{"id":135435,"date":"2022-03-30T15:58:00","date_gmt":"2022-03-30T13:58:00","guid":{"rendered":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/?p=135435"},"modified":"2024-04-23T07:51:59","modified_gmt":"2024-04-23T05:51:59","slug":"letrange-fiction-premonitoire-de-vladislav-sourkov","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/2022\/03\/30\/letrange-fiction-premonitoire-de-vladislav-sourkov\/","title":{"rendered":"Une fiction in\u00e9dite de Vladislav Sourkov"},"content":{"rendered":"\n

Parmi les rangs plut\u00f4t gris des personnages qui ont contribu\u00e9 \u00e0 l\u2019\u00e9dification du pouvoir de Poutine, Vladislav Sourkov d\u00e9tonne<\/a>. Ancien \u00e9l\u00e8ve de l\u2019acad\u00e9mie d\u2019art dramatique de Moscou, celui qui a \u00e9t\u00e9 pendant presque vingt ans le principal spin doctor<\/em> du Kremlin<\/a> a import\u00e9 en politique les m\u00e9thodes du th\u00e9\u00e2tre d\u2019avant-garde, en fa\u00e7onnant sa propre r\u00e9alit\u00e9, au lieu de se limiter \u00e0 communiquer la r\u00e9alit\u00e9 existante.<\/p>\n\n\n\n

D\u00e9s le d\u00e9but des ann\u00e9es 2000, Sourkov donne vie \u00e0 de faux partis d\u2019opposition, cr\u00e9es pour enrayer la col\u00e8re de parties de l\u2019opinion publique tout en d\u00e9cr\u00e9dibilisant les adversaires du r\u00e9gime, ainsi qu\u2019\u00e0 de vraies formations pro-Poutine comme Nachi (Les N\u00f4tres), un mouvement ultra-nationaliste fond\u00e9 \u00e0 la suite de la \u00ab r\u00e9volution Orange \u00bb ukrainienne pour intercepter l\u2019\u00e9nergie de la jeunesse russe avant qu\u2019elle ne se retourne contre le maitre du Kremlin.<\/p>\n\n\n\n

Surnomm\u00e9 tour \u00e0 tour \u00ab l’\u00e9minence grise \u00bb, \u00ab le Machiavel russe \u00bb ou \u00ab le Raspoutine de Poutine \u00bb en raison de son go\u00fbt pour l\u2019intrigue et la manipulation, Sourkov a vu sa carri\u00e8re de conseiller du Pr\u00e9sident prendre fin au printemps 2021, quand il a \u00e9t\u00e9 subitement d\u00e9mis de ses fonctions. \u00c0 propos de cet \u00e9pisode, il a d\u00e9clar\u00e9 au Financial Times <\/em>qu\u2019il lui avait enseign\u00e9 \u00ab la vraie signification du mot s\u00e9r\u00e9nit\u00e9 \u00bb.<\/p>\n\n\n\n

Le pr\u00e9sent texte a \u00e9t\u00e9 publi\u00e9 en mai 2014 sous le nom de plume de Natan Dubovitsky, pseudonyme que Sourkov emploie pour signer ses textes de fiction, parmi lesquels le roman de \u00ab gangsta-fiction \u00bb Okolonolya<\/em> (\u00ab Proche de z\u00e9ro \u00bb) et plusieurs chansons du groupe rock gothique Agata Kristi.<\/p>\n\n\n\n

[Giuliano da Empoli, qui signe l’introduction et les commentaires de ce texte, est l’auteur du Mage du Kremlin, un roman inspir\u00e9 par le personnage de Vladislav Sourkov \u00e0 para\u00eetre le 14 avril aux \u00e9ditions Gallimard]<\/em><\/p>\n\n\n\n

Il n\u2019y avait pas de ciel au-dessus de notre village. C\u2019est pourquoi nous sommes all\u00e9s voir la lune et les oiseaux en ville, sur l\u2019autre rive du fleuve. Les gens de la ville ne nous portaient pas dans leur c\u0153ur, mais ils ne nous ont pas fait obstacle. Ils nous ont m\u00eame dress\u00e9 une tour d\u2019observation sur l\u2019une des collines, l\u00e0 o\u00f9 se trouvait l\u2019\u00e9glise de briques. Comme, pour une raison ou une autre, ils nous prenaient un peu pour des ivrognes, ils ont aussi install\u00e9 une petite taverne, \u00e0 c\u00f4t\u00e9 des bancs et d\u2019un t\u00e9lescope payant\u2026 Ainsi qu\u2019un poste de police. <\/p>\n\n\n\n

On peut les comprendre. Ils avaient s\u00e9v\u00e8rement souffert de la col\u00e8re et de la jalousie des nouveaux venus. Bien qu\u2019on se sente insult\u00e9s d\u2019\u00eatre consid\u00e9r\u00e9s, nous, leurs voisins les plus proches, comme des \u00e9trangers, on pouvait les comprendre. Apr\u00e8s tout, eux-m\u00eames nous comprenaient  : ils ne nous ont pas chass\u00e9s. Quoi qu\u2019ils en aient dit sur leurs sites Internet, ils ne nous ont pas chass\u00e9s.<\/p>\n\n\n\n

\u00c0 vrai dire, tout le monde voyait bien que ce n\u2019\u00e9tait pas de notre faute si nous nous \u00e9tions retrouv\u00e9s priv\u00e9s du ciel. Bien au contraire, il y avait l\u00e0 un grand honneur pour nous, d\u2019une certaine mani\u00e8re. Apr\u00e8s tout, c\u2019\u00e9tait notre ciel que les mar\u00e9chaux des quatre coalitions avaient choisi pour mener leur combat d\u00e9cisif, parce que notre ciel \u00e9tait tout simplement le meilleur au monde. R\u00e9gulier, sans nuages, le soleil s\u2019y coulait amplement en une rivi\u00e8re douce. Je m\u2019en rappelle tr\u00e8s bien, du soleil, du ciel. Sans surprise, les mar\u00e9chaux avaient trouv\u00e9 l\u00e0 le lieu id\u00e9al pour leur bataille finale. <\/p>\n\n\n\n

\u00c0 l\u2019\u00e9poque de la publication de ce texte, la Russie vient d\u2019annexer la Crim\u00e9e et d\u2019occuper une partie de la r\u00e9gion du Donbass. Apr\u00e8s une br\u00e8ve p\u00e9riode de disgr\u00e2ce, suite \u00e0 l\u2019attitude ambigu\u00eb qu\u2019il avait tenu face aux grandes manifestations anti-Poutine de 2012, Sourkov est revenu aux manettes en qualit\u00e9 de conseiller sp\u00e9cial pour l\u2019Ukraine, ce qui lui vaut d’\u00eatre inclus, le 17 mars 2014, dans la premi\u00e8re liste des onze personnes sanctionn\u00e9es par le pr\u00e9sident am\u00e9ricain Barack Obama. Sourkov r\u00e9pond \u00e0 cette mesure en d\u00e9clarant : \u00ab Les seules choses qui m’int\u00e9ressent aux \u00c9tats-Unis sont Tupac Shakur, Allen Ginsberg et Jackson Pollock. Je n’ai pas besoin d’un visa pour acc\u00e9der \u00e0 leurs \u0153uvres. \u00bb<\/p>\n\n\n\n

\u00c0 ce moment-l\u00e0, toutes les arm\u00e9es \u00e9taient a\u00e9roport\u00e9es. Or, chez nous, aucune n\u00e9bulosit\u00e9, pas la moindre turbulence  : tout \u00e9tait parfait dans notre ciel.<\/p>\n\n\n\n

C\u2019\u00e9tait alors la premi\u00e8re guerre non-lin\u00e9aire. Au cours des guerres primitives du XIXe<\/sup> si\u00e8cle, du XXe<\/sup> si\u00e8cle et d\u2019autres temps moyen\u00e2geux, on voyait g\u00e9n\u00e9ralement s\u2019affronter deux camps \u2013 deux nations ou deux alli\u00e9s temporaires. D\u00e9sormais, c\u2019\u00e9tait quatre coalitions qui se heurtaient, non pas deux \u00e0 deux, ou \u00e0 trois contre une, mais bien toutes contre toutes. <\/p>\n\n\n\n

Et quelles coalitions  ! Rien \u00e0 voir avec celles d\u2019avant. Il \u00e9tait rare que les \u00c9tats les rejoignent d\u2019un bloc. Tant\u00f4t certaines provinces passaient d\u2019un c\u00f4t\u00e9 ou de l\u2019autre  ; tant\u00f4t c\u2019\u00e9tait toute une ville, une g\u00e9n\u00e9ration, un sexe ou m\u00eame une communaut\u00e9 professionnelle de ce m\u00eame \u00c9tat qui gagnait un troisi\u00e8me camp. Sans compter qu\u2019ils pouvaient encore \u00e9changer leurs positions par la suite, rejoindre n\u2019importe quelle coalition, parfois m\u00eame au plus fort de la bataille. <\/p>\n\n\n\n

Ce passage exprime le mieux la conception non lin\u00e9aire que Sourkov a de la politique et de son extension par les moyens de la guerre comme une sc\u00e8ne th\u00e9\u00e2trale d’avant-garde dans laquelle les r\u00f4les \u00e9voluent constamment. \u00ab C’est une strat\u00e9gie de pouvoir bas\u00e9e sur la confusion permanente de toute opposition, un changement de forme incessant qui est impossible \u00e0 arr\u00eater car il est ind\u00e9finissable. \u00bb <\/span>1<\/sup><\/a><\/span><\/span><\/p>\n\n\n\n

En 2014, la premi\u00e8re phase de l\u2019invasion du Donbass, avec les \u00ab petits hommes verts \u00bb pro-russes d\u00e9barqu\u00e9s de nulle part, les motards des \u00ab Loups de la Nuit \u00bb en premi\u00e8re ligne et le Kremlin qui niait toute implication, suivait pr\u00e9cis\u00e9ment ce sch\u00e9ma, soigneusement chor\u00e9graphi\u00e9 par Sourkov.<\/p>\n\n\n\n

Les objectifs des parties en pr\u00e9sence \u00e9taient tr\u00e8s divers. \u00c0 chacune le sien, pour ainsi dire  : la saisie de territoires contest\u00e9s  ; l\u2019\u00e9tablissement par la force d\u2019une nouvelle religion  ; l\u2019\u00e9l\u00e9vation des taux et des cotations  ; l\u2019exp\u00e9rimentation de nouveaux avions ou lasers de guerre  ; l\u2019interdiction d\u00e9finitive de la partition entre hommes et femmes, partant de l\u2019id\u00e9e que la diff\u00e9renciation sexuelle affaiblit l\u2019unit\u00e9 de la nation, etc. <\/p>\n\n\n\n

Les ing\u00e9nus strat\u00e8ges du pass\u00e9 redoublaient d\u2019efforts pour arracher la victoire. On ne peut pas dire qu\u2019ils le faisaient b\u00eatement, m\u00eame si certains, c\u2019est s\u00fbr, restaient attach\u00e9s \u00e0 leurs vieux r\u00e9flexes et s\u2019acharnaient \u00e0 exhumer des archives de brumeuses incantations du type  : \u00ab  \u00c0 nous la victoire  !  \u00bb. Cela fonctionna, par endroits. Dans l\u2019ensemble, cependant, ils comprenaient la guerre comme un processus. Plus pr\u00e9cis\u00e9ment  : comme une partie d\u2019un processus, sa phase la plus aigu\u00eb, mais peut-\u00eatre pas la plus essentielle. <\/p>\n\n\n\n

Sourkov lui m\u00eame n\u2019a jamais donn\u00e9 l\u2019impression d\u2019\u00eatre int\u00e9ress\u00e9 par la victoire militaire russe au Donbass. Sa conception de l\u2019occupation de 2014, telle qu\u2019elle ressort des documents obtenus en 2016 par des hackers ukrainiens, les \u00ab Surkov leaks<\/em>\u00ab , met l\u2019accent non pas sur la conqu\u00eate territoriale en soi, mais plut\u00f4t sur l\u2019obtention d\u2019un moyen de pression \u2013 et d\u2019un facteur de d\u00e9stabilisation \u2013 du gouvernement ukrainien. Cette conception tactique et psychologique de l\u2019occupation du Doubass a bien entendu \u00e9t\u00e9 d\u00e9pass\u00e9e par les \u00e9v\u00e8nements r\u00e9cents.<\/p>\n\n\n\n

Certains peuples se sont engag\u00e9s dans la guerre sp\u00e9cialement dans le but d\u2019y subir une d\u00e9faite. Ils s\u2019inspiraient alors de l\u2019\u00e9panouissement qu\u2019avaient connu l\u2019Allemagne et la France apr\u00e8s les d\u00e9vastations de la Seconde Guerre mondiale. Mais il s\u2019av\u00e9ra qu\u2019une d\u00e9faite de la sorte n\u2019\u00e9tait pas plus simple \u00e0 obtenir que la victoire elle-m\u00eame. Pour cela, il fallait une force de d\u00e9termination et de sacrifice, une concentration extraordinaire de toutes ses forces et, en m\u00eame temps, de la souplesse, du sang-froid, ainsi qu\u2019une capacit\u00e9 \u00e0 tirer le meilleur parti de sa propre l\u00e2chet\u00e9 et de sa stupidit\u00e9.<\/p>\n\n\n\n

Tout cela a \u00e9t\u00e9 parfaitement \u00e9tabli et analys\u00e9 par la suite, par les historiens et les \u00e9conomistes. Apr\u00e8s quoi survint la guerre. La Cinqui\u00e8me Guerre mondiale, quelque chose d\u2019assez terrifiant\u2026 J\u2019avais six ans. Nous avions tous six ans. Tous ceux qui constituent aujourd\u2019hui la Soci\u00e9t\u00e9, nous avons trente-six ans. Nous avons gard\u00e9 en m\u00e9moire le souvenir des quatre armadas affluant des quatre coins de notre ciel. Ce n\u2019\u00e9tait pas l\u00e0 des machines volantes qui hurlaient, sifflaient et rugissaient comme dans l\u2019ancien temps, celles que nous avions l\u2019habitude de voir en vid\u00e9o dans les archives. Pour la premi\u00e8re fois, on avait recours \u00e0 une technologie de pointe, absolument silencieuse, dot\u00e9e de syst\u00e8mes encore jamais vus d\u2019absorption totale du bruit. Toute la journ\u00e9e, des centaines de milliers d\u2019avions, d\u2019h\u00e9licopt\u00e8res, de roquettes se sont jet\u00e9s l\u2019un sur l\u2019autre dans un silence de mort. M\u00eame dans leur chute, ils restaient silencieux. De temps en temps, on entendait les cris de pilotes mourants, mais c\u2019\u00e9tait bien rare, vu que la plupart de ces machines \u00e9taient d\u00e9pourvues de pilote. Il faut dire qu\u2019\u00e0 l\u2019\u00e9poque, l\u2019automatisation \u00e9tait \u00e0 la mode dans tous les domaines. Pas seulement dans les transports  : on avait vu surgir des h\u00f4tels sans g\u00e9rants, des magasins sans vendeurs, des maisons sans propri\u00e9taires, des entreprises financi\u00e8res et industrielles sans directeurs. Des r\u00e9volutions d\u00e9mocratiques avaient m\u00eame conduit \u00e0 la formation de quelques \u00c9tats sans gouvernement. Qu\u2019\u00e9tait-ce donc de plus que des avions sans pilote  ? <\/p>\n\n\n\n

L’ironie avec laquelle l’auteur fait r\u00e9f\u00e9rence aux gouvernements \u00ab sans pilote \u00bb mis en place \u00e0 la suite de \u00ab r\u00e9volutions d\u00e9mocratiques \u00bb peut \u00eatre mise en relation avec la doctrine poutinienne du \u00ab contr\u00f4le manuel \u00bb, selon laquelle le chef de l\u2019ex\u00e9cutif doit \u00eatre en mesure d\u2019intervenir \u00e0 tout moment directement dans tout cas particulier, en contournant les proc\u00e9dures et les hi\u00e9rarchies ordinaires si n\u00e9c\u00e9ssaire.<\/p>\n\n\n\n

Et donc, il n\u2019y avait personne pour crier en s\u2019\u00e9crasant sur les toits, les ponts et les monuments. Seules nos maisons craquaient et se fissuraient sous la gr\u00eale des d\u00e9bris. Elles s\u2019effondraient sans faire trop de bruit. Les syst\u00e8mes d\u2019insonorisation ont fonctionn\u00e9 pendant la quasi-totalit\u00e9 de l\u2019affrontement. <\/p>\n\n\n\n

Nos parents ont essay\u00e9 de nous abriter en ville. Cette derni\u00e8re \u00e9tait surplomb\u00e9e d\u2019un ciel parfaitement clair, mais les habitants avaient ferm\u00e9 les portes. Des parents les haranguaient, appelaient au secours depuis notre rive, les implorant d\u2019accepter au moins les enfants. Ou au moins ceux de moins de dix ans \u2013 ou de sept, de trois, ou un an, ou seulement les filles, et ainsi de suite. Mais les gens de la ville n\u2019ont pas ouvert leurs portes. On pouvait les comprendre, les gens de la ville. Et nos parents aussi. \u00c0 commencer par les miens\u2026 <\/p>\n\n\n\n

Mon p\u00e8re a dit alors  : \u00ab  S\u2019ils n\u2019ouvrent pas, il faut s\u2019enterrer  \u00bb. En une minute, semble-t-il, nous nous sommes enfouis dans le sable des berges. Tout le monde, y compris les plus gros et les plus vieux d\u2019entre nous. L\u2019\u00eatre humain se conna\u00eet bien mal. Curieusement, nous sommes bien plus agiles et intelligents que les vers. Un d\u00e9tail seulement  : cela se passait en plein hiver. Il gelait, le sable avait durci. <\/p>\n\n\n\n

Maman et papa se sont terr\u00e9s avec moi. Ils \u00e9taient chauds et doux. En partant de la maison, papa, un homme rieur et fin, avait rempli une de ses poches de mes bonbons pr\u00e9f\u00e9r\u00e9s. Ma m\u00e8re avait emport\u00e9 ma tablette de jeux, qui a rendu mon s\u00e9jour dans le terrier plus divertissant et lumineux. Je passais un moment ravissant, jusqu\u2019\u00e0 ce que, le soir venu, la queue d\u2019un avion s\u2019\u00e9crase \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de nous. <\/p>\n\n\n\n

Les avions de chasse de la Coalition du Nord \u00e9taient l\u00e9gers comme tout, faits de mat\u00e9riaux presque c\u00e9lestes. M\u00eame si un avion de cette sorte nous \u00e9tait tomb\u00e9 dessus tout entier, il ne nous aurait pas caus\u00e9 si grand mal, d\u2019autant plus que papa nous avait enterr\u00e9s bien profond\u00e9ment. <\/p>\n\n\n\n

Bient\u00f4t, notre abri fut frapp\u00e9 par l\u2019arri\u00e8re d\u2019un deuxi\u00e8me appareil  : malheureusement, il s\u2019agissait cette fois d\u2019un avion d\u2019attaque de la Ligue du Sud-Est. Une de ces vieilles machines, bien lentes et bien lourdes. Or notre terrier n\u2019\u00e9tait pas si profond que la queue de l\u2019engin \u00e9tait lourde. Le sable qui nous recouvrait, tout gel\u00e9 qu\u2019il f\u00fbt, bien solidement gel\u00e9, n\u2019en restait pas moins du sable. Pas du b\u00e9ton, pas de l\u2019acier, pas le voile de la Vierge  : du sable. Et le sable n\u2019est pas de l\u2019acier. Je l\u2019ai appris sur le coup, une fois pour toutes. Encore aujourd\u2019hui, si vous me r\u00e9veillez en plein sommeil pour me demander si le sable est de l\u2019acier, je r\u00e9pondrai \u00ab  Non  !  \u00bb instantan\u00e9ment, sans r\u00e9fl\u00e9chir une seconde, sans la moindre lueur d\u2019h\u00e9sitation  : \u00ab  Non  \u00bb.<\/p>\n\n\n\n

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Je me tenais couch\u00e9 entre maman et papa. Je n\u2019ai pas entendu l\u2019impact. Peut-\u00eatre mon p\u00e8re a-t-il coass\u00e9 d\u2019une dr\u00f4le de fa\u00e7on quand il s\u2019est fait aplatir par ce poids inimaginable, peut-\u00eatre a-t-il plut\u00f4t hurl\u00e9 un gros mot \u2013 il l\u2019avait d\u00e9j\u00e0 fait une fois devant moi et j\u2019en avais \u00e9t\u00e9 effray\u00e9. Peut-\u00eatre que maman a fait un bruit aussi, peut-\u00eatre pas. Je ne suis m\u00eame pas s\u00fbr qu\u2019elle ait eu le temps de nous faire ce sourire coupable, celui qu\u2019elle avait toujours quand quelque chose de d\u00e9sagr\u00e9able nous arrivait, \u00e0 papa ou \u00e0 moi. J\u2019esp\u00e8re qu\u2019ils n\u2019ont pas souffert. <\/p>\n\n\n\n

Cette sc\u00e8ne de grande violence \u00e9voque les origines familiales de Sourkov, elles m\u00eames empreintes de myst\u00e8re. Selon sa biographie officielle, il serait n\u00e9 dans le village de Tchaplyguine, \u00e0 500 kilom\u00e8tres au sud-est de Moscou, dont sa m\u00e8re, Zo\u00efa Sourkova, institutrice, \u00e9tait originaire. Mais d\u2019autres sources pr\u00e9tendent qu’il serait n\u00e9 \u00e0 Douba-Iourt, \u00e0 30 kilom\u00e8tres de Grozny (Tch\u00e9tch\u00e9nie), et qu’il se serait appel\u00e9 Aslanbek Doudaev jusqu’\u00e0 l’\u00e2ge de 5 ans. \u00c0 partir de ce moment, en tous cas, plus aucune trace du p\u00e8re tch\u00e9tch\u00e8ne, Andarbek Doudaev.<\/p>\n\n\n\n

Ils ont \u00e9t\u00e9 tu\u00e9s. Pas moi. La mort a sombr\u00e9 dans leur corps sans p\u00e9n\u00e9trer le mien. Mon cerveau a \u00e9t\u00e9 simplement balay\u00e9 par sa puanteur noire. Quelque chose a jailli hors de lui, s\u2019en est \u00e9vapor\u00e9. C\u2019\u00e9tait la troisi\u00e8me dimension, la hauteur. <\/p>\n\n\n\n

Au petit matin, on m\u2019a d\u00e9terr\u00e9. J\u2019\u00e9tais transi de froid parce que mes parents s\u2019\u00e9taient brutalement glac\u00e9s, devenant pareils au sable. Alors le monde m\u2019est apparu, en deux dimensions. Un monde infini en longueur, en largeur, mais sans hauteur. Un monde sans ciel. \u00ab  O\u00f9 est-il pass\u00e9  ?  \u00bb ai-je demand\u00e9. \u00ab  Eh bien  : il est l\u00e0  \u00bb, me r\u00e9pondait-on. \u00ab  Je ne le vois pas, je ne le vois pas  !  \u00bb. J\u2019\u00e9tais saisi de frayeur. <\/p>\n\n\n\n

On m\u2019a soign\u00e9, mais on ne m\u2019a jamais gu\u00e9ri. Cette commotion, terrible, n\u2019a pas de rem\u00e8de. La queue de l\u2019avion a \u00e9cras\u00e9 ma conscience comme une cr\u00eape. Elle est devenue plate, simple. Qu\u2019est-ce que je vois \u00e0 la place du ciel au-dessus du village  ? Rien. Quelle t\u00eate \u00e7a a  ? \u00c0 quoi \u00e7a ressemble  ? \u00c0 rien. Non pas au sens o\u00f9 ce serait quelque chose d\u2019indicible, d\u2019incommunicable. Non, c\u2019est juste qu\u2019il n\u2019y a rien, rien de rien. <\/p>\n\n\n\n

On a recens\u00e9 une centaine d\u2019estropi\u00e9s comme moi apr\u00e8s la guerre. Il s\u2019est trouv\u00e9 que nous tous, les \u00eatres bidimensionnels, nous avons tous le m\u00eame \u00e2ge. Personne n\u2019a jamais compris pourquoi. Les scientifiques de la ville ont fouill\u00e9 dans nos esprits pendant quelques temps, ils ont \u00e9crit quelques trait\u00e9s, ils nous ont tra\u00een\u00e9s \u00e0 des colloques et des talk-shows. Plusieurs fondations en notre soutien ont vu le jour. On a \u00e9dict\u00e9 une loi sp\u00e9ciale interdisant de moquer notre condition. On nous a construit une tour d\u2019observation et une taverne de charit\u00e9. Puis nous sommes pass\u00e9s de mode. Nous avons lass\u00e9, on nous a oubli\u00e9s. <\/p>\n\n\n\n

Si nous ne voyions simplement pas le ciel au-dessus du village, ce ne serait pas grand-chose. Mais ce sont toutes nos pens\u00e9es qui ont perdu le sens de la hauteur. Elles aussi sont devenues bidimensionnelles. Nous ne comprenions plus que \u00ab  oui  \u00bb et \u00ab  non  \u00bb, \u00ab  blanc  \u00bb et \u00ab  noir  \u00bb. Aucune ambigu\u00eft\u00e9, aucune demi-teinte, aucun louvoiement salutaire  : nous ne savions plus mentir, nous prenions tout au pied de la lettre. Aussi \u00e9tions-nous compl\u00e8tement inadapt\u00e9s, impuissants, d\u00e9munis. Nous avions besoin de soins constants et on nous a abandonn\u00e9s. On nous a refus\u00e9 le travail, la pension d\u2019invalidit\u00e9. Beaucoup d\u2019entre nous se sont d\u00e9grad\u00e9s, ont disparu, ont p\u00e9ri. Ceux qui sont rest\u00e9s \u00e0 flot se sont organis\u00e9s entre eux, pour se sauver mutuellement ou pour mourir ensemble. <\/p>\n\n\n\n

Nous avons fond\u00e9 la Soci\u00e9t\u00e9. Nous avons pr\u00e9par\u00e9 l\u2019insurrection des \u00eatres simples et bidimensionnels contre les complexes et les fourbes, contre ceux qui ne se contentent pas de dire simplement \u00ab  noir  \u00bb ou \u00ab  blanc  \u00bb mais qui connaissant un troisi\u00e8me mot. Beaucoup, \u00e9norm\u00e9ment de troisi\u00e8mes mots. De mots creux et trompeurs, qui embrouillent les chemins et obscurcissent la v\u00e9rit\u00e9. C\u2019est toute la laideur du monde qui se cache et se ramifie dans ces t\u00e9n\u00e8bres, ces toiles d\u2019araign\u00e9e, ces complexit\u00e9s imaginaires. Elles sont la demeure de Satan, l\u00e0 o\u00f9 l\u2019on fabrique l\u2019argent et les bombes, en disant  : \u00ab  Voil\u00e0 de l\u2019argent pour le bien des honn\u00eates gens  ; voil\u00e0 des bombes pour la d\u00e9fense de l\u2019amour  \u00bb. <\/p>\n\n\n\n

L\u2019insurrection des hommes bi-dimensionnels qui voient le monde en noir et blanc contre \u00ab les complexes et les fourbes \u00bb qui pratiquent la nuance est peut-\u00eatre la partie la plus proph\u00e9tique de la parabole de Sourkov. La guerre d\u00e9clench\u00e9e par Vladimir Poutine il y a moins d’un mois a polaris\u00e9 l’opinion publique internationale et inaugur\u00e9 une phase de censure et de r\u00e9pression qui ram\u00e8ne la Russie aux jours les plus sombres de l’Union sovi\u00e9tique. Face au d\u00e9cha\u00eenement de la violence nue, les manipulations subtiles et la notion m\u00eame de \u00ab guerre de l’information \u00bb ne sont plus \u00e0 l’ordre du jour au Kremlin. Raison pour laquelle des personnages comme Sourkov on \u00e9t\u00e9 \u00e9cart\u00e9s et que l’ancienne \u00ab \u00e9minence grise \u00bb peut \u00eatre compt\u00e9 parmi les grands perdants de cette phase de durcissement et d’opposition frontale entre hommes bi-dimensionnels.<\/p>\n\n\n\n

Nous entrons en action demain. Nous allons vaincre ou p\u00e9rir. Il n\u2019y a pas de troisi\u00e8me voie.<\/p>\n","protected":false},"excerpt":{"rendered":"

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