{"id":136810,"date":"2022-04-20T11:37:43","date_gmt":"2022-04-20T09:37:43","guid":{"rendered":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/?p=136810"},"modified":"2022-04-21T10:15:24","modified_gmt":"2022-04-21T08:15:24","slug":"eloge-des-personnages-secondaires","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/2022\/04\/20\/eloge-des-personnages-secondaires\/","title":{"rendered":"\u00c9loge des personnages secondaires"},"content":{"rendered":"\n

Le mot bonheur n’a aucun sens lorsqu\u2019on ne peut pas partager nos peurs, nos joies, nos \u00e9checs ou nos r\u00eaves, et que l\u2019on d\u00e9cide de tout ranger dans une vieille armoire ferm\u00e9e \u00e0 cl\u00e9 depuis des ann\u00e9es dans un d\u00e9barras o\u00f9 personne n\u2019entre. \u00c0 une \u00e9poque o\u00f9 tout va si vite et o\u00f9 l’individualisme et la comp\u00e9titivit\u00e9 pr\u00e9valent, certains consid\u00e8rent que la meilleure chose \u00e0 faire est de construire une barri\u00e8re qui prot\u00e8ge de tout lien social. Le portrait des personnes enferm\u00e9es dans leur coquille est g\u00e9n\u00e9ralement le m\u00eame : solitaires, peu s\u00fbrs d’eux, en col\u00e8re contre leur pass\u00e9 et lass\u00e9s du pr\u00e9sent. C’est pr\u00e9cis\u00e9ment ce qui arrive \u00e0 Ruben et Amalia, les protagonistes du nouveau roman d’Isabel Bono (n\u00e9e \u00e0 M\u00e1laga en 1964). Dans son troisi\u00e8me livre, intitul\u00e9 Los Secundarios<\/em> et publi\u00e9 aux \u00e9ditions Tusquets, Bono sauve deux personnages de son pr\u00e9c\u00e9dent roman Diario del asco <\/em>(2020) : deux \u00eatres d\u00e9senchant\u00e9s qui agissent comme s’ils \u00e9taient des acteurs de second r\u00f4le dans leur propre vie. Fernando Aramburu a dit – \u00e0 raison – que la prose d\u2019Isabel Bono est venimeuse, mais d\u2019un bon venin. Les lecteurs trouveront dans cette histoire une \u00e9criture ac\u00e9r\u00e9e et pleine d’humour, mais aussi une douleur et une duret\u00e9 qui impr\u00e8gnent chaque page. <\/p>\n\n\n\n

Pour comprendre le ton de cette \u0153uvre et surtout les origines des protagonistes, revenons \u00e0 l\u2019antichambre de Los Secundarios, Diario del asco<\/em>, dans laquelle Bono raconte l’histoire de Mat\u00e9o, un homme qui sent avoir \u00e9chou\u00e9 en amour, dans sa famille, au travail et m\u00eame dans sa tentative de suicide. Lorsqu’il rentre chez lui, son psychiatre lui conseille de tenir un journal intime. Mat\u00e9o y aborde des sujets qui tournent autour de la mort, de l’amour et surtout du sens de l’existence dans un monde o\u00f9 semble r\u00e9gner l\u2019obligation pour tous d’\u00eatre heureux. \u00ab  J’aimerais que vous puissiez voir la vie comme moi je la vois. Pour moi, nous sommes tous morts depuis le d\u00e9but \u00bb, r\u00e9p\u00e8te-t-il. Deux ans apr\u00e8s avoir racont\u00e9 l’histoire de cet homme, Isabel Bono a d\u00e9cid\u00e9 de se concentrer sur Ruben, le fr\u00e8re de Mat\u00e9o, et Amalia, son ex-femme, deux personnages qui figuraient d\u00e9j\u00e0 dans Diario del asco<\/em> mais au second plan. Comme dans un spin-off au cin\u00e9ma, l’\u00e9crivaine de Malaga d\u00e9cide de leur donner les r\u00f4les principaux en d\u00e9crivant leurs peurs, leurs traumatismes, leurs d\u00e9sirs et le sentiment que l’existence passe sans jamais les prendre en compte. <\/p>\n\n\n\n

Garc\u00eda M\u00e1rquez disait que le d\u00e9but d\u2019un roman marque toujours le ton de l’histoire, et c’est peut-\u00eatre vrai. D\u00e8s le d\u00e9but, Ruben, qui a 43 ans et qui est homosexuel, pr\u00e9cise sa personnalit\u00e9 : \u00ab Aujourd’hui, je porte bien un masque, celui que j’ai toujours cach\u00e9, le masque de qui je suis \u00bb. De son c\u00f4t\u00e9, Amalia se d\u00e9finit comme quelqu’un qui ment \u00e0 tout le monde, qui est \u00e9go\u00efste et qui n’a jamais aim\u00e9 personne. La rencontre entre ces deux personnages, qui \u00e9taient autrefois beau-fr\u00e8re et belle-s\u0153ur, se produit au milieu du roman, lorsqu’ils se rencontrent \u00e0 la porte de l’immense immeuble dans lequel ils vivent depuis des ann\u00e9es. Ruben et Amalia d\u00e9couvrent non seulement qu’ils sont voisins de longue date, mais aussi qu’ils partagent une frustration vitale qu\u2019ils tra\u00eenent depuis des ann\u00e9es. <\/p>\n\n\n\n

Ils ont chacun leurs probl\u00e8mes et ceux-ci expliquent d\u2019ailleurs bon nombre de leurs actions et de leurs mani\u00e8res de r\u00e9agir. Ruben est victime de la solitude, de ses amours frustr\u00e9es, de ses obsessions. Il a toujours essay\u00e9 de s’int\u00e9grer, en vain, et il entretient la peur permanente de ne pas \u00eatre accept\u00e9 dans le groupe. La premi\u00e8re chose que nous r\u00e9v\u00e8le ce personnage, c’est sa relation amoureuse indicible, quelque chose qu’il tra\u00eene depuis l’\u00e2ge de 14 ans et qu’il n’a jamais pu surmonter. Ruben est aussi profond\u00e9ment marqu\u00e9 par deux circonstances familiales. D’une part, il souffre du rejet de son p\u00e8re, un homme terriblement froid et machiste qui m\u00e9prise sa fa\u00e7on d’\u00eatre, son orientation sexuelle, et qui l’a pouss\u00e9 \u00e0 s’enfuir de chez lui. Et d\u2019autre part, il n’a pas surmont\u00e9 le suicide de sa m\u00e8re, alcoolique. Le cadre est tellement d\u00e9solant que l\u2019on ressent de la tristesse en lisant ces m\u00e9moires, tout comme de l’empathie pour Ruben. Avec son histoire, on comprend ais\u00e9ment qu’il puisse avoir autant de ressentiment envers l’existence. Le rapprochement qui peut s’\u00e9tablir entre les personnages et les lecteurs est un point remarquable de ce roman, car l’autrice parvient, \u00e0 travers les descriptions, \u00e0 nous faire ressentir plus de piti\u00e9 que de m\u00e9pris.<\/p>\n\n\n\n

Dans le cas d’Amalia, l’ex-femme de Mat\u00e9o, on retrouve un profil moins dramatique mais tout aussi frustr\u00e9. C’est une femme qui s’est enracin\u00e9e dans une relation de concurrence constante avec sa s\u0153ur depuis qu’elle est petite, qui semble absorb\u00e9e par les drames quotidiens et qui souffre beaucoup de la profonde solitude dans laquelle elle a v\u00e9cu toute sa vie. Un \u00e9pisode r\u00e9v\u00e9lateur est celui o\u00f9 Amalia raconte qu’elle passe une matin\u00e9e seule dans son appartement, et que le bruit ambiant la fait souffrir car elle s’imagine que tout le monde est accompagn\u00e9 sauf elle. La protagoniste pourrait bien faire penser \u00e0 une sorte de Madame Bovary du XXIe si\u00e8cle, aussi insatisfaite que r\u00eaveuse. Le probl\u00e8me n’est pas qu’elle n’a pas d\u2019objectifs, mais que ses plans n\u2019aboutissent jamais. Comme par exemple lorsqu\u2019elle emm\u00e9nage dans son petit appartement, ach\u00e8te beaucoup de choses pour recevoir des visiteurs et qu\u2019apr\u00e8s quatre ans, personne ne lui a encore rendu visite. Tout cela fait que l’ins\u00e9curit\u00e9 l’a accompagn\u00e9e toute sa vie, comme elle l’explique dans l’une de ses longues divagations, lorsqu’elle assure que sa s\u0153ur fait les choses bien mieux qu’elle. D\u00e9solante \u00e9galement la fa\u00e7on dont elle d\u00e9crit son mariage avec Mat\u00e9o, la seule relation durable qu’elle ait eue dans sa vie, comme une simple formalit\u00e9, quelque chose de socialement confortable qui n’avait rien \u00e0 voir avec son d\u00e9sir personnel.  <\/p>\n\n\n\n

Avec leurs bagages \u00e9motionnels respectifs, Amalia et Ruben partagent des exp\u00e9riences dans une conversation qui ressemble plus \u00e0 un monologue de chacun, soutenu par l’autre. Un exemple caract\u00e9ristique de leur relation  : quand ils trinquent \u00e0 leur premier rendez-vous, ils le font au nom des \u00ab perdants  \u00bb. Comme s’ils avaient besoin l\u2019un de l’autre pour refl\u00e9ter leurs propres exp\u00e9riences ; tous deux semblent mieux g\u00e9rer leur m\u00e9diocrit\u00e9 lorsqu\u2019ils le font ensemble. <\/p>\n\n\n\n

C’est justement l’une des questions qui survolent l’\u0153uvre : sont-ils en train de converser ou bien sont-ils en train de d\u00e9charger leur fardeau ? Ce serait plut\u00f4t la deuxi\u00e8me hypoth\u00e8se car les deux personnages semblent ne s’occuper que d’eux-m\u00eames, comme ils le d\u00e9montrent clairement dans leurs d\u00e9clarations. \u00ab Je ne veux cr\u00e9er de liens avec personne \u00bb, dit Ruben. \u00ab Je ne peux pas faire de cette fugue une habitude \u00bb, essaie de se convaincre Amalia. Cette derni\u00e8re \u00e9tant beaucoup plus bavarde que Ruben, son d\u00e9sir de parler est plus \u00e9vident. C\u2019est finalement une rencontre avec deux personnages qui entretiennent une relation atypique voire \u00e9trange, profond\u00e9ment d\u00e9s\u00e9quilibr\u00e9e jusque dans leurs conversations. Mais leur solitude respective est telle, qu\u2019ils continuent malgr\u00e9 tout \u00e0 se voir. <\/p>\n\n\n\n

La structure de l’histoire est simple sans \u00eatre simpliste. La narration, au pr\u00e9sent et \u00e0 la premi\u00e8re personne du singulier, voit de temps \u00e0 autre la troisi\u00e8me personne intervenir dans un m\u00eame paragraphe. De m\u00eame, la rapidit\u00e9 et le naturel avec lesquels l’autrice entrem\u00eale le pr\u00e9sent et le pass\u00e9 pour tisser les souvenirs des personnages sont remarquables. La prose est propre et claire, sans grande vantardise stylistique car elle n’en a pas besoin. Isabel Bono propose une r\u00e9flexion sur la complexit\u00e9 des relations humaines et explore leurs labyrinthes les plus sombres, tous ces recoins qui laissent transpara\u00eetre ressentiments, rancunes, voire d\u00e9go\u00fbts pour certaines situations et personnages. L’apathie est pr\u00e9sente dans tout le roman et met en \u00e9vidence l’anh\u00e9donie si typique de notre \u00e9poque. Isabel Bono aime mettre le doigt l\u00e0 o\u00f9 \u00e7a fait mal et on le ressent dans la fa\u00e7on dont elle soul\u00e8ve les probl\u00e8mes bruts avec un humour inimitable. Le d\u00e9cor o\u00f9 se d\u00e9roule le roman, cet immeuble gris, refl\u00e8te aussi cette atmosph\u00e8re d\u00e9sagr\u00e9able et toutes les ranc\u0153urs que les personnages taisent et qui les \u00e9touffent chaque jour un peu plus. <\/p>\n\n\n\n

Bien qu’il soit in\u00e9vitable de penser \u00e0 la tristesse qui d\u00e9borde de l’\u0153uvre, nous ne sommes pas face \u00e0 un roman pessimiste, bien au contraire. Bono rend hommage \u00e0 tous ceux qui vivent en esp\u00e9rant quelque chose de mieux, \u00e0 ceux qui sont en marge de la soci\u00e9t\u00e9, \u00e0 la limite de la m\u00e9diocrit\u00e9 et qui ont pourtant beaucoup \u00e0 dire. Malgr\u00e9 tous les malheurs qu’ils ont pu subir, Amalia et Rub\u00e9n continuent d’esp\u00e9rer un avenir meilleur, un \u00e9v\u00e9nement qui leur permette d\u2019avoir une vie vraiment heureuse o\u00f9 ils pourront laisser derri\u00e8re eux les querelles du pass\u00e9. Le roman s\u2019ach\u00e8ve avec la fin de la conversation, la claudication des deux monologues. Dans le portrait de tous ceux qui vivent en fuyant d\u2019eux-m\u00eames, l’\u00e9crivaine vient poser la question centrale du roman : n’y a-t-il pas aussi des intrigues int\u00e9ressantes dans les histoires secondaires, qui m\u00e9ritent d’\u00eatre mises au premier plan ? La r\u00e9ponse est laiss\u00e9e aux lecteurs, qui jugeront si les nuances des personnages secondaires ont quelque chose \u00e0 envier aux protagonistes. Pour ma part je dirais que non.<\/p>\n","protected":false},"excerpt":{"rendered":"

Los Secundarios<\/em>, le dernier roman d’Isabel Bono, publi\u00e9 aux \u00e9ditions Tusquets, nous plonge dans la complexit\u00e9 de la vie moderne, la solitude et le ressentiment \u00e0 travers l’histoire de deux personnages seuls qui se retrouvent \u00e0 l’\u00e2ge de la maturit\u00e9.<\/p>\n","protected":false},"author":10,"featured_media":136814,"comment_status":"open","ping_status":"open","sticky":false,"template":"templates\/post-reviews.php","format":"standard","meta":{"_acf_changed":false,"_trash_the_other_posts":false,"footnotes":""},"categories":[1734],"tags":[],"geo":[1917],"person":[],"acf":[],"yoast_head":"\n\u00c9loge des personnages secondaires | Le Grand Continent<\/title>\n<meta name=\"robots\" content=\"index, follow, max-snippet:-1, max-image-preview:large, max-video-preview:-1\" \/>\n<link rel=\"canonical\" href=\"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/2022\/04\/20\/eloge-des-personnages-secondaires\/\" \/>\n<meta property=\"og:locale\" content=\"fr_FR\" \/>\n<meta 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