e9 du leadership normatif \u00e0 l\u2019europ\u00e9enne. Il nous faut trouver rapidement les moyens d\u2019industrialiser les processus et outils de contr\u00f4le des plateformes en \u00e9vitant deux \u00e9cueils majeurs : d\u2019une part, la d\u00e9personnalisation et l\u2019automatisation \u00e0 outrance de la justice et des r\u00e9gulateurs, d\u2019autre part le risque r\u00e9el de mod\u00e9ration automatis\u00e9e abusive qui s\u00e9virait par principe de pr\u00e9caution et par peur de la sanction, cela confinerait alors \u00e0 de la censure par d\u00e9faut. Cela suppose une mise en \u0153uvre op\u00e9rationnelle m\u00e9thodiquement anticip\u00e9e, des moyens financiers et humains \u00e0 allouer aux r\u00e9gulateurs nationaux et supra-nationaux proportionnels \u00e0 l\u2019ambition politique vis\u00e9e, des contre-pouvoirs institutionnels et civils forts afin de ne pas tomber dans le pi\u00e8ge facile du solutionnisme technologique et juridique au mieux inefficace, au pire abusif. <\/p>\n\n\n\n La conflictualit\u00e9 croissante du monde et l\u2019interd\u00e9pendance de nos \u00e9conomies appellent le camp occidental \u00e0 une communaut\u00e9 de destin articul\u00e9e autour d\u2019int\u00e9r\u00eats g\u00e9ostrat\u00e9giques partag\u00e9s.<\/p>Asma Mhalla<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Par ailleurs, pour \u00e9viter l\u2019enfermement de nos institutions et du d\u00e9bat public dans ces formes combin\u00e9es de solutionnisme, il nous faut vite nous mettre d\u2019accord sur un point central : la mod\u00e9ration, qu\u2019elle intervienne en amont (normes et proc\u00e9dures) ou en aval (algorithmes de mod\u00e9ration efficaces, processus de signalement fluides\u2026) est certes importante dans le processus d\u2019assainissement des r\u00e9seaux sociaux mais elle ne peut en constituer l\u2019alpha et l\u2019om\u00e9ga. \u00c0 ce stade, nous ne savons pas encore industrialiser sans erreur l\u2019automatisation de la mod\u00e9ration tout en la contextualisant et ce, sur l\u2019ensemble de la cha\u00eene de valeur du signalement (plateformes, police, justice, r\u00e9gulateur). Il y aura souvent des rat\u00e9s (\u00e0 l\u2019instar de la vid\u00e9o de la tuerie de Buffalo qui malgr\u00e9 sa suppression rapide a connu une viralit\u00e9 sans pr\u00e9c\u00e9dent), des contenus non mod\u00e9r\u00e9s ou non mod\u00e9rables du point de vue de la loi (notamment les \u201ccontenus gris\u201d qui constituent pourtant la base des strat\u00e9gies de d\u00e9sinformation et d\u2019ing\u00e9rences \u00e9trang\u00e8res). Les politiques de mod\u00e9ration doivent en r\u00e9alit\u00e9 \u00eatre int\u00e9gr\u00e9es \u00e0 un ensemble de mesures de politiques publiques plus larges, orient\u00e9es d\u2019abord et surtout vers la r\u00e9silience collective. Car l\u2019enjeu politique n\u2019est pas de tomber dans une forme d’hygi\u00e9nisme pur et parfait de la pens\u00e9e, c\u2019est impossible mais de pouvoir donner \u00e0 chaque citoyen les moyens, en mati\u00e8re d\u2019\u00e9ducation, de compr\u00e9hension des enjeux, de capacit\u00e9 de discernement et de jugement, de naviguer dans ces eaux troubles informationnelles sans s\u2019y perdre. <\/p>\n\n\n\n Dans le fond, trouver le bon niveau de gouvernance des r\u00e9seaux sociaux suppose d\u2019abord et surtout de s\u2019attaquer \u00e0 l\u2019un des aspects r\u00e9glementaires les plus sensibles qui soient sur ce sujet : leur forme juridique, donc leur mod\u00e8le \u00e9conomique. L\u2019hybridation d\u2019entreprises priv\u00e9es qui font office d\u2019espaces publics virtuels et d\u2019entit\u00e9s g\u00e9opolitiques \u00e0 part enti\u00e8re, souvent cot\u00e9es en Bourse, qui ne rendent compte qu\u2019au march\u00e9 et \u00e0 leurs actionnaires sur de simples crit\u00e8res de rentabilit\u00e9 \u00e9conomique pose un probl\u00e8me politique de fond. Car \u00e0 quoi bon revendiquer des efforts en mati\u00e8re de mod\u00e9ration d\u2019un c\u00f4t\u00e9, si de l\u2019autre ces m\u00eames plateformes que la loi cible financent directement ou indirectement sites de d\u00e9sinformation et autres producteurs de fausses informations ? Le mod\u00e8le \u00e9conomique des r\u00e9seaux sociaux (gratuit\u00e9, viralit\u00e9, course aux clics) est ici un point bloquant fondamental. Un article de la MIT Technology Review a d\u2019ailleurs r\u00e9cemment mis en \u00e9vidence cette contradiction fondamentale qui est au c\u0153ur du probl\u00e8me <\/span>26<\/sup><\/a><\/span><\/span>. L\u2019enqu\u00eate r\u00e9v\u00e8le que, suite au d\u00e9voiement de l\u2019usage de certains outils de leurs plateformes, Meta et Google ont vers\u00e9 des millions de dollars de publicit\u00e9 \u00e0 certaines fermes \u00e0 clics (clickbait farms<\/em>), alimentant ainsi la d\u00e9t\u00e9rioration des \u00e9cosyst\u00e8mes d’information. La r\u00e9forme du statut juridique des BigTech est prioritaire et doit \u00eatre discut\u00e9e afin d\u2019en revoir la gouvernance interne, les m\u00e9canismes de prise de d\u00e9cision, de transparence technique mais aussi organisationnelle, etc. Nous pourrions par exemple la cr\u00e9ation d\u2019un mod\u00e8le juridique mixte public-priv\u00e9 \u00e0 cette fin.<\/p>\n\n\n\n Quel que soit le p\u00e9rim\u00e8tre final, \u00e0 terme, la perspective d\u2019une co-gouvernance transatlantique laisse entrevoir deux possibilit\u00e9s dont aucune n\u2019est neutre : la premi\u00e8re option consisterait en une uniformisation du droit et de la norme qui tendrait vers une philosophie du droit \u00e0 l\u2019am\u00e9ricaine. Cette option est \u00e0 \u00e9viter absolument pour les Europ\u00e9ens et ne semble fort heureusement pas \u00eatre la voie que nous sommes en train d\u2019emprunter. Une deuxi\u00e8me possibilit\u00e9 serait une combinaison des deux visions du droit, am\u00e9ricaine et europ\u00e9enne, dans un juste milieu \u00e0 trouver progressivement. De ce point de vue, le travail r\u00e9glementaire et normatif entrepris par la Commission europ\u00e9enne depuis 2019 et l\u2019int\u00e9r\u00eat qu\u2019il suscite aupr\u00e8s des chercheurs et de certains policy makers<\/em> am\u00e9ricains est une piste \u00e0 explorer. <\/p>\n\n\n\n Enfin, et plus g\u00e9n\u00e9ralement, la territorialisation des m\u00e9ta-r\u00e9seaux sociaux, que le DSA a commenc\u00e9 \u00e0 esquisser, est un signal int\u00e9ressant quant au retour en force des \u00c9tats mettant au pas leurs bras arm\u00e9s technologiques. L\u2019ambivalence des rapports \u00c9tats-BigTech et les nouvelles cl\u00e9s de r\u00e9partition du pouvoir semblent \u00eatre en train de se reclarifier progressivement, au profit de la puissance publique autour d\u2019un mod\u00e8le somme toute classique qui s\u2019\u00e9loigne des utopies du web d\u00e9centralis\u00e9 tout en tentant d\u2019\u00e9viter le pire de sa privatisation pr\u00e9datrice en remettant de l\u2019ordre dans ce que Shoshana Zuboff d\u00e9crit comme le \u00ab capitalisme de surveillance \u00bb <\/span>27<\/sup><\/a><\/span><\/span>. <\/p>\n\n\n\n En somme, la conflictualit\u00e9 croissante du monde et l\u2019interd\u00e9pendance de nos \u00e9conomies appellent le camp occidental \u00e0 une communaut\u00e9 de destin articul\u00e9e autour d\u2019int\u00e9r\u00eats g\u00e9ostrat\u00e9giques partag\u00e9s. <\/p>\n\n\n\n En tout \u00e9tat de cause, nous sommes \u00e0 un tournant. Nous assistons \u00e0 l\u2019\u00e9mergence brutale d\u2019un nouvel ordre quadri-polaire dont les soubresauts sont dict\u00e9s par trois p\u00f4les technologiques et informationnels \u00e9tanches (\u00c9tats-Unis, Chine, Russie) aux agendas et visions du monde radicalement oppos\u00e9s. Dans cette reconfiguration g\u00e9opolitique, la militarisation des r\u00e9seaux sociaux est un \u00e9l\u00e9ment important de la morphologie hybride des futurs conflits et des architectures de puissance. <\/p>\n\n\n\n Reste d\u00e9sormais \u00e0 savoir comment les pays occidentaux, \u00c9tats-Unis et Union Europ\u00e9enne en premier lieu, vont se positionner. Autrement dit, qu\u2019allons-nous d\u00e9cider concernant la forme que prendra cette militarisation, son cadre d\u2019alliance, de normes et d\u2019actions. Cela passe par une r\u00e9flexion s\u00e9rieuse sur les nouvelles cl\u00e9s de r\u00e9partition de pouvoir entre \u00c9tats souverains et Big Tech qui contr\u00f4lent une grande partie la sph\u00e8re informationnelle, du r\u00e9seau aux contenus. Une co-gouvernance transatlantique est une piste \u00e0 \u00e9tudier s\u00e9rieusement pour en organiser la gouvernance, les normes, les m\u00e9canismes de contr\u00f4le. <\/p>\n\n\n\n Enfin, le retour d’\u00c9tats forts rend n\u00e9cessaire une strat\u00e9gie d\u2019Europe Puissance mais celle-ci ne sera rendue possible que par une strat\u00e9gie de souverainet\u00e9 technologique ouverte lui conf\u00e9rant la capacit\u00e9 de tenir un rapport de force sur la dur\u00e9e aussi bien avec ses ennemis qu\u2019avec ses alli\u00e9s. Dans le cas contraire, nous serions alors tout juste rel\u00e9gu\u00e9s au rang d\u2019objet, au mieux d\u2019enjeu pour des \u00c9tats-Empires bien plus puissants. Nous n\u2019aurions alors plus que le choix de nos all\u00e9geances. Face \u00e0 cette reconfiguration g\u00e9ostrat\u00e9gique en cours et l\u2019in\u00e9dite fragilisation int\u00e9rieure des \u00c9tats-Unis, une fen\u00eatre d\u2019opportunit\u00e9 s\u2019ouvre actuellement qui permettrait \u00e0 l\u2019Europe de se projeter dans ce nouveau de jeu de puissances. \u00c0 condition de politiser fondamentalement la question technologique.<\/p>\n","protected":false},"excerpt":{"rendered":" Avec les m\u00e9tavers, de nouveaux espaces hybrides d\u2019influence et de manipulation, alliant neurosciences et intelligence artificielle vont bient\u00f4t \u00e9merger. Dans ce contexte, la balkanisation de l’Internet mondial \u00e0 travers les r\u00e9seaux augure de nouveaux risques, de nouveaux dangers. Partant de cas concrets, cette \u00e9tude permet de mettre au jour les formes de la guerre qui vient.<\/p>\n","protected":false},"author":10,"featured_media":146364,"comment_status":"open","ping_status":"open","sticky":false,"template":"templates\/post-studies.php","format":"standard","meta":{"_acf_changed":false,"_trash_the_other_posts":false,"footnotes":""},"categories":[1729],"tags":[],"geo":[2163],"class_list":["post-146213","post","type-post","status-publish","format-standard","hentry","category-numerique","staff-asma-mhalla","geo-monde"],"acf":[],"yoast_head":"\nGuerre informationnelle et militarisation des r\u00e9seaux sociaux : la balkanisation des blocs informationnels au c\u0153ur de la reconfiguration g\u00e9opolitique en cours<\/h2>\n\n\n\n
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D\u00e9mocraties occidentales en crise : l’hypoth\u00e8se du rachat de Twitter par Elon Musk, symptomatique d’un tournant dans l’approche am\u00e9ricaine de la libert\u00e9 d’expression<\/h2>\n\n\n\n
L’Europe, pionni\u00e8re en mati\u00e8re normative, est en passe de retrouver son leadership politique \u00e0 condition de savoir appliquer ses textes<\/h2>\n\n\n\n
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Quel projet politique pour la souverainet\u00e9 technologique ?<\/h2>\n\n\n\n
La gouvernance transatlantique des r\u00e9seaux sociaux : un retour en force des \u00c9tats ?<\/h2>\n\n\n\n
C<\/strong>onclusion<\/h2>\n\n\n\n