Ensuite, c\u2019est l’horreur qui commence. La militarisation des rues. La chasse \u00e0 l\u2019homme millim\u00e9tr\u00e9e et coordonn\u00e9e. Ensuite surgit la barbarie, l’intransigeance, l’impunit\u00e9, la manipulation, la coupure du r\u00e9seau Internet, le silence. Le d\u00e9clenchement des plus grandes protestations sociales en soixante ans de r\u00e9gime post-r\u00e9volutionnaire cubain s’est produit, comme dans ces cas-l\u00e0, lorsque les signaux se sont accumul\u00e9s \u2013 mais l’\u00e9tincelle s’est allum\u00e9e au moment et \u00e0 l\u2019endroit o\u00f9 personne ne s’y attendait. <\/p>\n\n\n\n
Le gouvernement a r\u00e9pondu \u2013 dans une tentative d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9e de contr\u00f4ler ce qui s’est pass\u00e9 en raison de sa gestion d\u00e9faillante, et du m\u00e9contentement du peuple qu’il n’\u00e9coute pas \u2013 par une violence excessive, et a donn\u00e9 libre cours \u00e0 une r\u00e9pression physique jamais vue auparavant dans les rues cubaines. Le gouvernement a r\u00e9pondu par un appel \u00e0 la guerre civile, \u00e0 la confrontation, au combat. Des Cubains \u2013 membres des forces paramilitaires ou non \u2013 ont maltrait\u00e9 d’autres Cubains, les ont battus \u00e0 coups de b\u00e2ton, les ont jet\u00e9s sur des camions poubelles, les ont agress\u00e9s \u2013 physiquement et psychologiquement ; un pr\u00eatre a re\u00e7u un coup de batte en pleine t\u00eate. <\/p>\n\n\n\n
Jusqu’\u00e0 pr\u00e9sent, il n’y a pas la moindre preuve de poursuites contre les forces de l’ordre qui ont outrepass\u00e9 leur fonction. Cependant, des milliers de Cubains, aussi bien ceux qui ont vandalis\u00e9 et d\u00e9valis\u00e9 des magasins d’\u00c9tat au milieu du chaos que ceux qui ont d\u00e9fil\u00e9 pacifiquement en criant \u00ab \u00c0 bas la dictature \u00bb, \u00ab Libert\u00e9 \u00bb et \u00ab \u00c0 bas le communisme \u00bb, sont d\u00e9tenus ou ont disparu <\/span>1<\/sup><\/a><\/span><\/span>. Le gouvernement a montr\u00e9 qu’il traite tout le monde indiff\u00e9remment : comme des participants \u00e0 un coup d’\u00c9tat \u00ab doux \u00bb et \u00e0 une guerre non conventionnelle men\u00e9e par la CIA.<\/p>\n\n\n\n Tout a commenc\u00e9 \u00e0 San Antonio de los Ba\u00f1os, au sud-ouest de La Havane. Un rassemblement de personnes marchant dans la ville, scandant des slogans contre le mod\u00e8le socialiste et \u00e9tatique cubain et r\u00e9clamant des droits, a \u00e9t\u00e9 diffus\u00e9 en direct sur les r\u00e9seaux sociaux. C’\u00e9tait le dimanche 11 juillet (11J) 2021, vers midi. <\/p>\n\n\n\n La nouvelle s’est r\u00e9pandue comme une tra\u00een\u00e9e de poudre sur Internet. Quelques heures plus tard, d\u2019autres manifestations commen\u00e7aient dans d’autres provinces du territoire national. Avant la fin de la journ\u00e9e, des soul\u00e8vements \u00e9taient signal\u00e9s dans plus de 60 villes du pays <\/span>2<\/sup><\/a><\/span><\/span>. L’ampleur, l’imm\u00e9diatet\u00e9, la pluralit\u00e9 des manifestants, la consistance, la r\u00e9bellion, l’enthousiasme, l’unit\u00e9 et le m\u00e9contentement ont \u00e9t\u00e9 quelques-unes des caract\u00e9ristiques que l’on pouvait observer parmi ceux qui ont investi l’espace public physique : un espace interdit durant tant d’ann\u00e9es.<\/p>\n\n\n\n L’ampleur, l’imm\u00e9diatet\u00e9, la pluralit\u00e9 des manifestants, la consistance, la r\u00e9bellion, l’enthousiasme, l’unit\u00e9 et le m\u00e9contentement ont \u00e9t\u00e9 quelques-unes des caract\u00e9ristiques que l’on pouvait observer parmi ceux qui ont investi l’espace public physique : un espace interdit durant tant d’ann\u00e9es. <\/p>Armando Chaguaceda et Melissa Cordero Novo<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Ces \u00e9v\u00e9nements ont pour toile de fond une grave crise r\u00e9sultant de l’\u00e9puisement du mod\u00e8le \u00e9tatiste, aggrav\u00e9e par la paralysie des r\u00e9formes \u00e9conomiques et de multiples autres facteurs. Parmi ces derniers, les cons\u00e9quences \u00e9conomiques de la pand\u00e9mie, qui a affect\u00e9 le tourisme, source de devises \u00e9trang\u00e8res. <\/p>\n\n\n\n L’urgence sanitaire dans le pays s’\u00e9tait aggrav\u00e9e ces derni\u00e8res semaines, avec la r\u00e9surgence d’autres \u00e9pid\u00e9mies comme la gale <\/span>3<\/sup><\/a><\/span><\/span>. Cuba connaissait un pic d’\u00e9pid\u00e9mies, d’infections et de d\u00e9c\u00e8s dus au coronavirus \u2013 jusqu’\u00e0 la premi\u00e8re quinzaine de juillet, 1 579 personnes sont d\u00e9c\u00e9d\u00e9es et 224 914 cas positifs au Covid-19 ont \u00e9t\u00e9 enregistr\u00e9s. Les chiffres les plus alarmants \u00e9taient concentr\u00e9s dans la province de Matanzas, o\u00f9 les services hospitaliers \u00e9taient effondr\u00e9s et \u00e9puis\u00e9s, manquant de fournitures. Dans le reste des provinces du pays, les cas sont \u00e9galement en hausse, avec des rapports d’infections atteignant trois chiffres par jour.<\/p>\n\n\n\n Le manque de m\u00e9dicaments et de mat\u00e9riel m\u00e9dical avait atteint des limites pr\u00e9caires. La communaut\u00e9 cubaine \u00e0 l’\u00e9tranger a encourag\u00e9 des initiatives visant \u00e0 faire parvenir les m\u00e9dicaments de premi\u00e8re n\u00e9cessit\u00e9 \u00e0 l’archipel, mais le gouvernement n’a pas facilit\u00e9 les proc\u00e9dures bureaucratiques, et n\u2019a pas supprim\u00e9 non plus les droits de douane excessifs, ce qui a rendu la situation encore plus d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9e. L’\u00c9tat cubain est le seul autoris\u00e9 \u00e0 recevoir une aide humanitaire et des dons \u00e0 grande \u00e9chelle ; au niveau individuel, l’espace est tr\u00e8s limit\u00e9 et les formalit\u00e9s administratives sont plus co\u00fbteuses. Les autorit\u00e9s de l’\u00c9tat ont qualifi\u00e9 la situation de \u00ab complexe \u00bb \u2013 et ont recommand\u00e9 l’utilisation de la m\u00e9decine naturelle et traditionnelle comme palliatif \u2013 bien que, selon les statistiques et la densit\u00e9 de la population, il s\u2019agit bien plut\u00f4t d\u2019une \u00ab crise \u00bb.<\/p>\n\n\n\n Un autre facteur a \u00e9t\u00e9 une politique sanitaire qui a tout mis\u00e9 sur le d\u00e9veloppement de ses propres vaccins contre le Covid-19, sans pr\u00eater attention aux autres conditions \u2013 infrastructures, fournitures et personnel \u2013 qui soutiennent la sant\u00e9 publique. L’\u00c9tat cubain a d\u00e9cid\u00e9 de ne pas adh\u00e9rer au m\u00e9canisme international COVAX, qui aurait pu offrir un acc\u00e8s s\u00fbr et plus rapide \u00e0 la vaccination dans le pays. <\/p>\n\n\n\n L’utilisation de vaccins candidats Soberana 01 et 02, Soberana Plus, Abdala et Mambisa comme une sorte de front politique et de monnaie d’\u00e9change face aux p\u00e9nuries visibles dans le pays, ainsi que le long d\u00e9lai de d\u00e9marrage de la vaccination ont \u00e9t\u00e9 d’autres causes directes qui ont pu pousser au d\u00e9clenchement des protestations, car l’un des slogans entendus dans les rues \u00e9tait \u00ab nous voulons des vaccins \u00bb \u2013 puisque les essais cliniques et les \u00e9tudes d’intervention qui \u00e9taient men\u00e9s dans le pays ne couvraient que cinq provinces, et le personnel de sant\u00e9. Ce n’est que le 9 juillet 2021 que le vaccin candidat Abdala a obtenu un permis d’utilisation d’urgence de l’agence cubaine en charge des m\u00e9dicaments.<\/p>\n\n\n\n Apr\u00e8s avoir ferm\u00e9 ses fronti\u00e8res aux touristes et aux ressortissants au d\u00e9but de la crise li\u00e9e \u00e0 la pand\u00e9mie en 2020, Cuba a rouvert le pays \u00e0 la fin de cette ann\u00e9e. Mais lorsque le nombre de cas a augment\u00e9 en 2021, l’acc\u00e8s \u00e0 l’archipel s\u2019est vu de nouveau restreint, principalement pour les r\u00e9sidents permanents ou les \u00e9migr\u00e9s cubains ; les touristes ont continu\u00e9 \u00e0 y avoir acc\u00e8s. D\u00e9but juillet 2021, une discussion publique sur les r\u00e9seaux sociaux \u2013 les citoyens ne disposant pas de canaux pour faire part de leurs probl\u00e8mes directement aux autorit\u00e9s \u2013 a sugg\u00e9r\u00e9 que l’augmentation des cas dans la province de Matanzas \u00e9tait due, en partie, \u00e0 des centaines de touristes russes se promenant dans la ville sans masque, bien que cette hypoth\u00e8se ait ensuite \u00e9t\u00e9 rejet\u00e9e par le Premier ministre Manuel Marrero. <\/p>\n\n\n\n Les effets des sanctions am\u00e9ricaines (\u00e0 la fois l’embargo et les mesures appliqu\u00e9es par l’administration Trump), la dollarisation de l’\u00e9conomie qui a accru la pauvret\u00e9, les in\u00e9galit\u00e9s et les p\u00e9nuries \u2013 les m\u00e9dias ind\u00e9pendants et les r\u00e9seaux sociaux montraient des reportages sur des files d’attente interminables pour obtenir de la nourriture \u2013 tandis que le gouvernement a privil\u00e9gi\u00e9 les investissements immobiliers aux d\u00e9penses sociales, sont d’autres \u00e9l\u00e9ments qui se sont ajout\u00e9s aux causes du bouleversement social. <\/p>\n\n\n\n L’unification mon\u00e9taire \u2013 qui a conduit \u00e0 la dollarisation \u2013 et la \u00ab Tarea Ordenamiento \u00bb (t\u00e2che de r\u00e9organisation), qui visait des r\u00e9formes \u00e9conomiques, ont \u00e9galement \u00e9t\u00e9 appliqu\u00e9es en p\u00e9riode de crise (janvier 2021) et ont provoqu\u00e9 le d\u00e9veloppement des p\u00e9nuries, au point de faire du march\u00e9 informel le v\u00e9ritable protagoniste des \u00e9changes \u00e9conomiques dans le pays. Au nom de la Tarea Ordenamiento<\/em>, en plus de l’unification \u2013 suppos\u00e9e \u2013 de la monnaie, d’autres mesures ont \u00e9t\u00e9 mises en \u0153uvre, comme l\u2019augmentation des salaires et la suppression des subventions. Ces derni\u00e8res ont succomb\u00e9 face \u00e0 la hausse exponentielle des prix dans tous les secteurs \u00e9conomiques, et face \u00e0 l’inflation soutenue dans le pays.<\/p>\n\n\n\n L’unification mon\u00e9taire \u2013 qui a conduit \u00e0 la dollarisation \u2013 et la \u00ab Tarea Ordenamiento \u00bb (t\u00e2che de r\u00e9organisation), qui visait des r\u00e9formes \u00e9conomiques, ont \u00e9galement \u00e9t\u00e9 appliqu\u00e9es en p\u00e9riode de crise (janvier 2021) et ont provoqu\u00e9 le d\u00e9veloppement des p\u00e9nuries, au point de faire du march\u00e9 informel le v\u00e9ritable protagoniste des \u00e9changes \u00e9conomiques dans le pays. <\/p>Armando Chaguaceda et Melissa Cordero Novo<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Cependant, cette voie vers la dollarisation \u2013 sanctionn\u00e9e pendant tant d’ann\u00e9es \u00e0 Cuba \u2013 a \u00e9t\u00e9 stopp\u00e9e six mois apr\u00e8s son lancement. La Banque centrale de Cuba a annonc\u00e9 le 10 juin 2021 qu’elle suspendait temporairement le d\u00e9p\u00f4t de dollars am\u00e9ricains. Selon les autorit\u00e9s cubaines, les obstacles impos\u00e9s par l’embargo les emp\u00eachaient de pouvoir d\u00e9poser \u00e0 l\u2019\u00e9tranger l’argent liquide collect\u00e9. C’est un probl\u00e8me qui \u00e9tait toutefois connu \u00e0 l\u2019avance, et qu’ils auraient d\u00fb pr\u00e9voir.<\/p>\n\n\n\n L’acc\u00e8s aux produits de premi\u00e8re n\u00e9cessit\u00e9 et aux denr\u00e9es alimentaires \u00e9tait (et est toujours) de plus en plus difficile. D’autant plus que, depuis fin 2019, les dirigeants du pays \u2013 comme mesure \u00e9conomique d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9e \u2013 ont d\u00e9cid\u00e9 d’ouvrir des magasins et des march\u00e9s qui ne vendent des produits qu’en \u00e9change de monnaie librement convertible (un capital fictif et virtuel auquel les cubains ne peuvent acc\u00e9der que si un membre de leur famille \u00e0 l’\u00e9tranger leur envoie des virements en dollars ou dans d\u2019autres devises). Dans un premier temps, le ministre de l’\u00e9conomie a affirm\u00e9 qu’il s’agissait d’une mesure temporaire et que les magasins seraient limit\u00e9s, mais celle-ci a rapidement \u00e9t\u00e9 \u00e9tendue \u00e0 l’ensemble du pays.<\/p>\n\n\n\n Une nouvelle crise \u00e9nerg\u00e9tique a provoqu\u00e9 de longues heures de coupures de courant : l’un des aspects courants dans les ann\u00e9es 1990 dont les Cubains se souviennent avec le plus d’indignation, au d\u00e9but de la p\u00e9riode dite \u00ab sp\u00e9ciale \u00bb, en temps de paix. Les autorit\u00e9s ont voulu faire passer ces coupures de courant comme \u00e9tant la seule raison pour laquelle les Cubains sont descendus dans la rue, donnant ainsi la pr\u00e9pond\u00e9rance \u00e0 une situation qui, selon le pouvoir, \u00e9tait temporaire, caus\u00e9e par les limites technologiques des centrales \u00e9lectriques.<\/p>\n\n\n\n L’absence de politiques efficaces pour soutenir les entreprises et les travailleurs a co\u00efncid\u00e9 avec un contr\u00f4le punitif strict du comportement des citoyens, qui s’est intensifi\u00e9 depuis novembre 2020 apr\u00e8s l’emprisonnement du rappeur contestataire Denis Sol\u00eds <\/span>4<\/sup><\/a><\/span><\/span> (9 novembre), l’expulsion du Movimiento San Isidro (MSI) (26 novembre) et la manifestation d’artistes et d’intellectuels devant le minist\u00e8re de la Culture (27 novembre) <\/span>5<\/sup><\/a><\/span><\/span>. Les arrestations, la surveillance des domiciles, les coupures d’Internet, le harc\u00e8lement et la diffamation dans les m\u00e9dias d’\u00c9tat ainsi que l’ouverture de proc\u00e9dures p\u00e9nales contre les dissidents ont intensifi\u00e9 la r\u00e9pression et le m\u00e9contentement. <\/p>\n\n\n\n La r\u00e9pression politique \u00e0 l’encontre de l’opposition \u2013 qu’elle soit pacifique, mod\u00e9r\u00e9e ou radicale \u2013 a fortement augment\u00e9 depuis la fin de l’ann\u00e9e 2020, m\u00eame si, dans la plupart des cas, les poursuites p\u00e9nales qui en d\u00e9coulent sont trait\u00e9es discr\u00e8tement \u2013 ou sont pr\u00e9sent\u00e9es sous un faux jour \u2013 par le gouvernement, et ne sont r\u00e9v\u00e9l\u00e9es que par des plaintes sur les r\u00e9seaux sociaux. Ces derni\u00e8res ainsi que les d\u00e9nonciations d\u00e9pos\u00e9es par la soci\u00e9t\u00e9 civile aupr\u00e8s des organes de l’\u00c9tat, du minist\u00e8re public, des tribunaux ou du Conseil d’\u00c9tat sont ignor\u00e9es, rejet\u00e9es, ou ne sont pas autoris\u00e9es \u00e0 \u00eatre d\u00e9pos\u00e9es.<\/p>\n\n\n\n Nous \u00e9num\u00e9rons ci-dessous certains faits de r\u00e9pression, de punition et de violence contre les opposants ou les dissidents \u00e0 Cuba qui se sont produits apr\u00e8s novembre 2020 :<\/p>\n\n\n\n Ce qui est certain, c’est que ce qui s’est pass\u00e9 le 11 juillet 2021 \u00e0 Cuba est historique. La th\u00e9orie d’Albert O. Hirschman (sortie, voix et loyaut\u00e9) a tr\u00e8s bien fonctionn\u00e9 jusqu’\u00e0 pr\u00e9sent dans l’archipel, bien que l’universitaire Rafael Rojas propose un changement d’adjectifs pour d\u00e9signer la r\u00e9alit\u00e9 cubaine : ob\u00e9issance, opposition et exode. C’est exactement de cette mani\u00e8re que la soci\u00e9t\u00e9 civile avait \u00e9t\u00e9 contr\u00f4l\u00e9e \u00e0 Cuba : en la faisant ob\u00e9ir, en la poussant \u00e0 la dissidence ou \u00e0 l’exil.<\/p>\n\n\n\n Ce qui est certain, c’est que ce qui s’est pass\u00e9 le 11 juillet 2021 \u00e0 Cuba est historique. La th\u00e9orie d’Albert O. Hirschman (sortie, voix et loyaut\u00e9) a tr\u00e8s bien fonctionn\u00e9 jusqu’\u00e0 pr\u00e9sent dans l’archipel, bien que l’universitaire Rafael Rojas propose un changement d’adjectifs pour d\u00e9signer la r\u00e9alit\u00e9 cubaine : ob\u00e9issance, opposition et exode. <\/p>Armando Chaguaceda et Melissa Cordero Novo<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n On se souvient seulement de deux mobilisations ou protestations plus ou moins massives. Environ 10 800 Cubains sont all\u00e9s demander l’asile politique \u00e0 l\u2019ambassade p\u00e9ruvienne \u00e0 La Havane le 4 avril 1980, apr\u00e8s qu’un bus a fait s’effondrer la cl\u00f4ture de protection du b\u00e2timent. Ils y ont v\u00e9cu dans des conditions de surpopulation, en plein air, avec \u00e0 peine un repas par jour, puis ont rapidement \u00e9t\u00e9 qualifi\u00e9s de criminels par les plus hautes instances de l’\u00c9tat. Le gouvernement a appel\u00e9 les \u00ab marches du peuple combattant \u00bb \u00e0 d\u00e9filer devant l’ambassade et \u00e0 insulter les demandeurs d’asile, contrecarrant ainsi l’avis des personnes qui d\u00e9sapprouvaient <\/span>9<\/sup><\/a><\/span><\/span>. C’\u00e9tait le d\u00e9but d’une autre pratique qui s’est poursuivie au fil du temps : les actes de r\u00e9pudiation <\/span>10<\/sup><\/a><\/span><\/span>. Manuel D\u00edaz Mart\u00ednez les d\u00e9finit comme suit :<\/p>\n\n\n\n \u00ab D\u00e8s qu’une personne informe les autorit\u00e9s qu’elle quitte le pays, elle est r\u00e9pudi\u00e9e comme d\u00e9serteur et apatride. La foule convoqu\u00e9e \u00e0 cet effet \u00e9tait autoris\u00e9e \u00e0 battre cette personne, \u00e0 la faire d\u00e9filer dans les rues avec des messages diffamatoires et des pancartes inf\u00e2mes, \u00e0 lapider sa maison et \u00e0 l’assi\u00e9ger avec des haut-parleurs diffusant des insultes pendant des heures. \u00bb <\/span>11<\/sup><\/a><\/span><\/span><\/p>\n\n\n\n Fidel Castro a ouvert le port de Mariel par lequel un exode massif d’environ 125 000 Cubains a eu lieu. Une d\u00e9cennie plus tard, le 5 ao\u00fbt 1994, un autre \u00ab \u00e9v\u00e9nement jusqu’alors inconcevable \u00e0 Cuba a eu lieu : la premi\u00e8re manifestation anti-Castro depuis 35 ans \u00bb <\/span>12<\/sup><\/a><\/span><\/span>. Cet \u00e9v\u00e9nement restera dans les m\u00e9moires comme le \u00ab maleconazo \u00bb, qui sera suivi de la \u00ab Crisis de los balseros \u00bb (crise des chevrons), lorsque Fidel Castro fut contraint de rouvrir les portes de sortie. Une foule de personnes est descendue dans les rues du front de mer de La Havane \u00e0 la suite de rumeurs concernant le d\u00e9tournement \u00e9ventuel d’autres bateaux et l’arriv\u00e9e sur les c\u00f4tes cubaines de bateaux en provenance des \u00c9tats-Unis (ce qui n’\u00e9tait pas vrai). L’\u00e9crivain cubain C\u00e9sar Leante se souvient des \u00e9v\u00e9nements :<\/p>\n\n\n\n \u00ab Comme les heures d\u00e9filaient et que rien ne se passait, en d\u00e9sespoir de cause, les gens sont mont\u00e9s \u00e0 bord d’un remorqueur amarr\u00e9 devant le minist\u00e8re de la Marine. Mais le bateau n’avait pas de moteur et a d\u00fb \u00eatre abandonn\u00e9. Les policiers ont alors charg\u00e9 les assaillants du bateau et ont commenc\u00e9 \u00e0 les frapper. Mais, pour la premi\u00e8re fois, les gens n’ont pas paniqu\u00e9 et ne se sont pas dispers\u00e9s, au contraire, ils ont affront\u00e9 la police et celle-ci a d\u00fb battre en retraite. Puis, sans organisation pr\u00e9alable, sans \u00eatre dirig\u00e9e par qui que ce soit, spontan\u00e9ment, la foule a d\u00e9fil\u00e9 d’abord sur l’Avenida del Puerto, dans la vieille Havane, puis sur le Malec\u00f3n. Ils criaient des slogans contre le communisme, contre le gouvernement, contre Castro, et se disaient entre eux \u00ab C’est foutu \u00bb, \u00ab Maintenant, le socialisme est fini \u00bb, \u00ab Fidel est tomb\u00e9 \u00bb, mais surtout ils scandaient haut et fort \u00ab Libert\u00e9, libert\u00e9 ! \u00bb <\/span>13<\/sup><\/a><\/span><\/span>.<\/p>\n\n\n\n Quelques minutes plus tard, des forces de police sont arriv\u00e9es sur les lieux, suivies par les Brigades d’intervention rapide qui ont frapp\u00e9 les masses protestataires avec des objets contondants. Selon des t\u00e9moins et des participants, \u00e0 la fin de la journ\u00e9e, un \u00e9norme d\u00e9ploiement de policiers, de militaires et de troupes sp\u00e9ciales a r\u00e9ussi \u00e0 contr\u00f4ler les plus de cent mille manifestants pr\u00e9sents. Fidel Castro est apparu sur les lieux quelques heures plus tard. Pendant la nuit, des vagues de r\u00e9pression ont eu lieu aux domiciles de ceux qui auraient pu \u00eatre impliqu\u00e9s, ou ont pu sympathiser avec la r\u00e9volte. Quelques jours plus tard, Castro a autoris\u00e9 l’exode et, une fois de plus, des milliers de Cubains ont pris la mer, embarquant dans des radeaux artisanaux pour atteindre la Floride \u2013 des dizaines ont coul\u00e9 quelque part en chemin.<\/p>\n\n\n\n Retour aux manifestations. Des milliers de personnes ont d\u00e9fil\u00e9 pacifiquement et ont cri\u00e9 des slogans aux contenus sociaux et politiques divers. Parmi les manifestants, on a pu observer une h\u00e9t\u00e9rog\u00e9n\u00e9it\u00e9 d’origines, d’\u00e2ges et de races, ainsi que la spontan\u00e9it\u00e9, le d\u00e9sir l\u00e9gitime et la croyance en ce qu’ils r\u00e9clamaient dans les rues de tout le territoire national. Au fil de l’apr\u00e8s-midi, des affrontements ont eu lieu avec des forces de police et avec les \u00ab brigades d’intervention rapide \u00bb (sections de cadres et de militants du parti communiste), mobilis\u00e9es pour contr\u00f4ler et r\u00e9primer les manifestations \u2013 jamais pour les prot\u00e9ger. L’ampleur de ces faits \u2013 certains film\u00e9s, d’autres non \u2013 est encore inconnue, mais des vid\u00e9os qui ont \u00e9t\u00e9 diffus\u00e9es pourraient \u00eatre class\u00e9es, sans ambigu\u00eft\u00e9, comme des bavures polici\u00e8res.<\/p>\n\n\n\n La situation s’est aggrav\u00e9e apr\u00e8s l’apparition du pr\u00e9sident cubain Miguel D\u00edaz-Canel Berm\u00fadez sur la t\u00e9l\u00e9vision cubaine (TVC) le 11 juillet. Dans un discours improvis\u00e9 \u2013 au cours duquel il est apparu nerveux et arrogant \u2013, celui-ci a utilis\u00e9 la rh\u00e9torique \u00e9cul\u00e9e et guerri\u00e8re employ\u00e9e dans les premi\u00e8res d\u00e9cennies suivant 1959. Il n’y a pas eu un seul mot conciliant. D\u00edaz-Canel a encourag\u00e9 la confrontation et non le dialogue ou une r\u00e9solution pacifique, car cette derni\u00e8re aurait signifi\u00e9 accepter la l\u00e9gitimit\u00e9 des protestations et \u00eatre contraint de les \u00e9couter. Il a opt\u00e9 pour le d\u00e9ni de la r\u00e9alit\u00e9, pour se r\u00e9fugier dans le symbolisme faux et d\u00e9cadent que l’\u00c9tat et le gouvernement cubains sont incapables de soutenir. Apr\u00e8s quelques maladresses verbales, il a tent\u00e9 de cat\u00e9goriser et de segmenter les manifestants en \u00ab r\u00e9volutionnaires \u00bb, \u00ab r\u00e9volutionnaires confus \u00bb et \u00ab contre-r\u00e9volutionnaires \u00bb \u00e0 la solde des \u00c9tats-Unis, tout en assurant que la rue appartenait aux r\u00e9volutionnaires : un syntagme discriminatoire et s\u00e9gr\u00e9gationniste qui ne devrait pas figurer dans le vocabulaire d’un pr\u00e9sident cens\u00e9 repr\u00e9senter tous les citoyens du pays. Il a omis de dire qu’au moment de son discours, des protestations avaient d\u00e9j\u00e0 lieu dans la majeure partie de l’archipel. Selon la t\u00e9l\u00e9vision nationale, les \u00ab agitations \u00bb n’ont eu lieu qu’\u00e0 San Antonio de los Ba\u00f1os. D\u00edaz-Canel a termin\u00e9 son intervention en d\u00e9clarant qu’il \u00e9tait \u00ab pr\u00eat \u00e0 tout \u00bb, qu’il fallait lui passer sur le corps et que \u00ab l’ordre de se battre [\u00e9tait] donn\u00e9 \u00bb.<\/p>\n\n\n\n D\u00edaz-Canel a encourag\u00e9 la confrontation et non le dialogue ou une r\u00e9solution pacifique, car cette derni\u00e8re aurait signifi\u00e9 accepter la l\u00e9gitimit\u00e9 des protestations et \u00eatre contraint de les \u00e9couter. Il a opt\u00e9 pour le d\u00e9ni de la r\u00e9alit\u00e9, pour se r\u00e9fugier dans le symbolisme faux et d\u00e9cadent que l’\u00c9tat et le gouvernement cubains sont incapables de soutenir. <\/p>Armando Chaguaceda et Melissa Cordero Novo<\/cite><\/blockquote><\/figure>\n\n\n\n Pendant les manifestations, des pillages \u2013 semblables \u00e0 ceux qui se produisent lors de manifestations de casseurs \u2013 ont \u00e9galement eu lieu dans les magasins de devises \u00e9trang\u00e8res o\u00f9 se trouvaient des produits de premi\u00e8re n\u00e9cessit\u00e9, objet de la col\u00e8re populaire. Les Cubains ne se sont pas introduits dans ces \u00e9tablissements par simple d\u00e9sir de destruction : ils ont vol\u00e9 \u00e0 l’int\u00e9rieur des dizaines de biens et d’articles auxquels ils ne peuvent avoir acc\u00e8s car ils ne sont pas pay\u00e9s dans la monnaie forte dans laquelle l’\u00c9tat vend ces produits. Peut-on imaginer qu’il s’agisse de simple vandalisme ? Non : il s’agit de besoin, de pr\u00e9carit\u00e9, de d\u00e9sespoir.<\/p>\n\n\n\n Bien que les manifestants n’aient cess\u00e9 d’appeler \u00e0 agir pacifiquement, une fois le courant populaire lib\u00e9r\u00e9, il \u00e9tait impossible de contenir les \u00e9motions et d’emp\u00eacher qu’elles soient canalis\u00e9es comme bon nous semble. Cet \u00e9l\u00e9ment a \u00e9t\u00e9 utilis\u00e9 par le gouvernement pour affirmer qu’il s’agissait de vandales et de criminels, comme s’il ne s’agissait pas d’individus cr\u00e9\u00e9s par le syst\u00e8me m\u00eame qui les emp\u00eache de pourvoir \u00e0 leurs besoins \u00e9conomiques, et de faire usage de leur libert\u00e9 d’expression. <\/p>\n\n\n\n Le monde acad\u00e9mique latino-am\u00e9ricain \u2013 en particulier progressiste \u2013 s’est r\u00e9cemment consacr\u00e9 \u00e0 rapporter, analyser et m\u00eame romantiser les causes et les expressions qui se trouvent derri\u00e8re des \u00e9v\u00e9nements similaires dans des pays comme la Colombie, l’\u00c9quateur ou le Chili : des pays avec des gouvernements n\u00e9olib\u00e9raux o\u00f9 les pauvres ont pill\u00e9 des magasins. Les jugements devraient-ils \u00eatre diff\u00e9rents l\u00e0 o\u00f9 il y a des gouvernements qui se disent socialistes ? La compr\u00e9hension et la critique ne devraient-elles pas \u00eatre bas\u00e9es moins sur des positions id\u00e9ologiques et plus sur la compr\u00e9hension de la situation de ceux qui pillent, et du syst\u00e8me qui les a pouss\u00e9s \u00e0 le faire ?<\/p>\n\n\n\n De violents affrontements ont eu lieu. Il existe des vid\u00e9os montrant des personnes frapp\u00e9es, bless\u00e9es par balle, agress\u00e9es ; des personnes non arm\u00e9es. Il y a des dizaines de personnes disparues dont on ne sait ni o\u00f9 elles se trouvent, ni ce qu’on leur reproche. Des rapports non confirm\u00e9s font \u00e9tat de d\u00e9c\u00e8s et des sc\u00e8nes de rixes entre les forces de police \u2013 qui ont \u00e9galement \u00e9t\u00e9 attaqu\u00e9es \u2013 et les masses. Les m\u00e9dias \u00e9tatiques sont rest\u00e9s injustement silencieux sur la situation, alors que des dizaines de vid\u00e9os et de photographies circulent publiquement sur les r\u00e9seaux sociaux. <\/p>\n\n\n\nContexte imm\u00e9diat de la crise<\/strong><\/h2>\n\n\n\n
Les manifestations du 11J<\/strong><\/h2>\n\n\n\n