{"id":140610,"date":"2022-05-19T14:41:35","date_gmt":"2022-05-19T12:41:35","guid":{"rendered":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/?p=140610"},"modified":"2022-05-19T14:41:45","modified_gmt":"2022-05-19T12:41:45","slug":"la-langue-du-desir-comme-langue-cannibale","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/2022\/05\/19\/la-langue-du-desir-comme-langue-cannibale\/","title":{"rendered":"La langue du d\u00e9sir comme langue cannibale"},"content":{"rendered":"\n
A comme Armin Meiwes, B comme Bernd Brandes. A et B constituent les deux parties du roman Rot (Hunger)<\/em> \u2013 litt\u00e9ralement : Rouge (faim)<\/em> \u2013, deux parties qui entrelacent deux r\u00e9cits : celui de l\u2019ann\u00e9e qui suivit la fin d\u2019une relation amoureuse d\u2019un narrateur nomm\u00e9 Senthuran tout comme l\u2019auteur et celui du 9 mars 2001 o\u00f9 Armin Meiwes rencontra Bernd Brandes afin de le diss\u00e9quer et de le consommer comme ils en avaient convenu. Cette affaire a d\u00e9j\u00e0 inspir\u00e9 bien des titres de heavy metal, des pi\u00e8ces de th\u00e9\u00e2tre et autres r\u00e9cits, mais l\u2019ouvrage de Senthuran Varatharajah la pr\u00e9sente sous un angle nouveau : celle d\u2019une \u00ab histoire d\u2019amour \u00bb anim\u00e9e par une langue connue et courante, qui, pouss\u00e9e \u00e0 l\u2019extr\u00eame, se fait \u00ab cannibale \u00bb. Ich habe dich zum Fressen gern<\/em> (\u00ab je t\u2019aime \u00e0 en mourir \u00bb, fressen<\/em> signifiant d\u00e9vorer) ou (sich)<\/em> verzehren<\/em> (consommer, (se) consumer, br\u00fbler d\u2019amour pour quelqu\u2019un) en sont quelques exemples. Mais sont convoqu\u00e9es aussi des expressions en arabe, en tamoul (sa langue maternelle), en kurde et en turc (les langues parl\u00e9es par l\u2019ancienne amie du narrateur) \u00e0 chaque fois que la volont\u00e9 de s\u2019unir \u00e0 l\u2019autre, de se l\u2019approprier, de le faire sien revient \u00e0 le manger. Car cette \u00ab histoire d\u2019amour \u00bb est avant tout celle d\u2019une langue \u00e9rotique et destructrice, celle justement qui constitue le vecteur du roman.<\/p>\n\n\n\n Senthuran Varatharajah s\u2019est visiblement inform\u00e9 des moindres d\u00e9tails de l\u2019affaire de Rotenburg. Le narrateur de cette autofiction se rend sur les lieux, \u00e9voque ses tentatives infructueuses d\u2019engager une correspondance avec A, condamn\u00e9 \u00e0 perp\u00e9tuit\u00e9. Mais ce qui importe ici surtout, c\u2019est qu\u2019il s\u2019est employ\u00e9 \u00e0 une lecture minutieuse des \u00e9changes \u00e9crits entre le cannibale et sa future victime sur le forum Nullo, ainsi que des dires du premier suite \u00e0 son arrestation. Son r\u00e9cit repose ainsi pour beaucoup sur leurs propres paroles : elles donnent \u00e0 voir les \u00e9motions, sentiments et intentions de l\u2019un et de l\u2019autre, la mani\u00e8re dont ils comptaient proc\u00e9der lors de leur seule et unique rencontre, leur d\u00e9sir d\u2019absorber l\u2019autre pour le premier, de dispara\u00eetre enti\u00e8rement dans l\u2019autre pour le second. Ces paroles sont mises en italique, puis reprises et vari\u00e9es \u00e0 la mani\u00e8re d\u2019une litanie, conf\u00e9rant \u00e0 cette histoire sordide une dimension po\u00e9tique particuli\u00e8rement troublante.<\/p>\n\n\n\n Troublante aussi, car certains verbes \u2013 comme verzehren<\/em>, verschwinden<\/em> (dispara\u00eetre), verschmelzen<\/em> (se fondre), vereinigen<\/em> (unir) et leurs diff\u00e9rentes significations sugg\u00e9r\u00e9es dans le texte \u2013 peuvent tout aussi bien appartenir \u00e0 l\u2019histoire de A et B qu\u2019\u00e0 celle dont le narrateur est en train de faire le deuil. Pulsion de vie et pulsion de mort s\u2019entrem\u00ealent dans les paroles cit\u00e9es, et connaissent des \u00e9clairages nouveaux selon qu\u2019elles sont prononc\u00e9es par l\u2019un ou l\u2019autre : \u00ab tu seras pleinement en moi \u00bb, \u00ab une partie de moi demeure en toi \u00bb. A et B, le narrateur et ses interlocutrices pass\u00e9es et pr\u00e9sentes formulent et reformulent leur faim de l\u2019autre, chacun l\u2019interpr\u00e9tant \u00e0 sa fa\u00e7on : \u00ab Parce que la faim est une direction. Parce que toute faim nous trouve. \u00bb Jusqu\u2019o\u00f9 vont les paroles qui attisent le d\u00e9sir ? \u00c0 partir de quand basculent-elles dans une r\u00e9alit\u00e9 qui d\u00e9passe l\u2019entendement ? \u00ab Je ne connais pas cette langue \u00bb, \u00e9crit le narrateur, mais peut-\u00eatre est-ce aussi une parole de A ou de B, pourtant tous savent \u00ab qu\u2019il leur faut passer par cette langue \u00bb. Et reprenant une phrase de son premier roman Vor der Zunahme der Zeichen <\/em>\u00a0(2016, litt\u00e9ralement : Face \u00e0 la multiplication des signes<\/em>), l\u2019auteur \u00e9crit \u00e0 plusieurs reprises ici aussi : \u00ab Il nous faut aller jusqu\u2019au bout du sens. \u00bb Traverser cette langue tabou du d\u00e9sir et de l\u2019an\u00e9antissement sans en craindre les antinomies \u2013 \u00ab il nous faut d\u00e9truire les noms afin d\u2019atteindre les noms \u00bb, \u00ab il nous faut d\u00e9truire les souvenirs afin d\u2019atteindre les souvenirs \u00bb \u2013 est un des d\u00e9fis de ce texte.<\/p>\n\n\n\n Car aller jusqu\u2019au bout signifie aussi briser les mots, les d\u00e9composer, les diss\u00e9quer. Ainsi certains d\u2019entre eux sont-ils coup\u00e9s en fin de ligne de fa\u00e7on improbable, sugg\u00e9rant \u00e0 la fois la fragilit\u00e9 des mots qui menacent de rompre \u00e0 tout moment comme leur c\u00e9sure effective, leur brisure, leur \u00e9cart\u00e8lement. Les mots disloqu\u00e9s et l\u2019\u00e9tranget\u00e9 qu\u2019ils suscitent, auxquels on peut ajouter la mise en page inattendue m\u00ealant des vers \u00e0 la prose, ou encore la coupure nette du roman tout entier en deux parties sym\u00e9triques : tout sugg\u00e8re \u00e0 quel point la langue elle-m\u00eame porte l\u2019acte commis par A, \u00e0 quel point \u00e9galement la langue renvoie toujours et encore la premi\u00e8re histoire \u00e0 la deuxi\u00e8me et inversement : \u00ab un jour se divise en deux ; comme une ann\u00e9e qu\/i est vaste, comme une ann\u00e9e qui fut pos\u00e9e dans les deux mains, les mois : r\/\u00e9partis selon leur poids, \u00e0 gauche, et \u00e0 droite. Jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019ils ne tiennent plus. \u00bb<\/p>\n\n\n\n Senthuran Varatharajah tire \u00e9galement profit des ambigu\u00eft\u00e9s de la langue, notamment celles qui lui viennent de son pass\u00e9 \u2013\u00a0n\u00e9 au Sri Lanka, il trouve dans l\u2019histoire de sa migration en Allemagne alors qu\u2019il \u00e9tait enfant la principale source d\u2019inspiration de son premier roman. Ces ambigu\u00eft\u00e9s servent \u00e0 nouveau son propos, car pour lui qui apprenait l\u2019allemand, heute<\/em> (\u00ab aujourd\u2019hui \u00bb) s\u2019orthographiait h\u00e4ute<\/em> (du verbe h\u00e4uten<\/em>, \u00ab d\u00e9pecer \u00bb), haut ab <\/em>(\u00ab d\u00e9gagez \u00bb) signifiait Haut ab<\/em> (\u00ab enl\u00e8ve ta peau \u00bb). La langue est insidieuse et faite de malentendus que l\u2019auteur n\u2019a de cesse de pointer, mettant en sc\u00e8ne les exc\u00e8s de leurs d\u00e9rives jusqu\u2019\u00e0 l\u2019horreur d\u2019un crime anthropophage d\u00e9crit aussi minutieusement qu\u2019il fut perp\u00e9tr\u00e9.<\/p>\n\n\n\n Les lecteurs de Senthuran Varatharajah reconnaitront la po\u00e9sie et la sensibilit\u00e9 de sa langue, ses r\u00e9flexions sur la fugacit\u00e9 du sens et l\u2019impossibilit\u00e9 de dire : \u00ab Il doit y avoir une langue qui ne montre rien, une langue qui ne cache rien \u00bb, \u00ab un nom n\u2019est un nom que s\u2019il conserve ce qu\u2019il brise. \u00bb Les multiples r\u00e9f\u00e9rences bibliographiques, mentionn\u00e9es par le narrateur au d\u00e9tour de certains paragraphes, rappellent aussi l\u2019int\u00e9r\u00eat pour la philosophie et la religion (les deux mati\u00e8res \u00e9tudi\u00e9es par l\u2019auteur lui-m\u00eame) tr\u00e8s pr\u00e9sent dans le premier ouvrage. Dans Rot (Hunger)<\/em>, Senthuran Varatharajah sonde les enjeux tant philosophiques que religieux d\u2019un acte anthropophage et les titres cit\u00e9s par le narrateur afin de mieux appr\u00e9hender l\u2019histoire de A et de B, laissent entrapercevoir les recherches men\u00e9es en amont de l\u2019ouvrage. Il puise ainsi \u00e0 la pens\u00e9e europ\u00e9enne afin de penser cet impensable qui eut pourtant lieu en Allemagne au d\u00e9but du XXIe<\/sup> si\u00e8cle : entre autres, La pesanteur et la gr\u00e2ce <\/em>de Simone Weil, la Th\u00e9orie de la religion<\/em> par Georges Bataille, Nous sommes tous des cannibales <\/em>de Claude L\u00e9vi-Strauss, l\u2019\u00e9tude du Cannibalisme sexuel<\/em> par Klaus M. Beier ou encore le second volume de la Dogmatique<\/em> de Karl Barth intitul\u00e9 \u00ab incarnation du Verbe \u00bb. L\u2019aspect religieux s\u2019av\u00e8re d\u2019une grande importance et le sacrifice consenti par B est c\u00e9l\u00e9br\u00e9 par A selon les gestes pr\u00e9cis d\u2019une lugubre eucharistie : \u00ab tu mangeras mon corps, tu boiras mon sang \u00bb.<\/p>\n\n\n\n C\u2019est la couleur du sang qui donne son titre au roman. Une feuille d\u2019un rouge intense est ins\u00e9r\u00e9e entre la premi\u00e8re et la deuxi\u00e8me partie, \u00e9voquant dans ses nuances une s\u00e9paration nette au recto, une jonction au verso, rappelant ainsi les deux facettes inconciliables de toute union. \u00c0 la fois int\u00e9rieure et ext\u00e9rieure, la couleur rouge est tant celle de la lumi\u00e8re \u00e9mise par la cam\u00e9ra de A qui filma une partie de la sc\u00e8ne \u2013 \u00ab dans cette lumi\u00e8re le sang est doux \u00bb \u2013 que celle qui se trouve en A, \u00ab enfoui profond\u00e9ment et rouge, quelque part au fond de sa poitrine \u00bb. Explorant dans ses nuances ce rouge du for int\u00e9rieur, Senthuran Varatharajah cherche inlassablement dans la langue les racines d\u2019exp\u00e9riences inou\u00efes pour tenter de les dire \u00ab jusqu\u2019au bout du sens \u00bb en parfaite conscience de l\u2019impossibilit\u00e9 de la t\u00e2che :<\/p>\n\n\n\n \u00ab dans la coupe<\/p>\n\n\n\n de mon nom,<\/p>\n\n\n\n je pose<\/p>\n\n\n\n deux mensonges<\/p>\n\n\n\n lentement<\/p>\n\n\n\n l\u2019un sur l\u2019autre \u00bb.<\/p>\n","protected":false},"excerpt":{"rendered":" L\u2019affaire du \u00ab cannibale de Rotenburg \u00bb, qui d\u00e9fraya la chronique il y a une vingtaine d\u2019ann\u00e9es, resurgit aujourd\u2019hui dans le nouveau roman de Senthuran Varatharajah. Rot (Hunger)<\/em> raconte une \u00ab histoire d\u2019amour \u00bb sans commune mesure et pousse \u00e0 l\u2019extr\u00eame une r\u00e9flexion sur le d\u00e9sir comme \u00ab faim \u00bb de l\u2019autre, sur la langue du d\u00e9sir comme \u00ab langue cannibale \u00bb.<\/p>\n","protected":false},"author":10,"featured_media":140611,"comment_status":"open","ping_status":"open","sticky":false,"template":"templates\/post-reviews.php","format":"standard","meta":{"_acf_changed":false,"_trash_the_other_posts":false,"footnotes":""},"categories":[1734],"tags":[],"geo":[536],"class_list":["post-140610","post","type-post","status-publish","format-standard","hentry","category-doctrines","staff-emmanuelle-terrones","geo-centres"],"acf":[],"yoast_head":"\n