{"id":11761,"date":"2018-11-14T07:45:12","date_gmt":"2018-11-14T06:45:12","guid":{"rendered":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/?p=11761"},"modified":"2019-04-06T23:51:46","modified_gmt":"2019-04-06T21:51:46","slug":"nous-avons-rencontre-marc-abeles","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/legrandcontinent.eu\/fr\/2018\/11\/14\/nous-avons-rencontre-marc-abeles\/","title":{"rendered":"Pour une anthropologie europ\u00e9ennne, une conversation avec Marc Ab\u00e9l\u00e8s"},"content":{"rendered":"\n
Marc Ab\u00e9l\u00e8s, anthropologue des institutions et des pratiques politiques, nous d\u00e9livre ici sa pens\u00e9e sur la naissance des institutions europ\u00e9ennes, sur leur fonctionnement et sur leurs failles qui, dans le contexte actuel, posent souvent le probl\u00e8me de complexifier la r\u00e9solution des crises qui agitent l\u2019Union europ\u00e9enne. Il livre par ailleurs sa vision sur l\u2019\u00e9volution de l\u2019Union dont les habitants, \u00e0 l’\u00e8re de ce qu’il appelle la \u00ab survivance \u00bb, sont tiraill\u00e9s entre progressistes et populistes.<\/em><\/p>\n\n\n\n Je suis venu \u00e0 l\u2019anthropologie \u00e0 partir de ma formation en philosophie \u00e0 l\u2019Ecole Normale Sup\u00e9rieure. A cette \u00e9poque, nous \u00e9tions form\u00e9s \u00e0 l\u2019anthropologie classique ; c\u2019est-\u00e0-dire qu\u2019on nous enseignait que le terrain d\u2019un anthropologue devait se trouver dans une r\u00e9gion \u00e9loign\u00e9e, non ailleurs. Avec L\u00e9vi-Strauss, mon directeur de th\u00e8se, j’ai compris que pour bien comprendre une soci\u00e9t\u00e9 humaine, il faut partir non pas de questions tr\u00e8s larges conduisant rapidement \u00e0 faire des sp\u00e9culations qui nous \u00e9loignent du terrain, mais au contraire se poser de petites questions, auxquelles nous pouvons r\u00e9pondre empiriquement. Par la suite, j\u2019ai v\u00e9cu plus d’un an dans une soci\u00e9t\u00e9 au sud de l’Ethiopie, les Ochollos, o\u00f9 j\u2019ai \u00e9tudi\u00e9 leur assembl\u00e9e. C\u2019est \u00e0 partir de l\u00e0 que j\u2019ai commenc\u00e9 \u00e0 m\u2019int\u00e9resser aux diff\u00e9rents syst\u00e8mes politiques. Au cours du temps, j\u2019ai ressenti une sorte de frustration \u00e0 l\u2019\u00e9gard de la vision classique de l\u2019anthropologie : pourquoi ne pouvait-elle s\u2019appliquer qu\u2019\u00e0 des soci\u00e9t\u00e9s \u00e9loign\u00e9es, et non pas aux n\u00f4tres ? L\u00e9vi-Strauss justifiait cela par le fait que certaines soci\u00e9t\u00e9s seraient plus \u201cauthentiques\u201d que d\u2019autres. D\u2019autre part, je comprenais que l\u2019on s\u2019en tenait \u00e0 des soci\u00e9t\u00e9s \u00e9loign\u00e9es afin de respecter la fronti\u00e8re de notre discipline avec la sociologie, dont les soci\u00e9t\u00e9s industrialis\u00e9es contemporaines \u00e9taient la chasse gard\u00e9e. Je ne pus cependant m\u2019en tenir \u00e0 ces justifications, accepter cette fronti\u00e8re avec la sociologie. J\u2019ai voulu \u00e9tudier anthropologiquement les soci\u00e9t\u00e9s contemporaines – ce que je fis. J’ai de ce fait commenc\u00e9 \u00e0 r\u00e9fl\u00e9chir en anthropologue aux pratiques politiques de la soci\u00e9t\u00e9 fran\u00e7aise. Pendant quelques ann\u00e9es, dans l\u2019Yonne, j\u2019ai observ\u00e9 \u201cde l\u2019int\u00e9rieur\u201d les pratiques d\u2019\u00e9lection, le fonctionnement d\u2019un conseil municipal. Par la suite, j\u2019ai souhait\u00e9 \u00e9largir ma r\u00e9flexion anthropologique en m\u2019int\u00e9ressant \u00e0 un terrain plus large que le terrain local. Mon int\u00e9r\u00eat s\u2019est fix\u00e9 sur l\u2019Europe un peu par hasard : \u00e0 l\u2019occasion des \u00e9lections europ\u00e9ennes de 1989, je me suis demand\u00e9 comment pouvait travailler un d\u00e9put\u00e9 dans un espace politique beaucoup plus large, et ma r\u00e9flexion d\u00e9marra. A l’\u00e9chelle nationale, les d\u00e9put\u00e9s consid\u00e8rent que la majorit\u00e9 de leur temps est imparti \u00e0 leurs \u00e9lecteurs. Ce n’est pas du tout le cas au Parlement europ\u00e9en, o\u00f9 les d\u00e9put\u00e9s sont \u00e9lus sur des listes nationales. Le d\u00e9put\u00e9 europ\u00e9en est un d\u00e9put\u00e9 hors sol. Son emploi du temps s’en ressent, car la majorit\u00e9 de son temps est consacr\u00e9e \u00e0 des commissions parlementaires, \u00e0 des r\u00e9unions et \u00e0 des s\u00e9ances pl\u00e9ni\u00e8res \u00e0 Strasbourg. Oui et non car, si ces derni\u00e8res permettaient traditionnellement d\u2019\u00e9valuer l\u2019\u00e9tat de l’opinion par rapport au gouvernement et \u00e0 l’opposition, l’Europe est d\u00e9sormais devenue en elle-m\u00eame une question qui pr\u00e9occupe les \u00e9lecteurs. Depuis 2005, se prononcer sur les \u00e9lections europ\u00e9ennes, c’est aussi prendre position sur l’Europe. On n\u2019y vote plus pour des individualit\u00e9s, mais pour une position par rapport \u00e0 la question europ\u00e9enne.<\/p>\n\n\n\n Depuis 2005, se prononcer sur les \u00e9lections europ\u00e9ennes, c’est aussi prendre position sur l’Europe.<\/p>Marc Ab\u00e9l\u00e8s<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Pour moi, une des grandes questions li\u00e9es aux \u00e9lections europ\u00e9ennes est de savoir ce que devrait \u00eatre le syst\u00e8me de vote qui les soutient. Lorsqu\u2019on vote aux \u00e9lections l\u00e9gislatives en France, on vote par lieu g\u00e9ographique et pour un candidat qui se pr\u00e9sente seulement dans ce lieu. Un d\u00e9put\u00e9 est ainsi li\u00e9 \u00e0 un territoire. Cela n\u2019est pas le cas au niveau europ\u00e9en : un d\u00e9put\u00e9 europ\u00e9en n\u2019est pas li\u00e9 \u00e0 un territoire, mais est bien plut\u00f4t li\u00e9 \u00e0 une liste, \u00e0 son parti politique. C\u2019est pourquoi je qualifiais tout \u00e0 l\u2019heure les d\u00e9put\u00e9s europ\u00e9ens d\u2019\u201dhors sol\u201d. Quand j’ai commenc\u00e9 mon travail sur l’Europe, il semblait excentrique d\u2019\u00eatre les deux \u00e0 la fois. D\u2019ailleurs \u00e0 Sciences-Po, o\u00f9 sont traditionnellement form\u00e9s les hommes politiques fran\u00e7ais, les enseignements sur l’Europe \u00e9taient tr\u00e8s limit\u00e9s jusqu’\u00e0 la fin des ann\u00e9es 1980. Quand j’\u00e9tais all\u00e9 me renseigner l\u00e0-bas, on m’avait r\u00e9torqu\u00e9 qu’il \u00e9tait ridicule de l\u2019\u00e9tudier ! Il y eut donc une ou deux g\u00e9n\u00e9rations d\u2019hommes politiques qui ne furent pas form\u00e9s \u00e0 la culture politique propre aux institutions europ\u00e9ennes. Mais le couple Mitterrand-Delors, en renouvelant le rapport de l\u2019Etat \u00e0 la construction europ\u00e9enne, changea le regard des fonctionnaires fran\u00e7ais \u00e0 l\u2019\u00e9gard de l\u2019Europe. On sortit de la vision qui pr\u00e9valait jusqu’alors et selon laquelle \u00eatre fonctionnaire europ\u00e9en signifiait r\u00e9aliser l\u2019oeuvre de Monnet, donc \u00eatre anti-gaullien. C\u2019est \u00e0 partir de cette \u00e9poque qu\u2019il devint prestigieux de travailler pour l\u2019Europe politique. Sans h\u00e9siter : Jean Monnet. La construction europ\u00e9enne \u00e9tait son projet. Mais, si celui-ci a triomph\u00e9, il ne prit cependant pas la forme que Monnet et Schuman souhaitaient lui donner, \u00e0 savoir le f\u00e9d\u00e9ralisme, les Etats-Unis d’Europe. Un \u00e9l\u00e9ment joue \u00e0 mon avis un r\u00f4le important : la fin des blocs. Si avant cette date l\u2019on pouvait encore entendre \u00e0 gauche que l’Europe \u00e9tait le cheval de Troie des Etats-Unis contre l’URSS, penser cela n\u2019\u00e9tait plus possible apr\u00e8s la chute de l\u2019URSS. Par ailleurs, l\u2019action politique mitterrandienne joua elle aussi un r\u00f4le non n\u00e9gligeable : en d\u00e9cidant au d\u00e9but des ann\u00e9es 1980 de rallier la France \u00e0 l\u2019\u00e9conomie de march\u00e9 et en l\u2019engageant davantage dans la construction \u00e9conomique de l\u2019Europe, Mitterrand renvoya aux Fran\u00e7ais l\u2019image que la construction europ\u00e9enne repr\u00e9sentait leur avenir, et non pas une extravagance de technocrates obscurs. Le probl\u00e8me de l\u2019\u00e9largissement de l\u2019Union s\u2019est pos\u00e9 avec la fin de la guerre froide. Il s\u2019agissait de voir comment int\u00e9grer les pays qui \u00e9taient demeur\u00e9s derri\u00e8re le rideau de fer au sein de la communaut\u00e9 europ\u00e9enne. On voyait \u00e0 l\u2019\u00e9poque que cela \u00e9tait n\u00e9cessaire mais l\u2019on percevait aussi que cela poserait de nombreux probl\u00e8mes – li\u00e9s \u00e0 l\u2019important d\u00e9calage socio-culturel entre la partie Est et la partie Ouest de l\u2019ex-rideau de fer. En outre, on r\u00e9fl\u00e9chit au m\u00e9canisme institutionnel qu\u2019il faudrait mettre en place pour coordonner l\u2019appareil europ\u00e9en qui na\u00eetrait de ces potentielles int\u00e9grations. Par ailleurs, \u00e0 la vague d\u2019enthousiasme qui suivit la r\u00e9unification allemande, succ\u00e9d\u00e8rent les craintes suscit\u00e9es par les \u00e9v\u00e9nements en Bosnie. Unifier l\u2019Europe parut d\u00e8s lors bien compliqu\u00e9. Il m\u2019\u00e9tonne toujours de constater de quel manque de r\u00e9trospection nous faisons preuve. Nous avons du mal \u00e0 penser que les institutions qui sont les n\u00f4tres ne nous sont pas \u201ctomb\u00e9es dessus\u201d, mais proc\u00e8dent d\u2019une gestation lente et sem\u00e9e d\u2019emb\u00fbches. Un fonctionnaire de l’UE m’a dit un jour : \u00ab ici on travaille sans r\u00e9troviseurs \u00bb. Les fonctionnaires europ\u00e9ens sont dans une situation paradoxale : ils travaillent pour le futur et ne veulent pas regarder le pass\u00e9. Tous les \u00e9v\u00e8nements pass\u00e9s et pr\u00e9sents n\u2019ont de sens que relativement \u00e0 un \u00e9tat politique futur qui, pr\u00e9cis\u00e9ment, n\u2019est pas d\u00e9fini. Cette relation \u00e0 la temporalit\u00e9 est tr\u00e8s diff\u00e9rente de ce que l\u2019on trouve dans les Etats-nation classiques. Il faut \u00e9galement voir la logique selon laquelle l\u2019Europe se fait. La transformation historique de la CEE en Union Europ\u00e9enne est le fruit d’un mouvement li\u00e9 \u00e0 l’\u00e9volution du march\u00e9 : apr\u00e8s avoir mis en place le march\u00e9 commun, on comprit qu\u2019il faudrait fixer un nouvel objectif. Telle est la logique de la construction europ\u00e9enne : un pass\u00e9 irr\u00e9versible nous engage vers un avenir qui n\u2019est pas explicitement d\u00e9fini. C\u2019est la logique de l\u2019engrenage th\u00e9oris\u00e9e par Jean Monnet. L\u2019introduction de l\u2019Euro a suivi la m\u00eame logique : une fois l\u2019\u00e9tape de l\u2019unification par la monnaie franchie, on a cru qu\u2019on atteindrait rapidement une union compl\u00e8te et fonctionnelle et qu\u2019il ne manquerait plus qu\u2019un ministre des finances pour voir un hyper-Etat nomm\u00e9 Europe na\u00eetre enfin. Cependant, \u00e0 force d\u2019\u00eatre t\u00fb, ce futur r\u00eav\u00e9 finit par ne pas pouvoir na\u00eetre tel qu\u2019il \u00e9tait envisag\u00e9. Certes cet hyper-Etat a l\u2019avantage d\u2019avoir annihil\u00e9 la possibilit\u00e9 de la guerre entre ses membres, mais il est bancal sur de nombreux plans. Par exemple, il n\u2019y a pas de convergence culturelle entre les diff\u00e9rents pays europ\u00e9ens : si l\u2019\u00e9mergence d\u2019une culture commune n\u2019est pas inenvisageable dans le futur, son absence effective complexifie le fonctionnement de l\u2019Union et nourrit sa crise. L\u2019Europe est une entit\u00e9 qui n’a pas de chair : elle n\u2019est qu\u2019une construction de papier faite par des technocrates et visant \u00e0 optimiser le fonctionnement \u00e9conomique de la r\u00e9gion. Mais, ce faisant, ils d\u00e9laissent les aspects culturels, \u00e9motionnels, identitaires et humains, en somme, qui font qu\u2019une somme de parties forme un tout.<\/p>\n\n\n\n L\u2019Europe est une entit\u00e9 qui n’a pas de chair : elle n\u2019est qu\u2019une construction de papier faite par des technocrates et visant \u00e0 optimiser le fonctionnement \u00e9conomique de la r\u00e9gion. Mais ce faisant ils d\u00e9laissent les aspects culturels, \u00e9motionnels, identitaires et humains, en somme, qui font qu\u2019une somme de parties forme un tout.<\/p>Marc Ab\u00e9l\u00e8s<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n J’ai assist\u00e9 au trenti\u00e8me anniversaire du Parlement europ\u00e9en. Ce fut une c\u00e9r\u00e9monie sans chaleur o\u00f9 personne ne savait quoi faire, mis \u00e0 part communiquer furtivement avec les autres lors du chant de l\u2019hymne europ\u00e9en. D\u00e8s les d\u00e9buts de la communaut\u00e9 europ\u00e9enne, les nationaux des divers Etats qui form\u00e8rent le personnel europ\u00e9en ont souhait\u00e9 gommer leurs disparit\u00e9s afin de forger un personnel \u00e0 l\u2019identit\u00e9 propre. Mais ils se sont tromp\u00e9s dans la mesure o\u00f9, au lieu de cr\u00e9er une identit\u00e9 nouvelle \u00e0 partir de leur alt\u00e9rit\u00e9, ils ont effac\u00e9 les caract\u00e8res qui font une identit\u00e9 chaude et vivante. Je signifie par l\u00e0 qu\u2019il y avait une grande contradiction dans le fonctionnement des institutions europ\u00e9ennes. Dans les moments de routine, o\u00f9 il n\u2019y avait pas de probl\u00e8mes, les fonctionnaires travaillaient bien ensemble, cela \u201croulait\u201d. En revanche, chaque fois qu\u2019une crise forte agitait l\u2019Union, la d\u00e9sunion agitait les fonctionnaires europ\u00e9ens. Mais pointer du doigt cette faiblesse \u00e9tait un tabou, un interdit, car cela faisait peur. C\u2019\u00e9tait comme si on reconnaissait que l\u2019unit\u00e9 r\u00eav\u00e9e n\u2019existait en r\u00e9alit\u00e9 pas. Je pense au contraire qu\u2019il faudrait comprendre cette diversit\u00e9 et en tenir compte dans notre fonctionnement afin d\u2019en faire une force, et qu\u2019elle cesse d\u2019amplifier n\u00e9gativement les crises lorsque celles-ci viennent \u00e0 perler \u00e0 la surface de notre continent. Vous ne croyez pas si bien dire ! Je me souviens d’une discussion avec le pr\u00e9sident Giscard d’Estaing. Il m\u2019expliquait qu’il avait d\u00fb apprendre \u00e0 parler en faisant des phrases tr\u00e8s courtes. En effet, il fallait simplifier le travail des interpr\u00e8tes charg\u00e9s de traduire ses propos aux autres nationalit\u00e9s. Il me fit habilement la preuve de cette dualit\u00e9 en prenant un texte et en me disant \u201cvoil\u00e0 comment je le dirais en France et voil\u00e0 comment je le dirais en Europe\u201d.<\/p>\n\n\n\n La pluralit\u00e9 des langues est une chance pour la pens\u00e9e et la r\u00e9flexion. Mais elle peut aussi conduire \u00e0 un nivellement par le bas de la parole, y compris de la rh\u00e9torique et de l’humour, en ce qu\u2019elle complexifie les interactions. Pour vous en donner un exemple, je vous citerais cette fois o\u00f9 un parlementaire grec fit une plaisanterie lors d\u2019une s\u00e9ance pl\u00e9ni\u00e8re. L\u2019interpr\u00e8te,ne parvenant pas \u00e0 traduire l\u2019humour de celle-ci dans les autres langues, dit : \u201cil fait une blague tr\u00e8s dr\u00f4le mais je n\u2019arrive pas \u00e0 la traduire. Pouvez-vous rire ?\u201d. Tout le monde rit, \u00e9videmment, et le parlementaire en fut combl\u00e9. Mais je fus pour ma part assez terrifi\u00e9. Les gens du Nord s’expriment d\u2019une fa\u00e7on diff\u00e9rente de celle des gens du Sud. Vous savez, quand un Italien parle, il fait preuve d\u2019une gestuelle particuli\u00e8re et tr\u00e8s visible. Cela alimentait de nombreux st\u00e9r\u00e9otypes qui rendaient les rapports plus difficiles encore.<\/p>\n\n\n\n La pluralit\u00e9 des langues est une chance pour la pens\u00e9e et la r\u00e9flexion. Mais elle peut aussi conduire \u00e0 un nivellement par le bas de la parole, y compris de la rh\u00e9torique et de l’humour, en ce qu\u2019elle complexifie les interactions.<\/p>Marc Ab\u00e9l\u00e8s<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Quand on imagine que la langue commune est l\u2019anglais, c’est assez dr\u00f4latique : la seule langue qui sera parl\u00e9e par tous sera celle d’un pays qui ne fait plus partie de l\u2019Union europ\u00e9enne ! Je me souviens d\u2019une fois o\u00f9 je suis entr\u00e9 dans le bureau d\u2019un fonctionnaire italien. Celui-ci a re\u00e7u des appels et a tour \u00e0 tour parl\u00e9 allemand, anglais, puis espagnol. Ensuite, il est revenu vers moi et m\u2019a parl\u00e9 quelque temps en espagnol avant de se rendre compte que j\u2019\u00e9tais Fran\u00e7ais. \u201cJe suis fatigu\u00e9, j’en ai marre de l’Europe\u201d, m\u2019a-t-il dit. \u201cVous comprenez, je parle tellement de langues que je n’arrive m\u00eame plus \u00e0 faire des blagues en italien !\u201d Il vivait mal sa condition d\u2019hybride. Mais la diff\u00e9rence de langage n\u2019est pas le seul probl\u00e8me \u201cpratique\u201d qui complexifie et artificialise les relations entre les fonctionnaires de l\u2019Europe. Aussi terre \u00e0 terre que cela paraisse, la cuisine est elle aussi une affaire compliqu\u00e9e : quand les fonctionnaires europ\u00e9ens se retrouvent au restaurant, il faut qu\u2019il y ait beaucoup de condiments diff\u00e9rents afin de satisfaire les app\u00e9tits de toutes ces personnes aux go\u00fbts tr\u00e8s diff\u00e9rents ! C\u2019est la m\u00eame chose en ce qui concerne les boissons. Que faut-il boire pour approcher le consensus, de la bi\u00e8re ou du vin ? Les fonctionnaires des diff\u00e9rents pays, malgr\u00e9 leurs diff\u00e9rences dans leur fa\u00e7on de rencontrer en contact avec autrui, doivent en outre s\u2019efforcer de s\u2019apprivoiser. Je retrouvais dans ces rapports une ressemblance avec ceux qu\u2019entretiennent les \u00e9tudiants en Erasmus dans le film L\u2019Auberge espagnole<\/em> de C\u00e9dric Klapisch – film qui \u00e9tait d\u2019ailleurs sorti en salle \u00e0 un moment o\u00f9 l\u2019on avait une vision plut\u00f4t optimiste de l\u2019Europe et o\u00f9 l\u2019on appr\u00e9ciait sa diversit\u00e9. En effet, car on a aujourd’hui le sentiment que tout est verrouill\u00e9 de ce c\u00f4t\u00e9. Il n\u2019y a plus d\u2019initiatives innovantes ou amusantes. L’Union europ\u00e9enne est devenu un monde sans imagination. Cela n\u2019a pas toujours \u00e9t\u00e9 comme \u00e7a. Il fut un temps o\u00f9, par exemple, un politique fran\u00e7ais d\u00e9put\u00e9 europ\u00e9en, Maurice Duverger, \u00e9tait dans le m\u00eame groupe au Parlement europ\u00e9en qu\u2019une star du porno italienne (rires<\/em>). Il y avait des gens hauts en couleur ! Et les d\u00e9buts des \u00e9cologistes, c\u2019\u00e9tait quelque chose. Ceux du Front national aussi. Le Parlement europ\u00e9en a permis \u00e0 des gens qui n\u2019avaient pas beaucoup de moyens d\u2019exister et de se faire entendre. C\u2019est \u00e0 cette \u00e9poque qu\u2019ont \u00e9t\u00e9 lanc\u00e9s les d\u00e9bats \u00e9cologiques sur les oc\u00e9ans ou la p\u00eache. Je me souviens d’\u00e9cologistes qui portaient des dauphins gonflables. Il y avait une agitation assez permanente \u00e0 chaque session, et les gens \u00e9lisaient des d\u00e9put\u00e9s un peu hors-normes – peut-\u00eatre, me direz-vous, \u00e9tait-ce parce qu\u2019ils ne regardaient pas ces \u00e9lections comme v\u00e9ritablement importantes. C\u2019est peut-\u00eatre pourquoi les r\u00e9sultats des Verts et de l\u2019extr\u00eame droite aux \u00e9lections europ\u00e9ennes furent toujours plut\u00f4t bons comparativement \u00e0 ceux qu\u2019ils remportaient lors des \u00e9lections nationales. Il me para\u00eet \u00e9vident qu\u2019une extr\u00eame droite europhobe, x\u00e9nophobe, et qui se veut patriote, peut obtenir une majorit\u00e9 au niveau europ\u00e9en. Et ce bien qu’avec des t\u00eates de liste assez diff\u00e9rentes. On voit bien en effet que Salvini et Orban ne peuvent pas compl\u00e8tement s’entendre sur la question migratoire, car le premier reproche au second de ne pas recevoir assez de migrants. D\u2019autre part, si on peut certes diviser le champ politique entre les progressistes d\u2019un c\u00f4t\u00e9 et les populistes de l\u2019autre, je pense cependant que le terme de \u00ab progressistes \u00bb est \u00e0 prendre avec pr\u00e9caution. Il y a le progressisme de Macron et celui de Sanchez, qui sont tr\u00e8s diff\u00e9rents. Mais cette division assez \u00e9l\u00e9mentaire a n\u00e9anmoins l\u2019avantage de mobiliser politiquement les gens sur un discours ou sur un autre. Mais une chose me para\u00eet dangereuse, \u00e0 savoir que les europhobes sont le moteur de cette mobilisation contrast\u00e9e. Ce sont eux qui donnent le la<\/em> en proposant leur vision de l\u2019Europe, et les autres se d\u00e9finissent et d\u00e9finissent leur propre conception europ\u00e9enne par rapport \u00e0 eux. Il me semble qu’on a longtemps v\u00e9cu sous le r\u00e9gime de la \u00ab convivance \u00bb, quand l’\u00eatre-ensemble, la justice collective \u00e9taient privil\u00e9gi\u00e9s. On parlait encore d’am\u00e9liorer la soci\u00e9t\u00e9, de lendemains qui chantent. Et puis brusquement, \u00e0 la fin des ann\u00e9es 1990, la question de la politique n’a plus \u00e9t\u00e9 de faire ce qu\u2019il y avait de mieux, mais de faire ce qu\u2019il y avait de moins pire.<\/p>\n\n\n\n A la fin des ann\u00e9es 1990, la question de la politique n’a plus \u00e9t\u00e9 de faire ce qu\u2019il y avait de mieux, mais de faire ce qu\u2019il y avait de moins pire.<\/p>Marc Ab\u00e9l\u00e8s<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n C’est \u00e0 ce moment-l\u00e0 que la question de la survivance est devenue tr\u00e8s importante car nous sommes entr\u00e9s tout \u00e0 coup dans la soci\u00e9t\u00e9 du risque. Dans ce monde-ci, les gens votent non plus pour des lendemains qui chantent, mais pour ne pas avoir \u00e0 vivre des jours futurs qui soient pires que les jours actuels. On pourrait qualifier leur vote de vote de survie. Ils souhaitent \u00eatre prot\u00e9g\u00e9s non seulement des \u00e9volutions du climat, mais aussi des cons\u00e9quences de la mondialisation lib\u00e9rale, \u00e0 savoir de la concurrence internationale sur le march\u00e9 du travail qui tire les salaires vers le bas et provoque \u00e0 leurs yeux du ch\u00f4mage, et des migrations qui drainent des flux de migrants redout\u00e9s. C\u2019est la raison pour laquelle on assiste \u00e0 un tel repli des pays sur eux-m\u00eames alors m\u00eame que la mondialisation bat son plein. Que les choses s’am\u00e9liorent ou non n’est plus fondamental dans le vote des \u00e9lecteurs, car ils ne croient plus \u00e0 une am\u00e9lioration de leur sort.<\/p>\n\n\n\n On m’a object\u00e9 que ma vision \u00e9tait pessimiste. Je n’ai pourtant pas ce sentiment. Il s\u2019agit plut\u00f4t pour moi d\u2019une forme de r\u00e9alisme. Comme Macron en a lui-m\u00eame fait les frais apr\u00e8s avoir tent\u00e9 d\u2019insuffler une vague d\u2019optimisme en Europe et dans le monde, le volontarisme mondialiste ne fonctionne pas. S\u2019il n\u2019est pas impossible que l\u2019on retrouve un jour la volont\u00e9 d\u2019am\u00e9liorer la soci\u00e9t\u00e9, je ne pense pas que ce jour soit pr\u00e8s d’arriver. C\u2019est pourquoi ceux que l\u2019on qualifie de progressistes aujourd\u2019hui ne me semblent pas devoir \u00eatre nomm\u00e9s ainsi. En effet, je ne suis pas certain qu\u2019ils correspondent \u00e0 ceux auxquels ce terme se r\u00e9f\u00e9rait au XXe si\u00e8cle. Je ne crois pas que l\u2019on porte \u00e0 l\u2019\u00e9gard de nos \u201cprogressistes\u201d le m\u00eame regard confiant et plein d\u2019espoir que portaient nos a\u00efeux sur les leurs. Ce qui m’int\u00e9resse dans l’Europe, c’est qu\u2019elle est une exp\u00e9rience qui tente de d\u00e9passer le cadre de l’Etat-nation, pourtant paradigme au travers duquel nous voyons et comprenons traditionnellement l\u2019histoire des hommes. Et cet objet nouveau qu\u2019est la communaut\u00e9, il est difficile de le d\u00e9finir ou de le penser. C\u2019est pr\u00e9cis\u00e9ment cette difficult\u00e9 qui m\u2019interpelle et m\u2019int\u00e9resse. <\/p>\n","protected":false},"excerpt":{"rendered":" Nous avons rencontr\u00e9 Marc Ab\u00e9l\u00e8s, anthropologue sp\u00e9cialis\u00e9 dans l’analyse et la compr\u00e9hension des institutions et des pratiques politiques. Il nous d\u00e9livre ici ses r\u00e9flexions sur la naissance de l’Union europ\u00e9enne, son fonctionnement et son avenir.<\/p>\n","protected":false},"author":4,"featured_media":28054,"comment_status":"closed","ping_status":"open","sticky":false,"template":"templates\/post-interviews.php","format":"standard","meta":{"_acf_changed":false,"_trash_the_other_posts":false,"footnotes":""},"categories":[1727],"tags":[],"geo":[534],"class_list":["post-11761","post","type-post","status-publish","format-standard","hentry","category-economie","staff-david-stoleru","staff-uriel-gadessaud","geo-bulles"],"acf":[],"yoast_head":"\nMarc Ab\u00e9l\u00e8s, les anthropologues ont l\u2019habitude de travailler dans des r\u00e9gions lointaines. Que change le fait de travailler sur les institutions europ\u00e9ennes ?<\/h3>\n\n\n\n
<\/p>\n\n\n\n
<\/p>\n\n\n\n
<\/p>\n\n\n\nEn tant qu’anthropologue, quelles diff\u00e9rences avez-vous per\u00e7ues entre les d\u00e9put\u00e9s nationaux et les d\u00e9put\u00e9s europ\u00e9ens ?
<\/h3>\n\n\n\n
<\/p>\n\n\n\nPeut-on consid\u00e9rer l’\u00e9lection europ\u00e9enne comme une \u00e9lection nationale ?
<\/h3>\n\n\n\n
<\/p>\n\n\n\nLes t\u00eates de listes mises \u00e0 part, peut-on vraiment \u00eatre un homme politique national et un homme politique europ\u00e9en ?
<\/h3>\n\n\n\n
A l\u2019\u00e9poque pr\u00e9valait m\u00eame l\u2019id\u00e9e selon laquelle les fonctionnaires europ\u00e9ens \u00e9taient, sinon des tra\u00eetres, du moins des gens ayant une id\u00e9ologie qui ne correspondait pas \u00e0 l’id\u00e9ologie dominante du serviteur de l’Etat – lequel se devait d\u2019\u00eatre gaullien et patriote. On consid\u00e9rait qu’un fonctionnaire servant l’Europe le faisait soit pour des raisons p\u00e9cuniaires, soit parce qu\u2019il \u00e9tait d\u00e9mocrate chr\u00e9tien, c\u2019est-\u00e0-dire un centriste \u00ab pas net \u00bb. A cette \u00e9poque-l\u00e0, beaucoup de fonctionnaires europ\u00e9ens me confi\u00e8rent d\u2019ailleurs qu\u2019ils avaient choisi leur poste par opportunisme, en sachant qu\u2019ils ne pourraient pas, s\u2019ils le voulaient, avoir un poste \u00e9quivalent en France.
<\/p>\n\n\n\n
<\/p>\n\n\n\nDe de Gaulle et Monnet, lequel a le plus contribu\u00e9 \u00e0 l’Europe telle qu’elle existe aujourd’hui selon vous ?
<\/h3>\n\n\n\n
<\/p>\n\n\n\nA quoi est d\u00fb le changement intervenu dans la perception de l’Europe par les Fran\u00e7ais ?
<\/h3>\n\n\n\n
<\/p>\n\n\n\nPouvez-vous nous parler de l\u2019\u00e9largissement de la CEE \u00e0 l\u2019UE ?
<\/h3>\n\n\n\n
<\/p>\n\n\n\n
<\/p>\n\n\n\nVous \u00e9crivez que la r\u00e9alit\u00e9 politique europ\u00e9enne se d\u00e9ploie selon un r\u00e9gime temporel singulier et vous parlez notamment d\u2019une copr\u00e9sence de l\u2019irr\u00e9versible et de l\u2019avenir ? Pouvez-vous expliciter ces notions et les articuler \u00e0 l’absence de r\u00e9trospection dont vous parliez ?
<\/h3>\n\n\n\n
<\/p>\n\n\n\n
<\/p>\n\n\n\n
<\/p>\n\n\n\n
<\/p>\n\n\n\n
<\/p>\n\n\n\nDans le rapport que vous avez rendu \u00e0 la Commission apr\u00e8s une enqu\u00eate, vous avez soulign\u00e9 que l’Union europ\u00e9enne \u00e9tait caract\u00e9ris\u00e9e par une forme d’illogisme productif. Pouvez-vous expliquer cette id\u00e9e ?
<\/h3>\n\n\n\n
<\/p>\n\n\n\nLa diversit\u00e9 culturelle ne peut-elle pas faire blocage – notamment dans la production de normes ?
<\/h3>\n\n\n\n
<\/p>\n\n\n\nChaque langue est le v\u00e9hicule d\u2019un imaginaire politique pr\u00e9cis. Selon vous, le projet politique europ\u00e9en, qui vise \u00e0 l\u2019unit\u00e9, peut-il fonctionner sans que les Europ\u00e9ens ne partagent une langue commune ?
<\/h3>\n\n\n\n
<\/p>\n\n\n\n
<\/p>\n\n\n\nA vous entendre, on ressent que vous \u00e9prouvez une forme de pessimisme \u00e0 l’\u00e9gard du projet europ\u00e9en…
<\/h3>\n\n\n\n
<\/p>\n\n\n\nL’opposition entre lib\u00e9raux et europhobes a-t-elle un sens selon vous ? Autrement dit, est-ce une strat\u00e9gie de communication ou bien s\u2019annonce-t-elle \u00eatre une v\u00e9ritable ligne structurante pour l’Europe des ann\u00e9es futures ?
<\/h3>\n\n\n\n
<\/p>\n\n\n\n
<\/p>\n\n\n\nNous sommes rentr\u00e9s dans l’\u00e8re de ce que vous appelez la \u00ab survivance \u00bb. L’incertitude inh\u00e9rente au projet europ\u00e9en est-elle responsable de la d\u00e9saffection des citoyens \u00e0 son \u00e9gard ?
<\/h3>\n\n\n\n
<\/p>\n\n\n\nPourquoi penser l\u2019Europe vous int\u00e9resse-t-il tant ?
<\/h3>\n\n\n\n